Vénus physique/page 7
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CHAPITRE IV (suite).
L’Amérique et l’Afrique ne sont pas les seules parties du Monde où l’on trouve de ces sortes de monstres ; l’Asie en produit aussi. Un homme aussi distingué par son mérite que par la place qu’il a occupée dans les Indes orientales, mais sur-tout respectable par son amour pour la vérité, M. du Mas, a vu parmi les Noirs, des Blancs dont la blancheur se transmettoit de pere en fils. Il a bien voulu satisfaire sur cela ma curiosité. Il regarde cette blancheur comme une maladie de la peau[1] ; c’est, sélon lui, un accident, mais un accident qui se perpétue, et qui subsiste pendant plusieurs générations.
J’ai été charmé de trouver les idées d’un homme aussi éclairé conformes à celles que j’avois sur ces especes de monstres. Car qu’on prenne cette blancheur pour une maladie, ou pour tel accident qu’on voudra, ce ne sera jamais qu’une variété héréditaire, qui se confirme ou s’efface par une suite de générations.
Ces changemens de couleur sont plus fréquens dans les animaux que dans les hommes. La couleur noire est aussi inhérente aux corbeaux et aux merles, qu’elle l’est aux Negres : j’ai cependant vu plusieurs fois des merles et des corbeaux blancs. Et ces variétés formeroient vraisemblablement des especes, si on les cultivoit. J’ai vu des contrées où toutes les poules étoient blanches. La blancheur de la peau liée d’ordinaire avec la blancheur de la plume a fait préférer ces poules aux autres ; et de génération en génération on est parvenu à n’en voir plus éclore que de blanches.
Au reste il est fort probable que la différence du blanc au noir, si sensible à nos yeux, est fort peu de chose pour la Nature. Une légere altération à la peau du cheval noir y fait croître du poil blanc, sans aucun passage par les couleurs intermédiaires.
Si l’on avoit besoin d’aller chercher ce qui arrive dans les plantes pour confirmer ce que je dis ici, ceux qui les cultivent vous diroient que toutes ces especes de plantes et d’arbrisseaux panachés qu’on admire dans nos jardins, sont dues à des variétés devenues héréditaires, qui s’effacent si l’on néglige d’en prendre soin.[2]
CHAPITRE V
Essai d’explication des phénomenes précédens.
Pour expliquer maintenant tous ces phénomenes ; la production des variétés accidentelles, la succession de ces variétés d’une génération à l’autre, et enfin l’établissement ou la destrucrion des especes ; voici, ce me semble, ce qu’il faudrait supposer. Si ce que je vais vous dire vous révolte, je vous prie de ne le regarder que comme un effort que j’ai fait pour vous satisfaire. Je n’espere point vous donner des explications complettes de phénomenes si difficiles : ce sera beaucoup pour moi si je conduis ceux-ci jusqu’à pouvoir être liés avec d’autres phénomenes dont ils dépendent.
Il faut donc regarder comme des faits qu’il semble que l’expérience nous force d’admettre,
1º. Que la liqueur séminale de chaque espece d’animaux contient une multitude innombrable de parties propres à former par leurs assemblages des animaux de la même espece :
2º. Que dans la liqueur séminale de chaque individu, les parties propres à former des traits semblables à ceux de cet individu sont celles qui d’ordinaire sont en plus grand nombre, et qui ont le plus d’affinité ; quoiqu’il y en ait beaucoup d’autres pour des traits différens.
3º. Quant à la matiere dont se formeront dans la semence de chaque animal des parties semblables à cet animal, ce seroit une conjecture bien hardie, mais qui ne seroit peut-être pas destituée de toute vraisemblance, que de penser que chaque partie fournit ses germes. L’expérience pourroit peut-être éclaircir ce point, si l’on essayoit pendant longtemps de mutiler quelques animaux de génération en génération : peut-être verroit-on les parties retranchées diminuer peu à peu ; peut-être les verroit-on à la fin s’anéantir.
Les suppositions précédentes paroissent nécessaires : et étant une fois admises, il semble qu’on pourroit expliquer tous les phénomenes que nous avons vus ci-dessus.
Les parties analogues à celles du pere et de la mere étant les plus nombreuses, et celles qui ont le plus d’affinité, seront celles qui s’uniront le plus ordinairement : et elles formeront d’ordinaire des animaux semblables à ceux dont ils seront sortis.
Le hasard, ou la disette des traits de famille, feront quelquefois d’autres assemblages : et l’on verra naître de parens noirs un enfant blanc, ou peut-être même un noir de parens blancs ; quoique ce dernier phénomene soit beaucoup plus rare que l’autre.
Je ne parle ici que de ces naissances singulieres ou l’enfant né d’un pere et d’une mere de même espece auroit des traits qu’il ne tiendroit point d’eux : car dès qu’il y a mélange d’espece, l’expérience nous apprend que l’enfant tient de l’une et de l’autre.
Ces unions extraordinaires de parties qui ne sont pas les parties analogues à celles des parens, sont véritablement des monstres pour le téméraire qui veut expliquer les merveilles de la Nature. Ce ne sont que des beautés pour le sage qui se contente d’en admirer le spectacle.
Ces productions ne sont d’abord qu’accidentelles : les parties originaires des ancêtres se retrouvent encore les plus abondantes dans les semences : après quelques générations, ou dès la génération suivante, l’espece originaire reprendra le dessus ; et l’enfant, au lieu de ressembler à ses pere et mere, ressemblera à des ancêtres plus éloignés.[3] Pour faire des especes des races qui se perpétuent, il faut vraisemblablement que ces générations soient répétées plusieurs fois ; il faut que les parties propres à faire les traits originaires, moins nombreuses à chaque génération, se dissipent, ou restent en si petit nombre qu’il faudroit un nouveau hasard pour reproduire l’espece originaire.
Au reste quoique je suppose ici que le fonds de toutes ces variétés se trouve dans les liqueurs séminales mêmes, je n’exclus pas l’influence que le climat et les alimens peuvent y avoir. Il semble que la chaleur de la zone torride soit plus propre à fomenter les parties qui rendent la peau noire, que celles qui la rendent blanche : et je ne sais jusqu’où peut aller cette influence du climat ou des alimens, après de longues suites de siecles.
Ce seroit assurément quelque chose qui mériteroit bien l’attention des Philosophes, que d’éprouver si certaines sïngularités artificielles des animaux ne passeroient pas, après plusieurs générations, aux animaux qui naîtroient de ceux-là ; si des queues ou des oreilles coupées de génération en génération ne diminueroient pas, ou même ne s’anéantiroient pas à la fin.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que toutes les variétés qui pourroient caractériser des especes nouvelles d’animaux et de plantes, tendent à s’éteindre : ce sont des écarts de la Nature, dans lesquels elle ne persévere que par l’art ou par le régime. Ses ouvrages tendent toujours à reprendre le dessus.
CHAPITRE VI
Qu’il est beaucoup plus rare qu’il naisse des enfans noirs de parens blancs, que de voir naître des enfans blancs
de parens noirs. Que les premiers parens du genre
humain étoient blancs. Difficulté sur l’origine des Noirs levée. De ces naissances subites d’enfans blancs au milieu de peuples noirs on pourroit peut-être conclure que le blanc est la couleur primitive des hommes, et que le noir n’est qu’une variété devenue héréditaire depuis plusieurs siecles, mais qui n’a point entierement effacé la couleur blanche, qui tend toujours à reparoître : car on ne voit point arriver le phénomene opposé ; l’on ne voit point naître d’ancêtres blancs des enfans noirs.
Je sais qu’on a prétendu que ce prodige étoit arrivé en France : mais il est si destitué de preuves suffisantes, qu’on ne peut raisonnablement le croire. Le goût de tous les hommes pour le merveilleux doit toujours rendre suspects les prodiges, lorsqu’ils ne sont pas invinciblement constatés. Un enfant naît avec quelque difformité, les femmes qui le reçoivent en font aussi-tôt un monstre affreux : sa peau est plus brune qu’à l’ordinaire, c’est un Negre. Mais tous ceux qui ont vu naître les enfans negres savent qu’ils ne naissent point noirs, et que dans les premiers temps de leur vie l’on auroit peine à les distinguer des autres enfans. Quand donc dans une famille blanche il naîtroit un enfant negre, il demeureroit quelque temps incertain qu’il le fût : on ne penseroit point d’abord à le cacher, et l’on ne pourroit dérober, du moins les premiers mois de son existence, à la notoriété publique, ni cacher ensuite ce qu’il seroit devenu, sur-tout si l’enfant appartenoit à des parens considérables. Mais le Negre qui naîtrait parmi le peuple, lorsqu’il auroit une fois pris toute sa noirceur, ses parens ne pourraient ni ne voudraient le cacher ; ce seroit un prodige que la curiosîté du Public leur rendroit utile : et la plupart des gens du peuple aimeroient autant leur fils noir que blanc.
Or si ces prodiges arrivoient quelquefois, la probabilité qu’ils arriveroient plutôt parmi les enfans du peuple que parmi les enfans des grands, est immense : et dans le rapport de la multitude du peuple, pour un enfant noir d’un grand Seigneur, il faudroit qu’il naquît mille enfans noirs parmi le peuple. Et comment ces faits pourroient-ils être ignorés ? comment pourroient-ils être douteux ?
S’il naît des enfans blancs parmi les peuples noirs, si ces phénomenes ne sont pas même fort rares parmi les peuples peu nombreux de l’Afrique et de l’Amérique, combien plus souvent ne devroit-il pas naître des Noirs parmi les peuples innombrables de l’Europe, si la Nature amenoit aussi facilement l’un et l’autre de ces hasards ? Et si nous avons la connoissance de ces phénomenes lorsqu’ils arrivent dans des pays si éloignés, comment se pourroit-il faire qu’on en ignorât de semblables s’ils arrivoient parmi nous ?
Il me paroît donc démontré que s’il naît des Noirs de parens blancs, ces naissances sont incomparablement plus rares que les naissances d’enfans blancs de parens noirs.
Cela suffiroit peut-être pour faire penser que le blanc est la couleur des premiers hommes, et que ce n’est que par quelque accident que le noir est devenu une couleur héréditaire aux grandes familles qui peuplent la zone torride ; parmi lesquelles cependant la couleur primitive n’est pas si parfaitement effacée qu’elle ne reparoisse quelquefois.
Cette difficulté donc sur l’origine des Noirs tant rebattue, et que quelques gens voudroient faire valoir contre l’histoire de la Genese, qui nous apprend que tous les peuples de la Terre sont sortis d’un seul pere et d’une seule mere ; cette difficulté est levée si l’on admet un systême qui est au moins aussi vraisemblable que tout ce qu’on avoit imaginé jusqu’ici pour expliquer la génération.
CHAPITRE VII
Conjectures pourquoi les Noirs ne se trouvent que dans la zone torride, et les Nains et les Géants vers les pôles.
On voit encore naître, et même parmi nous, d’autres monstres qui vraisemblablement ne sont que des combinaisons fortuites des parties des semences, ou des effets d’afinités trop puissantes ou trop foibles entre ces parties. Des hommes d’une grandeur excessive, et d’autres d’une petitesse extrême, sont des especes de monstres ; mais qui seraient des peuples, si l’on s’appliquoit à les multiplier.
Si ce que nous rapportent les voyageurs, des terres magellaniques, et des extrémités septentrionales du Monde, est vrai ; ces races de Géans et de Nains s’y seroient établies, ou par la convenance des climats, ou plutôt parce que, dans les temps où elles commençoient à paroître, elles auraient été chassées dans ces régions par les autres hommes, qui auroient craint des Colosses, ou meprisé des Pygmées.
Que des Géans, que des Nains, que des Noirs, soient nés parmi les autres hommes, l’orgueil ou la crainte auront armé contre eux la plus grande partie du genre humain ; et l’espece la plus nombreuse aura relégué ces races difformes dans les climats de la Terre les moins habitables. Les Nains se seront retirés vers le pôle arctique : les Géans auront été habiter les terres de Magellan : les Noirs auront peuplé la zone torride.
CHAPITRE DERNIER
Conclusion de cet ouvrage : doutes et questions.
Je n’espere pas que l’ébauche de systême que nous avons proposé pour expliquer la formation des animaux, plaise à tout le monde : je n’en suis pas fort satisfait moi-même ; et n’y donne que le degré d’assentiment qu’elle mérite. Je n’ai fait que proposer des doutes et des conjectures. Pour découvrir quelque chose sur une matiere aussi obscure, voici quelques questions qu’il faudroit auparavant résoudre, et que vraisemblablement on ne résoudra jamais.
Cet instinct des animaux, qui leur fait rechercher ce qui leur convient, et fuir ce qui leur nuit, n’appartient-il point aux plus petites parties dont l’animal est formé ? Cet instinct, quoique dispersé dans les parties des semences, et moins fort dans chacune qu’il ne l’est dans tout l’animal, ne suffit-il pas cependant pour faire les unions nécessaires entre ces parties ? puisque nous voyons que, dans les animaux tout formés, il fait mouvoir leurs membres. Car quand on diroit que c’est par une méchanique intelligible que ces mouvemens s’exécutent, quand on les auroit tous expliqués par les tensions et les relâchemens que l’affluence ou l’absence des esprits ou du sang causent aux muscles, il faudroit toujours en revenir au mouvement même des esprits et du sang qui obéit à la volonté. Et si la volonté n’est pas la vraie cause de ces mouvemens, mais simplement une cause occasionelle, ne pourroit-on pas penser que l’instinct seroit une cause semblable des mouvemens et des unions des petites parties de la matiere ? ou qu’en vertu de quelqu’harmonie préétablie, ces mouvemens seroient toujours d’accord avec les volontés ?
Cet instinct, comme l’esprit d’une République, est-il répandu dans toutes les parties qui doivent former le corps ? ou, comme dans un État monarchique, n’appartient-il qu’à quelque partie indivisable ?
Dans ce cas, cette partie ne seroit-elle pas ce qui constitue proprement l’essence de l’animal, pendant que les autres ne seroient que des enveloppes, ou des especes de vêtemens ?
À la mort cette partie ne survivroit-elle pas ? et dégagée de toutes les autres, ne conserveroit-elle pas inaltérablement son essence ? toujours prête à produire un animal, ou, pour mieux dire, reparoître revêtue d’un nouveau corps ; après avoir dissipée dans l’air, ou dans l’eau, cachée dans les feuilles des plantes, ou dans la chair des animaux, se retrouveroit-elle dans la semence de l’animal qu’elle devroit réproduire ?
Cette partie ne pourroit-elle jamais reproduire qu’un animal de la même espece ? ou ne pourroit-elle point produire toutes les especes possibles, par la seule diversité des combinaisons des parties auxquelles elle s’uniroit[4] ?
- ↑ Ou plutôt de la membrane réticulaire, qui est la partie de la peau dont la teinte fait la couleur des Noirs.
- ↑ Vidi lecta diu, et multo spectata labore,
Degenerare tamen, ni vis humana quotannis
Maxima quæeque manu legeret.
Vïrg. Georg. lib. 2. - ↑ C’est ce qui arrive tous les jours dans les familles. Un enfant qui ne ressemble ni à son pere ni à sa mere, ressemblera à son aïeul.
- ↑ Non omnis moriar ; multaque pars meî
Vitabit Libitinam. Q. Hor. Carm. lib. III.
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