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IVAN TOURGUÉNEFF.

LE RÊVE

LE TEMPS

20 JANVIER — 21 JANVIER

1877


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I

J’habitais alors avec ma mère une grande ville maritime. Je venais d’avoir dix-sept ans, et ma mère n’en avait pas plus de trente-cinq. Elle s’était mariée fort jeune. Quand mon père mourut, je venais d’entrer dans ma septième année ; mais je conservais de lui un souvenir très clair et très complet. Ma mère était une femme de petite taille, blonde, avec un visage charmant, mais toujours triste, la voix douce et fatiguée, les mouvements timides ; elle avait été dans sa jeunesse connue pour sa beauté, et elle était restée toujours attrayante. Je n’ai jamais vu d’yeux plus tendres, de regards plus profonds, de cheveux plus fins, de mains plus élégantes. Je l’adorais, elle m’aimait aussi. Et pourtant notre existence s’écoulait sans gaieté.

Il semblait qu’un chagrin secret, inguérissable et immérité, rongeât constamment, chez ma mère, la racine même de sa vie. Ce chagrin ne s’expliquait pas seulement par les regrets que lui causait la mort de mon père, quelque poignants qu’ils fussent, quelque


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grande qu’ait été la passion qu’il lui avait inspirée, et quelque sainte que fût restée la mémoire qu’elle lui gardait. Non, il y avait là encore autre chose que je ne comprenais pas, mais que je sentais d’une manière à la fois forte et confuse, lorsque je jetais un regard sur ses yeux immobiles et tristes, sur ses lèvres immobiles aussi, non pas serrées avec amertume, mais comme glacées à jamais.

Je viens de dire que ma mère me chérissait. Et toutefois il y avait des instants où elle me repoussait, où ma présence lui était pénible, je pourrais dire insupportable. Elle semblait alors ressentir comme une aversion involontaire, et s’en effrayait elle-même ensuite. Elle s’en excusait avec des larmes, et me serrait contre son cœur. J’attribuais ces explosions momentanées de haine à sa santé dérangée, au sentiment de son malheur. À vrai dire, ces explosions pouvaient, jusqu’à un certain point, être provoquées par je ne sais quels mouvements incompréhensibles à moi-même, méchants, presque criminels, qui, par moments, se soulevaient en moi. Mais, chose bizarre, ces explosions de la part de ma mère et ces mouvements de la mienne ne coïncidaient point.

Ma mère était toujours vêtue de noir, comme dans un deuil éternel, et nous vivions sur un assez grand pied, bien que nous ne connussions presque personne.


II

C’est sur moi que ma mère concentrait tous ses soins et toutes ses pensées. Sa vie se confondait avec la mienne. De pareils rapports entre les parents et les enfants ne sont pas toujours favorables à ceux-ci ; ils leur sont nuisibles quelquefois. Ma mère n’avait eu que moi, et les fils uniques se développent souvent d’une façon irrégulière. La vie de leurs parents entre trop dans leur propre vie. Je ne devins pas enfant gâté, ou morose,


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ou capricieux, comme il arrive souvent aux fils uniques ; mais chez moi, le système nerveux se dérangea de bonne heure. Ajoutez à cela que j’avais une santé très délicate, comme ma mère elle-même, à laquelle je ressemblais de visage. Je fuyais la société des jeunes garçons de mon âge, et j’évitais généralement le contact des êtres humains ; je conversais même peu avec ma mère.

J’aimais surtout à lire, à me promener seul, à rêver. De quoi rêvais-je ? Il m’eût été difficile de le dire. Quelquefois… oui, quelquefois il me semblait vraiment que j’étais debout devant une porte entre-bâillée. Là, derrière, se cachent des choses secrètes et mystérieuses ; je suis immobile, j’attends, je n’ose franchir le seuil, et je pense… je pense à ce qui peut se trouver devant moi !… J’attends toujours, pétrifié dans une sorte d’anxiété… ou bien je m’endors.

Si j’avais eu la moindre veine poétique, je me serais mis probablement à écrire des vers ; si j’avais eu quelque penchant à la dévotion, je me serais peut-être fait moine. Mais je n’avais rien de tout cela ; je continuais à rêver et à attendre.


III

J’ai dit que je m’endormais quelquefois sous l’influence de ces vagues et confuses rêvasseries. En général, je dormais beaucoup et les rêves tenaient une grande place dans mon existence. J’en faisais toutes les nuits ; j’en gardais le souvenir, je leur attribuais de l’importance, j’y voyais des prédictions, je tâchais d’en deviner le sens. Quelques-uns de ces rêves se répétaient parfois, ce qui me semblait toujours fort étrange. Un de ces rêves répétés me troublait particulièrement. Il me semblait que je marchais dans quelque rue étroite et mal pavée d’une vieille ville, entre deux rangées de hautes maisons aux toits pointus. Je m’imagine que je


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cherche mon père, qui n’est pas mort, et qui se cache de nous dans une de ces maisons. Et voilà que je franchis une porte basse et sombre, je traverse une longue cour, encombrée de poutres et de planches ; je pénètre enfin dans une petite chambre au rez-de-chaussée éclairée par deux fenêtres rondes.

Au beau milieu de cette pièce, se tient mon père, en robe de chambre et fumant une pipe. Il ne ressemble en rien à mon véritable père, il est grand, maigre, a les cheveux noirs, le nez crochu, les yeux mornes, perçants et sinistres. On peut lui donner quarante ans. Il semble mécontent de ce que je l’aie découvert ; et moi-même, je ne me sens nullement joyeux de notre rencontre. J’en reste tout ébahi. Il se détourne, et, tout en marchant à petits pas, il se met à marmotter je ne sais quoi. Puis il s’éloigne peu à peu, sans cesser de marmotter et de me jeter des regards par-dessus l’épaule, comme une bête fauve qui s’enfuit.

La chambre s’élargit et disparaît dans une sorte de brouillard. Je me sens saisi d’épouvante à l’idée que je le perds encore ; je me précipite sur ses traces ; mais il a disparu aussi, et je n’entends plus que ce marmottement grognon, semblable à celui d’fin ours. Le cœur me manque, je m’éveille en sursaut, et de longtemps n puis plus m’endormir. Toute la journée suivante, je ne pense qu’il ce rêve.


IV

Le mois de juin était arrivé. À cette époque de l’année, la ville que nous habitions, ma mère et moi, s’animait beaucoup. Quantité de vaisseaux arrivaient au port ; nombre de figures nouvelles paraissaient dans les rues. J’aimais alors à flâner le long du grand quai, où se pressaient les cafés et les auberges ; j’aimais à contempler les figures hétéroclites des matelots et d’autres personnages assis


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sous de grands auvents en toile, devant de petites tables rondes que chargeaient de lourds brocs en étain remplis de bière.

Voici qu’une fois, en passant devant un de ces cafés, j’aperçus un homme qui fixa aussitôt toute mon attention. Vêtu d’une longue redingote de couleur sombre, avec un grand chapeau de paille enfoncé sur les yeux, y était assis immobile, les bras croisés sur la poitrine. De fines mèches de cheveux noirs lui descendaient jusque sur le nez ; ses lèvres minces serraient le tuyau d’une courte pipe. Cet homme me sembla tellement connu, chaque trait de son visage basané et bilieux, toute sa figure enfin s’était si profondément gravée dans ma mémoire, que je ne pus me retenir de m’arrêter net, ci de me demander : Qui est cet homme ? Où l’ai-je déjà vu ? Ayant ressenti sans doute cette obsession de mon regard, cet homme fixa: sur moi ses yeux noirs et perçants.

Je poussai une exclamation involontaire : cet homme était bien le père que je poursuivais dans mes rêves.

Je ne pouvais m’y tromper, la ressemblance ôtait trop frappante. Jusqu’à cette longue redingote qui couvrait ses membres grêles, et qui rappelait par sa couleur et sa coupe la robe de chambre dans laquelle mon père m’apparaissait !

Est-ce que je dors ? Non, il est jour ; la foule s’agite autour de moi, le soleil brille au haut du ciel bleu. Et devant moi n’est pas un spectre, mais bien un homme vivant.

Je m’approchai d’une petite table vide, je demandai un verre de bière avec un journal, et je m’assis non loin de cet être énigmatique.


V

Plaçant la feuille du journal à la hauteur de mon visage, je continuais à dévorer l’inconnu du regard. Il restait immobile,


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soulevant de temps à autre sa tête penchée. Évidemment il attendait quelqu’un. Par moments, il me semblait ; que j’inventais tout cela, qu’il n’y avait aucune ressemblance, que je me laissais aller à une illusion à demi volontaire. Mais l’autre se retournait sur sa chaise, ou soulevait un bras… et de nouveau j’étais prêt à m’exclamer, de nouveau j’avais devant moi mon père nocturne. Il finit par remarquer la persistance de mon attention, et, m’ayant jeté un coup d’œil d’impatience, puis de dépit, il allait se lever, lorsqu’il fit tomber une petite canne qu’il avait appuyée contre la table. Je m’élançai aussitôt pour la ramasser et la lui rendre. Mon cœur battait violemment. Il me remercia avec un sourire contraint ; puis, approchant son visage du mien, releva les sourcils, entr’ouvrit les lèvres de surprise : « Vous êtes très poli, jeune homme, dit-il d’une voix sèche et nasillarde ; c’est rare par le temps qui court. Permettez que je vous félicite de la bonne éducation que vous avez reçue. »

Je ne me rappelle pas ce que je lui répondis ; mais la conversation s’engagea entre nous. J’appris qu’il était mon compatriote, qu’il revenait récemment d’Amérique, où il avait passé nombre d’années, où il comptait retourner bientôt. Il ajouta qu’il était le baron… mais je ne pus distinguer le nom clairement. Comme mon père nocturne, il achevait toutes ses phrases par une sorte de grognement confus. Il désira connaître mon nom, et, quand je le lui appris, il s’étonna de nouveau. Puis il me demanda si j’habitais depuis longtemps cette ville, et avec qui.

— Avec ma mère, lui dis-je.

— Et votre père ?

— Mon père est mort depuis longtemps.

Il voulut connaître le nom de baptême de ma mère, et partit aussitôt d’un éclat de rire forcé et bizarre. Puis il me lit des excuses, disant qu’il avait contracté ces façons-là


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pendant son long séjour en Amérique, et qu’il sentait Lien n’être qu’une espèce d’original.

Il s’informa encore de notre adresse, et je la lui donnai.


VI

L’agitation qui m’avait saisi au commencement de notre entretien s’était calmée peu à peu ; je trouvais notre rencontre étrange, et voilà tout. Toutefois ce qui me déplaisait dans M. le baron, c’était le mauvais petit sourire avec lequel il m’interrogeait, et l’expression de ses yeux qu’il dardait dans les miens. J’y trouvais quelque chose de protecteur, de hautain et de farouche, qui me causait un certain malaise. Ces yeux-là, je ne les avais pas vus dans mon sommeil. Quel étrange visage il avait, ce baron ! fatigué, flétri et gardant néanmoins un air disgracieux de jeunesse. Mon père nocturne n’avait pas non plus cette longue cicatrice qui coupait obliquement le front de ma nouvelle connaissance, et que je n’avais pas remarquée avant de m’être rapproché.

J’avais eu à peine le temps de donner au baron le nom de notre rue et le numéro de la maison, qu’un nègre de haute taille, enveloppé dans un manteau qui le couvrait jusqu’aux sourcils, lui frappa légèrement ; sur l’épaule. Le baron se retourna, s’écria : « Ah ! enfin ! » et, me faisant un signe de tête, il entra avec le nègre dans le café.

Je restai sous l’auvent. Je voulais attendre la sortie du baron, non pour engager avec lui une nouvelle conversation (au fond, je ne savais trop de quoi lui parler), mais pour mieux vérifier ma première impression. Une demi-heure se passa ; puis une heure entière : Le baron ne paraissait pas. J’entrai dans le café, j’en parcourus toutes les chambres, mais ne vis nulle part ni le baron ni le nègre. Ils venaient dû s’éloigner par une porte de derrière.


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Je ressentais un assez vif mal de tête, et, pour m’en délivrer, je me dirigeai, en suivant le bord de la mer, vers un grand parc situé hors de la ville ; et, après m’être promené une heure ou deux à l’ombre des vieux chênes, je regagnai la maison.


VII

Dès que j’eus franchi le seuil, noire servante se précipita à ma rencontre, tout effarée. Je devinai à l’instant, à l’expression de son visage, que quelque chose de grave avait dû se passer à. la maison pendant mon absence. En effet, j’appris que, une heure avant mon arrivée, un cri terrible avait tout à coup retenti dans la chambre de ma mère, et la servante, accourue à ce cri, l’avait trouvée par terre, évanouie. Au bout de quelques minutes ma mère revint à elle, mais fut obligée de prendre le lit. Elle avait un air étrange, bouleversé, ne répondait pas aux questions, ne disait pas une parole et ne cessait de jeter autour d’elle des regards d’effroi.

La servante envoya le jardinier chercher un médecin. Celui-ci vint, prescrivit un calmant ; mais à lui non plus, ma mère ne dit pas un seul mot. Le jardinier prétendait que, peu d’instants après qu’eut retenti le cri jeté par ma mère, il avait vu un homme inconnu franchir rapidement les plates-bandes de notre jardin et se diriger, en courant, vers la porte de la rue. Nous habitions une maison à un seul étage, dont les fenêtres donnaient sur un assez grand jardin. Le jardinier n’avait pas eu le temps de bien envisager l’inconnu ; il avait remarqué seulement qu’il était de haute taille, maigre, avec un chapeau de paille et une longue redingote.

— Les vêtements du baron ! pensai-je aussitôt.

Le jardinier n’avait pu songer à rattraper l’inconnu, d’autant plus qu’on l’avait aussitôt


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envoyé chercher le médecin.

J’entrai chez ma mère ; elle était dans son lit, plus pâle que l’oreiller sur lequel reposait sa tête. En m’apercevant elle lit un faible sourire, et me tendit la main. Je m’assis près de son lit et me mis à la questionner avec discrétion. D’abord elle répondit non toutes mes demandes ; puis enfin, elle avoua qu’elle avait vu quelque chose qui l’avait fort troublée.

— Quelqu’un est entré ici ? demandai-je.

— Non, reprit-elle précipitamment, personne n’est entré. Mais j’ai vu… J’ai cru voir…

Elle se tut, et se couvrit les yeux de la main. J’allais lui transmettre ce que j’avais appris du jardinier, et lui raconter aussi mon entrevue avec le baron, mais, je ne sais pourquoi, les paroles expirèrent sur mes lèvres. Je me décidai pourtant à faire cette observation à ma mère, « que les apparitions de revenants ne se faisaient guère le jour. »

— Laisse, murmura-t-elle ; ne me tourmente pas maintenant. Peut-être plus tard tu sauras…

Elle se tut de nouveau. Ses mains étaient froides ; son pouls battait vite et inégalement. Je lui fis prendre la potion, et m’éloignai de son lit pour ne pas l’agiter. Elle ne se leva pas de toute la journée ; elle restait couchée, immobile, poussant de temps à autre de profonds soupirs et ouvrant tout à coup des yeux épouvantés. Toute la maison était consternée.


VIII

La nuit venue, ma mère ressentit un peu de fièvre. Elle me renvoya. Mais je ne gagnai pas ma chambre et me couchai dans la pièce voisine sur un divan. Tous les quarts d’heure je me levais et m’approchais de la porte sur la pointe des pieds. Aucun bruit. Mais ma mère ne dut pas s’endormir de toute


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la nuit, car, le lendemain matin, quand j’entrai chez elle, son visage était coloré et ses yeux brillaient d’un éclat inaccoutumé. Elle se sentit un peu mieux dans le cours de la journée ; vers le soir, la fièvre la reprit. Jusque là elle s’était tue avec obstination. Mais tout à coup elle se mit à parler d’une voix entrecoupée, faible et hâtive. Ce n’était pas le délire ; il y avait un sens dans ses paroles, mais pas là moindre suite. Peu de temps avant minuit, elle se dressa subitement d’un mouvement convulsif. J’étais assis près d’elle. De cette même voix hâtive, agitant faiblement sis mains et buvant des gorgées d’eau, sans rire regarder une seule fois, elle commença un récit. De temps en temps elle s’arrêtait ; puis, faisant effort sur elle-même, elle reprenait de nouveau, et d’une façon si étrange, qu’elle semblait agir en rêve, comme si elle-même eût ôté absente et que quelqu’un eût parlé ou l’eût forcée de parler par sa bouche.


IX

— Écoute ce que je vais te confier. Tu n’es plus un jeune garçon ; tu dois tout savoir. J’avais une amie ; elle avait épousé un homme qu’elle aimait de tout son cœur ; elle était très heureuse avec son mari. Dès la première année de leur mariage, ils allèrent à la capitale pour y passer quelques semaines et se divertir. Ils descendirent dans un bon hôtel et ne se refusaient aucun amusement. Mon amie était jolie de visage ; on la remarquait ; les jeunes gens lui faisaient la cour. Il y en avait un, un officier, qui la suivait partout ; partout elle rencontrait ses yeux noirs et méchants. Il ne lit pas sa connaissance, il ne lui parla jamais, mais il ne cessait de la regarder avec une insistance insolente qui faisait peur à mon amie. Tous les plaisirs de la capitale étaient empoisonnés par la présence de cet homme ; elle pria son mari de partir


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au plus vite, et déjà ils étaient à la veille de leur départ. Un soir, le mari se rendit au club, où l’un des officiers du régiment… de l’autre… l’avait invité à une partie de cartes. La femme, pour la première fois,’était restée seule à la maison. Son mari n’étant pas rentré de bonne heure, elle renvoya sa femme de chambre et se mit au lit.

Tout à coup elle se sentit saisie d’effroi… elle en devint glacée et tremblante ; il lui avait semblé entendre un léger bruit derrière le mur, comme si un chien eût gratté. Elle regarda ce mur fixement. Dans l’angle brûlait une lampe ; toute la chambre était tendue d’étoffe. Soudain… quelque chose… là-bas, se meut, se soulève, s’ouvre, et du mur sort… tout noir, tout long… cet homme horrible aux yeux méchants. Elle veut crier, elle ne peut, elle est morte de terreur. Il s’approcha d’elle rapidement… une bête fauve… lui jeta sur la tête quelque chose de blanc, de lourd, d’étouffant. Ce qui se passa ensuite, je ne m’en souviens plus. Ça ressemblait à une mort, à un assassinat. Quand enfin cet affreux brouillard se dissipa, quand mon… amie revint à elle, il n’y avait personne dans la chambre. Elle essaya longtemps encore de crier… inutilement. Elle y parvint enfin, et de nouveau tout se confondit.

Puis elle aperçut auprès d’elle son mari, qu’on avait retenu au club jusqu’à deux heures du matin. Il avait la figure bouleversée, et il se mit à la questionner ; mais elle ne pouvait rien répondre. Puis elle tomba grave- ment malade. Pourtant elle se souvient qu’étant restée seule un jour dans la chambre, elle alla regarder l’endroit du mur, et trouva, sous la tenture d’étoffe, une porte secrète.

Elle s’aperçut aussi qu’elle n’avait plus au doigt son alliance. Cette bague avait une forme toute particulière. Sept étoiles en or y alternaient avec sept étoiles en argent. C’était un ancien bijou de famille. Son mari lui


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demanda ce qu’était devenue cette bague ; elle ne sut que répondre, peut-être lui avait-elle glissé du doigt. On la chercha partout, on ne la trouva pas. Une grande anxiété s’empara de l’esprit du mari ; il décida de retourner à la maison le plus vite possible, et dès que le médecin le permit, mari et femme quittèrent la capitale.Mais… imagine-toi… le jour même de leur départ, ils se heurtèrent dans la rue contre une civière où l’on portait un homme qui venait d’être tué. Il avait la tête fendue. Et cet homme était l’horrible visiteur nocturne, l’homme aux méchants yeux. On l’avait tué dans une querelle de jeu.

Mon amie retourna à la campagne, et y devint mère pour la première fois. Elle vécut encore quelques années avec son mari. Celui-ci ne sut jamais rien. Que pouvait-elle lui dire ? Elle ne savait rien elle-même. Mais le bonheur d’autrefois avait disparu ; une grande tache d’ombre semblait s’être étendue sur leur vie et ne la quitta plus. Mon amie n’eut pas d’autres enfants, et quant à ce fils…

Ma mère eut un grand frisson et se cacha le visage dans les mains. ’

— Mais dis-moi maintenant, s’écria-t-elle avec un redoublement d’énergie, en quoi mon amie fut-elle coupable ? Que peut-elle se reprocher ? Elle a été punie ; mais n’a-t-elle pas le droit de déclarer à la face de Dieu même que cette punition est injuste ? Pourquoi donc, comme si elle était une criminelle que tourmentent des remords de conscience pourquoi le passé se représente-t-il devant elle sous cette forme affreuse, après tant d’années écoulées ? Macbeth à, tué Banco ; rien d’étonnant à ce qu’il lui apparaisse ; tandis que moi…

Ici la-parole de ma mère devint si confuse et si troublée, que je cessai de la comprendre.

Évidemment elle délirait.


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X

Je n’ai pas besoin de dire quelle impression terrible et profonde produisit sur moi le récit de ma mère. Dès ses premières paroles, j’avais compris qu’il s’agissait d’elle, et non d’une amie, et ce moi deux fois échappé n’avait fait que confirmer mon soupçon. C’était donc bien réellement mon père que j’avais cherché dans mes rêves et que j’avais vu en réalité. Il n’avait été que blessé dans cette querelle et non tué, comme l’avait supposé ma mère, et il était venu chez elle, et il avait fui, terrifié par la terreur qu’il avait inspirée. Je compris tout : et ce sentiment de répulsion involontaire que ma mère éprouvait parfois à mon égard, et sa constante tristesse, et notre vie solitaire. J’avais comme un vertige, je tenais ma tête à deux mains. Mais une pensée s’était plantée comme un clou dans mon esprit : j’étais résolu à tout prix, coûte que coûte, à retrouver cet homme. Pourquoi ? Dans quel but ? Je ne sais. Mais le retrouver était devenu pour moi une question de vie


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ou de mort. Dès le lendemain, ma mère ayant recouvré un peu de calme, je la confiai aux soins des gens de la maison, et partis pour continuer mes recherches.


XI

Naturellement, et avant toute autre démarche, je me dirigeai vers le café où j’avais rencontré le baron. Mais personne ne le connaissait, personne ne l’avait même remarqué ; c’était, comme oh dit, un consommateur de passage. Quant au nègre, on l’avait remarqué, il est vrai, car sa figure sautait aux yeux, mais personne ne savait qui il était, ni quelle était sa demeure. Ayant, à tout hasard, laissé mon adresse au café, je me mis à parcourir les quais de la ville, les environs du port, les boulevards. Je regardai curieusement dans tous les établissements publics ; mais nulle part je ne trouvai rien qui ressemblât au baron ou à son compagnon le nègre. N’ayant pas bien entendu le nom de famille que s’était donné le baron, je n’avais pas la ressource de m’adresser à la police. Cependant je fis savoir à deux ou trois employés de l’ordre public, qui me regardèrent, il est vrai, avec une sorte de méfiance, que je les récompenserais très largement s’ils pouvaient me mettre sur la trace de ces deux individus, dont je leur donnai le plus exact signalement qu’il me fut possible. Harassé de fatigue, je rentrai à la maison. Ma mère s’était levée ; mais, à sa tristesse ordinaire, s’était ajoutée une expression nouvelle : celle d’une stupéfaction rêveuse, qui me serrait le cœur. Je passai toute la soirée avec elle ; nous ne parlâmes presque pas. Elle faisait une patience, et je regardais dans ses cartes. Elle ne fit pas la moindre mention, ni de son récit, ni de ce qui s’était passé la veille. On eût dit que nous nous étions tous deux donné le mot secrètement de ne pas toucher à ces événements incompréhensibles. On eût dit qu’elle avait honte des aveux qui lui étaient échappés


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involontairement, ou bien peut-être n’avait-elle qu’un vague souvenir de ce qu’elle avait raconté dans le délire de la fièvre, espérant, en tout cas, que je l’épargnerais. Je l’épargnais, en effet ; elle le sentait, et, comme la veille, ses regards fuyaient constamment les miens.

Je ne pus dormir de la nuit ; une tempête terrible s’était soudainement déchaînée. Le vent hurlait avec rage ; les vitres des fenêtres tremblaient et tintaient. Je ne sais quels désespérés gémissements traversaient l’air ; c’était comme un immense déchirement de tout le ciel, comme de furieux sanglots qui passaient en se précipitant par-dessus les maisons ébranlées. Au point du jour, un léger sommeil me surprit. Tout à coup il me sembla que quelqu’un entrait dans ma chambre et m’appelait par mon nom, d’une voix sourde mais impérieuse. Je lovai la tête et ne vis personne. Chose étrange ! Loin d’être effrayé, je ressentis une sorte de joie ; il me vint une subite assurance que, ce jour-là, j*atteindrais mon but. Je m’habillai à la hâte et quittai la maison.


XII

La tempête s’était calmée, mais on sentait encore ses derniers frémissements. Il était très malin, on ne rencontrait personne dans les rues, toutes jonchées de tuiles, de carreaux, de planches, de branches d’arbres.

« Qu’a-t-il dû se passer en mer, » pensai-je à la vue des traces laissées par l’ouragan. Je voulais me diriger du côté du port ; mais mes pieds, comme obéissant à une attraction invincible, me portèrent du côté tout opposé. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées, que je me trouvai dans une partie de la ville que je n’avais point visitée jusque-là. Je marchais lentement, pas à pas, mais sans m’arrêter, avec une étrange sensation dans le cœur. Je m’attendais à quelque chose d’extraordinaire, d’impossible, et en même temps j’étais convaincu que cette chose


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impossible allait se réaliser.

Et voilà qu’en effet elle se réalise, cotte chose impossible et pourtant attendue. Soudain, à une vingtaine de pas devant moi, j’aperçus ce même nègre qui, au café, avait accosté le baron. Enveloppé dans le même manteau que je lui avais déjà vu, il avait comme surgi de terre, et, me tournant le dos, il marchait rapidement le long du mince trottoir d’une ruelle tortueuse. Je me précipitai pour l’atteindre ; mais il doubla le pas, quoiqu’il n’eût pas regardé en arrière, et tout à coup tourna brusquement derrière l’angle d’une maison d’encoignure. Je courus à cet angle ; je tournai aussi vite que le nègre ; mais, chose singulière, — devant moi s’étend une rue longue, étroite et absolument vide ! Le brouillard du matin la remplit de sa brume de plomb ; mais mon regard pénètre jusqu’au bout ; je puis compter une à une toutes les maisons, et aucun être vivant ne bouge nulle part. Le nègre et son manteau s’étaient évanouis aussi subitement qu’ils avaient apparu. Je reste stupéfait, mais pas plus d’un instant. Une autre sensation s’empare de mon esprit : cette rue qui s’étend là, devant mes yeux, muette et morte, je la reconnais, c’est la rue de mon rêve. Je frissonne ; la matinée est si fraîche… et sur le champ, sans hésiter, avec autant d’assurance que de terreur, je m’élance en avant.

Je cherche des yeux… Mais la voilà… à droite, avançant sur le trottoir, la voilà, la maison de mon rêve ; c’est bien la vieille porte cochère, avec ses ornements en pierre des deux côtés. Il est vrai que les fenêtres de la maison sont carrées et non pas rondes, mais ce n’est pas important. Je frappe à la porte une fois, deux fois, toujours de plus en plus fort. La porte s’ouvre enfin, lentement, avec un grincement lourd et prolongé qui ressemble à un bâillement. Une jeune servante est devant moi, les cheveux en désordre, les yeux gonflés de sommeil ; elle vient de s’éveiller.

— C’est ici que demeure le baron ?


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et en même temps, d’un regard rapide,

je parcours la cour étroite et profonde.

Tout est là, les planches et les poutres que j’ai vues en rêve.

— Non, me répondit la servante, le baron ne demeure pas ici.

— Comment non ? impossible…

— Il n’est plus ici maintenant ; il est parti hier.

— Pour quel pays ?

— Pour l’Amérique.

— L’Amérique… répétai-je involontairement. — Mais il reviendra ?

La servante me jeta un regard méfiant.

— Pour cela, nous ne pouvons rien en savoir ; peut-être ne reviendra-t-il pas du tout.

— A-t-il demeuré longtemps ici ?

— Pas longtemps ; une semaine.

— Et quel est le nom de famille de baron ?

La servante ouvrit de grands yeux.

— Vous ne connaissez pas le nom de famille de ce monsieur ? Holà, Pierre, cria-t-elle, en voyant que j’allais entrer, arrive donc ! Voilà un étranger qui fait toutes sortes de questions.

Un homme grossièrement bâti, à figure et à tournure d’ouvrier, sortit de la maison. « Qu’est-ce ? » demanda-t-il d’une voix enrouée ; et m’ayant écouté jusqu’au bout d’un air rébarbatif, il confirma tout ce que m’avait dit la servante. « Qui donc demeure ici ? demandai-je. — Notre patron. — Qui est-il ? — Un menuisier. Dans cette rue, il n’y a que des menuisiers. — Peut-on le voir ? — Non ; il dort à celte heure. — Peut-on entrer dans la maison ? — Non ; allez-vous-en. — Mais plus tard, pourrai-je voir votre patron ? — Certainement vous pourrez le voir, c’est un commerçant. Mais à présent, allez-vous-en. Peut-on venir déranger les gens à pareille heure ? — Et le nègre ? demandai-je tout à coup. L’homme regarda avec étonnement, moi d’abord, puis la servante. « Quel diable de nègre ! murmura-t-il entre ses dents. Allons, monsieur, filez ; vous reviendrez plus


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tard, et vous parlerez au patron. » Je sortis dans la rue ; la porte se referma sur moi, brusquement et d’un seul coup.

Je pris bien note de la maison, de la rue et m’en allai, mais non pas chez nous. Je ressentais comme une sorte de désenchantement. Tout ce qui m’était arrivé jusqu’à présent avait été si étrange, et voilà que ça se terminait d’une façon si bête ! J’aurais juré que, si j’étais entré dans la maison, j’aurais retrouvé la chambre connue, et au beau milieu d’elle, mon père le baron, èn robe de chambre et la pipe à la bouche, tel que je l’avais vu tant de fois en rêve. Au lieu de cela, le maître de la maison est un menuisier ; on peut le visiter aussi souvent qu’on veut ; on peut même lui commander des meubles.

Et mon père qui est parti pour l’Amérique ! Que me reste-t-il à faire maintenant ? Faut-il tout raconter à ma mère, ou bien enterrer pour jamais jusqu’au souvenir de cette rencontre ? Non, non ; décidément je ne puis me réconcilier avec un dénoûment si plat et si vulgaire. Je ne veux pas retourner à la maison. Et je m’en allai sans savoir-où, mais hors de la ville.


XIII

Je marchais, tête basse, sans pensées, presque sans impressions, tout replié en moi- même. Un bruit, à intervalles réguliers, sourd et grondeur, me fit sortir de ma rêverie. Je levai la tête. C’était la mer ; elle était là à quelque cinq cents pas. Je m’aperçus que je marchais sur le sable de la dune. Toute mise en branle encore après l’orage de la nuit, la mer moutonnait jusqu’à l’horizon. Les crêtes retroussées des longues vagues venaient tour à tour se briser sur le rivage aplati. Je m’aprocliai et me mis à suivre la longue trace que le flux et le reflux dessinent sur le sable rayé, tout parsemé de débris de grasses plantes marines, de coquilles et de ces minces


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rubans d’algues semblables à des serpents. Des mouettes aux ailes pointues, portées par le vent, arrivaient en poussant des cris plaintifs, des vastes profondeurs de l’air ; elles s’élevaient, blanches comme des flocons de neige, sur le fond gris des nuages, tombaient brusquement, puis comme bondissant d’une vague à l’autre, s’éloignaient de nouveau et disparaissaient en étincelles d’argent dans les rainures de l’écume bouillonnante.

Je remarquai pourtant que quelques-unes de ces mouettes voletaient obstinément au-dessus d’une petite roche qui s’élevait solitaire au milieu de la nappe monotone des monticules de sable. De gros joncs d’un vert sale poussaient en touffes inégales d’un côté de la roche, et là où leurs tiges enmêlées sortaient du sable humide, il me sembla distinguer quelque chose de noir, d’arrondi, d’allongé, mais pas trop grand. Je regardai obstinément : un objet sombre était étendu là, immobile, près de la roche ; et plus j’approchais, plus cet objet prenait une forme distincte. Je n’en étais plus qu’à une trentaine de pas.

— Mais ce sont les contours d’un corps humain ! c’est un cadavre ! c’est un noyé que la mer a jeté là !

Je m’approchai de la roche… C’était le cadavre du baron, de mon père.

Je restai frappé de stupeur, et je compris enfin que depuis le matin j’étais au pouvoir d’une force mystérieuse qui me menait comme elle voulait. Pendant quelques instants, il se fit dans mon âme comme un grand vide. Le mugissement incessant de la mer et une terreur muette devant la destinée qui s’était emparée de moi : voilà les seules impressions que je ressentais.


XIV

Le cadavre était couché sur le dos, un peu ; tourné sur le côté, la main gauche rejetée derrière la tête, et la droite repliée sur le


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corps. Les pieds, dont les bouts se cachaient sous la vase, étaient chaussés de grosses bottes de matelot. Une vareuse en drap bleu, toute saturée de sel et luisante, était encore boutonnée ; un mouchoir rouge entourait le cou d’un nœud épais ; le visage bronzé et tourné vers le ciel, semblait rire… Sous la lèvre supérieure, légèrement retroussée, se voyaient nombre de petites dents serrés ; les prunelles ternes de ses yeux à demi fermés se distinguaient ; peine du blanc, couleur de plomb ; ses cheveux tout souillés, couverts de bulles d’écume, s’étaient éparpillés sur le sable autour de sa tête, et découvraient son front lisse, que traversait la trace bleuâtre de la cicatrice ; le nez, pincé et blanchâtre, se dressait comme un bec entre les joues creusées.

La tempête de la nuit dernière avait fait sa besogne ; il n’avait pas revu l’Amérique ! L’homme qui avait odieusement outragé ma mère, qui avait empoisonné sa vie, mon père… je ne pouvais en douter… était là, étendu impuissant, dans la vase, à mes pieds. Ce que j’éprouvais en ce moment, c’était un sentiment de vengeance satisfaite, de compassion, d’horreur et surtout de terreur, au souvenir du passé et à la vue du présent. Ces sentiments méchants et criminels dont j’ai déjà parlé, ces élans inexplicables, semblaient m’étouffer. Ah ! pensais-je, voilà pourquoi je suis ainsi, voilà quel sang parle en moi. Je restai immobile près du cadavre, comme attendant si ces prunelles blêmes, si ces lèvres livides ne remueraient pas. Non ; rien ne bouge, pas même les joncs où l’a enveloppé le flux des vagues. Les mouettes elles-mêmes ont disparu, pas un agrès, pas une planche, pas un fragment de quoi que ce soit… le vide partout. Lui, moi et la mer qui gronde au loin.

Je regardai involontairement en arrière. Le vide aussi. Une rangée de collines basses et nues à l’horizon, voilà tout.

Il était affreux pourtant de laisser ce misérable dans cette morne solitude, empêtré


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dans la vase gluante, en proie aux oiseaux et aux poissons. Une voix intérieure me criait que je devais aller chercher des aides, non pour lui porter un secours inutile, du moins pour le ramasser et le transporter sous un toit humain. Mais un effroi indicible vint me saisir. Il me sembla que cet homme mort savait que j’étais là, qu’il avait arrangé lui-même cette dernière rencontre. Je crus même entendre ce sourd marmottement, déjà connu de moi. Je bondis en arrière, j’allais fuir, et pourtant je jetai un dernier regard. Quelque chose de brillant frappa mes yeux ; c’était un cercle d’or sur un des doigts de la main qu’il avait rejetée derrière sa tête. Je reconnus l’anneau nuptial de ma mère. Jamais je n’ai pu oublier la violence que je me fis pour revenir sur mes pas, et l’attouchement collant de cette main froide, et les efforts que, tout haletant ; fermant les yeux, serrant les dents, je fis pour arracher du doigt cette bague obstinée.

Je la tiens enfin ; je me sauve comme un fou, comme si quelqu’un m’eût poursuivi sur mes talons.


XV

Tout ce que je venais d’éprouver s’était sans doute gravé sur mon visage, car, dès que j’entrai dans la chambre à coucher de ma mère, elle se dressa sur son séant et me jeta un regard un regard si interrogateur, si irrésistible, qu’après quelques essais de vaines explications, je finis par lui tendre son anneau nuptial. Ma mère pâlit affreusement ; ses yeux se dilatèrent et devinrent comme morts, pareils à ceux de l’autre. Elle poussa un faible cri, saisit l’anneau, et tombant sur ma poitrine, la tête renversée, elle continua à me dévorer du regard fixe de ses yeux, toujours grands et morts. Je l’entourai de mes deux bras, et debout, lentement, d’une voix basse, je lui racontai tout, sans rien cacher, mon rêve, nia rencontre… tout enfin.


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Elle m’avait écouté jusqu’au bout sans proférer une seule parole ; seulement sa respiration devenait plus rapide. Puis elle rougit, ses yeux ranimés se baissèrent ; elle mit la bague à son doigt, et s’éloignant en silence, alla prendre son chapeau et sa mantille.

— Manière !… où allez-vous ? lui demandai-je ?

Elle leva sur moi un regard qui semblait étonné de ma question ; elle essaya de me répondre, mais sa voix la trahit. Alors elle se frotta les mains comme pour se réchauffer, et me dit enfin :

— Allons… à l’instant… là-bas.

— Où voulez-vous aller ?

— Où il est, lui. Je veux le voir. Oh ! je le reconnaîtrai.

J’essayai d’abord de la dissuader ; mais, en voyant l’excitation nerveuse qui l’agitait, je reconnus qu’il était impossible de s’opposer à son désir. Et nous partîmes.


XVI

Voilà que de nouveau je foule le sable de la dune ; pas seul, cette fois. Je conduis ma mère. Le flot s’est retiré ; la mer se calme, mais son bruit, même affaibli, est encore sinistre et menaçant. Voici qu’enfin se montre à nous la roche solitaire, voici les joncs qui l’entourent. Je m’efforce de distinguer cet objet arrondi et noirâtre étendu sur la vase. Je ne vois rien. Nous approchons. Je ralentis involontairement le pas… Où est-il donc, lui ? Les seules tiges des joncs s’élèvent tristes et sombres par-dessus le sable déjà séché. Nous sommes devant la roche. Le cadavre n’y est plus, et seulement sur la place où il était couché, on peut distinguer par de légers creux la place, du corps, des pieds et des mains. Tout autour, les joncs semblaient froissés, et l’on apercevait les pas d’un seul homme. Ces traces traversaient le sable de la dune et se perdaient dans les galets du rivage.


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Nous échangeons un regard, ma mère et moi, et nous nous effrayons de ce que nous lisons sur nos visages. Se serait-il relevé ? Serait-il parti ?

— Tu l’as pourtant vu bien mort ? me demanda ma mère à voix basse.

Je ne répondis que par un signe de tête. A peine trois heures s’étaient écoulées depuis que j’avais découvert le corps du baron. Quelqu’un l’aurait-il trouvé après moi ? L’aurait-il emporté ? C’était ce dont il fallait s’assurer à tout prix. Mais d’abord je dus m’occuper de ma mère. Aussi longtemps qu’elle avait marché avec moi vers l’endroit fatal, la fièvre l’agitait, mais elle avait pu se vaincre et garder la possession d’elle-même. La disparition du cadavre l’avait frappée comme un malheur sans remède. Fixe, l’œil hagard, elle me donnait des craintes sur sa raison. J’eus beaucoup de peine à la ramener chez nous. De nouveau je la remis au lit ; de nouveau j’allai chercher le médecin ; mais dès qu’elle eût un peu recouvré ses sens, elle exigea que je partisse aussitôt à la recherche de « cet homme. » J’obéis.


XVII

Malgré les démarches les plus minutieuses, je ne pus rien découvrir. J’allai plusieurs fois à la police ; je visitai tous les villages environnants ; je fis publier des annonces par tous les journaux ; je réunis tous les renseignements possibles. Tout en vain. Un jour, on me fit savoir que le corps d’un noyé avait été porté dans un village près de la ville. Je partis aussitôt ; mais déjà le cadavre était enterré, et, d’après les signalements, il n’était pas probable que ce fût le baron. J’avais appris sur quel vaisseau il était parti pour l’Amérique, et pendant longtemps tout le monde crut que ce vaisseau avait péri dans la tempête ; mais, plus, tard, le bruit se répandit que ce méme vaisseau avait été vu à


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l’ancre dans la rade de New-York. Ne sachant qu’inventer, j’essayai de retrouver le nègre que j’avais vu en compagnie du défunt. Je lui fis offrir, par l’entremise des journaux, une somme assez forte s’il voulait se présenter chez nous. En effet, un nègre de haute taille, et enveloppé d’un manteau, vint un jour en mon absence ; mais, après avoir questionné la servante, il s’éloigna pour ne plus revenir.

Ainsi avaient disparu toutes traces de mon père. On aurait dit qu’il s’était englouti à tout jamais dans des ténèbres muettes. Jamais plus nous ne parlâmes de lui, ma mère et moi. Elle fut longtemps malade ; et, même après sa complète guérison, nos rapports antérieurs ne se rétablirent plus. Elle éprouvait de la gêne en ma présence, et il en fut ainsi jusqu’à sa mort. Oui, de la gêne, et c’est là un malheur irréparable. Tout s’efface ; les souvenirs des événements de famille, même les plus tragiques, perdent peu à peu leur force et leur amertume. Mais lorsqu’un sentiment de gêne et de malaise vient à s’établir entre deux proches, il n’y a plus de remède à ce mal.

Plus jamais je n’ai revu ce rêve qui m’avait tant troublé, plus jamais je ne me suis mis à la recherche de mon père. Mais quelquefois, dans mon sommeil, il me semble entendre je ne sais quels gémissements lointains, quelles plaintes incessantes et lugubres. Elles retentissent derrière une haute muraille que je ne puis franchir. Elles me tordent le cœur, et je pleure d’amères larmes, les yeux fermés, il m’est impossible de reconnaître si c’est un homme vivant qui se plaint et gémit, ou si c’est le long et triste hurlement de la mer. Cette plainte se change soudain en ce marmottement de bête fauve que j’entendais jadis, et je m’éveille, le cœur plein de terreur et d’angoisse.

IVAN TOURGUÉNEFF


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