Vérité (Zola)/Livre IV/Chapitre II

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre II
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Des années s’écoulèrent, Marc continuait son œuvre, solide à soixante ans, passionné de vérité et de justice, comme il l’était au début de la grande lutte. Et, un jour qu’il s’était rendu à Beaumont, pour voir Delbos, celui-ci, brusquement, s’écria :

— À propos, j’ai fait une singulière rencontre… L’autre soir, je rentrais à la nuit tombée, lorsque, sur l’avenue des Jaffres, j’ai remarqué, marchant devant moi, un homme de votre âge, l’air misérable et ravagé… Et voilà que, dans le flamboiement du confiseur qui est au coin de la rue Gambetta, j’ai bien cru reconnaître notre Gorgias.

— Comment, notre Gorgias ?

— Eh ! oui, le frère Gorgias, non plus en soutane d’ignorantin, mais en vieille redingote graisseuse, rasant les murs, avec l’allure oblique d’un loup vieilli et décharné… Il serait rentré secrètement, il vivrait dans quelque coin d’ombre, tâchant encore de terroriser et d’exploiter ses complices d’autrefois.

Marc, très surpris, restait plein de doute.

— Oh ! vous devez vous être trompé. Gorgias tient bien trop à sa peau, pour venir risquer les galères à Beaumont, le jour où un fait nouveau nous permettrait de faire casser l’arrêt de Rozan.

— Mais vous êtes dans l’erreur, mon ami, déclara Delbos. Notre homme ne craint plus rien, l’action publique en matière de crime se prescrit après dix années révolues, et le meurtrier du petit Zéphirin peut aujourd’hui se promener tranquillement au grand jour.. D’ailleurs, il est possible que je me sois trompé. Et puis, le retour de Gorgias n’aurait aucun intérêt pour nous, car vous le pensez comme moi, n’est-ce pas ? nous n’avons rien de bon et d’utile à attendre de lui.

— Absolument rien. Il a tellement menti que, s’il parlait, il mentirait encore… La vérité tant désirée, tant cherchée, ne saurait nous venir de lui.

De loin en loin, Marc venait ainsi causer chez Delbos de l’éternelle affaire Simon, qui, depuis tant d’années, restait au cœur du pays comme un cancer dévorant. On avait beau le nier, n’en plus parier, le mal continuait sourdement ses ravages, tel qu’un poison secret, empoisonneur de la vie. Et, deux fois par an, David s’échappait de son désert des Pyrénées, accourait se rencontrer chez Delbos avec Marc, car il n’avait pas cessé une heure, malgré la grâce, de poursuivre l’acquittement de son frère. Leur certitude à eux trois était formelle : ils feraient casser l’arrêt monstrueux, l’affaire se terminerait nécessairement par le triomphe de l’innocent ; mais, comme jadis, avant la première cassation, ils se débattaient au milieu des plus inextricables mensonges. Après avoir quelque temps hésité sur la piste à suivre, ils s’étaient décidés pour le nouveau crime de l’ancien président Gragnon, flairé par eux à Rozan, et dont ils étaient maintenant convaincus. Gragnon avait simplement recommencé son coup de la communication illégale : ce n’était plus, ainsi qu’à Beaumont, une lettre de Simon, un post-scriptum faux, portant le paraphe du fameux modèle d’écriture ; c’était la prétendue confession écrite par l’ouvrier qui avait fabriqué un faux cachet pour l’instituteur de Maillebois, et qui, agonisant à l’hôpital, l’avait remise à une religieuse, avant de mourir. Sûrement, Gragnon s’était promené à Rozan avec cette confession dans la poche, parlant d’elle comme du coup de foudre qu’il lâcherait, si on le poussait à bout, la montrant ou la faisant montrer à certains membres du jury, les dévots, les têtes faibles, affectant surtout de ne pas vouloir mêler publiquement une sainte religieuse au scandale. Et cela expliquait tout, l’abominable attitude du jury recondamnant l’innocent s’excusait : ces hommes, d’une moyenne intelligence et d’honnêteté suffisante, avaient simplement cédé à des raisons laissées secrètes, trompés dans leur conscience comme les premiers jurés de Beaumont. Marc et David se rappelaient encore certaines questions posées par des jurés, qui leur avaient semblé saugrenues. Maintenant, ils comprenaient, les jurés faisaient allusion à la pièce terrible, colportée dans l’ombre, dont il était sage de ne pas ouvrir la bouche ! Et ils avaient condamné. Delbos marchait donc sur ce fait nouveau, la preuve légale de cette seconde communication criminelle, qui, le jour où ils pourraient la produire, entraînerait l’immédiate cassation de l’arrêt. Seulement, il n’était pas de preuve plus difficile à faire, et tous les trois s’épuisaient depuis des années à la trouver, certaine, décisive. Un espoir unique leur restait, un des jurés, un ancien médecin, nommé Beauchamp, était, disait-on, bourrelé de remords, comme autrefois l’architecte Jacquin, ayant acquis la certitude que la prétendue confession de l’ouvrier mort à l’hôpital était un faux grossier. Mais, sans être lui-même clérical, il avait une femme extrêmement dévote, qu’il ne voulait pas désoler, en soulageant sa conscience. Et il fallait attendre.

D’ailleurs, les années, à mesure qu’elles s’écoulaient, créaient un milieu de plus en plus favorable. C’était la vaste évolution sociale qui s’activait et donnait ses grands résultats, grâce à l’instruction laïque, libérée des dogmes, désormais triomphante. La France entière se renouvelait, tout un peuple nouveau sortait de ses milliers d’écoles communales, les humbles instituteurs primaires achevaient ce prodige de refaire la nation, pour les futures grandes besognes de vérité et de justice. Tout allait partir de l’école, elle était le champ fécond des progrès infinis, on la trouvait à la naissance de chaque réforme accomplie, de chaque nouvelle étape vers la solidarité et la paix. Ce qui avait semblé impossible la veille, s’accomplissait aujourd’hui avec aisance, au milieu d’un peuple meilleur, délivré de l’erreur et du mensonge, sachant et voulant.

Et ce fut ainsi que Delbos, aux élections de mai, battit enfin Lemarrois, le député radical, maire de Beaumont pendant de si longues années. Ancien ami de Gambetta, ce dernier semblait ne devoir jamais être dépossédé de ce siège, tellement il apparaissait alors comme la représentation exacte de la moyenne française. Mais, depuis cette époque, les événements s’étaient précipités, la bourgeoisie avait trahi son passé révolutionnaire, en s’alliant à l’Église tenter de ne rien céder du pouvoir usurpé jadis. Elle entendait garder les privilèges conquis, ne partager ni sa royauté, ni son argent, quitte à user de toutes les anciennes forces réactionnaires, à refouler dans le servage le peuple désormais éveillé, instruit, dont le flot montant la terrifiait. Et Lemarrois était l’exemple typique du bourgeois républicain d’hier, croyant devoir défendre sa classe, tombant à une sorte d’involontaire réaction, dès lors condamné, emporté dans la débâcle inévitable de cette bourgeoisie pourrie hâtivement par cent années de négoce et de jouissance. L’avènement du peuple devenait fatal, le jour où il aurait conscience de sa toute-puissance, des réserves inépuisables d’énergie, d’intelligence et de volonté qui dormaient en lui, et il devait suffire que l’école l’émancipât, le tirât du lourd sommeil de l’ignorance, pour qu’il prît toute la place et rajeunît la nation. La bourgeoisie allait mourir, le peuple était nécessairement la grande France de demain, la libératrice, la justicière. Et il y eut comme une annonciation de ces choses dans le triomphe de la candidature de Delbos à Beaumont, l’avocat de Simon, si longtemps combattu, outragé, et qui n’avait recueilli jusque-là que les quelques voix socialistes, devenues peu à peu une majorité écrasante.

Une autre preuve de cette accession du peuple au pouvoir fut le complet revirement de Marcilly. Il avait fait autrefois partie d’un ministère radical ; puis, au lendemain de la recondamnation de Simon, il était entré dans un ministère modéré ; et, maintenant, il affichait des professions de foi violemment socialistes, il venait de réussir à se faire nommer encore, en s’attelant au char de triomphe de Delbos. D’ailleurs, dans le département, la victoire restait incomplète, le comte Hector de Sanglebœuf était réélu, lui aussi, comme réactionnaire intransigeant, grâce à ce phénomène des temps troublés, où seules l’emportent les opinions extrêmes, franches et nettes. Ce qui demeurait sur le carreau, à jamais, c’était cette ancienne bourgeoisie libérale, que l’égoïsme et la peur rendaient conservatrice, désormais dévoyée, effarée, sans logique, ni force, mûre pour la chute. Et la classe montante, l’immense foule des déshérités d’hier, allait naturellement prendre sa place, une place qui lui était due, après avoir balayé, d’un dernier effort, les quelques défenseurs entêtés de l’Église.

Mais, surtout, l’élection de Delbos était le premier succès éclatant d’un de ces sans-patrie, d’un de ces traîtres, qui avaient affirmé publiquement l’innocence de Simon. Après l’arrêt monstrueux de Rozan, tous les simonistes en vue, frappés d’impopularité, avaient souffert dans leurs personnes et dans leurs intérêts, du crime d’avoir voulu la vérité et la justice. Les injures, les persécutions, les exécutions sommaires s’étaient acharnées contre eux. C’était Delbos, que pas un client n’osait plus charger de plaider un affaire, c’était Salvan cassé, mis à la retraite, c’était Marc tombé en disgrâce, envoyé dans une petite commune ; et derrière ceux-là, les plus connus, que d’autres, leurs parents, leurs amis, payaient par de grands ennuis, par la ruine même, leur simple attitude de braves gens ! Depuis des années, sous la muette douleur de cette aberration publique, sentant bien l’inutilité de toute révolte, ils s’étaient remis héroïquement à l’œuvre, ils attendaient l’heure inévitable de la raison et de l’équité. Et cette heure semblait venir enfin, voilà Delbos, un des plus engagés dans l’affaire, qui battait Lemarrois, dont la politique lâche avait longtemps consisté à ne se prononcer ni pour ni contre Simon, dans la terreur de n’être pas réélu. L’opinion avait donc changé, n’était-ce pas là une preuve de la grande étape franchie ? Salvan eut, lui aussi, une consolation : on nomma directeur de l’École normale un de ses anciens élèves, après en avoir presque chassé Mauraisin, coupable d’incapacité notoire ; et la joie fut grande pour le sage, dans son petit jardin fleuri, non pas de triompher de son adversaire, mais de savoir son œuvre maintenant entre les mains d’un fidèle et d’un brave. Un jour enfin, Le Barazer, ayant fait venir Marc, lui offrit une direction à Beaumont, se sentant à présent la force de réparer l’injustice ancienne. De la part de l’inspecteur d’académie, diplomate prudent, cette offre était à tel point significative, que Marc en fut très heureux ; mais il refusa, il ne voulait pas quitter Jonville, où sa besogne n’était pas finie. Enfin, c’étaient encore toutes sortes de signes avant-coureurs. Le préfet Hennebise venait d’être remplacé par un préfet de haute raison, très énergique, qui tout de suite avait demandé la révocation du proviseur Depinvilliers, sous la direction duquel le lycée était devenu une sorte de petit séminaire. Le recteur Forbes, lui-même, si enfoncé dans ses études d’histoire ancienne, avait dû sévir, congédier des aumôniers, débarrasser les classes des emblèmes religieux, laïciser l’enseignement secondaire aussi bien que l’enseignement primaire. Le général Jarousse, mis à la retraite, s’était décidé à quitter Beaumont, où sa femme possédait pourtant un petit hôtel, exaspéré du nouvel esprit qui régnait dans la ville, ne voulant pas y vivre en contact avec son successeur, un général républicain, socialiste même, disait-on. L’ancien juge d’instruction Daix était mort misérable, hanté de spectres, malgré sa confession tardive, à Rozan, tandis que l’ancien procureur de la République, Raoul de La Bissonnière, qui avait fini par faire à Paris une belle carrière, allait disparaître dans l’écroulement d’une immense escroquerie, pour laquelle il avait eu des bontés. Et, dernier symptôme excellent, l’ancien président n’était plus salué sur l’avenue des Jaffres, il filait d’un air inquiet, la tête basse, maigri et jauni, avec des coups d’œil obliques, comme s’il avait craint de recevoir quelque crachat au passage.

À Maillebois, où Marc venait souvent voir Louise, installée avec Joseph, son mari, à l’école communale, dans le petit logement que Mignot avait occupé pendant de si longues années, les heureux effets de l’instruction laïque répandue à flots, apportant la clarté et la santé, se faisaient également sentir. Ce n’était plus l’ancienne petite ville cléricale, où la congrégation avait réussi à faire élire maire une créature à elle, le fabricant de bâches retiré Philis, un veuf que l’on accusait de coucher avec sa bonne. Autrefois, sur les deux mille habitants, les huit cents ouvriers du faubourg, très divisés, ne parvenaient à faire entrer dans le conseil municipal que de rares républicains, réduits à l’inaction. Et, maintenant, aux élections récentes, la liste républicaine et socialiste avait passé tout entière, à une forte majorité, de sorte que l’entrepreneur Darras, battant son rival Philis, venait d’être renommé maire, après avoir longtemps attendu cette revanche. Et sa joie de rentrer afin dans cette mairie dont les curés l’avaient chassé, au lendemain de l’affaire Simon, était d’autant plus vive, qu’il y revenait avec une majorité compacte, qui allait lui permettre d’agir franchement, sans être condamné à de continuels compromis.

Marc, qui le rencontra, le trouva rayonnant.

— Oui, je me souviens, dit-il de son air de bonhomme, vous n’avez pas dû me trouver très brave jadis. Ce pauvre Simon, j’étais convaincu de son innocence, et je vous ai refusé d’agir, quand vous êtes venu me voir à la mairie. Que voulez-vous ? j’avais à peine deux voix de majorité, le conseil municipal m’échappait sans cesse, et la preuve est qu’il a fini par me renverser… Ah ! si j’avais eu la majorité d’aujourd’hui ! Nous sommes les maîtres, les choses vont marcher rondement, je vous le promets.

Souriant, Marc lui demanda ce que devenait Philis, le vaincu de la veille.

Philis, oh ! il avait eu un grand chagrin, il avait perdu récemment la personne que vous savez. Alors, il a dû se résigner à vivre avec sa fille Octavie, une demoiselle très dévote qui refuse de se marier. Son fils Raymond est officier de marine, toujours au loin, et la maison ne doit pas lui paraître bien gaie, dans sa défaite, à moins qu’il ne se console, car j’y ai vu une nouvelle bonne, une grosse fille vraiment solide et fraîche.

Il s’égaya bruyamment. Lui, ayant cédé son entreprise de maçonnerie, retiré avec une belle fortune, vieillissait près de sa femme, dans une parfaite union, attristée par le seul chagrin de n’avoir pas eu d’enfant.

— Alors, reprit Marc, voilà Joulic certain de n’être plus tracassé… Vous savez avec quelle peine, au milieu de quels ennuis, il a fait de son école le bon terrain où a pu pousser le nouveau Maillebois qui vous a élu.

— Oh ! s’écria Darras, vous avez été d’abord le grand ouvrier, je n’oublie pas les immenses services rendus par vous… Et soyez tranquille, Joulic et Mlle  Mazeline seront désormais à l’abri de toute vexation, et je les aiderai même autant que je pourrai, pour hâter leur bonne œuvre, ce nouveau Maillebois, comme vous dites, de plus en plus intelligent et libéré… D’ailleurs, maintenant, c’est votre fille Louise, c’est Joseph, le fils du malheureux Simon, qui se dévouent à leur tour, qui continuent la besogne d’affranchissement. Vous êtes une famille de travailleurs héroïques et modestes à laquelle nous devrons tous beaucoup de reconnaissance un jour.

Un instant, ils causèrent de l’époque, lointaine déjà, où Marc avait pris l’école communale de Maillebois, dans des circonstances si désastreuses, après la première condamnation de Simon. Cela datait de plus de trente ans. Que d’événements depuis, et que d’écoliers avaient passé sur les bancs de l’école, apportant l’esprit nouveau ! Marc évoqua le souvenir de ses anciens, de ses premiers élèves. Fernand Bongard, le petit paysan à la tête si dure, qui avait épousé Lucile Doloir, une gamine intelligente, confite en Dieu par Mlle  Rouzaire, était père d’une fille de onze ans, Claire, mieux douée et que Mlle  Mazeline libérait un peu du servage clérical. Auguste Doloir, le fils du maçon, l’indiscipliné, travaillant peu, avait de sa femme, Angèle Bongard, têtue et d’ambition étroite, un fils de quinze ans, Adrien, sujet remarquable dont l’instituteur Joulic faisait un grand éloge. Son frère, le serrurier Charles Doloir, aussi mauvais élève que lui autrefois, un peu corrigé depuis son mariage avec la fille de son patron, Marthe Dupuis, avait aussi un fort garçon, âgé de treize ans, Marcel, qui venait de quitter l’école avec des notes excellentes. Et il y avait encore Jules Doloir, devenu instituteur grâce à Marc, un des meilleurs élèves de Salvan, qui tenait l’école des Bordes avec sa femme, Juliette Hochard, sortie première de Fontenay, couple de santé, de raison et de joie, égayé par la présence d’un petit diable de quatre ans, Edmond, très savant pour son âge, sachant déjà ses lettres. Puis, c’était les deux Savin, les jumeaux, les fils du petit employé : Achille, autrefois sournois et menteur, placé plus tard chez un huissier, hébété comme son père par des années de bureau, marié à la sœur d’un de ses collègues, Virginie Deschamps, blonde maigre et insignifiante, dont il avait une délicieuse fille, Léontine, une des préférées de Mlle  Mazeline, qui venait d’obtenir son certificat d’études à onze ans ; Philippe, longtemps sans place, rendu meilleur par une vie de continuelles luttes, aujourd’hui directeur d’une ferme modèle, resté garçon et associé avec son frère cadet Léon, le plus intelligent des trois, qui avait eu l’idée de se donner à la terre et d’épouser une paysanne, Rosalie Bonnin, dont le premier-né, Pierre, âgé de six ans, venait d’entrer dans la classe du bon Joulic. Et, chez les Savin, s’évoquait aussi le souvenir de leur fille Hortense, la perle de Mlle  Rouzaire, si pieuse, qui, séduite, avait accouché à seize ans d’une fille, Charlotte, laquelle, après avoir été une des élèves les plus aimées de Mlle  Mazeline, mariée plus tard à un marchand de bois, était récemment accouchée d’une fille encore, en laquelle sans doute s’achèverait la libération finale. Les générations succédaient ainsi aux générations, chacune s’acheminait vers plus de connaissance, plus de raison, plus de vérité et de justice, et c’était de cette évolution constante, par l’instruction, que serait fait le bonheur des peuples de demain.

Mais, surtout, Marc s’intéressait au ménage de sa Louise et de Joseph, ainsi qu’à celui de son plus cher élève, Sébastien Milhomme, qui avait épousé Sarah. Et, ce jour-là, lorsqu’il eut quitté Darras, il se rendit à l’école communale, pour embrasser sa fille. Âgée de soixante ans passés, Mlle  Mazeline, après avoir donné quarante années de sa vie à l’enseignement primaire, venait de se retirer elle aussi à Jonville, dans une très modeste maison, voisine du beau jardin de Salvan. Elle aurait pu rendre encore des services, mais sa vue avait beaucoup baissé, elle était presque aveugle ; et une consolation de sa retraite forcée venait d’être de remettre la direction de son école entre les mains de son adjointe, Louise, nommée maîtresse titulaire à sa place. On parlait, pour Joulic, d’une direction à Beaumont, de façon à ce que son adjoint Joseph pût lui succéder également ; et le ménage allait donc se partager cette école de Maillebois, encore toute retentissante des noms de Simon et de Marc. Le fils et la fille y continueraient la bonne besogne de leurs pères. Louise, âgée déjà de trente-deux ans, avait donné à Joseph un garçon, François, qui, à douze ans, était d’une ressemblance frappante avec Marc, son grand-père. Et ce grand garçon, aux yeux de clarté, au grand front en forme de tour, se destinait à l’École normale, voulant être, lui aussi, un simple instituteur primaire.

C’était un jeudi, et Marc trouva Louise au sortir d’un cours de ménage qu’elle faisait à ses fillettes une fois par semaine, en dehors des classes réglementaires. Joseph et son fils s’en étaient allés, avec d’autres élèves, faire une promenade de géologie et de botanique, le long de la Verpille. Mais Sarah se trouvait là, grande amie de sa belle-sœur Louise, la visitant, lorsqu’elle venait de Rouville, où Sébastien son mari était maintenant maître titulaire.

Le ménage avait une fille de neuf ans, Thérèse, d’un grand charme, où se retrouvait toute la beauté de Rachel, la grand-mère. Et Sarah venait donc trois fois par semaine de Rouville à Maillebois, à peine dix minutes de chemin de fer, pour veiller sur l’atelier de confection que le vieux Lehmann dirigeait toujours, rue du Trou. Mais il se faisait bien vieux, quatre-vingts ans passés, et elle songeait à céder la maison, dont il lui devenait difficile de s’occuper elle-même.

Lorsque Marc eut embrassé Louise, il serra les deux mains de Sarah.

— Et mon fidèle Sébastien, et votre grande fille Thérèse, et vous-même, ma chère enfant ?

— Tout le monde se porte à merveille, répondit-elle d’un air de gaieté. Jusqu’à grand-père Lehmann qui est solide comme un chêne, malgré son âge. Et puis, j’ai de bonnes nouvelles de là-bas, nous avons reçu une lettre de l’oncle David, où il nous dit que mon père est remis des accès de fièvre qui le reprennent parfois.

Marc hocha doucement la tête.

— Oui, oui, la blessure reste inguérissable au fond. Il faudrait pour le rétablir complètement cette réhabilitation tant désirée, si difficile à obtenir. Mais nous sommes en bon chemin, j’espère toujours, car les temps glorieux sont proches… Et répétez-le à Sébastien, chaque enfant dont il fait un homme est un ouvrier de plus pour la vérité et la justice.

Ensuite, il s’attarda un instant, causant avec Louise, lui apportant des nouvelles de Mlle  Mazeline, qui vivait très retirée à Jonville, en compagnie d’oiseaux et de fleurs. Il lui fit promettre d’envoyer le petit François passer le dimanche là-bas, car c’était pour la grand-mère une vive joie d’avoir l’enfant toute une journée à elle.

— Et viens aussi, dis à Joseph de venir, nous irons tous ensemble saluer le bon Salvan, qui sera ravi de voir cette descendance de braves instituteurs, dont il est un peu le père. Nous lui amènerons Mlle  Mazeline avec nous… Et vous aussi, Sarah, vous devriez amener Sébastien et votre fillette Thérèse. Ce serait la partie, la joie au grand complet… Allons, c’est entendu, tout le monde viendra ! À dimanche.

Il embrassa les deux jeunes femmes, il se hâta, voulant prendre le train de six heures. Mais il faillit le manquer, par suite d’une singulière rencontre qui le retint un instant. Il tournait le coin de la Grand-Rue, pour suivre l’avenue de la Gare, lorsqu’il aperçut deux individus, derrière un massif de fusains, causant avec violence. L’un d’eux, âgé d’environ quarante ans, le frappa par sa longue face blême et obtuse, aux sourcils pâles. Où donc avait-il connu ce visage de stupidité et de vice ? Brusquement il se souvint : c’était sûrement Polydor, le neveu de Pélagie. Depuis plus de vingt ans, il ne l’avait plus revu ; mais il savait que, chassé du couvent de Beaumont où il servait comme domestique, il menait maintenant une vie de hasard, tombé dans la crapule des quartiers louches. Polydor, ayant remarqué et reconnu sans doute ce passant qui le dévisageait, emmena aussitôt son compagnon ; et, comme Marc regardait alors ce dernier, il eut un sursaut de surprise. En redingote sale, l’air misérable et farouche, l’autre avait une face tourmentée de vieil oiseau de proie. Mais c’était le frère Gorgias ! Tout de suite, Marc se souvint de la rencontre que Delbos lui avait contée, et il voulut avoir une certitude, il s’efforça de rejoindre les deux hommes, qui s’étaient jetés dans une petite rue. Il la fouilla du regard, il n’y vit absolument personne, Polydor et l’autre avaient disparu, au fond d’une des maisons suspectes dont elle était bordée. Et il se mit à douter de nouveau, était-ce bien Gorgias ? il n’aurait pu l’affirmer, dans la crainte d’avoir cédé à une hantise.

À Jonville, maintenant, Marc triomphait. C’était là, comme partout, un lent progrès obtenu par la vérité, par l’instruction victorieuse de l’ignorance. Quelques années avaient suffi pour réparer le désastre dont l’instituteur Jauffre s’était fait l’auteur conscient, en abandonnant la commune aux mains du curé Cognasse. À mesure que des hommes sains et raisonnables sortaient désormais de l’école de Marc, toute la mentalité du pays se trouvait renouvelée, une population se créait peu à peu, exempte du mensonge, capable de raison ; et ce n’était pas seulement une richesse intellectuelle en train de s’élargir, plus de logique, de franchise, de fraternité ; c’était aussi une grande prospérité matérielle qui se déclarait, car la fortune, le bonheur d’un pays dépend uniquement de sa culture d’esprit et de sa moralité civique. De nouveau, l’abondance revenait dans les logis propres et bien tenus, les champs se couvraient de magnifiques moissons, grâce aux méthodes nouvelles adoptées, la campagne était redevenue une joie pour les yeux, au grand soleil de l’été. Et c’était tout un heureux coin de terre en marche pour la paix, si ardemment souhaitée depuis des siècles.

Martineau, le maire, reconquis par Marc, agissait à présent avec lui, suivi de tout le conseil municipal. Une série de faits avait hâté ce bon accord, cette entente commune de l’instituteur et des autorités, qui permettait d’aller vite en besogne dans la voie des réformes désirables. L’abbé Cognasse, après s’être contenu quelque temps, cédant aux conseils d’onction caressante reçus à Valmarie, voulant garder les femmes, dans la certitude que quiconque les a reste invincible, venait de retomber à ses violences coutumières, incapable de patience, enragé de voir les femmes elles-mêmes lui échapper, tant il mettait de mauvaise grâce à les retenir. Et il en arriva à de véritables brutalités, en ministre vengeur du Dieu qui ravage et qui tue, distribuant à la volée les effroyables peines éternelles pour les moindres offenses. Un jour, il frotta jusqu’au sang les oreilles du petit Moulin, qui avait tiré la jupe de la vieille servante du presbytère, la terrible Palmyre, grande distributrice de taloches et de fessées. Un autre jour, il gifla la jeune Catherine, coupable d’avoir ri pendant la messe, au moment où lui-même se mouchait à l’autel. Enfin, le dernier dimanche, hors de lui de voir que le pays, décidément, lui échappait, il avait allongé un coup de pied à Mme  Martineau, la mairesse, s’imaginant qu’elle le bravait, parce qu’elle ne se rangeait pas assez vite sur son passage. Et, cette fois, cela dépassait vraiment toute mesure, Martineau déposa une plainte, poursuivit en police correctionnelle le curé, qui, dès lors, continua la lutte, se débattit furieusement, au milieu d’un tas de procès.

Mais, pour achever son œuvre, Marc nourrissait une idée qu’il put enfin réaliser. À la suite des lois nouvelles, les sœurs du Bon Pasteur qui exploitaient si âprement un atelier de lingerie, où deux cents ouvrières mouraient à moitié de surmenage et de faim, venaient d’être obligées de quitter Jonville ; et c’était un grand débarras pour le pays, une plaie et une honte de moins. Marc avait donc décidé le conseil municipal à se rendre acquéreur des vastes constructions, vendues aux enchères. Son projet était d’aménager ces constructions, ces grands ateliers, en une maison commune, où l’on pourrait installer, au fur et à mesure des ressources, une salle de jeux et de danse, une bibliothèque, un musée, même des bains gratuits. La pensée profonde de Marc était de dresser en face de l’église, pour achever de la vider, une sorte de palais civique, où le peuple des travailleurs trouverait un lieu de réunion et de délassement. Si, longtemps, les femmes n’avaient continué de se rendre à la messe que pour montrer leurs robes neuves et voir celles des autres, elles viendraient désormais plus volontiers dans ce palais de solidarité riante, où un peu de plaisir bienfaisant les attendait. Et la salle de récréation, inaugurée la première, donna lieu à une grande manifestation populaire. Il s’agissait surtout d’effacer, de racheter la commune au Sacré-Cœur, dont le remords désolait le maire et le conseil municipal, depuis qu’ils étaient revenus au simple bon sens. Martineau, pour se disculper, dans sa prudence coutumière, accusait l’instituteur Jauffre de l’avoir abandonné aux mains de l’abbé Cognasse, après lui avoir troublé l’esprit de toutes sortes de menaces vagues, pour Jonville et pour lui-même, s’il ne faisait pas sa soumission totale à l’Église, qui resterait éternellement la plus forte, maîtresse des hommes et des fortunes. Et, maintenant, Martineau, voyant bien que ce n’était pas vrai, puisque l’Église allait être battue et que déjà le pays redevenait plus prospère, à mesure qu’il se séparait d’elle davantage, était vivement désireux de se mettre du côté des vainqueurs, en ancien paysan pratique, qui pensait solidement, s’il ne parlait guère. Il aurait voulu une sorte d’abjuration, une cérémonie lui permettant de venir à la tête du conseil municipal rendre la commune au culte de la raison et de la vérité, afin de faire oublier l’autre, celle où elle s’était donné une idole sanglante, de démence et de mensonge. Et c’était cette cérémonie que Marc avait eu la pensée de réaliser, en faisant inaugurer, par le maire et le conseil municipal, la salle de jeux et de danse de la maison commune, dans laquelle le pays devait se réunir chaque dimanche pour des fêtes civiques.

De grands préparatifs furent faits. Les élèves de Marc et de Geneviève, réunis fraternellement, joueraient une petite pièce, danseraient et chanteraient. On avait créé un orchestre, composé de jeunes gens du pays. Les jeunes filles, vêtues de blanc, ainsi qu’autrefois les filles de la Vierge, chanteraient et danseraient elles aussi, en l’honneur des travaux des champs et des joies de la vie. C’était la vie surtout, la vie sainement et pleinement vécue, toute la vie débordante avec ses devoirs et ses félicités, que l’on célébrerait, comme l’universelle source de force et de certitude. Ensuite, tous les jeux qu’on avait réunis là, des jeux d’adresse et d’énergie, des gymnases, des pistes et des pelouses, dans le jardin voisin, seraient livrés au petit peuple, qui s’y réunirait chaque semaine, tandis que des coins d’ombre seraient réservés aux femmes, aux épouses et aux mères, désormais rapprochées, égayées, ayant à elles un salon, un endroit de rencontre et d’amusement. Pour la cérémonie d’inauguration, on avait orné la salle de fleurs et de feuillage, et toute la population endimanchée de Jonville, dès le matin, emplit les rues de son allégresse.

Ce dimanche-là, Mignot, sur le désir de Marc, amena ses élèves du Moreux, avec le consentement des parents, pour qu’ils pussent prendre part à la fête. Puisque le même curé avait desservi jusque-là Jonville et le Moreux, la même salle de jeux et de danse pouvait bien servir aux deux pays. Et, justement, comme Mignot arrivait, Marc le rencontra devant l’église, dont la vieille Palmyre fermait violemment la porte de deux tours de clef terribles. Le matin, l’abbé Cognasse avait dit sa messe devant des bancs absolument vides ; et c’était lui qui, dans un accès de furieuse colère, venait de donner à sa servante l’ordre de barricader la maison de Dieu : personne n’y entrerait plus, puisque ce peuple impie allait sacrifier aux idoles de la bestialité humaine. Lui-même avait disparu, terré sans doute dans le presbytère, dont le jardin bordait la route qui menait à la maison commune. Il ne s’y trompait pas, on crachait sur le Sacré-Cœur, Jonville se libérait de ce nouveau culte, de cette incarnation nouvelle et dernière de Jésus.

— Vous savez, dit Mignot à Marc, que depuis deux dimanches il n’est pas venu au Moreux. Il prétend avec quelque raison qu’il n’a pas besoin de faire quatre kilomètres pour dire la messe devant deux pauvresses et trois gamines. Le village entier s’est révolté contre lui, le jour où il a poursuivi et fessé la petite Louvard, parce qu’elle lui avait tiré la langue. Il devient fou de violence, depuis qu’il se sent battu, et c’est moi qui suis obligé de le défendre maintenant, dans la crainte de voir la population outrée lui faire un mauvais parti.

Mignot riait, et, questionné, il donna d’autres détails.

— Mais oui, Saleur, notre maire, si méfiant, si désireux de ne pas gâter sa jouissance de marchand de bœufs enrichi, devenu bourgeois, parlait de lui faire un procès et d’écrire à l’évêque. Vraiment, si j’ai eu d’abord quelque peine à tirer le Moreux de la crasse d’ignorance et de crédulité où mon prédécesseur le clérical Chagnat l’avait comme noyé, je n’ai plus guère désormais qu’à laisser parler les faits. La population entière vient à moi, l’école bientôt régnera sans rivale, et l’église se ferme, c’est fini.

— Nous n’en sommes pas encore là tout de même, dit gaiement Marc. Ici, l’abbé Cognasse résistera jusqu’au dernier jour, tant qu’il se sentira payé par l’État, imposé par Rome. Je l’ai toujours pensé, les petites communes perdues comme le Moreux, surtout celles où la vie est aisée, seront les premières à se libérer du prêtre, parce qu’il peut disparaître sans rien y déranger de la vie sociale. On ne l’y aimait déjà guère, on y pratiquait de moins en moins, on le verra partir sans regret, dès que le lien civique se sera fortement noué, en créant un autre pacte humain et d’autres satisfactions vivantes et certaines.

Mais la cérémonie allait commencer, Marc et Mignot se dirigèrent vers la maison commune, où leurs élèves étaient réunis. Ils y trouvèrent Geneviève, en compagnie de Salvan et de Mlle  Mazeline, tous deux sortis de leur retraite pour assister à cette fête laïque, qui était un peu leur œuvre, la victoire de leur long enseignement. Et ce fut très simple, très fraternel et très joyeux. Les autorités, Martineau avec son écharpe, en tête du conseil municipal, prirent possession de ce Palais du peuple, au nom de la commune qu’elles représentaient. Puis les enfants des écoles jouèrent, chantèrent, ouvrirent l’avenir de bon travail et de paix heureuse, de leurs mains innocentes encore, saines et pures, au milieu de grands rires. C’était l’éternelle jeunesse, c’était l’enfant qui vaincrait les derniers obstacles vers la future cité de solidarité parfaite ! Ce que l’enfant d’aujourd’hui n’aurait pu faire, l’enfant de demain le ferait. Et, lorsque les enfants eurent jeté leur cri d’espoir, les jeunes garçons et les jeunes filles vinrent avec la tendre promesse des fécondités prochaines. Ensuite, on vit la maturité, la pleine moisson, les époux et les pères, les épouses et les mères, tout le flot humain en grand travail, derrière lequel il ne restait que les vieillards, le souvenir attendri, l’heureux soir de l’existence, quand l’existence a été vécue loyalement. L’humanité reprenait conscience d’elle, et mettait l’ancien idéal divin dans la règle de la vie terrestre, faite de raison, de vérité et de justice, pour la fraternité, la paix et le bonheur des hommes. Désormais, Jonville aurait comme lieu de réunion cette maison fraternelle de joie et de santé, où il n’y aurait ni menaces, ni châtiments, où le soleil entrerait égayer tous les âges. On n’y troublerait pas les cœurs et les intelligences, on n’y vendrait pas les parts d’un paradis menteur. Il n’en sortirait que des citoyens ragaillardis, heureux de vivre la vie pour l’allégresse de la vie elle-même. Et toute l’absurdité cruelle des dogmes croulait devant cette simple gaieté et cette lumière bienfaisante.

Les danses se prolongèrent jusqu’au soir. Les belles paysannes du village ne s’étaient jamais trouvées à pareille fête. On remarqua beaucoup le visage riant de la mairesse, la belle Mme  Martineau, qui était restée une des dernières fidèles de l’abbé Cognasse, tout en n’allant plus à l’église que pour y montrer ses robes neuves. Elle en avait une, de robe neuve et elle était ravie de l’étaler, sans craindre de la salir, sur les dalles humides. Puis, ici, elle était certaine de ne pas recevoir de coup de pied, si elle ne se rangeait pas assez vite. Enfin, Jonville allait donc avoir un salon, où l’on pourrait se voir, causer, et faire un peu la fière.

Un incident extraordinaire termina cette grande journée. Marc et Geneviève ramenaient leurs élèves, accompagnés de Mignot, qui ramenait aussi les siens ; et ils étaient en compagnie de Salvan et de Mlle  Mazeline, tous très gais, plaisantant et riant. Avec eux encore, se trouvait Mme  Martineau, au milieu d’un groupe de femmes du village, auxquelles elle racontait comment s’était terminé le procès fait par son mari au curé, à la suite du coup de pied qu’elle avait reçu de celui-ci. Devant la police correctionnelle, quinze témoins étaient venus déposer, et le juge, après des débats violents, avait condamné l’abbé Cognasse à vingt-cinq francs d’amende, ce qui expliquait l’état de fureur où bouillonnait ce dernier depuis quelques jours. Alors, brusquement, comme elle élevait la voix, en passant le long du jardin du presbytère, déclarant que le curé ne l’avait pas volé, on vit surgir, au-dessus du petit mur, la tête de l’abbé Cognasse, qui se mit à crier des injures.

— Ah ! vaniteuse, ah ! menteuse, je te la ferai rentrer dans la gorge, ta langue de serpent qui bave sur le bon Dieu !

Comment se trouvait-il là, juste à ce moment ? Avait-il guetté derrière le mur de son jardin, le retour de la fête ? Une échelle était-elle préparée, pour lui permettre de monter et de voir ? Quand il aperçut la belle Martineau en robe neuve, entourée de toutes ces femmes endimanchées, qui avaient déserté l’église pour se rendre à une fête impie, dans la maison du diable, il perdit complètement la tête.

— Femmes dévergondées qui faites pleurer les anges, femmes damnées qui empoisonnez le pays de vos immondices, attendez ! attendez ! je vais commencer à vous régler votre compte, en attendant que Satan vienne vous prendre.

Et, exaspéré de n’avoir même plus les femmes avec lui, ces misérables femmes, redoutées, exécrées de l’Église, et qu’elle garde, pour régner par elles, il arracha les pierres du chaperon en ruine qui couronnait le mur, il les lança sur les femmes, de toute la rudesse de ses mains sèches et noires.

— Viens ! toi, la Mathurine, qui fais coucher dans ton lit tous les valets de ton homme !… Toi, la Durande, qui as volé à ta sœur sa part de l’héritage de votre père !… Toi, la Désirée, qui n’as pas payé les trois messes que j’ai dites pour le repos de l’âme de ton enfant !… Et toi, toi, la Martineau, qui as fait condamner le bon Dieu avec moi, une pierre, deux pierres, trois pierres, attends ! attends ! autant de pierres qu’il y a de francs dans vingt-cinq francs !

Le scandale fut énorme, deux femmes furent atteintes, et le garde-champêtre, qui se trouvait là, se mit immédiatement à verbaliser. Au milieu des cris, sous les huées, l’abbé Cognasse parut tout d’un coup revenir à lui. Il eut un dernier geste farouche, tel son Dieu de vengeance menaçant de destruction le monde nouveau, et il disparut, comme un diable qui rentre dans sa boîte. C’était encore un bon procès qu’il venait de se mettre sur les bras, il agonisait sous le flot montant des assignations.

Le jeudi suivant, Marc s’étant rendu à Maillebois, acquit brusquement une certitude, dans le doute qui le hantait depuis quelque temps. Il traversait l’étroite place des Capucins, lorsque son attention fut attirée par un personnage noir et minable, planté debout devant l’école des frères, et qui en regardait les murs d’un regard fixe. Tout de suite, il reconnut l’homme qu’il avait aperçu, le mois d’auparavant, en compagnie de Polydor, derrière un massif de l’avenue de la Gare.

Et, cette fois, il n’hésita plus, en pouvant ainsi l’examiner à l’aise, sous le grand jour : c’était bien le frère Gorgias, un Gorgias en vieille redingote, graisseuse, ravagé par l’âge, la face creusée, les membres tordus, mais toujours reconnaissable à son grand nez farouche d’oiseau vorace, entre ses pommettes saillantes. Delbos ne s’était pas trompé, le frère Gorgias était revenu et devait rôder dans le pays depuis de longs mois déjà.

Dans la rêverie profonde où il venait de tomber, sur cette place endormie, presque toujours déserte, il eut conscience de ce regard attaché sur lui, qui le fouillait profondément. Il se tourna sans hâte, ses yeux se rencontrèrent avec ceux de la personne arrêtée à quelques pas. Lui aussi, sûrement, la reconnut. Mais, au lieu de s’effarer, de fuir comme il avait fait une première fois, il eut son habituel retroussement de lèvres, qui découvrait, à gauche, un peu de ses dents de loup, dans un rictus involontaire où il y avait comme de la goguenardise et de la cruauté. Puis, l’air tranquille, il parla, en montrant du geste les murs délabrés de l’école des frères.

— Hein ! monsieur Froment, quand vous passez ça doit vous faire plaisir, cette ruine ?… Moi, voyez-vous, ça me jette hors de moi, j’ai envie d’y mettre le feu, pour y brûler les derniers de ces lâches.

Puis, comme Marc, saisi que ce bandit osât lui adresser la parole, frémissait sans répondre, il eut encore son terrible rire muet.

— Ça vous étonne que je me confesse à vous ?… Vous avez été mon pire ennemi. Mais pourquoi vous en voudrais-je ? vous ne me deviez rien, vous vous battiez pour vos idées… Ceux que je hais, ceux que je poursuivrai jusque dans la mort, ce sont mes supérieurs, mes frères en Jésus-Christ, tous ceux qui devaient me couvrir, me sauver, et qui m’ont jeté à la rue, avec l’espoir de m’y voir mourir de honte et de faim… Et encore, moi, je suis une pauvre et damnable créature, mais c’est Dieu lui-même que ces misérables lâches ont trahi et vendu, car c’est leur faute, c’est la faute de leur imbécile faiblesse, si l’Église va être battue, et si, en attendant, cette pauvre école que vous voyez là croule de toutes parts… Quand on songe à la place qu’elle occupait, de mon temps ! Nous étions les victorieux, nous avions réduit presque à rien votre école laïque. Et voilà cette école qui triomphe aujourd’hui, elle seule bientôt régnera. Mon cœur en est gros de regrets et de rage.

Mais deux vieilles femmes passaient, un père capucin sortit de la chapelle voisine, et le frère Gorgias, jetant autour de lui des regards obliques, ajouta vivement, à voix plus basse :

— Écoutez, monsieur Froment, je suis tracassé depuis longtemps par le désir de causer avec vous. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Si vous le permettez, j’irai vous voir un de ces jours à Jonville, après la tombée de la nuit.

Et il s’en alla, il disparut sans que Marc eût seulement prononcé un mot. Bouleversé, ce dernier ne parla de cette rencontre à personne, excepté à sa femme, qui s’en alarma. Il fut convenu entre eux qu’ils ne recevraient pas l’homme, la visite annoncée étant peut-être quelque guet-apens, une nouvelle machination de traîtrise et de mensonge. L’homme avait toujours menti, il mentirait encore ; à quoi bon dès lors espérer de ses confidences le fait nouveau cherché depuis si longtemps ? Mais des mois se passèrent sans qu’il parût ; et Marc, qui d’abord s’était tenu sur ses gardes pour lui fermer sa porte, en arrivait à s’étonner, à s’impatienter de ne pas le voir venir. Il se demandait quelles pouvaient être les confidences promises, il finissait par tomber au tourment de les connaître. En somme, pourquoi ne l’aurait-il pas reçu ? Même s’il n’apprenait rien d’utile, il pénétrerait l’homme davantage. Et, dès lors, il vécut dans l’attente de cette visite si lente à se produire.

Enfin, un soir d’hiver, par une pluie battante, le frère Gorgias se présenta, enveloppé dans un vieux manteau, qui ruisselait d’eau et de boue. Tout de suite, dès qu’il se fut débarrassé de cette loque, Marc le fit entrer dans la salle de classe, tiède encore, et où le poêle de faïence s’éteignait. Une petite lampe à pétrole éclairait seule la vaste pièce silencieuse, emplie de grandes ombres. Derrière la porte, Geneviève, un peu tremblante, était restée aux écoutes, prise de la crainte vague de quelque attentat possible.

Tout de suite, le frère Gorgias avait repris la conversation, interrompue sur la place des Capucins, comme si elle avait eu lieu l’après-midi même.

— Voyez-vous, monsieur Froment, l’Église se meurt, parce qu’elle n’a plus de prêtres résolus à la soutenir par le fer et le feu, s’il en était besoin. Pas un de ces pauvres nigauds, de ces jocrisses pleurards d’aujourd’hui n’aime, ni même ne connaît le véritable Dieu, celui qui exterminait les peuples pour une simple désobéissance et qui régnait sur les âmes et sur les corps, en mettre indiscuté, toujours armé de la foudre… Que voulez-vous que le monde devienne, s’il n’y a plus pour parler de son nom que des poltrons et des imbéciles ?

Alors, un à un, il prit ses supérieurs, ses frères en Jésus-Christ, comme il les nommait, et ce fut terrible, un véritable massacre. Mgr Bergerot, qui venait de mourir à près de quatre-vingt-sept ans, n’avait jamais été qu’un pauvre homme, trembleur et incohérent, incapable d’avoir le courage de se séparer de Rome, pour fonder sa fameuse Église de France, libérale, rationaliste, laquelle n’aurait guère été qu’une secte nouvelle du protestantisme. C’étaient ces évêques sans foi solide, lettrés, en proie au libre examen, dont les mains débiles, désarmées du tonnerre, laissaient la foule des incrédules déserter les autels, au lieu de les frapper sans merci de l’éternelle terreur de l’enfer. Mais, surtout, il gardait sa haine la plus farouche contre l’abbé Quandieu, encore vivant à quatre-vingts ans passés. Celui-ci, cet ancien curé de Saint-Martin, à Maillebois, restait pour lui le parjure, l’apostat, le mauvais prêtre qui avait craché sur sa religion, en se mettant ouvertement avec les ennemis de Dieu, au moment de l’affaire Simon. On l’avait bien vu plus tard, quand il avait abandonné le sacerdoce, pour se retirer dans une petite maison fleurie, au fond d’un quartier désert. Il se disait écœuré par la basse superstition des derniers fidèles, il poussait l’audace jusqu’à prétendre que les moines, les vendeurs du Temple, comme il les nommait, étaient les démolisseurs inconscients qui hâtaient l’effondrement de l’Église. Le démolisseur, c’était lui, dont la désertion servait d’argument aux adversaires du catholicisme, abominable exemple d’un homme reniant sa vie entière, rompant ses vœux, préférant au martyre une vieillesse grasse et honteuse. Et, quant à l’abbé Coquard, son successeur à la cure de Saint-Martin, ce grand sec, d’aspect si grave, si sévère, il n’y avait en lui derrière ce masque excellent, que la pauvre étoffe d’un imbécile.

Jusque-là, Marc avait écouté silencieux, décidé à ne pas interrompre. Mais l’attaque violente contre l’abbé Quandieu le révolta.

— Vous ne connaissez pas ce prêtre, dit-il simplement, vous en parlez en ennemi aveuglé par la rancune… Il a été le seul prêtre de ce pays qui ait compris, dès le premier jour, l’effroyable tort que l’Église allait se faire, en se déclarant ouvertement, passionnément, contre la vérité et la justice. Eh quoi ! elle qui dit représenter sur la terre un Dieu de certitude et d’équité, de bonté et d’innocence, elle qui s’est fondée pour l’exaltation des souffrants et des humbles, la voilà qui se démasque, qui pour conserver son pouvoir temporel fait cause commune avec les oppresseurs, les menteurs faussaires ! Les conséquences d’une telle attitude devaient forcément être terribles pour elle, le jour où la vérité et la justice triompheraient, où l’innocence de Simon éclaterait en une fulgurante clarté. C’était comme un véritable suicide de sa part, elle préparait de ses mains sa propre condamnation, elle ne serait plus jamais la maison du vrai, du juste, de l’éternellement pur et l’éternellement bon ! Et l’expiation de sa faute commence à peine, on la verra lentement mourir de l’affreux déni de justice qu’elle a fait sien, qu’elle s’est collé au corps comme un chancre dévorant… Oui, l’abbé Quandieu a eu le génie de prévoir et de dire cette chose. Et il est faux qu’il se soit enfui de l’Église par lâcheté, il en est sorti sanglant, pleurant, il achève dans la douleur une vie de misère et d’amertume.

D’un geste rude, le frère Gorgias déclara qu’il ne voulait pas discuter. Il avait impatiemment attendu de pouvoir continuer sa rageuse diatribe, écoutant à peine, les yeux ardents, fixés au loin, dans les cuisants souvenirs de sa querelle personnelle.

— Bon ! bon ! je dis ce que je pense, je ne vous empêche pas de penser ce que vous voudrez… Mais il est d’autres imbéciles et d’autres lâches que vous ne défendrez pas. Hein ? ce gredin de père Théodose, le miroir à dévotes, le caissier voleur du paradis.

Et il repartit, il tomba sur le supérieur des capucins avec une rage meurtrière. Ce n’était pas qu’il blâmât le culte de saint Antoine de Padoue ; au contraire, il l’exaltait, il mettait son unique espoir dans le miracle, il aurait voulu voir la terre entière apporter au saint des vingt sous et des quarante sous, pour forcer Dieu à brûler de sa foudre les villes impies. Mais le père Théodose était un simple farceur sans conscience, battant monnaie pour lui seul, refusant de venir en aide aux serviteurs de Dieu dans la peine. Lorsque ses troncs, autrefois, dégorgeaient des centaines de mille francs, il n’y aurait pas pris une pièce de cent sous, de temps à autre, afin de rendre la vie moins dure aux pauvres frères de l’école chrétienne, ses voisins. Maintenant que les dons tarissaient d’année en année, c’était pis, il lui avait refusé un secours, à lui Gorgias, dans une circonstance atroce, où dix francs pouvaient lui sauver l’existence. Tous l’abandonnaient, oui ! tous, ce père Théodose, paillard et tripoteur d’affaires, bourreau d’argent, sans compter l’autre, le grand chef, le grand coupable, aussi bête que scélérat ! Et il finit par lâcher le nom du père Crabot, qui lui brûlait les lèvres, qu’il avait retenu jusque-là, par un restant de terreur sacrée, dans sa fureur à tout saccager du sanctuaire. Ah ! le père Crabot, le père Crabot ! il en avait fait son dieu autrefois, il l’avait servi à genoux, silencieux, prêt à pousser le dévouement jusqu’au crime. Il le considérait alors comme un maître tout-puissant, très intelligent et très brave, visité par Jésus, qui lui assurait, en ce monde, une éternelle victoire. Avec lui, il se croyait à l’abri des méchants, certain de réussir dans toutes ses entreprises même les plus fâcheuses. Et c’était ce maître vénéré pour le salut duquel il avait perdu sa vie, c’était ce glorieux père Crabot qui, aujourd’hui, le reniait, le laissait sans pain, sans gîte. Il faisait pis, il le jetait à l’eau, comme un complice embarrassant, dont on souhaite la disparition. D’ailleurs, ne s’était-il pas montré toujours un monstre d’égoïsme ? n’avait-il pas sacrifié déjà le pauvre père Philibin, mort récemment dans le couvent d’Italie, où il était comme mort depuis des années ? Un héros, le père Philibin, une simple victime, qui n’avait jamais fait qu’obéir à son supérieur, et qui s’était dévoué jusqu’à payer seul les actes commandés, exécutés en silence. Une autre victime encore cet hurluberlu de frère Fulgence, vraiment idiot celui-là, avec sa tête de moineau frénétique, mais inconscient au fond, ne méritant pas d’avoir été balayé, emporté dans le néant où il achevait de mourir, quelque part, on ne savait pas au juste. Et à quoi bon tant de vilenie et d’ingratitude ? n’était-ce pas, de la part du père Crabot, aussi stupide que méchant de lâcher ainsi ses anciens amis, les instruments de sa fortune ? n’était-ce pas lui-même qu’il ébranlait, en les laissant abattre, et ne craignait-il pas qu’un d’eux ne finît par se lasser, ne se dressât pour lui jeter à la face des vérités terribles ?

— Je vous dis, cria Gorgias, que, sous son grand air, sous son renom d’intelligence et de diplomatie géniale, il y a une bêtise immense. Il faut être bête à manger du foin pour se conduire à mon égard comme il le fait. Mais qu’il prenne garde ! qu’il prenne garde ! je parlerai un jour..

Il n’acheva pas, et Marc, qui écoutait ardemment, voulut le pousser.

— Quoi ? qu’avez-vous à dire ?

— Rien, ce sont des choses entre lui et moi, et je ne les dirai que devant Dieu, dans une confession.

Puis, il acheva son énumération amère.

— Tenez ! pour finir, ce frère Joachim qu’ils ont mis à la tête de notre école de Maillebois, en remplacement du frère Fulgence : encore une créature du père Crabot, un hypocrite choisi pour son habileté et sa souplesse, qui se croit un grand homme parce qu’il ne tire plus les oreilles de ces petites vermines d’enfants. Aussi, vous voyez le beau résultat, l’école va être bientôt forcée de fermer ses portes, faute d’élèves. À coups de pied et à coups de poing, voilà comment Dieu exige qu’on mène l’exécrable graine des hommes, si l’on désire qu’elle pousse un peu proprement… Et, en somme, voulez-vous mon opinion ? Il n’y a dans tout le pays qu’un curé à peu près honorable, selon le véritable esprit de Dieu : c’est votre abbé Cognasse. Celui-là aussi, en pleine lutte est allé comme les autres, demander conseil à Valmarie, qui a manqué le pourrir dans le tas, en lui recommandant d’être souple et habile. Mais il s’est ressaisi bien vite c’est à coups de pierres qu’il poursuit les ennemis de l’Église, et voilà l’attitude des vrais saints, voilà comment Dieu, le jour où il voudra bien s’en mêler, finira sûrement par reconquérir le monde.

Sauvage, véhément, il avait levé les deux poings, il les brandissait, dans la grande salle de classe, si calme et si douce, où la petite lampe mettait une lueur discrète. Il y eut un moment de profond silence, pendant lequel on n’entendit plus que la pluie ruisselante battant les vitres des fenêtres.

— En tout cas, reprit Marc avec une pointe d’ironie, Dieu me semble vous avoir abandonné et sacrifié comme vos supérieurs.

Le frère Gorgias jeta un regard sur ses misérables vêtements, sur ses mains décharnées qui disaient ses souffrances.

— C’est vrai, Dieu a châtié en moi, avec une extrême rudesse, les fautes des autres et les miennes. Je m’incline devant sa volonté, il travaille à mon salut. Mais je n’oublie pas, je ne pardonne pas aux autres d’avoir ainsi aggravé mon mal. Ah ! les bandits ! à quelle vie affreuse ils m’ont condamné, depuis le jour où ils m’ont obligé de quitter Maillebois, et dans quel état de misère j’ai dû y revenir, pour tâcher au moins de leur arracher le morceau de pain qu’ils me doivent !

Il ne voulut pas en dire davantage, mais toute la tragique histoire se devinait dans son frémissement de fauve traqué, forcé par la faim. Sans doute, son ordre l’avait renvoyé de communauté en communauté, dans les plus pauvres et les plus obscures, jusqu’au jour où, jeté dehors comme trop compromettant, il avait quitté la robe, roulé par les chemins la tare du religieux défroqué. Alors, dans quels pays lointains s’était-il rendu, quelle vie de privations et de hasards avait-il menée, par quelles aventures inavouables et par quels vices immondes avait-il passé : c’était ce qu’on ne saurait jamais, ce qu’on lisait seulement un peu sous la peau tannée de son visage, au fond de ses yeux flambants de souffrance et de haine. Certainement, le plus clair de ses ressources avait dû longtemps lui venir de ses complices d’autrefois, qui achetaient son éloignement et son silence. Quand il avait écrit lettres sur lettres, quand il devenait menaçant, il recevait de petites sommes, il pouvait traîner quelques mois encore sa vie d’épave rejetée par tous. Puis, un temps était venu où il n’avait plus reçu de réponse ; ses lettres, ses menaces restaient sans effet aucun ; ses anciens supérieurs s’étaient lassés de ses exigences voraces, peut-être aussi pensaient-ils qu’il n’était plus dangereux, après tant d’années écoulées. Et, en effet, il avait eu l’intelligence de comprendre que des aveux de sa part n’offriraient plus contre eux rien de bien grave, et que ces aveux, d’ailleurs, lui feraient perdre sa dernière chance de leur tirer quelque argent. Mais il s’était décidé à venir rôder autour de Maillebois, connaissant son Code, se sachant couvert par la prescription. Depuis de longs mois, il vivait donc là, dans l’ombre, des pièces de cent sous arrachées à la peur des accusateurs de Simon, qui tremblaient toujours de leur affreux triomphe de Rozan. Il était leur remords, leur châtiment, se dressant à leur porte, les avertissant de l’infamie certaine dont ils seraient frappés. Et il devait commencer de nouveau à les lasser de cette persécution à domicile, car il débordait de trop d’amertume, il ne les aurait pas couverts de tant d’outrages, si, la veille, ils l’avaient laissé puiser dans leurs bourses, afin d’acheter encore son silence.

Marc comprit parfaitement. Le frère Gorgias ne reparaissait, ne surgissait des ténèbres louches où il se terrait maintenant, que lorsqu’il avait mangé les secours obtenus, en crapuleuses distractions. Et pour qu’il fût venu chez lui, ce soir d’hiver, par cette pluie battante, c’était sûrement qu’il avait les poches vides et qu’il comptait tirer un bénéfice quelconque d’une pareille visite. Mais quel bénéfice ? pourquoi cette longue et furieuse plainte contre tous ces hommes dont il se disait n’avoir été que l’instrument docile ?

— Vous habitez Maillebois ? demanda Marc, dont la vive curiosité s’éveillait.

— Non, non, pas Maillebois… j’habite où je peux.

— C’est que je crois vous y avoir vu déjà, avant de vous rencontrer place des Capucins… Vous étiez, je crois, avec un de vos anciens élèves, Polydor.

Un faible sourire détendit la face tourmentée du frère Gorgias.

— Polydor, oui, oui, je l’ai beaucoup aimé. C’était un enfant pieux et discret. Plus tard, comme moi, il a souffert de la méchanceté des hommes. On l’a accusé de toutes sortes de crimes, on l’a chassé, lui aussi, injustement, sans avoir compris sa nature. Et, après mon retour, j’ai été bien heureux de le retrouver, nous avons mis nos misères ensemble, nous nous sommes consolés l’un l’autre, en nous abandonnant aux bras divins de Notre-Seigneur Jésus-Christ… Mais Polydor est jeune, il me traitera comme les autres, voici un mois qu’il a disparu et que je le cherche. Ah ! tout va mal, il faut en finir !

Une plainte rauque lui avait échappé, et Marc frémit, tant le vieil homme ravagé de passions monstrueuses, l’ancien dévorateur d’enfants, avait mis de tendresse ardente dans sa voix cassée, en parlant de Polydor. D’ailleurs, il n’eut pas le temps de s’attarder à cet enfer entrevu, le défroqué continuait, en se rapprochant violemment de lui :

— Alors, écoutez-moi bien, monsieur Froment, j’en ai assez, je suis venu pour tout vous dire… Oui, si vous me promettez de m’écouter comme un prêtre m’écouterait, je viens vous dire la vérité, la vraie vérité, cette fois. Vous êtes le seul homme à qui je puisse faire cette confession sans qu’il en coûte rien à ma dignité ni à mon orgueil, car vous avez toujours été un adversaire désintéressé et loyal… Recevez donc mes aveux et engagez-vous seulement à me les tenir secrets, jusqu’au jour où je vous permettrai de les rendre publics.

Vivement, Marc l’interrompit.

— Non, non, je ne veux pas prendre un tel engagement. Ce n’est pas moi qui ai provoqué vos confidences, vous êtes venu ici de vous-même, vous me racontez ce qu’il vous plaît. Si vraiment vous me mettez en main une vérité, j’entends rester maître d’en faire usage suivant ma conscience.

Il y eut une hésitation à peine.

— Eh bien ! soit, c’est à votre conscience que je me confie.

Mais le frère Gorgias ne parla pas tout de suite, le silence recommença. Dehors, la pluie ruisselait toujours le long des vitres, et de grands coups de vent hurlaient dans les rues désertes ; tandis que la flamme de la petite lampe, immobile et droite, filait un peu, au milieu des vagues ombres de la salle endormie. Peu à peu, pris de malaise, souffrant de tout ce que la présence de cet homme éveillait en lui de trouble et d’abominable, Marc avait tourné un regard inquiet vers la porte, où il savait que Geneviève devait être restée. Entendait-elle ? et quel malaise aussi pour elle que toute cette boue ancienne ainsi remuée !

Après s’être tu un long temps, désireux de donner à son aveu une solennité plus grande, le frère Gorgias leva dramatiquement la main vers le ciel ; puis, lorsqu’il eut pris un temps encore, il déclara d’une voix lente et rude :

— C’est vrai, devant Dieu je l’avoue, je suis entré dans la chambre du petit Zéphirin, le soir du crime.

Bien que Marc attendît avec beaucoup de scepticisme l’aveu annoncé, certain d’avance d’un nouveau mensonge, il ne put retenir un grand frisson, il se leva en une sorte d’horreur involontaire. Mais déjà l’homme le faisait rasseoir d’un geste apaisé.

— J’y suis entré, ou plutôt je me suis accoudé, du dehors, à l’appui de la fenêtre, mais cela vers dix heures vingt, avant le crime. Et c’est ce que je veux vous conter, pour soulager ma conscience… À la sortie de la chapelle des Capucins, dans la nuit noire, je m’étais chargé de reconduire justement le petit Polydor chez son père le cantonnier, sur la route de Jonville, par crainte de quelque malheur. On était sorti de la chapelle à dix heures, et dix minutes pour aller, dix minutes pour revenir, vous voyez bien qu’il devait être dix heures vingt… Alors, comme je repassais devant l’école, en traversant l’étroite place déserte, je fus surpris d’apercevoir la fenêtre du petit Zéphirin grande ouverte, vivement éclairée. Je m’approchai, je vis le cher enfant déshabillé, en chemise, qui s’amusait à ranger des images pieuses, les cadeaux de ses camarades de première communion ; et je le grondai de n’avoir pas fermé sa fenêtre, car elle était de plain-pied avec le pavé, le premier passant venu pouvait d’un saut, entrer chez lui. Mais il riait gentiment, il se plaignait d’avoir trop chaud, la nuit orageuse était en effet brûlante, comme vous devez vous en souvenir.. Je lui faisais donc promettre de se coucher bien vite, lorsque je reconnus de loin, sur la table, près des images de sainteté, un modèle d’écriture qui venait de ma classe, timbré, revêtu de mon paraphe, et cette fois je me fâchai tout à fait, en lui rappelant la défense absolue faite aux élèves d’emporter ainsi le matériel de l’école. Il était devenu très rouge, il s’excusait, racontait comment il avait voulu finir à la maison un devoir pressé. Enfin, il me supplia de lui laisser le modèle jusqu’au lendemain, il me promit de le rapporter et de me le remettre à moi-même… Il ferma sa fenêtre, et je m’en allai. Voilà la vérité, toute la vérité, je le jure devant Dieu.

Marc s’était remis. Il regardait Gorgias fixement, sans rien laisser paraître ses impressions.

— Vous êtes bien certain qu’il ferma sa fenêtre derrière vous ?

— Il la ferma, je l’entendis mettre la barre des volets.

— Vous continuez donc à prétendre que Simon est le coupable, car personne ne pouvait plus venir du dehors, et vous pensez toujours que Simon, après son crime, rouvrit les volets, pour faire tomber les soupçons sur quelque rôdeur inconnu.

— Oui, selon moi, Simon est toujours le coupable. Cependant, il reste une hypothèse, celle où le petit Zéphirin, étouffant de chaleur, aurait rouvert les volets, derrière mon dos.

Marc ne broncha pas, devant cette supposition qui lui était offerte comme pouvant conduire à un fait nouveau. Il haussa même légèrement les épaules, renseigné tout de suite sur la valeur de la prétendue confession, du moment où l’homme continuait à accuser un autre de son crime. Pourtant, dans ce continuel mélange de vérité et de mensonge, un pas encore était fait vers un peu plus de lumière, et il voulut en prendre acte.

— Pourquoi n’avez-vous pas dit ces choses devant la cour d’assises ? Une grande injustice aurait pu être évitée.

— Comment, pourquoi je ne les ai pas dites ? mais parce que je me serais perdu inutilement ! Jamais on n’aurait voulu croire à ma parfaite innocence. J’avais et j’ai encore la conviction absolue de la culpabilité de Simon, mon silence était tout naturel… Et puis, je vous répète que j’ai vu le modèle d’écriture sur la table.

— J’entends bien, seulement ce modèle vous le reconnaissez maintenant comme venant de vous, comme l’ayant timbré et paraphé, et vous n’avez pas toujours dit ça.

— Ah ! pardon, ce sont ces imbéciles, le père Crabot et les autres, qui m’ont imposé une histoire à dormir debout. Et à Rozan, pour soutenir leur thèse inepte, avec leurs experts grotesques, ils ont imaginé une complication de faux cachet, encore plus bête… Moi, je tenais à reconnaître tout de suite l’authenticité du modèle d’écriture. Cela sautait aux yeux. Mais il m’a bien fallu m’incliner, accepter leurs inventions saugrenues, si je ne voulais pas être abandonné, sacrifié… Avant Rozan, quand ils ont commencé à me lâcher et que j’ai fini par avouer mon paraphe, au bas du modèle, vous avez bien vu dans quelle fureur contre moi cela les a mis. Ils voulaient sauver ce malheureux Philibin, ils croyaient être assez forts pour éviter à l’Église même l’ombre d’un soupçon, et voilà pourquoi, aujourd’hui encore, ils ne me pardonnent pas d’avoir cessé de mentir.

Comme s’il eût réfléchi tout haut, Marc dit encore, pour le pousser, en le voyant s’exaspérer peu à peu :

— C’est bien singulier tout de même, ce modèle d’écriture, sur la table de l’enfant.

— Singulier, pourquoi ? Souvent, il arrivait ainsi qu’un enfant emportât un modèle. D’ailleurs, le petit Victor Milhomme en avait bien emporté un, et c’est même à ce fait que vous devez d’avoir soupçonné la vérité… Alors, vous en êtes encore à m’accuser d’être l’assassin et à croire que je me promenais avec ce modèle d’écriture dans la poche. Voyons, est-ce raisonnable ?

Il avait dit cela avec une telle violence agressive et goguenarde, le coin gauche de la bouche retroussé dans le rictus qui découvrait ses dents de loup, que Marc en resta un peu décontenancé. En effet, malgré sa certitude de la culpabilité de l’homme, le point obscur pour lui avait toujours été ce modèle tombé là on ne savait d’où. Il était peu vraisemblable, comme l’ignorantin le répétait sans cesse, que ce soir-là, après la cérémonie religieuse aux Capucins, il eût ce papier sur lui. D’où ce dernier venait-il donc ? Comment pouvait-il l’avoir sous la main, mêlé à un numéro du Petit Beaumontais ? Si Marc avait pénétré ce mystère, tout se serait enchaîné parfaitement, l’affaire n’aurait plus eu rien d’ignoré. Et, pour cacher son ennui, il trouva un brusque argument.

— Vous n’aviez pas besoin de l’avoir dans la poche, puisqu’il était sur la table, où vous dites l’avoir vu.

Mais le frère Gorgias s’était levé, cédant à sa véhémence habituelle ou jouant quelque comédie, désireux de rompre en coup de foudre un entretien qui ne tournait sans doute pas selon ses désirs. Noir et tordu, avec des gestes de fou, il allait et venait par la salle pleine d’ombre.

— Sur la table, eh ! oui, je l’ai vu sur la table. Si je le dis, c’est que je n’ai rien à craindre d’un tel aveu. Supposez-moi coupable, je n’irai pas bien sûr vous donner une arme, en vous disant où j’aurais pu prendre le modèle… Il est sur la table, n’est-ce pas ? Alors je l’aurais pris là, puis j’aurais pris le journal dans ma poché, pour les froisser ensemble et en faire un tampon. Hein ! quelle opération, comme tout cela est simple et logique !… Non, non ! si le journal était dans ma poche, il faudrait que le modèle y fût aussi. — Prouvez-moi qu’il y était, autrement vous n’avez rien de solide ni de décisif.. Il n’y était pas, puisque je l’ai vu sur la table, je le jure encore, devant Dieu !

Et il s’était approché de Marc, désordonné, sauvage, et il lui jetait dans la face ces cris où l’on sentait une sorte de provocation audacieuse, des vérités avouées effrontément sous la forme d’hypothèses, des mensonges masquant à peine l’effroyable scène qu’il devait revivre en d’affreuses délices démoniaques.

Marc, rejeté dans le trouble de son incertitude, voulut en finir, certain qu’il ne tirerait de lui rien d’utile.

— Écoutez, pourquoi vous croirais-je ? Vous venez me raconter une histoire, et c’est la troisième version que vous donnez de l’affaire… D’abord vous êtes d’accord avec l’accusation, le modèle vient de l’école laïque, vous n’y avez pas mis votre paraphe, et c’est Simon qui a imité ce paraphe, pour rejeter son crime sur vous. Ensuite, lorsque le coin portant le timbre, déchiré par le père Philibin, est retrouvé dans un dossier de celui-ci, vous sentez l’impossibilité de vous abriter davantage derrière le rapport stupide des experts, vous reconnaissez que vous êtes bien l’auteur du paraphe et que le modèle est sorti de vos mains. Enfin, aujourd’hui, poussé par je ne sais quel motif, vous me faites un nouvel aveu, vous me racontez comment vous avez vu le petit Zéphirin dans sa chambre, quelques minutes avant le crime, ayant sur sa table le modèle, grondé par vous et fermant ses volets… Réfléchissez, je n’ai aucune raison de croire que cette version est la dernière, et j’attendrai la vérité toute nue, s’il vous plaît de la dire un jour.

Le frère Gorgias, cessant sa promenade orageuse, s’était planté au milieu de la salle, maigre et tragique. Les yeux flambants, le visage convulsé d’un mauvais rire, il ne répondit pas tout de suite. Et il le prit sur un ton de moquerie.

— Comme il vous plaira, monsieur Froment. Je suis venu en ami vous donner quelques détails sur cette histoire qui vous intéresse toujours, puisque vous n’avez pas renoncé à l’espérance de faire réhabiliter votre Simon. Vous pouvez utiliser ces détails, je vous autorise à les répandre. Surtout, je ne vous demande pas de remerciements, car je ne compte plus sur la gratitude des hommes.

Et il s’enveloppa dans son manteau en loques, et il s’en alla comme il était venu, ouvrant les portes lui-même, sortant sans un regard en arrière. Dehors, la pluie glacée tombait en furieuses rafales, le vent emplissait la rue de son hurlement. Et il disparut comme une ombre, au fond des effrayantes ténèbres.

Geneviève avait ouvert la porte derrière laquelle, pendant toute la scène, elle était restée aux écoutes. Debout, énervée et stupéfaite de ce qu’elle venait d’entendre, elle avait laissé tomber ses bras, elle regarda un instant Marc, immobile comme elle, ne sachant s’il devait rire ou se fâcher.

— Mais il est fou, mon ami ! À ta place, je n’aurais pas eu la patience de l’écouter si longtemps. Il ment comme il a menti toujours.

Puis, lorsqu’elle vit Marc se décider à prendre la chose gaiement :

— Non, non, ce n’est pas si drôle. J’en suis malade, de toute cette évocation abominable. Et puis, ce qui m’inquiète, c’est que je ne comprends pas ce qu’il est venu faire chez nous. Pourquoi ces prétendus aveux ? pourquoi te choisir ?

— Oh, ça, ma chérie, je crois savoir… Le père Crabot et les autres ne doivent plus donner un sou, en dehors de la petite mensualité qu’ils se sont engagés à lui servir. Alors, comme le gaillard a des appétits énormes, il s’ingénie à les terrifier de temps à autre, pour leur tirer quelque grosse somme. Je me suis renseigné, ils ont tout fait afin de le chasser du pays, depuis son retour ; ils l’en ont éloigné deux fois déjà, en lui garnissant la poche ; mais chaque fois, dès que la poche a été vide, il y est revenu. Ils n’osent mettre la police dans l’affaire sans quoi les gendarmes les auraient débarrassés depuis longtemps. Et voilà donc comment l’homme, cette fois encore, devant un refus formel, a dû imaginer de leur donner une bonne peur, en les menaçant de venir tout me conter. Puis, comme ils ne s’exécutaient toujours pas, il y est venu, il m’a lâché un peu de vérité, mêlé encore à beaucoup de mensonge, dans l’espoir que je parlerais et que les autres, épouvantés, l’empêcheraient, à coups d’argent, de confesser le reste.

Cette explication si logique calma Geneviève, qui ajouta simplement :

— Le reste, la vérité entière et nue, jamais il ne la confessera.

— Qui sait ? reprit Marc. Il a de grands besoins d’argent, mais il a au cœur plus de haine encore. Et il est brave, il donnerait de sa chair pour se venger de ses anciens complices, qui l’ont si lâchement renié. Et, surtout, malgré ses crimes, il est réellement avec son Dieu d’absolu et d’extermination, il brûle d’une foi sombre, dévoratrice, qui le rend capable du martyre, s’il y croyait gagner le salut et jeter ses ennemis aux tortures de l’enfer.

— Alors, mon ami, tu vas tâcher d’utiliser ce qu’il est venu te dire ?

— Non, je ne crois pas. J’en causerai avec Delbos, mais je sais qu’il est absolument résolu à ne marcher qu’à coup sûr.. Ah ! notre pauvre Simon, je désespère maintenant de le voir réhabilité un jour, je suis trop vieux.

Mais, brusquement, le fait nouveau, attendu depuis des années, se produisit, et Marc vit se réaliser le plus ardent désir de son existence. Delbos, qui se refusait à compter sur une aide possible du frère Gorgias, avait au contraire mis tout son espoir sur ce médecin de Rozan, ce Beauchamp, juré dans le second procès, auquel l’ancien président Gragnon avait fait sa deuxième communication illégale, et que l’on disait ravagé de remords. C’était une piste qu’il suivait avec une patience infinie, soumettant le médecin à une enquête continue, l’entourant d’une surveillance constante, le sachant réduit au silence par les supplications de sa femme, très dévote, très chétive, dont un scandale aurait hâté la mort.

Tout d’un coup, Delbos apprit que cette femme était morte, et il ne douta plus du succès. Cela lui demanda près de six mois encore, il parvint à entrer en rapport direct avec Beauchamp, il trouva un homme inquiet, indécis, rongé de scrupules, qui se décida pourtant à lui remettre un récit signé, où il contait comment Gragnon lui avait fait montrer, chez un ami, la prétendue confession rédigée par la religieuse à laquelle un ouvrier mourant, sur son lit d’hôpital, avait avoué la fabrication d’un faux cachet, gravé pour l’instituteur de Maillebois. Et le signataire ajoutait que cette communication secrète avait seule entraîné sa conviction, dans l’incertitude où il était, près d’acquitter Simon, devant le manque de preuves sérieuses.

Lorsque Delbos eut cette pièce décisive entre les mains, il attendit encore. Il amassa d’autres documents, établissant que Gragnon avait communiqué son faux extravagant à d’autres jurés, bonnes gens de crédulité stupéfiante. C’était là l’extraordinaire, l’ancien président osant recommencer à Rozan son premier coup de Beaumont, sortant un faux grossier de sa poche, le promenant en secret, exploitant l’imbécillité humaine, dans un geste de souverain mépris. Et, les deux fois, le coup avait réussi, Gragnon s’était surtout sauvé du bagne, la seconde avec une audace de beau criminel. Désormais, il se trouvait à l’abri des conséquences de son double crime, car il venait de mourir, desséché, la face comme labourée sous des griffes invisibles, et cette mort était sûrement une des causes qui avaient décidé le médecin Beauchamp à parler. Marc et David pensaient depuis longtemps que l’affaire Simon se réglerait, le jour où les personnages compromis auraient disparu. L’ancien juge d’instruction Daix était mort lui aussi, l’ancien procureur de la République Raoul de La Bissonnière venait d’être mis à la retraite, après une belle carrière, avec la croix de commandeur. À Rozan, le conseiller Guybaraud, qui avait présidé les assises, frappé d’hémiplégie, se mourait, entre son confesseur et une servante-maîtresse, tandis que Pacart, l’ancien démagogue devenu procureur de la République, malgré une louche histoire de tricherie au jeu, avait quitté la magistrature pour occuper à Rome, auprès des congrégations, une situation assez mystérieuse de conseiller judiciaire. De même, à Beaumont, dans la politique, l’administration, le clergé, l’université même, le personnel se trouvait changé presque complètement, d’autres acteurs avaient succédé aux Lemarrois, aux Marcilly, aux Hennebise, aux Bergerot, aux Forbes, aux Mauraisin. Et, les complices directs, le père Philibin et le frère Fulgence étant, l’un mort mystérieusement au loin, l’autre disparu mort aussi peut-être, il ne restait donc que le père Crabot, le grand chef, mais rayé du nombre des vivants, disait-on, enfermé dans une cellule ignorée, où il faisait grande pénitence.

Alors, dans ce milieu social renouvelé, à un moment politique absolument autre, où les passions n’étaient plus les mêmes, Delbos finit par agir avec une prompte énergie, dès qu’il eut entre les mains le dossier dont il voulait être armé. Il avait acquis à la Chambre une situation considérable, il remit son dossier au ministre de la Justice, puis le décida à saisir tout de suite du fait nouveau la Cour de cassation. Une interpellation se produisit bien le lendemain ; mais le ministre se contenta de répondre qu’il y avait là une affaire d’ordre purement judiciaire, dont le gouvernement ne pouvait admettre qu’on fit encore une affaire politique ; et une majorité considérable vota un ordre du jour de confiance, au milieu de l’indifférence où cette ancienne affaire Simon laissait maintenant les partis. À la Cour de cassation, ulcérée toujours du soufflet reçu, le procès fut mené avec une extraordinaire rapidité. Dans les stricts délais, elle cassa l’arrêt de Rozan, sans renvoyer l’ancien accusé devant une autre Cour. Ce fut comme une simple formalité, depuis longtemps nécessaire elle-même, et en trois phrases, elle effaçait tout, elle faisait enfin justice.

Ainsi, très simplement, fut reconnue et proclamée l’innocence de Simon, dans le pur état de la triomphante, après tant d’années de mensonges et de crimes.