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Véga la Magicienne/26

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L’Indépendant du Cher (p. 39-41).

XXVI

Sous l’orage

La vallée du Lys est une délicieuse promenade toute fleurie de cyclamens, de fleurs odorantes ; en ce mois de début d’été, c’était un rêve. Au fond, la Maladetta dressait sa tête blanche ; seulement, nos voyageuses ne regardaient ni le site, ni les touristes, elles s’obstinaient à observer à terre les traces de roues… décevantes choses.

Il y avait peu de monde encore aux Pyrénées, on n’y va guère au début de juin, mais il y avait les hôtes de passage qui augmentent sans cesse, depuis les bienfaits (?) de l’auto, le vrai « truc » pour enlèvement, comme l’observait Véga.

Au pied de la grande montagne, il fallut stopper ; le sol montrait deux lignes plates où la poussière écrasée marquait des trous réguliers d’antidérapant.

— Il est passé là ! s’écria Wilhem.

Au même moment, Mme Deblois découvrait, dans un pli de terrain, bien abrité, une automobile au repos et près d’elle, devant un couvert rustique organisé sur le pré, un groupe de trois personnes.

— Ah !

Et Véga bondit vers les touristes, mais elle s’arrêta en chemin, évidemment ce n’était pas Daniel, évidemment on s’était lancé sur une fausse piste. Découragée, elle retourna sur ses pas.

— On peut toujours interroger ces passants, remarque Angela, moi j’y vais.

Véga, machinalement, se mit à cueillir des fleurs. À sa grande surprise, elle vit son amie échanger une poignée de main avec la dame étrangère, causer un peu et revenir vers elle.

— J’ai rencontré cette dame dans le monde parisien, expliqua-t-elle, elle se nomme la baronne de Belley. Ce n’est pas sa voiture qui a passé à minuit à Luchon, mais une autre a sûrement traversé ici, il y a en avant des traces de graisse noire sur le rocher.

— Repartons.

Le chemin devenait extrêmement difficile, on côtoyait des précipices, on passait sur des monticules, on avait des cahots terribles pour les pneus… le temps changeait rapidement. Au soleil radieux venait de succéder une pluie chaude et dense, l’air lourd pesait sur les voyageurs. Véga, très lasse de sa nuit, sommeillait.

Le heurt violent d’une pierre dans la vitre la fit sursauter ; ce choc fut suivi d’autres atteintes, c’était de la terre, des cailloux, des branches qui s’abattaient sur la voiture.

— Que veut dire ceci ? exclama le mécanicien.

— Une attaque, une avalanche ?…

— Appuyez-vous contre le talus, conseilla Mme Deblois, les projectiles passeront par dessus nous.

— La route est obstruée en avant, barrée.

— Oh ! dit Véga qui s’était élancée à terre, on ne veut pas que nous avancions, c’est clair, nous sommes signalés.

— C’est impossible, mademoiselle, riposta Wilhem, il faudrait beaucoup de monde et beaucoup de force pour lancer de pareilles pierres et des branches de ce calibre…

— C’est bon, je vais partir en exploration.

Ce disant Véga se livrait à l’acte étrange de retirer sa jupe, ses bottines, son corsage, de dénouer un long fuseau de cuir suspendu dans le filet et d’en sortir, avec précaution, son appareil d’aviation.

Sa compagne la regardait agir avec surprise.

— Ne vous inquiétez pas, madame, je vais aller voir ce qui se passe là-haut. Stoppez ici en attendant.

Sans plus d’indications, la jeune fille s’inséra aisément dans « Lady Bird » et montant sur le bord extrême du précipice s’envola.

Mme Deblois n’en pouvait croire ses yeux.

L’oiselle montait, à présent elle se dessinait noire sur la neige éternelle, elle planait lentement, gênée par la lourdeur de l’air, puis elle disparut derrière une cime.

Silencieux, les regards aux nuages, ses trois compagnons la suivaient de toute l’intensité de leur pensée.

Une demi-heure à peine s’écoula et le gros oiseau sombre réapparut, les ailes étendues d’un lent mouvement, il atterrit sans bruit, se replia sur lui-même, secoua les gouttes d’eau glissant sur ses membranes et finalement quitta sa carapace.

— Mon enfant ! dit Mme Deblois, mal remise de son effroi, quel être spécial vous êtes !

— Une hybride… voyez comme il est aisé de suivre mes routes, Wilhem, aidez-moi à replier l’appareil, à le sécher. Léonard, mettez bien vos freins, calez la voiture en arrière solidement, nous allons avoir un bel orage. Il s’accumule sur la mer et le suroua[1] le pousse.

— Le ciel est clair au-dessus de nous, l’averse est passée.

— Oui, seulement, mon ami, si vous étiez marin, vous sauriez qu’un grain de marée se devine à l’avance, moi j’ai vécu dans une île… avant une heure, nous serons en pleine tempête.

— Si on retournait…

— Impossible, objecta Leonard, je ne puis tenter le moindre virage ici ni faire machine en arrière dans cette pente !…

— Alors chargez la voiture avec des pierres, accumulez-en en arrière des roues. Hâtez-vous, le nuage cuivré court vite, il est très bas, il va venir s’écraser contre la Maladetta, en plein sur nous. On entend déjà un roulement sourd, écoutez.

C’était un bruit continu à cause des échos, un autre signe de perturbation atmosphérique se montrait dans la nature : les arbres courbaient leurs branches, les oiseaux ne chantaient ni ne volaient, l’air avait comme une odeur d’algues apportée par une brise chaude.

Les deux hommes travaillaient, Véga remonta dans l’auto, se vêtit convenablement

— Qu’avez-vous vu ? demanda sa compagne.

— Beaucoup. D’abord cette chute de pierres est due à la fonte des neiges, le sol mollit sur les pentes, des lambeaux de terrain sont arrachés par leur propre pesanteur et entraînent des arbres aux racines peu profondes et des roches. Nous sommes dans un mauvais passage, à une mauvaise saison.

— Nous pouvons être submergés par l’eau, la boue, les roches.

— Évidemment. Mais ce talus de pierre dure nous garde un peu ; la projection des débris en chute devra passer par-dessus nous. En tout cas, cette attaque n’est pas due à nos ennemis et j’aime mieux cela.

— Vous n’avez aperçu aucune trace de…

— … Personne. Après ce défilé, la route devient praticable ; malheureusement, je n’ai pu relever aucune trace de roues, le sol est couvert de mousse et d’aiguilles de pins. Ces montagnes sont sauvages, abruptes, nulle part je n’ai vu apparence de château fort. Il y a seulement une ancienne tour du télégraphe, en ruines, au sommet de laquelle je me suis reposée. Le château dont parlait le Barbentan n’est certainement pas ici. Nous sommes peu loin de la mer, votre idée est peut-être plausible, un embarquement…

Elle s’arrêta la voix coupée par le bruit formidable d’un coup de tonnerre, presque aussitôt une avalanche tourbillonna et vint s’aplatir au bord du sentier où elle oscilla avant de se jeter dans le gouffre. La voiture n’éprouva que quelques éclaboussures.

Mme Deblois avait monté les panneaux du bois des fenêtres et le jour terne ne venait plus que de l’avant où les deux valets se tassaient.

— Si nous profitions de l’arrêt pour dîner, dit Véga que rien ne troublait.

— Attendons la fin de cette crise.

— Pourquoi ? Au lieu de regarder le danger, ce qui n’avance à rien, puisque nous ne pouvons le fuir, occupons-nous à quelque chose. Il est quatre heures environ, depuis je ne sais plus quand… nous n’avons rien mangé ! Allons, Wilhem, débouchez du champagne, ce sera une réponse au tonnerre.

Wilhem, un peu pâle, obéit et le bouchon sauta dans un fracas inouï. Véga seule riait. Elle leva d’une main ferme sa coupe :

— À Daniel ! quand on brave de tels obstacles pour marcher au succès, on réussit. À vous aussi, madame ! Ne soyez pas triste, croyez-moi, parce que, voyez-vous, le malheur va où on l’attend. Les semblables s’attirent. Buvez et acceptez cette jolie petite sandwich fourrée de salade russe.

L’incroyable assurance de la jeune fille en imposait à ses compagnons, et, pendant cet orage effroyable où ils ne pouvaient s’entendre, où ils étaient aveuglés par les éclairs, ils vidaient les coupes de champagne et dégustaient les viandes à la gelée, les fruits. Et cela leur donnait du cœur, du courage, malgré les terribles secousses. Un gros quartier de roche vint effleurer l’avant du moteur en même temps une pluie diluvienne s’abattit, coulant en cascade au flan du mont, le long du sentier, balayant les terres, ravinant les passages.

— Voilà qui est complet, mais c’est la fin, dit Véga, en remettant en ordre le couvert. À présent, nous allons travailler, il faut déblayer nos roues.

Une heure après, un peu blessée, lente, par bonds, l’auto montait péniblement le long du col de la Maladetta.

— Je pense que les touristes de la vallée, avec leur installation de bohémiens, ont dû être arrosés, observa Véga. Je pense aussi, Madame, que vous pouvez être souvent reconnue par vos anciennes relations.

— J’en ai bien peu. Songez que dix années de ma vie se sont écoulées dans le plus profond isolement. Quand j’ai repris l’existence mondaine, dans le but de voir mon fils…, je me suis bornée à me faire présenter dans deux ou trois salons. Celui de la femme charmante que j’ai vue aujourd’hui était un des plus sympathiques.

— La baronne de Belley.

— Oui, elle s’est remariée. À l’époque dont je vous parle, elle se nommait la marquise de Circey.

À ce nom Véga bondit.

— Sophia ! Sophia de Circey. Ah ! et je viens de passer près d’elle ! ma Sophia chérie. Madame, je cours après…

Ce disant, elle ouvrait la portière. Angela la retint.

— Mais vous perdez l’esprit, mon enfant. D’abord, la baronne est fort loin à présent, elle m’a annoncé devoir s’embarquer demain à Saint-Sébastien, elle retourne dans l’Inde.

Véga sanglotait, prise de découragement, elle venait de passer à côté du but de sa vie, elle venait de manquer une occasion unique. Elle avait été un moment à moins de vingt mètres de la femme cherchée depuis de longs mois.

— Calmez-vous, Véga, vous si courageuse, reprenait Mme Deblois, vous voilà terrassée. Nous retrouverons votre… amie plus tard. Comment se fait-il que vous la connaissiez ?

— Mais c’est elle qui m’a amenée de l’inconnu… c’est son mari qui m’a jetée en pâture aux Compagnons de la Stella Negra. Lui et elle savent qui je suis ! Madame, il faut arriver à St-Sébastien avant le départ du paquebot.

— Et Daniel ?

— Daniel, oui, Daniel. Oh ! c’est à se tuer pour savoir.

  1. Vent du sud-ouest.