Vérité (Zola)/Livre IV/Chapitre III

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Vérité
Les quatre évangiles
Chapitre III
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À Maillebois, le lendemain de l’acquittement de Simon, il y eut un réveil d’émotion extraordinaire. Ce n’était point de la surprise, car les gens étaient nombreux maintenant qui avaient la conviction de son innocence. Mais le fait matériel n’en bouleversait pas moins tout le monde, cette réhabilitation légale, définitive. Et la même pensée venait aux esprits les plus divers, on s’abordait, on se disait :

— Eh quoi ! n’est-il pas une réparation possible pour le malheureux qui a tant souffert ? Sans doute, rien, ni argent, ni honneurs, ne sauraient payer un si atroce martyre. Pourtant, quand toute une population a commis une erreur à ce point abominable, quand elle a fait d’un homme cette pauvre chose de douleur et de pitié, il serait bon qu’elle reconnût sa faute et qu’elle décernât le triomphe à cet homme, dans un grand acte de loyauté, pour affirmer le règne futur de la vérité et de la justice.

Dès lors, cette idée d’une réparation nécessaire fit son chemin, gagna peu à peu le pays entier. On sut une histoire qui acheva de toucher les cœurs. Pendant que la Cour de cassation examinait le dossier de la communication illégale faite aux jurés de Rozan, le vieux Lehmann, l’ancien petit tailleur, très âgé, dans sa quatre-vingt-dixième année, était à l’agonie, au fond de cette misérable maison de la rue du Trou, attristée si longtemps par tant de larmes et de deuil. Sa fille Rachel était accourue, de sa retraite des Pyrénées, pour recevoir son dernier soupir ; et chaque matin, il semblait revivre par un effort de sa volonté, ne voulant pas mourir, disait-il, tant que la justice n’aurait pas rendu l’honneur à son gendre et à ses petits-enfants. En effet, le soir du jour où la nouvelle de l’acquittement lui arriva, il mourut, dans un rayonnement de joie suprême. Après les obsèques, Rachel alla retrouver immédiatement en leur désert, Simon et David, dont le projet, mûrement réfléchi, était de rester là-bas quatre ou cinq années encore, avant de réaliser leur petite fortune, en vendant la carrière de marbre, ce coin de solitude où ils avaient pu attendre l’immanente justice. Et il arriva que la petite maison de la rue du Trou fut alors expropriée et démolie, le conseil municipal ayant eu la bonne inspiration d’assainir tout ce quartier sordide, par l’ouverture d’une large rue et la création d’un square, destiné aux enfants des familles ouvrières. Sarah, dont le mari, Sébastien, venait d’être nommé directeur d’une école primaire de Beaumont, avait dû céder son atelier de couture à une dame Savin, une parente des Savin qui les poursuivaient à coups de pierres, elle et son frère Joseph. De sorte qu’il ne restait plus trace des lieux où la famille Simon avait tant pleuré, aux jours lointains où chaque lettre de l’innocent, criant son mal, lui apportait une torture nouvelle. Dans l’air libre, dans le clair soleil, des arbres maintenant poussaient là, des fleurs y embaumaient des pelouses, et il semblait que de cette santé revenue, de cette bonté de la terre sans cesse élargie poussait et grandissait aussi le sourd remords de Maillebois, son besoin de réparer son effroyable iniquité de jadis.

Cependant, les choses dormirent encore de longs mois. Pendant quatre années, ce ne furent que des initiatives personnelles, sans qu’une entente générale parvînt à s’établir. Les générations s’étaient succédé, les petits-enfants, puis les arrière-petits-enfants des bourreaux qui avaient crucifié Simon. Aussi tout Maillebois se trouvait-il transformé peu à peu, comme habité par un nouveau peuple. Certainement, il fallait attendre que ce grand mouvement social, cette évolution vers une société autre, fussent entièrement accomplis pour que le bon grain si longtemps ensemencé donnât enfin la moisson de citoyens libérés de l’erreur et du mensonge, capables enfin d’une souveraine manifestation d’équité.

Et, en attendant, la vie continuait, les ouvriers vaillants, qui avaient rempli leur tâche, cédaient la besogne à leurs enfants, les ouvriers de demain. À près de soixante-dix ans, Marc et Geneviève venaient de prendre leur retraite, et l’école primaire de Jonville, garçons et filles, se trouvait entre les mains de leur fils Clément et de sa femme. Âgé de trente-quatre ans bientôt, Clément avait épousé Charlotte, la fille d’Hortense Savin, comme lui dans l’enseignement. À l’exemple de son père Marc, qui, sans ambition, avait toujours refusé de quitter son poste de Jonville, où il disait faire d’excellent travail, Clément avait voulu venir se fixer là ; et c’était ainsi que l’œuvre de délivrance se continuait de père en fils, avec la même passion de vérité, le même héroïsme modeste. Mignot, lui aussi, avait quitté le Moreux, où il était remplacé par le fils d’un ancien élève de Salvan, et il s’était retiré à Jonville près de Marc et de Geneviève, qui habitaient une petite maison, voisine de leur ancienne école, dont ils n’avaient pas voulu s’éloigner. De sorte qu’il y avait là comme une amicale colonie de tous les premiers artisans de la grande œuvre, car Salvan et Mlle  Mazeline vivaient toujours, très souriants et très bons. À Maillebois, depuis la nomination de Joulic à la direction d’une école de Beaumont, où Sébastien, nommé aussi directeur, venait de le retrouver, l’école, l’ancienne école de Simon et de Marc, se trouvait dirigée par leurs enfants, les garçons par Joseph, les filles par Louise. Ils n’étaient plus jeunes déjà, lui à quarante-quatre ans, elle à quarante-deux ans, et ils avaient un grand fils de vingt-deux ans, François, qui, marié à sa cousine Thérèse, de même âge, la fille de Sébastien et de Sarah, avait d’elle une fillette, Rose, un délicieux chérubin d’un an à peine. Leur volonté formelle, à eux aussi, était de ne jamais quitter Maillebois, et ils plaisantaient doucement Sébastien et Sarah des grandeurs qui les attendaient, car il était question de donner à Sébastien le poste de directeur de l’École normale, où Salvan avait si bien œuvré, où son élève aimé œuvrerait de même. François et Thérèse, également instituteur et institutrice, comme par une vocation héréditaire, étaient, depuis la rentrée d’octobre, adjoint et adjointe à l’école primaire de Dherbecourt. Et quel pullulement de bons semeurs de la vérité, lorsque, certains dimanches, toute la famille se réunissait à Jonville, autour des grands-parents, Marc et Geneviève, attendris, ravis de cette lignée poussée en pleine raison, en pleine certitude ! Et quelle belle santé rieuse amenait de Beaumont Sébastien et Sarah, de Maillebois Joseph et Louise, de Dherbecourt François et Thérèse, ayant aux bras leur petite Rose, dans ce Jonville où Clément et Charlotte les attendaient avec leur fillette aussi, Lucienne, une grande fille de sept ans bientôt ! Et quelle table il fallait dresser pour les quatre générations déjà, surtout lorsque les grands amis du voisinage, Salvan, Mignot et Mlle  Mazeline voulaient bien y prendre place, afin de boire à la défaite de l’ignorance, mère de tous les maux et de toutes les servitudes !

Les temps de libération humaine, si lents à venir, attendus avec tant de fièvre, se réalisaient maintenant, par de brusques évolutions. Un coup terrible venait d’être porté, à l’Église, la dernière Chambre avait enfin voté la séparation totale de l’Église et de l’État, et les millions jadis donnés aux prêtres pour qu’ils entretinssent dans le peuple l’abêtissement séculaire du troupeau à tondre et la haine destructive de la République, allaient recevoir un meilleur emploi, en servant à doubler les traitements des instituteurs primaires. D’un coup, la situation changeait, l’instituteur n’était plus le pauvre hère, le valet mal payé, méprisé des paysans, devant le curé mieux tenté, engraissé par son casuel et les cadeaux des dévots. Ce dernier cessait d’être le fonctionnaire, émargeant au budget, soutenu à la fois par le préfet et l’évêque ; et, du coup, toute la considération des campagnes s’en allait de lui, il n’inspirait plus aux terriens ni respect ni peur, il n’était plus qu’un sacristain de hasard, à la charge des derniers fidèles qui voulaient bien, de loin en loin, lui payer encore une messe. Les églises devenaient, comme les théâtres, des lieux de spectacles publics, des entreprises simplement commerciales, entretenues par les spectateurs payants, les derniers amateurs des cérémonies qu’on y représentait. Il était hors de doute que beaucoup seraient forcées de fermer leurs portes, quelques-unes faisaient de mauvaises affaires, menacées de faillite prochaine. Et rien ne fut plus typique que le cas où se trouva le terrible abbé Cognasse, dont les emportements avaient longtemps désolé le Moreux et Jonville. Ses nombreux procès restaient célèbres, il ne comptait plus les amendes pour oreilles de gamin à demi arrachées, coups de pied allongés dans les jambes des femmes, coups de pierres tombant en grêle du mur de son presbytère sur les passants qui ne faisaient pas le signe de la croix. Cependant, il durait, même au milieu du tracas des assignations, parce qu’il était comme inamovible, faisant partie de la chose publique, exerçant une fonction rétribuée et gouvernementale. Puis, tout d’un coup, lorsqu’il représenta simplement une opinion, une croyance, qu’il cessa d’émarger pour la pratiquer et l’imposer, il ne fut plus rien, on ne le salua même plus. Alors, en quelques mois, il resta presque seul, avec sa vieille servante Palmyre, dans son église, peu à peu désertée. Palmyre avait beau sonner la messe, de ses bras maigres, cinq ou six femmes seulement étaient encore venues, puis trois, puis une. Celle-là heureusement s’entêtait, il était très content de célébrer pour elle le saint sacrifice, car il craignait de voir se produire à Jonville le fait déplorable du Moreux. Pendant près de trois mois, il était allé chaque dimanche au Moreux dire la messe, sans même pouvoir y décider un enfant à la servir, à ce point qu’il devait emmener de Jonville son petit clerc. Pendant trois mois, pas une âme n’était venue, il avait officié dans l’église absolument vide, moisie et noire ; et, naturellement, il avait fini par n’y plus retourner, l’église fermée achevait de pourrir et de tomber en ruine. Quand une fonction disparaît de la vie sociale, le monument et l’homme, autrefois nécessaires, désormais inutiles, disparaissent. Et, derrière son attitude toujours violente, c’était la terreur de l’abbé Cognasse, sa dernière paroissienne s’en allant, son église ne faisant plus un sou, se fermant et croulant, envahie par les ronces.

À Maillebois, la séparation de l’Église et de l’État venait de porter le dernier coup à l’école, autrefois si prospère, des frères de la Doctrine chrétienne. Victorieuse de l’école laïque, au moment de l’affaire Simon, elle avait subi une lente défaveur, lorsque la vérité s’était fait jour peu à peu. Mais elle existait toujours, elle végétait, grâce à l’obstination cléricale, même avec quatre ou cinq élèves, désespérément recrutés, et il avait fallu des lois nouvelles, la dispersion de la communauté et la crise subie par le culte, pour en fermer définitivement les portes. L’Église se trouvait chassée de l’enseignement national, les seize cent mille enfants que la congrégation empoisonnait chaque année, allaient être rendus à une instruction et à une éducation purement laïques. La réforme montait des établissements primaires aux établissements secondaires, le célèbre collège de Valmarie était lui-même atteint, bien affaibli déjà par l’expulsion effective des jésuites, frappé enfin de mort par tout le vaste ensemble de rénovation universitaire qui se préparait. Le principe de l’instruction intégrale pour tous les citoyens et de l’enseignement gratuit à tous les degrés commençait à prévaloir. Pourquoi deux France ? pourquoi une classe en bas, vouée à l’ignorance, et une classe en haut, la seule instruite et cultivée ? n’était-ce pas un non-sens, une faute et un danger chez une démocratie, dont tous les enfants doivent être appelés à décupler l’intelligence et la force de la nation ? Dans un avenir prochain, tous les enfants de France, réunis en un lien fraternel, débuteraient par les écoles primaires, monteraient de là dans les écoles secondaires et dans les écoles supérieures, selon les aptitudes des sujets, le choix et le goût de chacun. C’était là la réforme urgente, la grande œuvre de salut et de gloire, dont la nécessité se trouvait indiquée si nettement par le vaste mouvement socialiste contemporain, la déchéance de la bourgeoisie, lassée, usée, agonisante, la montée irrésistible du peuple, où frémissaient les énergies de demain. On devait désormais puiser en lui, on y trouverait ainsi qu’en un immense réservoir de puissance accumulée, les hommes de raison, de vérité et de justice, qui bâtiraient, au nom du bonheur et de la paix, la Cité future.

Mais, surtout, pour premier résultat, la gratuité absolue de l’enseignement, l’instruction nationale donnée à tous les enfants de la nation, comme l’eau et l’air dont ils ont besoin pour vivre, achèveraient de tuer ces prétendues écoles libres, ces foyers d’infection cléricale, où l’on ne fait œuvre que de servitude et de mort. Et, après l’école des frères de Maillebois, vide aujourd’hui et comme morte depuis longtemps déjà, après le collège de Valmarie, dont les vastes bâtiments et le parc magnifique seraient prochainement mis en vente, on verrait bientôt disparaître les dernières communautés, leurs maisons enseignantes, leurs usines, leurs fabriques de toute espèce, leurs domaines princiers, ces milliards acquis sur l’imbécillité humaine et dépensés pour maintenir le troupeau humain dans l’obscur servage, sous le couteau de l’égorgeur.

Pourtant, à Maillebois, près de l’école des frères, morne, avec ses volets clos sur les salles abandonnées, où les araignées tissaient leurs toiles, la communauté des capucins desservait toujours la chapelle consacrée à saint Antoine, dont la statue, peinte et dorée, restait debout. Très âgé, le père Théodose y était un des rares survivants de l’époque héroïque, lorsque, le saint faisait de grosses recettes, à coups de miracles. Mais, vainement, son imagination fertile de financier génial inventait encore d’extraordinaires combinaisons, mettant Dieu à la portée des plus petites bourses, le zèle était mort, de très rares dévotes venaient à peine déposer quelques pièces de dix sous, dans les troncs mangés de poussière. Le bruit courait que le saint avait perdu son pouvoir. Il ne retrouvait même plus les objets égarés. Une vieille femme monta sur une chaise, le souffleta un jour, parce qu’au lieu de guérir l’une de ses deux chèvres malade, il avait aussi laissé mourir l’autre. C’était, au milieu d’une indifférence moqueuse, la fin d’une des plus basses superstitions, grâce au bon sens public, enfin réveillé par un peu de juste connaissance. Et, à la paroisse, dans la très vieille et très vénérable église Saint-Martin, le curé Coquard, subissant la même aventure que le curé Cognasse, à Jonville, se sentait de plus en plus abandonné, menacé d’officier bientôt au milieu du désert et des ténèbres d’une nécropole. Lui, rigide, triste et muet, ne péchait point par la violence, semblait plutôt porter la religion en terre, d’un air de sombre entêtement, sans rien concéder aux impies du siècle. Il s’était surtout réfugié dans le culte du Sacré-Cœur, il avait pavoisé son église de tous les drapeaux nationaux dont ne voulaient plus les communes voisines, de grands drapeaux bleu, blanc, rouge, avec d’énormes cœurs saignants, brodés en or et en soies vives. En outre, tout un autel ruisselait d’autres cœurs, en orfèvrerie, en porcelaine, en étoffe bourrée de son, en cuir gaufré, en carton peint, des cœurs de toutes les dimensions, arrachés des poitrines, chauds et palpitants encore, comme fendus en deux d’un coup de couteau, montrant les fibres de la chair, pleurant des larmes de sang, un véritable étal de boucherie où ces lambeaux de supplicié achevaient de souffrir et de mourir. Mais cette seconde incarnation de Jésus, si grossière, ne touchait plus les foules, qui avaient compris qu’un peuple, frappé de désastres, se relève par le travail, par la raison, et non par la pénitence, aux pieds de monstrueuses idoles. À mesure que les religions vieillissent, tombent à des idolâtries plus charnelles et plus basses, elles semblent se pourrir elles-mêmes, se désagréger en une moisissure dernière. Et, surtout, si l’Église catholique agonisait ainsi, c’était, selon le mot de l’abbé Quandieu, qu’elle avait voulu son propre suicide, le jour où elle s’était rangée du côté de l’iniquité et du mensonge, elle qui se disait la Maison du Dieu de toute justice et d’éternelle. Comment n’avait-elle pas prévu, en se mettant avec les menteurs et les faussaires, qu’elle consentait à disparaître avec eux, dans la honte de leur infamie, le jour inévitable où l’innocent et le juste triompherait sous l’éclatant soleil ? Elle n’avait plus pour maître véritable le Jésus d’innocence, de douceur et de charité, si ouvertement renié, chassé de son temple ; elle n’y gardait que ce cœur matériel, ce fétiche barbare, ramassé un soir de bataille, parmi les membres épars de son Dieu mourant, dans l’espérance d’agir encore sur les nerfs malades des pauvres d’esprit. L’abbé Quandieu, chargé d’ans et d’amertume, venait de s’éteindre dans la solitude, en répétant : « Ils ont recondamné et crucifié une seconde fois Jésus, l’Église en mourra. » Et l’Église en mourait.

D’ailleurs, elle ne s’en allait pas seule, c’étaient aussi les classes aristocratiques et bourgeoises, sur lesquelles elle avait tenté vainement de s’appuyer, qui s’effondraient et l’entraînaient avec elles. Toute l’antique force nobiliaire, militaire, même tous les pouvoirs d’argent, tombaient en poudre, se dévorant entre eux, frappés de folie impuissante, depuis que le travail réorganisé répartissait justement la richesse nationale. Et il s’était passé, à la Désirade, des faits caractéristiques qui montraient dans quelle misère finale disparaissaient ces riches et ces puissants, dont les mains débiles voyaient glisser entre leurs doigts les millions, comme de l’eau clair. D’abord, Hector de Sanglebœuf y perdit son siège à la Chambre, quand le corps électoral, éclairé et moralisé par l’école, se débarrassa des candidats réactionnaires, d’opinions violentes. Mais le grand malheur pour les châtelains de la Désirade fut la mort de la marquise de Boise, cette femme exquise, intelligente et accommodante, qui, pendant si longtemps avait fait régner une paix prospère dans le ménage, en restant la vieille maîtresse du mari, en devenant l’amie tendre de la femme. Dès qu’elle ne fut plus là, Sanglebœuf, stupide et vaniteux, se dérangea gravement, perdit au jeu des sommes considérables, se laissa tomber aux amours crapuleuses, si bien qu’un jour on le rapporta en morceaux, roué de coups ; et il en mourut trois jours plus tard, sans qu’on osât déposer une plainte, dans la crainte de trop de boue pour sa mémoire. Sa femme, la belle et indolente Lia d’autrefois, la Marie pieuse et toujours sommeillante d’aujourd’hui, vécut seule dès lors, au milieu des splendeurs du vaste domaine. Son père, le baron Nathan, le banquier juif aux centaines de millions, cloué dans son hôtel somptueux des Champs-Elysées par la paralysie, tombé en enfance, avait cessé de la voir depuis longtemps, lorsqu’il était mort brusquement, ne lui laissant de ses millions que la plus petite part possible, rognée par toutes sortes de dons à des œuvres aristocratiques, même à des dames du beau monde, qui, pendant les dernières années de son existence, lui avaient donné l’illusion d’être enfin un des leurs, débarbouillé de toute sa juiverie. Languissante, n’étant jamais arrivée à ressentir une passion, même pour l’argent, elle n’en honora pas moins son père défunt, elle fit dire des messes, espérant ainsi forcer à son intention la porte du ciel. Comme elle le répétait souvent, il avait assez servi la cause catholique, il pouvait s’asseoir à la droite de Dieu. Elle-même, n’ayant pas eu d’enfant, dans son indifférence d’idole parée et caressée, continua d’habiter la Désirade toute seule, ne quittant plus la chaise longue de sa chambre, laissant vide et comme frappé de mort cet admirable domaine que des murs, des grilles, de toutes parts, barraient au public, tel qu’un paradis défendu. Pourtant, des récits couraient, on racontait qu’elle avait recueilli chez elle le père Crabot, très âgé, après la fermeture de Valmarie. Par ascétisme, ayant simplement changé de cellule, il y habitait, disait-on, une petite chambre sous les combles, une ancienne chambre de domestique, simplement meublée d’un lit de fer, d’une table de bois blanc et d’une chaise de paille. Mais il n’en régnait pas moins sur le domaine entier, en souverain maître ; et, à la vérité, les seuls visiteurs aperçus étaient des religieux, des prêtres, dont les robes et les soutanes filaient discrètement entre les massifs de verdure, le long des bassins de marbre aux eaux ruisselantes. À quatre-vingt-dix ans passés, ce conquérant de femmes, cet ensorceleur d’âmes dévotes, recommençait le coup triomphal de sa jeunesse. S’il venait de perdre Valmarie, dont la tendresse de la comtesse de Quédeville lui avait fait jadis le royal cadeau, il était en train d’obtenir maintenant la Désirade des bonnes grâces de la toujours belle Lia, qu’il appelait passionnément « ma sœur Marie en Jésus-Christ ». Administrateur de ses aumônes et de ses dons, il avait déjà partagé la fortune, en commanditant des œuvres religieuses, en versant surtout des sommes considérables aux souscriptions ouvertes par les partis réactionnaires, pour alimenter la guerre féroce, faite à la République et à ses institutions. Et, quand la comtesse fut, un soir, trouvée morte sur sa chaise longue, l’air endormi en son indolence, elle était ruinée, ses millions avaient tous passé dans les caisses noires, il ne restait que la Désirade, dont un testament instituait le père Crabot seul héritier, à la charge d’y installer une fondation chrétienne de son choix.

Mais c’étaient là les secousses dernières de la fin d’un monde, et Maillebois tout entier passait aux mains de ces socialistes dont les dames pieuses rêvaient autrefois comme de bandits, coupeurs de bourses et détrousseurs de filles. L’ancienne petite ville cléricale appartenait désormais à la pensée libérée, à la raison victorieuse, au point qu’on n’aurait plus trouvé dans son conseil municipal un seul membre réactionnaire. Le temps était loin où Darras se lamentait de n’y pas avoir une majorité simplement républicaine, et non seulement Philis, le maire des curés, dormait oublié au cimetière, mais Darras lui-même, le maire des vendus et des sans patrie, venait de mourir, en laissant la mémoire d’un esprit hésitant, singulièrement timoré. On l’avait remplacé, à la mairie, par un homme de grand sens et d’énergique travail, Léon Savin, le cadet d’Achille et de Philippe, les deux jumeaux du petit employé, sujets si médiocres. Après avoir épousé une simple paysanne, Rosalie Bonin, il s’était mis courageusement à l’œuvre, avait en quinze ans créé une ferme modèle admirable, qui révolutionnait toutes les cultures du pays et en décuplait la richesse.

Ayant à peine dépassé la quarantaine, il était très écouté, un peu têtu, ne cédant qu’aux arguments solides, pour le bien de tous. Et ce fut sous sa présidence que le conseil municipal eut à examiner de nouveau le projet d’une réparation publique offerte à Simon, une sorte de glorieuse amende honorable, idée qui, ensommeillée un moment, se réveillait avec une force nouvelle.

Plusieurs fois déjà, on avait consulté Marc, et il ne pouvait venir à Maillebois, sans rencontrer des gens qui lui parlaient du grand projet. Une rencontre, particulièrement, l’émotionna, celle d’Adrien Doloir, fils d’Auguste Doloir, l’aîné du maçon, et d’Angèle Bongard, la fille du paysan. Il avait commencé d’excellentes études, sous le bon Joulic, et il était devenu un architecte-entrepreneur de grand mérite. À peine âgé de vingt-huit ans, il venait d’entrer au conseil municipal, dont il était le plus jeune membre, de conceptions un peu hardies, disait-on, mais pratiques tout de même.

— Ah cher monsieur Froment, que je suis heureux de vous voir ! Je voulais me rendre un de ces matins à Jonville, pour causer un moment avec vous.

Et, souriant, très déférent, il se tenait chapeau bas devant Marc, que toute cette jeunesse nouvelle aimait et vénérait comme un patriarche, un des grands ouvriers de la vérité et de la justice, aux temps héroïques. Lui, trop jeune, ne l’avait eu pour maître que dans sa petite enfance, mais son frère, ses oncles, tous avaient grandi sur les bancs de sa classe.

— Que désirez-vous donc, mon cher enfant ? demanda Marc, égayé, attendri toujours, quand il revoyait un de ses élèves d’autrefois.

— Voici. Est-ce vrai que la famille Simon doit rentrer bientôt à Maillebois ? On dit que Simon et son frère David ont décidé enfin de quitter les Pyrénées et de venir se retirer ici… Vous devez être au courant.

Marc avait gardé son bon sourire.

— Certainement, c’est leur intention. Je ne crois pourtant pas qu’il faille les attendre avant une année d’ici ; car, s’ils ont cédé là-bas leur carrière de marbre, ils se sont engagés à en continuer l’exploitation jusque-là. Puis, il y aura toutes sortes d’engagements à prendre, ils ne savent même pas encore comment ils s’intalleront ici.

— Mais, cria Adrien, se passionnant, si nous n’avons qu’un an devant nous, c’est à peine si ce temps sera suffisant pour réaliser mon projet… Je veux vous le soumettre d’abord, quel jour puis-je aller vous voir à Jonville ?

Marc, qui devait passer la journée, à Maillebois, près de sa fille Louise, lui expliqua qu’il serait préférable de causer le jour même ; et il tint absolument à lui rendre visite, à le voir l’après-midi chez lui, ce qui fut convenu.

Adrien Doloir habitait à la porte de Maillebois, sur le chemin de la Désirade, une petite maison aimable qu’il s’était fait construire lui-même, au milieu d’un des champs de l’ancienne ferme des Bongard, leurs grands-parents communs. Ceux-ci étaient morts depuis longtemps déjà, et la ferme était restée aux mains de leur fils Fernand, le père de Claire.

Aussi quels souvenirs se levèrent dans la mémoire de Marc, lorsque, de son pas resté ferme et vaillant, il vint sonner à la grille de cette petite maison, après avoir passé devant les vieux bâtiments de la ferme ! N’était-ce pas là que, quarante ans plus tôt, le jour de l’arrestation de Simon, il s’était présenté chez le paysan Bongard, pour tâcher de réunir des renseignements favorables à son ami ! Il revoyait le paysan gros et borné, la paysanne osseuse et méfiante, s’entêtant à ne rien dire dans la crainte de se compromettre, toute la masse inerte, encore près de la terre, la matière brute enfoncée sous une épaisse couche d’ignorance. Et il se rappelait qu’il n’avait rien pu tirer de ces pauvres êtres, incapables de justice, parce qu’ils ne savaient rien et qu’ils ne voulaient rien savoir.

Adrien l’attendait sous un antique pommier, dont les fortes branches, chargées de fruits, abritaient une table et des sièges de jardin.

— Ah ! mon maître, quel honneur vous me faites, de venir vous asseoir un instant ici ! Et il faut que vous embrassiez ma petite Georgette, ça lui portera bonheur.

Sa femme Claire était là, à peine dans sa vingt-quatrième année, une blonde souriante, au visage limpide, aux yeux d’intelligence et de bonté. Ce fut elle qui amena près de Marc la fillette délicieuse, blonde comme elle, très futée déjà pour ses cinq ans.

— Mon trésor, tu te souviendras que monsieur Froment t’a embrassée et que tu en seras glorieuse toute ta vie.

— Oh ! je sais, maman, je vous entends bien en causer des fois. C’est comme si un peu de soleil descendait me voir.

Et tous riaient tendrement, lorsque le père et la mère de Claire, Fernand Bongard et sa femme Lucile Doloir, parurent, ayant appris que l’ancien instituteur de Maillebois était là et voulant se montrer polis à son égard. Bien que l’élève Fernand ne lui eût pas donné beaucoup de satisfaction jadis, tant il avoir la tête dure, Marc fut heureux de le retrouver, dans cet homme qui touchait à la cinquantaine, l’air épais toujours, avec des gestes inquiets d’être mal éveillé.

— Eh bien ! vous devez avoir de la satisfaction, Fernand. L’année a été bonne pour le grain.

— Oui, monsieur Froment, tout de même. Mais l’année n’est jamais bonne. Quand ça va bien d’un côté, ça va mal de l’autre. Et puis, vous le savez, vous, je n’ai jamais eu de chance.

Sa femme Lucile, beaucoup plus délurée, se permit d’intervenir.

— Il dit ça, monsieur Froment, parce qu’il était toujours le dernier dans votre classe, et il s’imagine qu’il y a un sort sur lui, à cause d’une histoire d’une bohémienne qui lui aurait jeté des pierres, quand il était petit. Un sort, je vous demande un peu ! Encore, s’il croyait au diable, car j’y crois, au diable, moi ! Mlle  Rouzaire, dont j’étais la meilleure élève, me l’a fait voir un jour, quelque temps avant ma première communion.

Et, comme Lucile s’égayait, tandis que la petite Georgette elle-même avait un rire très irrévérencieux pour le diable :

— Oh ! je sais, ma fille, tu ne crois à rien, plus une jeunesse n’a de religion aujourd’hui, depuis que Mlle  Mazeline a fait de vous toutes des femmes fortes. Ça n’empêche qu’un soir Mlle  Rouzaire nous a montré une ombre qui passait sur le mur, en nous disant que c’était le diable. Et c’était bien lui.

Un peu gêné, Adrien interrompit sa belle-mère, en abordant l’affaire qui amenait Marc. Tout le monde s’était assis, Claire avait pris Georgette sur ses genoux, pendant que son père et sa mère se tenaient un peu à l’écart, l’un fumant sa pipe, l’autre tricotant un bas.

— Voici, mon maître. Nous sommes beaucoup, dans la jeunesse, à trouver qu’il y aura un grand déshonneur sur le nom de Maillebois, tant qu’il n’aura pas réparé de son mieux l’affreuse iniquité qu’il a permise et dont il s’est même rendu complice, en laissant condamner Simon. L’acquittement légal de Simon ne suffit pas, nous avons, nous autres, les enfants, les petits-enfants des bourreaux, le devoir strict de confesser et d’effacer la faute de nos pères… Hier soir, chez mon père, où se trouvaient réunis mon grand-père et mes oncles, je leur criais encore : « Comment avez-vous pu permettre une infamie pareille, aussi stupide que monstrueuse, lorsqu’un peu de raison aurait dû suffire pour l’empêcher ? » Et ils m’ont répondu comme toujours, avec des gestes vagues, qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne pouvaient pas savoir.

Il y eut un silence, et tous les yeux se tournèrent vers Fernand, qui était de la génération coupable. Lui aussi s’en tira, d’un air embarrassé, en ôtant sa pipe de la bouche et en faisant un geste au loin.

— Mais, bien sûr, nous ne savions pas, comment aurions-nous pu savoir ? Ma mère et mon père signaient à peine leur nom, et ils n’étaient pas assez imprudents d’aller s’occuper des affaires des voisins, parce qu’ils auraient couru le risque d’en être punis. Moi, tout en ayant appris davantage, je n’étais guère très malin, et je me méfiais aussi, tant on a peur de risquer sa peau et ses sous, lorsqu’on se sent dans l’ignorance… Ah ! ça vous semble aisé à vous autres, aujourd’hui, d’avoir du courage et de l’intelligence, parce qu’on a fait de vous des savants. Mais j’aurais voulu vous voir, sans moyen de vous rendre compte, la tête perdue, au milieu d’un tas d’histoires où personne ne voyait clair.

— C’est bien vrai, confirma sa femme Lucile. Je ne me suis jamais crue une bête, et pourtant je ne comprenais pas grand-chose à tout ça. Je me défendais même d’y songer, parce que j’entendais ma mère répéter que le pauvre monde ne doit pas se mêler des affaires des riches, s’il ne veut pas y attraper plus de pauvreté encore.

Silencieux, Marc avait écouté d’un air grave. C’était tout le passé qui s’évoquait, il entendait Bongard et la Bongard, les ancêtres, refuser de lui répondre, en paysans illettrés, soucieux de leur quiétude de bœufs au labour, il se rappelait l’attitude de Fernand leur fils, même au lendemain de Rozan, bien que libéré un peu déjà, haussant les épaules, s’entêtant toujours à ne rien savoir. Et que d’années il avait fallu, quel long enseignement de la raison humaine et du courage civique, pour que la génération nouvelle ouvrît enfin les yeux à la vérité, osât la reconnaître et la dire ! Il s’était mis à hocher la tête, comme pour déclarer qu’il trouvait bonnes au fond les excuses de Fernand, prêt à pardonner déjà aux tourmenteurs d’autrefois dont l’ignorance était surtout le crime. Et il finit par sourire à la petite Georgette, l’avenir en fleur, qui ouvrait ses beaux yeux et ses fines oreilles, dans l’attente sans doute de quelque belle histoire.

— Alors, mon maître, reprit Adrien, mon projet est bien simple… On a fait, vous le savez, de grands travaux pour assainir le vieux quartier de Maillebois. Une avenue a emporté la rue Plaisir et la rue Fauche, deux cloaques ; et, à la place où se trouvait l’immonde rue du Trou, on achève de planter un square, que tout le petit monde du quartier emplit déjà de rires et de jeux… Eh bien ! en face de ce square, parmi les terrains à bâtir, il y en a un, sur lequel s’élevait justement la misérable maison des Lehmann, cette maison de deuil, que nos pères ont lapidée et qui s’est comme effondrée sous leur exécration. Mon projet est donc de proposer au conseil municipal de faire bâtir là une autre maison, oh ! pas un palais, une maison modeste, claire et gaie, et de l’offrir à Simon, au nom de la ville, pour qu’il y finisse ses jours, dans le respect et la tendresse de ses concitoyens… La valeur du cadeau ne serait pas grande, et il y aurait là simplement le plus délicat et le plus fraternel des hommages.

Des larmes étaient montées aux yeux de Marc, tant cette bonne pensée pour son camarade, le douloureux innocent, le touchait.

— Vous approuvez mon idée ? demanda Adrien, très ému lui-même de le voir si attendri.

Marc se leva et l’embrassa.

— Oui, mon enfant, je l’approuve, et vous me donnez là une des plus grandes joies de mon existence.

— Merci, mon maître, et ce n’est pas tout… Attendez, je vais vous montrer le plan de la maison que j’ai fait déjà, car je serai très heureux d’en conduire les travaux gratuitement, certain de trouver des entrepreneurs et des ouvriers pour la construire avec des rabais considérables.

Il disparut une minute, revint avec le plan, qu’il étala sur la table de jardin, à l’ombre du vieux pommier familial. Et tout le monde s’approcha, se pencha, pour voir. C’était en effet une maison très simple, mais très aimable élevée de deux étages, avec une façade blanche, entourée d’un jardin, que fermait une grille. Au-dessus de la porte, on voyait une plaque de marbre.

— Il y aura une inscription ? demanda Marc.

— Certes, la maison est faite pour l’inscription… Voici celle que je compte proposer au conseil municipal : « La ville de Maillebois, à l’instituteur Simon, pour la vérité et la justice, en réparation de ses tortures. » Et ce sera signé « Les petits-fils de ses bourreaux ».

Fernand et Lucile eurent un geste de protestation et d’inquiétude, en regardant leur fille Claire. Vraiment, c’était trop : elle ne pouvait laisser son mari se compromettre à ce point. Mais Claire souriait, appuyée tendrement à l’épaule d’Adrien. Elle répondit indirectement au silence consterné de son père et de sa mère :

— Monsieur Froment, j’ai collaboré à l’inscription, je veux qu’on le sache.

— Je le dirai, soyez-en sûre, s’écria gaiement Marc. Mais il faut qu’elle soit acceptée, cette inscription. Et la maison d’abord, n’est-ce pas ?

— C’est bien cela, conclut Adrien. Je voulais vous montrer le projet, mon maître, pour avoir d’abord votre approbation et vous prier ensuite de m’aider à la réalisation. Oh ! ce n’est pas la dépense qui inquiétera le conseil municipal, je crains plutôt de me heurter à certains scrupules, les dernières résistances de l’ancien esprit. Au conseil, nous avons beau être tous convaincus aujourd’hui de la parfaite innocence de Simon, il s’y trouve pourtant encore des caractères timides, qui céderont seulement à une poussée de l’opinion publique. Et notre maire, Léon Savin, mis au courant de mon projet, m’a déjà dit, avec beaucoup de justesse, qu’il nous faut absolument l’unanimité, le jour où nous le mettrons aux voix.

Puis, comme pris d’une idée soudaine, il ajouta :

— Vous ne savez pas, mon maître, puisque vous avez été assez bon pour venir jusqu’ici, vous devriez mettre le comble à votre obligeance, en m’accompagnant tout de suite chez Léon Savin. Il a été votre élève, lui aussi, et je suis certain que notre cause ferait un pas immense, si vous en causiez un instant avec lui.

— Ah ! bien volontiers, répondit Marc. Partons, j’irai où vous voudrez.

Fernand et Lucile ne protestaient plus, lui fumant sa pipe, elle tricotant son bas ; et lui surtout était retombé dans son indifférence de crâne épais ne comprenant rien aux temps nouveaux. Mais Claire devait défendre le plan contre les entreprises de la petite Georgette, qui voulait s’emparer de la belle image. Son père lui avait conté que c’était une maison de joie où les enfants sages seraient récompensés. Et il y eut une embrassade encore, des rires, des poignées de main, lorsque Marc et Adrien s’éloignèrent.

La ferme des Amettes, que Léon Savin habitait, se trouvait de l’autre côté de Maillebois, et ils durent justement traverser le nouveau quartier, la place où était le square ouvert récemment. Aussi s’arrêtèrent-ils un instant devant le terrain choisi par l’architecte pour y élever la maison projetée.

— Vous voyez, toutes les meilleures conditions y sont réunies…

Il s’interrompit, en voyant venir un gros homme, l’air souriant.

— Tiens ! mon oncle Charles… N’est-ce pas ? mon oncle, que le jour où nous bâtirons ici la maison dont je t’ai parlé, pour Simon le martyr, tu te chargeras de la serrurerie, au prix coûtant ?

— Oui, tout de même, mon garçon, si ça peut t’être agréable… Et je le ferai aussi pour vous, monsieur Froment, car j’ai le remords de vous avoir fait souvent enrage autrefois.

Charles, après avoir épousé Marthe Dupuis, la fille de son patron, dirigeait depuis longtemps l’entreprise de son beau-père. Il avait un grand fils, Marcel de l’âge d’Adrien, marié à la fille d’un menuisier, Laure Dumont, et qui lui-même s’était fait entrepreneur de charpentes.

— Je vais chez ton père, continua-t-il, en s’adressant à son neveu. J’y ai rendez-vous avec Marcel, pour des travaux. Accompagne-moi donc, puisque tu as aussi du travail à leur donner.. Et venez avec nous, monsieur Froment, cela vous fera plaisir de vous retrouver au milieu de vos anciens élèves.

Il plaisantait, il sembla ravi, lorsque Marc s’écria, en riant :

— C’est vrai, le plus grand plaisir.. On établira les devis.

— Oh ! les devis, dit Adrien, nous n’en sommes pas là. Et puis, mon père n’est pas parmi les enthousiastes… Ça ne fait rien, je veux bien monter le voir.

Auguste Doloir, grâce à l’amitié de l’ancien maire Darras, était également devenu un petit entrepreneur de maçonnerie. Après la mort de son père, il avait pris sa mère chez lui ; et, depuis la démolition de la rue Plaisir, il occupait, sur l’avenue nouvelle, un rez-de-chaussée, précédé d’une vaste cour, où il déposait des matériaux. Le logement était très propre, très sain, inondé de soleil.

Lorsque Marc se trouva là, dans une claire salle à manger, en présence de Mme  Doloir, la mère, il y eut de nouveau en lui tout un réveil des vieux souvenirs. Elle était âgée de soixante-neuf ans, elle avait toujours son air raisonnable de bonne ménagère, conservatrice d’instinct, ne permettant pas à son homme ni à ses enfants de se compromettre dans la politique. Marc le revoyait aussi, le maçon Doloir, le grand gaillard blond, l’ouvrier ignorant, gâté par la caserne, brave homme, mais hanté d’histoires imbéciles, l’armée désorganisée par les sans-patrie, la France vendue à l’étranger par les juifs. Un jour, on l’avait rapporté mort sur une civière, tombé d’un échafaudage ; et il semblait bien, ce jour-là, qu’il avait dû boire ; mais Mme  Doloir n’avait jamais voulu en convenir, parce qu’elle était de celles qui n’avouent pas les fautes des leurs. Quand elle aperçut Marc, elle lui dit tout de suite :

— Ah ! monsieur Froment, nous ne sommes plus jeunes, nous voilà de vieilles connaissances… Mon Auguste et mon Charles n’avaient pas plus de huit et six ans, quand je vous ai vu pour la première fois.

— Parfaitement, madame… J’étais allé vous demander, au nom de mon camarade Simon, de laisser vos enfants dire la vérité, si on les interrogeait.

À tant d’années de distance, elle redevint brusquement grave et défiante, elle répondit :

— Ça ne nous regardait pas, cette affaire, et j’ai eu raison de ne pas en vouloir chez moi, puisqu’elle a fait tant de mal à tout le monde.

Mais Charles avait appelé son frère Auguste, en l’apercevant dans la cour, avec Marcel, déjà au rendez-vous.

— Arrive donc, je t’amène quelqu’un, sans compter que ton fils Adrien veut nous donner une commande.

Auguste, grand et fort comme son père, serra vigoureusement la main de Marc.

— Ah ! monsieur Froment… Charles et moi, nous parlons souvent de vous, lorsque nous nous rappelons notre temps d’école. J’étais un bien mauvais élève, et je l’ai parfois regretté plus tard. Pourtant, je ne vous fais pas trop honte, n’est-ce pas ? Puis, voilà mon fils Adrien qui doit commencer à être selon votre cœur.

Et il ajouta, en riant :

— La commande d’Adrien, je la connais, oui ! la maison qu’il a l’idée de faire bâtir pour votre Simon… C’est un peu beaucoup tout de même, cette maison, pour un ancien forçat.

Malgré la bonhomie moqueuse du ton, Marc fut peiné de la remarque.

— Est-ce que vous en êtes encore à le croire coupable ? Un moment, vous avez été convaincu de son innocence. Puis, après le monstrueux arrêt de Rozan, vous vous êtes remis à douter de cette innocence.

— Dame ! monsieur Froment, deux jurys qui condamnent un homme, ça vous impressionne, surtout quand on a la tête à autre chose… Non, non, je ne dis plus qu’il est un coupable ; et puis, au fond, ça nous est égal qu’il le soit ou non, nous voulons même bien qu’on lui fasse un cadeau, pourvu qu’on en finisse une bonne fois et qu’on ne nous casse plus la tête, n’est-ce pas ? frère.

— C’est ça même, appuya Charles. Si nous écoutions ces grands garçons-là, nous serions les vrais, les seuls criminels, nous autres, d’avoir toléré l’injustice. Moi, ça me vexe à la longue. Qu’on en finisse !

Les deux cousins, Adrien et Marcel, aussi passionnés l’un que l’autre dans l’affaire, s’égayaient, triomphaient.

— Alors, c’est arrangé, papa, s’écria Marcel, en tapant sur l’épaule de son père. Toi, tu te chargeras de la serrurerie, mon oncle Auguste de la maçonnerie, moi des charpentes, et votre part du crime, comme tu dis, sera ainsi réparée. Nous ne vous en parlerons plus, nous vous le jurons.

Adrien riait également, approuvait de la tête, lorsque la grand-mère, Mme  Doloir, restée debout, muette et sévère, intervint de son air têtu.

— Auguste et Charles n’ont rien à réparer du tout, jamais on ne saura si l’instituteur Simon était ou non coupable, le petit monde comme nous n’a pas à mettre son nez dans les affaires du gouvernement… Et vous me faites pitié, mes petits, oui ! vous deux, Adrien et Marcel, qui vous imaginez être assez forts pour changer le bon Dieu de place. Vous vous imaginez tout savoir maintenant et vous ne savez absolument rien… Ainsi, tenez ! mon pauvre mari défunt, votre grand-père, savait qu’il y avait à Paris, tous les samedis, dans une salle souterraine, du côté des fortifications, une assemblée générale de tous les juifs millionnaires, qui décidaient là les sommes à donner aux traîtres pour vendre la France à l’Allemagne. Et il était bien sûr de l’histoire, car c’était son capitaine qui la lui avait dite, en jurant sur son honneur.

Marc la regardait étonné, reporté de quarante ans en arrière. Il reconnaissait un de ces contes extraordinaires rapportés du régiment par le maçon Doloir, dans la hantise de ses trois années de service militaire. Auguste et Charles avaient écouté sérieusement, sans gêne, leur enfance ayant été bercée avec ces inventions imbéciles. Mais ni Adrien, ni Marcel ne purent réprimer un sourire, malgré leur tendresse déférente.

— Le syndicat des juifs dans une cave, ah ! grand-mère dit doucement Adrien. Il y a beau temps qu’il n’y a plus de juifs, puisqu’il ne va plus y avoir de catholiques… La disparition des Églises est la fin de toutes les guerres religieuses.

Mais sa mère entrait et il alla l’embrasser. Angèle Bongard, l’ancienne élève de Mlle  Rouzaire, la petite paysanne avisée, avait beaucoup fait pour les succès de son mari, tout en étant d’une intelligence médiocre. Elle demanda des nouvelles de son frère Fernand, de sa belle-sœur Lucile et de leur fille Claire, devenue sa bru. Puis, toute la famille s’intéressa au dernier-né, Célestin, petit bonhomme de quinze jours, dont la femme de Marcel venait d’accoucher.

— Me voici une seconde fois arrière-grand-mère, monsieur Froment, fit remarquer Mme  Doloir. Georgette, Célestin, ah ! ça pousse… Mon cadet Jules a bien aussi un grand fils de douze ans, mais celui-là, Edmond, n’est que mon petit-fils. Ça me vieillit moins.

Elle se faisait aimable, elle continua, désireuse de racheter un peu sa raideur.

— Et, tenez ! monsieur Froment, nous avons l’air de n’être jamais d’accord, et il y a pourtant une chose dont il faut que je vous remercie, c’est de m’avoir presque forcée autrefois à faire de Jules un instituteur. Je ne voulais pas, car le métier alors ne paraissait guère tentant, et c’est vous qui vous êtes dévoué, qui avez donné des leçons à Jules, de manière que, maintenant, avant la quarantaine, le voilà avec une jolie situation.

Elle était devenue très fière de ce fils, qui venait de remplacer à Beaumont, dans une direction, Sébastien Milhomme, nommé directeur de l’École normale. L’institutrice qu’il avait épousée, Juliette Hochard, se trouvait elle aussi appelée à Beaumont, à l’ancienne direction de Mlle  Rouzaire. Et leur aîné, Edmond, entré au lycée, y faisait de très remarquables études.

Adrien se mit à plaisanter, en l’embrassant, heureux de la voir se montrer charmante pour son ancien maître.

— Grand-mère, c’est très bien, te voilà avec monsieur Froment… Et, tu ne sais pas ? nous te choisissons, ce sera toi, le jour où Simon reviendra, qui iras lui offrir un bouquet à la gare.

Mais elle redevint grave et méfiante.

— Ah ! ça, non, bien sûr ! Je n’ai pas envie de me mettre dans la peine. Vous êtes tous des fous avec vos idées nouvelles.

On prit congé, au milieu des rires, et Adrien emmena Marc, pour le conduire enfin chez le maire, Léon Savin. La ferme des Amettes, que celui-ci dirigeait, occupait plus de cinquante hectares, à la sortie de Maillebois, au bout du quartier neuf. Après la mort de sa mère, il y avait recueilli son père, l’ancien petit employé, âgé de soixante et onze ans ; et, de ses deux aînés, Achille et Philippe, les jumeaux, le second était mort, le premier, employé lui aussi, frappé un jour de paralysie en plein bureau, se trouvait dans un tel état de santé, sans un sou, qu’il avait dû lui faire également une petite place à son foyer. D’ailleurs, Marc, par le mariage de son fils Clément avec Charlotte, la fille d’Hortense Savin, la sœur des trois frères, morte depuis longtemps, était allié à cette famille. Mais le mariage s’était conclu contre son gré, de sorte que, tout en laissant Clément agir selon son cœur, il avait préféré se tenir à l’écart. Il était d’esprit trop large pour faire à Charlotte un crime des légèretés de sa mère, séduite à seize ans, mariée ensuite, puis disparue, enterrée au loin. Il n’en nourrissait pas moins certaines préventions, et il lui avait fallu violenter ses sentiments intimes, lorsque Adrien, dans leur désir commun du succès de son idée, l’avait prié de l’accompagner aux Amettes.

Justement, Léon n’était pas là, mais il allait rentrer. Ils tombèrent sur Savin, le père, resté à la garde de son fils Achille, cloué dans un fauteuil, près de la fenêtre du petit salon, où il passait sa vie. C’était une pièce étroite, au rez-de-chaussée de la maison d’habitation, installée bourgeoisement, près des vastes bâtiments de la ferme. Et, dès que Savin aperçut Marc, il eut un cri de surprise.

— Ah ! monsieur Froment, je vous croyais fâché ! Voilà une bonne idée de venir me voir !

Il était toujours aussi maigre, aussi chétif, toussant, rendant l’âme ; et c’était lui qui avait enterré sa femme si jolie, si grasse et si fraîche. Hanté par la jalousie, professant la nécessité du frein moral de la religion pour les femmes, il avait tué la sienne de querelles et de vexations quotidiennes, à la suite du jour où il l’avait trouvée en conversation tendre avec son directeur, le père Théodose. Un souvenir amer lui en était resté, qui le rendait plus injurieux contre les curés, malgré le redoublement de crainte qu’ils lui inspiraient.

— Fâchés, répéta tranquillement Marc, pourquoi voulez-vous que nous soyons fâchés, monsieur Savin ?

— Oh ! à cause de nos idées qui n’ont jamais été les mêmes… Votre fils a épousé ma petite-fille, n’est-ce pas, mais cela ne signifie pas que nos idées fassent bon ménage ensemble… Ainsi, ces prêtres, ces moines, que vous chassez de partout, c’est très malheureux, ça va augmenter encore le libertinage. Et Dieu sait si je les aime, moi, un vieux républicain de la vieille, un socialiste, oui, monsieur Froment, un socialiste ! Seulement, les femmes et les enfants ont besoin d’une menace qui les empêche de mal faire, c’est ce que je me suis toujours exténué à dire.

Marc eut un sourire involontaire, devant l’évocation du passé.

— La religion une simple police, je connais votre théorie. Mais comment la religion resterait-elle une force, lorsqu’on ne croit plus et que les prêtres ne sont plus à craindre ?

— Plus à craindre, grand Dieu ! dans quelle erreur vous êtes !… Moi, j’ai toujours été et je suis encore leur victime. Si je m’étais mis avec eux, croyez-vous que j’aurais végété toute ma vie au fond d’un obscur bureau et que je serais aujourd’hui à la charge de mon fils Léon, après avoir perdu ma femme, morte de privations de toutes sortes ? Et mon fils Achille que vous voyez là, si tristement affligé, encore une victime des prêtres. J’aurais dû le mettre au séminaire, il serait préfet ou président de tribunal, au lieu d’avoir pris des douleurs pendant trente ans, dans le même bureau que moi, et d’en être sorti sans bras ni jambes, incapable de manger lui-même sa soupe… N’est-ce pas ? Achille, ce sont de sales gens, les curés, mais tout de même il vaut mieux les avoir avec soi que contre soi.

L’infirme avait salué son ancien maître d’un mouvement de tête amical, et il dit d’une voix lente, un peu embarrassée déjà par la paralysie :

— Sans doute les prêtres faisaient la pluie et le beau temps, mais on commence pourtant à se passer très bien d’eux… Aussi, désormais, est-ce facile de régler leur compte et de se poser en justicier.

Il regardait Adrien, resté silencieux, à qui sûrement cette allusion désobligeante s’adressait. Sa fâcheuse situation, la perte de sa femme Virginie, une brouille survenue entre lui et sa fille Léontine, mariée à un petit quincaillier de Beaumont le rendaient amer. Et il continua, voulant préciser :

— Vous vous souvenez, monsieur Froment, lorsque la cour de Rozan a recondamné Simon, je vous ai dit que j’étais toujours convaincu de l’innocence du malheureux. Mais quoi ? est-ce que je pouvais faire une révolution à moi tout seul ? Le mieux était de garder le silence… Et, maintenant, je vois un tas de jeunes messieurs qui nous traitent de lâches et qui veulent nous donner une leçon, en élevant des arcs de triomphe au martyr. Vraiment, voilà la courageuse besogne !

Ainsi mis en cause, Adrien comprit que Léon Savin devait avoir parlé chez lui du grand projet. Et il se montra très aimable, très conciliant.

— Oh ! tout le monde est brave, du moment que tout le monde devient juste… Je sais bien, monsieur, que vous avez toujours été parmi les raisonnables, et j’en fais l’aveu, j’ai dans ma famille des personnes qui se sont montrées, qui se montrent encore beaucoup plus aveugles et têtues. Aujourd’hui, l’unique désir de tous doit être de s’unir, de se confondre en une même flamme de solidarité et de justice.

L’air stupéfait, Savin écoutait, comprenant tout d’un coup pourquoi Marc et cet Adrien étaient là, attendant son fils Léon. Il avait simplement cru à une visite de politesse.

— Ah ! c’est vrai, vous venez pour cette histoire stupide de réparation… Mais moi, je n’en suis pas, non, non ! pas plus que ceux de vos parents dont vous parlez, monsieur. Naturellement, mon fils Léon fera ce qu’il voudra, ce qui ne m’empêchera pas de garder mon idée… Les juifs, monsieur, les juifs, toujours les juifs !

À son tour, Adrien le regardait, frappé de stupeur. Les juifs, pourquoi lui parlait-il encore des juifs ? La passion antisémite était morte, au point que la génération nouvelle ne comprenait pas, lorsqu’on chargeait les juifs de tous les crimes. Comme il venait de le dire à sa grand-mère Doloir, il n’y avait plus de juifs, puisqu’il n’y avait désormais que des citoyens libérés des dogmes. Seule l’Église catholique avait utilisé, en l’exaspérant, l’antisémitisme imbécile et farouche, pour ramener à elle le peuple incrédule ; et l’antisémitisme avait disparu, à mesure qu’elle-même était rentrée dans l’ombre des religions agonisantes.

Très intéressé, Marc suivait la scène, hanté toujours par les souvenirs du passé, comparant les temps d’autrefois au temps présent, se rappelant chaque geste, chaque mot des quarante années écoulées, pour tirer la leçon des gestes et des mots de l’heure actuelle. Mais Léon Savin rentra enfin, avec son fils Robert, un grand garçon de seize ans déjà, qu’il commençait à mettre au courant des travaux de la ferme. Et, dès qu’il sut le motif de la visite, il se montra particulièrement touché de la démarche de Marc, auquel il témoignait une grande déférence.

— Monsieur Froment, vous ne doutez pas de mon désir de vous être agréable. Vous êtes aujourd’hui pour nous tous le maître juste et vénérable… Et d’ailleurs, mon ami Adrien a dû vous le dire, je ne suis pas du tout opposé à son projet, je l’appuierai au contraire de toute mon autorité, car je suis entièrement de son avis, Maillebois ne retrouvera son honneur que le jour où il aura réparé sa faute… Seulement, je le répète, il nous faut l’unanimité dans le conseil, et j’y travaille, et je vous prie d’y travailler vous-même.

Puis, comme son père ricanait, il lui dit en souriant :

— Voyons, ne te fais pas le crâne si dur, tu as reconnu l’autre jour avec moi l’innocence de Simon.

— Oh ! son innocence, je veux bien. Moi aussi, je suis innocent, et on ne me bâtit pas de maison.

Léon lui répondit un peu rudement :

— Tu as la mienne.

C’était là, au fond, ce qui blessait le plus Savin, cette hospitalité reçue chez son fils, cette fin heureuse chez un enfant qui avait réussi par un grand effort personnel, démentant de la sorte son éternelle récrimination, son regret de ne s’être pas donné aux curés, malgré la haine dont il les poursuivait. Il se fâcha, il cria :

— En somme, vous pouvez bien lui bâtir une cathédrale, à votre Simon. Je resterai chez moi, voilà tout.

Le triste Achille, torturé, venait d’avoir une plainte, que lui arrachaient ses douleurs dans les jambes.

— Hélas ! moi aussi, je resterai chez moi. Mais, tout de même, si je n’étais pas cloué sur ce fauteuil, j’irais avec toi, mon bon Léon, car je suis de la génération qui n’a pas fait peut-être tout son devoir, mais qui ne l’a pas ignoré et qui est prête à le faire.

Ce fut sur cette parole que Marc et Adrien s’en allèrent, ravis, certains du succès. Et, quand Marc se trouva seul, retournant chez sa fille Louise par les larges voies du quartier neuf, il revécut tout ce qu’il venait de voir et d’entendre, tandis que les souvenirs d’autrefois lui servaient à mesurer le long chemin parcouru. L’histoire entière de sa vie, de son effort, de son triomphe se déroulait. D’abord, il y avait quarante ans, c’était chez les Bongard, chez les Doloir, chez les Savin, l’ignorance première, brute chez le paysan, moins épaisse chez l’ouvrier, dégagée davantage chez le petit employé, mais hantant les trois d’égoïsme aveugle, de sottise et de peur. Puis, une autre génération était venue, qui, grâce à l’instruction rationnelle, avait gagné en raison et en courage, sans avoir encore la force de penser et d’agir sainement. Puis, les enfants des enfants, gagnant toujours en logique, en certitude, étaient sortis de l’école libérés du mensonge et de l’erreur, désormais assez forts pour tenter la grande œuvre de liberté humaine. Et les enfants de ceux-ci, en train de pousser, promettaient déjà d’en être les ouvriers de plus en plus énergiques et conscients. Il avait donc, autrefois, la vision nette du moment, lorsqu’il disait, à propos de l’affaire Simon, que si la France ne protestait pas, ne se levait pas tout entière, c’était qu’elle était engagée encore dans trop d’ignorance, abêtie, empoisonnée par l’imbécillité religieuse, entretenue dans ses superstitions enfantines par des journaux de lucre et de chantage. De même, il avait eu la nette intuition du remède unique, l’instruction libératrice, tuant le mensonge, détruisant l’erreur, balayant les dogmes ineptes de l’Église, avec son enfer, son paradis, sa doctrine de mort sociale, faisant des citoyens solidaires, ayant la bravoure intelligente de la vie. Et il avait voulu cela, c’était son œuvre qui s’accomplissait, la délivrance d’un peuple par l’école primaire, tous les citoyens tirés de l’iniquité où ils croupissaient, en stupide troupeau, devenus enfin capables de vérité et de justice.

Mais, surtout, dans l’esprit de Marc, un grand apaisement se faisait. Il ne lui montait plus du cœur que beaucoup de pardon, de tolérance et de bonté. Jadis, il avait grandement souffert, il s’était souvent emporté contre les hommes, en les voyant si têtus dans le mal, si stupidement cruels. Maintenant, les paroles de Fernand Bongard, celles aussi d’Achille Savin, ne lui sortaient plus de la mémoire. Ils avaient sans doute toléré l’injustice ; mais, comme ils le disaient à cette heure, c’était qu’ils ne savaient pas, qu’ils ne s’étaient pas senti la force de la combattre. On ne pouvait faire un crime de leur intelligence endormie encore aux déshérités de l’ignorance. Et il leur pardonnait bien volontiers à tous, il n’avait même plus de rancune contre les obstinés dont la raison refusait de s’ouvrir, il aurait voulu que la fête projetée, pour le retour de Simon, fût une vaste réconciliation, un baiser général où Maillebois entier redevint fraternel, travaillant désormais au seul bonheur de tous. Marc, de retour chez sa fille Louise, à l’école, où sa femme Geneviève l’avait attendu, et où tous deux devaient dîner avec leur fils Clément, Charlotte et Lucienne, eut la joie d’y trouver Sébastien et Sarah, arrivés à l’instant de Beaumont, pour dîner aussi. Toute la famille était donc là, et il fallut mettre les rallonges à la table. Il y avait Marc et Geneviève, puis Clément et Charlotte, avec leur fillette Lucienne, âgée de sept ans déjà, puis Joseph Simon et Louise, puis Sébastien Milhomme et Sarah, puis François Simon et Thérèse Milhomme, le cousin et la cousine, par Joseph et par Sarah, qui s’étaient épousés et qui avaient déjà une petite personne de deux ans bientôt, Rose : en tous douze convives, pleins de santé et d’appétit.

Dès le potage, lorsque Marc raconta son après-midi, le projet d’Adrien et la certitude où il était de le voir réussir, il y eut des acclamations. Et, comme Joseph émettait un doute, peu convaincu des bonnes dispositions du maire, Charlotte intervint :

— Vous vous trompez, mon oncle Léon est complètement avec nous. Il est le seul qui se soit montré bon pour moi, dans la famille.

Lorsque sa mère Hortense avait disparu, emmenée par un amant, elle était restée à la charge de son grand-père Savin, son père ayant dû être interné dans un asile, pour alcoolisme furieux. Et elle avait alors beaucoup souffert, rudoyée, ne mangeant pas toujours à sa faim. Savin, qui ne semblait pas se souvenir du résultat déplorable des leçons de pieuse hypocrisie données par Mlle  Rouzaire à sa fille Hortense, accusait sa petite-fille Charlotte d’être une athée, une révoltée, qui devait à l’enseignement de Mlle  Mazeline les plus fâcheuses allures. Elle était délicieuse, cette Charlotte, libérée des pruderies mensongères, mais d’une honnêteté saine et forte, toute à la raison et à la tendresse. Et Clément l’avait aimée, puis épousée malgré les obstacles, heureux justement de trouver en elle la compagne vraie, n’appartenant plus qu’à son foyer ; et ils vivaient depuis lors dans une étroite union, très heureux, aidant leur petite Lucienne à grandir encore en grâce, en amour, en libre.

D’ailleurs, Marc aussi défendit Léon Savin, le maire.

— Charlotte a raison, il est avec nous… Et vous savez, cette maison, dont on projette de faire à Simon le cadeau fraternel, le plus beau est qu’elle aura, pour entrepreneurs, les deux Doloir, Auguste le maçon, et Charles le serrurier, sans compter que, par les alliances, Fernand Bongard et Achille Savin vont s’y employer aussi… Hein ? mon bon ami Sébastien, qui aurait dit cela, jadis, lorsque vous étiez avec ces gaillards sur les bancs de mon école ?

Il s’égayait doucement, et Sébastien Milhomme se mit à rire. Mais il était encore sous le coup d’un deuil, d’une aventure tragique, dont il gardait la tristesse. Au printemps dernier, sa tante, Mme  Édouard, était morte brusquement, laissant la papeterie de la rue Courte à sa belle-sœur, Mme  Alexandie. Depuis la disparition de son fils Victor, elle dépérissait, elle ne s’occupait plus de ce petit commerce des fournitures classiques dont elle avait eu la passion, très dépaysée d’ailleurs, ne comprenant rien aux temps nouveaux. Restée seule, Mme  Alexandre le continuait dans le désir de n’être pas à charme à son fils Sébastien, bien que la situation de celui-ci devient fort belle. Mais, tout d’un coup, un soir, Victor reparut, ayant appris la mort de sa mère, sortant des bas-fonds où il s’était comme enlisé, en une crapuleuse existence ; et, ravagé, sordide, il se montra féroce, il exigea la vente de la papeterie, liquida la très ancienne association, afin d’emporter sa part. Ce fut la fin de la petite boutique de la rue Courte, où des générations d’écoliers étaient venues acheter leurs cahiers et leurs plumes. Un instant, dans les rues de Maillebois, on aperçut Victor mieux nippé, faisant la fête. On le revit, matin et soir, en compagnie de son ancien camarade d’escapade, Polydor Souquet, tombé à la boue ; et Marc, une nuit, les rencontra tous les deux, au fond d’un quartier mal famé, accompagnés d’une ombre noire, en laquelle il crut bien reconnaître le frère Gorgias. Puis il y avait huit jours à peine, la police avait ramassé, devant une maison louche, le corps d’un homme, le crâne ouvert. C’était Victor, tout un drame ignoble et obscur, dont on étouffait le scandale.

— Oui, oui, dit Sébastien, lentement, je les revois tous les camarades d’autrefois ; et, à part quelques malheureux, ils n’ont pas mal tourné en somme… Mais il y a, dans la vie, des poisons impitoyables.

On n’insista pas, on lui demanda des nouvelles de sa mère, qu’il avait prise avec lui, à l’École normale de Beaumont, et qui se portait fort bien, malgré son grand âge. Sa situation nouvelle de directeur l’occupait beaucoup, dans son désir de continuer l’œuvre de son maître vénéré Salvan, en préparant pour l’enseignement primaire, élargi toujours, des instituteurs capables de leur grande tâche.

— Ah ! dit-il encore, ce sera une grande joie pour nous tous, cette réparation publique à Simon, cette glorification d’un simple instituteur. Je veux que mes élèves la fêtent, je leur obtiendrai bien un jour de congé.

Marc, qui s’était réjoui de sa nomination de directeur comme d’un triomphe personnel, approuva beaucoup son idée.

— C’est cela, nous amènerons les anciens et Salvan, et Mlle  Mazeline, et Mignot. Nous évoquerons même le pauvre Férou, pour que sa mémoire soit présente… À ne compter que nous, qui sommes ici, nous faisons déjà un beau bataillon.

On se mit à rire, il n’y avait là, en effet, que des instituteurs et des institutrices. Clément et Charlotte dirigeaient toujours l’école de Jonville. Joseph et Louise avaient décidé qu’ils ne quitteraient jamais celle de Maillebois.

Sébastien et Sarah, installés avec Mme  Alexandre dans l’ancien appartement de Salvan, comptaient bien n’en plus sortir, jusqu’au jour de la retraite. Et quant au jeune ménage, au cousin et à la cousine, François et Thérèse, ils venaient d’être nommés à l’école de Dherbecourt, où avaient débuté autrefois leurs parents. François, en qui se retrouvaient les ressemblances fondues de Joseph et de Louise, tenait aussi beaucoup de son grand-père Marc, le front haut, les yeux clairs, mais luisant d’une flamme où brûlait l’insatiable désir ; tandis que, chez Thérèse, la grande beauté de sa mère Sarah était comme attendrie et apaisée par la finesse intelligente de Sébastien son père ; et leur fillette Rose, la dernière-née, adorée de toute la famille, semblait être l’avenir en fleur.

Le dîner fut d’une gaieté délicieuse. Quelle joie, pour Joseph et Sarah, les enfants de l’innocent torturé pendant de si longues années, que cette fête réparatrice qui se préparait ! Et, à cette glorification tardive assisteraient leurs enfants, leur petite-fille même, tout ce sang auquel s’était mêlé le sang de Marc, le plus héroïque défenseur du martyr. Quatre générations se trouveraient là pour célébrer la vérité enfin conquise, et le cortège serait fait de tous les bons ouvriers qui avaient souffert pour elle et qui allaient triompher avec elle.

Il y eut des rires encore, et toujours des rires. C’était Geneviève, l’arrière-grand-mère, qui avait mis Rose près d’elle, pour la surveiller, et qui appelait à son secours Louise, la grand-mère, et Thérèse, la mère, parce que la fillette mettait ses menottes dans tous les desserts.

— Arrivez, arrivez donc, je ne puis plus en venir à bout. En voilà une gourmande !

Et ce fut sa petite-fille Lucienne, la raisonnable personne de sept ans, qui l’aida, en veillant sagement sur sa petite-cousine, car elle faisait volontiers la ménagère, très maternelle déjà avec ses poupées. On but au retour prochain de Simon, et dix heures sonnaient, comme l’heureuse famille disait encore son allégresse, oubliant les trains qui devaient remmener les uns à Beaumont, les autres à Jonville.

Dès lors, les événements heureux marchèrent avec une rapidité inespérée. Le projet d’Adrien, soumis au conseil municipal, fut voté à l’unanimité des voix, ainsi que le désirait sagement Léon Savin, le maire. La belle et franche inscription, qui devait dire le vœu des donateurs, ne trouva même pas un opposant. Et il y eut, pour ce résultat, si prompt, si général, une aisance extraordinaire, sans que les promoteurs de l’idée eussent besoin des démarches, des plaidoyers, qu’ils avaient cru d’abord nécessaires. C’était que l’idée, formulée par eux, existait déjà en germe chez tous : un remords du passé, une inquiétude de l’iniquité encore saignante, un besoin invincible de guérir la plaie, pour l’honneur de la population. Tous sentaient maintenant l’impossibilité d’être heureux en dehors de la solidarité civique, car un peuple n’a du bonheur durable que lorsqu’il est juste. Aussi, les listes de souscription se couvrirent-elles en quelques semaines. Comme la somme demandée était relativement faible, une trentaine de mille francs, la municipalité ayant donné le terrain, on mit une coquetterie à souscrire par deux francs, trois francs et cinq francs au plus, afin d’avoir un plus grand nombre de souscripteurs. Le petit peuple, les ouvriers du faubourg, les paysans des environs, versèrent des dix sous et des vingt sous. Tout de suite, dès la fin de mars, les travaux commencèrent. On voulait être prêt, les dernières boiseries posées, les peintures sèches, pour le milieu de septembre, date à laquelle Simon avait fini par fixer son retour. Et ce fut ainsi que, sur le plan de leur fils et neveu Adrien, le maçon Auguste, le serrurier Charles, aidés du charpentier Marcel, tous des Doloir alliés à des Bongard, construisirent la maison votive, offerte en cadeau à l’instituteur Simon, sous la surveillance amicale du maire Léon, un Savin.

En septembre, la simple et riante maison se dressait au milieu de son jardin, qu’une grille fermait du côté du square. L’hôte, affectueusement attendu, pouvait venir l’occuper. Rien n’y manquait. Seule, au-dessus de la porte, la plaque de marbre qui portait l’inscription, se trouvait couverte d’un voile, comme inachevée. Mais c’était la surprise, qu’on devait découvrir au dernier moment. Adrien s’était rendu dans les Pyrénées, auprès de Simon et de David, afin de tout régler à l’avance. Il était entendu que Mme  Simon, vivante encore, quoique bien affaiblie, presque impotente, viendrait s’installer la première, avec l’aide de ses enfants, Joseph et Sarah. Puis, au jour convenu, Simon arriverait en compagnie de son frère David, serait reçu officiellement à la gare, puis conduit à sa demeure glorieuse, don de ses concitoyens, où sa femme et ses enfants l’attendraient. Et ce fut le vingt septembre, un dimanche, par une journée de radieux soleil, d’air tiède et pur, que la solennité se déroula. Les rues de Maillebois étaient pavoisées, on avait effeuillé les dernières fleurs de la saison sur le parcours du cortège. Le train ne devait arriver qu’à trois heures, et la population, depuis le matin, vivait dehors, au milieu de chants et de rires, toute une foule heureuse et parée, qu’augmentait sans cesse le flot des curieux, accourus des communes voisines. Dès midi, on ne pouvait plus circuler devant la maison, sur la grande place neuve, où s’ouvrait le square. Les familles ouvrières du quartier avaient envahi ce square. Toutes les fenêtres voisines étaient occupées, la chaussée elle-même se trouvait envahie, barrée par la houle montante des spectateurs passionnés, désireux de voir et de crier leur fièvre de justice. Et rien n’était plus émouvant ni plus grand.

De bon matin, Marc et Geneviève étaient venus de Jonville, accompagnés de leur fils Clément, de Charlotte et de la petite Lucienne. Tous devaient attendre Simon dans le jardin, groupés autour de Mme  Simon, de ses enfants Joseph et Sarah, de ses petits-enfants François et Thérèse, de son arrière-petite-fille Rose. Louise se trouverait naturellement au côté de son mari Joseph, et Sébastien au côté de sa femme Sarah. C’étaient les quatre générations, tout ce qui avait poussé du sang de l’innocent mêlé au sang des justiciers. Puis, on avait réservé des places aux survivants des temps héroïques, aux premiers défenseurs, Salvan, Mlle  Mazeline et Mignot, ainsi qu’aux ouvriers fervents de la réparation, aux membres aujourd’hui conquis, enthousiastes, des familles Bongard, Doloir et Savin. Le bruit courait que Delbos, l’ancien avocat, le héros des deux procès, qui venait d’être ministre de l’intérieur pendant quatre ans, était allé à la rencontre de Simon et de David pour arriver avec eux. Seul le maire, avec une délégation du conseil municipal, devait recevoir les deux frères à la gare, puis les amener à la maison ornée de guirlandes et de bannières, où toute la solennité aurait lieu. Et Marc, se conformant à ce programme, attendait donc là, avec la famille, malgré sa hâte joyeuse d’embrasser le triomphateur.

Deux heures sonnèrent, encore toute une heure à patienter. La foule grossissait toujours. Marc était sorti du jardin pour se mêler aux groupes, désireux d’entendre les paroles échangées, volant dans le clair soleil. On causait uniquement de l’extraordinaire histoire qui surgissait du passé obscur, cette condamnation d’un innocent, devenue abominable, inexplicable aux yeux des générations nouvelles ; et c’était, chez les jeunes, un long cri de stupeur indignée, tandis que les vieux, les témoins de l’iniquité, essayaient de se défendre avec des gestes vagues, des explications honteuses. Maintenant que la vérité éclatait dans la splendeur du jour, avec une force de certitude invincible, les enfants, les petits-enfants n’arrivaient pas à comprendre comment les pères et les grands-pères avaient pu pousser l’aveuglement stupide, l’égoïsme méchant, jusqu’à ne pas voir clair en une affaire d’une simplicité pareille. Sans doute, beaucoup de ceux-ci partageaient aujourd’hui leur étonnement, ne s’expliquant plus eux-mêmes l’état de crédulité où ils étaient tombés. Et c’était leur meilleure réponse, il avait fallu vivre dans ces temps-là pour se rendre compte de la puissance du mensonge sur l’ignorance. Un vieillard faisait amende honorable, un autre racontait comment il avait hué Simon, le jour de son arrestation, et comment il l’attendait là depuis deux heures, pour l’acclamer, ne voulant pas mourir avec sa vilenie sur la conscience ; et un jeune garçon, son petit-fils, lui sautait au cou, l’embrassait avec de grands rires, ému jusqu’aux larmes. Marc, délicieusement touché continuait à se promener à petits pas, regardant et écoutant toujours.

Mais, tout d’un coup, il s’arrêta. Il venait de reconnaître Polydor, vêtu de loques, la face ravagée, ivre encore d’une nuit crapuleuse ; et il resta saisi, en apercevant à son côté le frère Gorgias, vêtu de noir comme toujours, une vieille redingote graisseuse qu’il portait sans linge, collée à sa peau noire. Mais lui, muet, farouche, n’était pas ivre, redressé dans sa maigreur tragique, promenant sur la foule des yeux de flamme. Et Marc entendit que Polydor, avec un entêtement stupide d’ivrogne, le plaisantait sur l’affaire, dont tout le monde causait autour d’eux. Il bavait, il bégayait :

— Dis donc, vieux frère, le modèle d’écriture… Hein ? le modèle d’écriture… C’était moi qui l’avais chipé, je l’avais sur moi, et j’ai eu la bêtise de te le rendre, quand tu m’as reconduit… Ah ! ce fichu modèle d’écriture !

Un éclair brusque venait d’illuminer Marc. Maintenant, il possédait toute la vérité. L’unique lacune dont il avait encore parfois le tourment, venait de se combler. C’était ce modèle, repris le soir même à Polydor, que Gorgias avait dans la poche, et qui s’était trouvé mêlé à un numéro du Petit Beaumontais, lorsque, bouleversé, terrifié par les cris de sa victime, il avait cherché un mouchoir, un tampon quelconque, pour en faire un bâillon.

— Mais, tu sais, vieux frère, bégaya encore Polydor, on s’aimait bien, on ne disait ses affaires à personne… Hein ! tout de même, si j’avais bavardé ! Ah ! tu vois la tête de la tante Pélagie !

Et il ricanait, hébété, ignoble, sans avoir même conscience des gens qui l’entouraient, tandis que Gorgias se tournait à peine, pour lui jeter des regards de mépris, où demeurait comme une caresse d’amour tendre. Mais il dut comprendre que Marc avait entendu l’aveu involontaire de l’ivrogne, et il fit taire celui-ci, d’une voix basse et rude.

— Tais-toi, sac à vin ! tais-toi, pourriture ! Tu sues ton péché et le mien, tu m’as encore damné, dans ton ignominie de tout à l’heure ? Tais-toi, immonde chair, et c’est moi qui parlerai, oui ! je crierai ma faute, pour que Dieu me pardonne !

Puis, s’adressant à Marc, qui écoutait toujours, saisi et silencieux :

— Vous avez entendu, n’est-ce pas ? monsieur Froment et il faut que tous entendent. Voilà assez longtemps que je suis brûlé par le besoin de me confesser aux hommes, comme je me suis confessé à Dieu, dans la pensée de rendre mon salut plus glorieux encore. D’ailleurs, cette foule m’exaspère, elle ne sait rien ni des gens ni des choses, elle répète mon nom avec exécration, comme si j’étais le seul coupable ; et elle verra bien que non, je vais tout lui dire !

Malgré ses soixante-dix ans passés, il monta d’un saut sur le mur bas où était scellée la grille de la maison votive au seuil de laquelle Simon, l’innocent, allait triompher. Puis, se tenant d’un bras à cette grille, il se retourna, il fit face à l’immense auditoire. Depuis une heure qu’il se promenait au travers des groupes, il venait en effet d’entendre son nom sortir de toutes les lèvres, maudit, devenu infâme. Et une fièvre sombre peu à peu l’exaltait, cette bravoure du beau bandit qui ne renie aucun de ses actes, qui voudrait les jeter à la face des hommes, dans une folie d’orgueil d’avoir osé les commettre. Mais, surtout, ce dont il souffrait, c’était de s’entendre nommer seul, de porter tout le poids de l’exécration publique, lorsque les autres, les complices, semblaient oubliés déjà. La veille encore, à bout de ressources, il avait voulu forcer la porte du père Crabot, enfermé dans son domaine de la Désirade, et il s’était fait jeter dehors, en emportant une pièce de vingt francs, la dernière, lui avait-on dit. Personne ne criait le nom du père Crabot, au milieu des outrages. Pourquoi donc, lorsque lui-même était prêt à expier ses fautes, le père Crabot n’aurait-il pas expié les siennes ? Sans doute, tout dire ne lui ferait pas tirer de ce lâche vingt francs de plus ; mais il tenait au fond davantage à sa haine qu’à l’argent, et ce serait bien de jeter son ennemi aux flammes de l’enfer, tout en gagnant les délices du paradis, par l’humiliation de cette confession publique dont l’idée depuis quelque temps le hantait.

Alors, une chose inattendue, extraordinaire, commença. D’un geste violemment élargi, Gorgias sembla vouloir rassembler, ramener à lui l’attention de la foule innombrable. Et, d’une voix aiguë, puissante encore :

— Écoutez-moi, écoutez-moi, je veux tout vous dire ! Mais on ne l’entendit pas, on ne l’écouta pas d’abord.

Il dut jeter le même cri, à deux, à trois, à dix reprises, avec une énergie croissante, inlassable. De proche en proche enfin, on le remarqua, on s’inquiéta ; et, lorsque des anciens l’eurent reconnu, lorsque son nom eut circulé de bouche en bouche, dans un frisson d’horreur, un silence de mort finit par s’établir d’un bout à l’autre de la vaste place.

— Écoutez-moi, écoutez-moi, je veux tout vous dire !

Sous le grand soleil, accroché d’une main à cette grille, dominant les têtes, il continuait à faire de l’autre main des gestes véhéments, comme s’il eût coupé l’air à coups de sabre. Et, serré dans sa redingote usée, l’air desséché, tordu, avec sa face noire au grand nez d’oiseau de proie, il apparaissait terrible, comme un revenant du passé, dont les yeux se rallumaient des feux abominables de jadis.

— Vous parlez de vérité et de justice, et vous ne savez rien, et vous n’êtes pas des justes… Vous m’accablez tous, vous faites de moi l’unique coupable, lorsque d’autres ont péché davantage. J’ai pu être un criminel, d’autres ont voulu mon crime, l’ont couvert et continué… Et, tout à l’heure, vous verrez bien si je n’avoue pas bravement mon péché, comme au tribunal sacré de la pénitence. Mais pourquoi donc suis-je le seul ici prêt à me confesser de la sorte ? pourquoi donc l’autre, mon maître, mon chef, le tout-puissant père Crabot, n’est-il pas là, prêt lui aussi à s’humilier et à tout dire ? Qu’il vienne, qu’on aille le chercher dans la retraite prudente où il se cache, et qu’il se confesse devant les hommes, et qu’il fasse pénitence avec moi !… Autrement, je parlerai, je crierai son crime avec le mien, car Dieu est en moi, le plus humble, le plus misérable des pécheurs, et c’est Dieu qui veut ici mon expiation et la sienne.

Âprement, il continua, il accusa tous ses supérieurs, le père Crabot en tête, d’être des catholiques dégénérés, des jouisseurs et des poltrons. L’Église mourait de leur lâcheté, de leurs accommodements avec les mollesses et les vanités du monde. C’était sa thèse favorite que le véritable esprit religieux avait déserté ces moines, ces prêtres, ces évêques, qui, auraient dû faire régner Jésus par le fer et le feu. La terre et les hommes appartenaient à Dieu seul, et Dieu les avait donnés à son Église, déléguée souveraine de son pouvoir. Elle devait avoir par là même la possession de tout, puissance totale sur toutes les choses et sur tous les êtres. Elle disposait des richesses, il ne pouvait exister de riches que par sa permission. Elle disposait de la vie elle-même, chaque homme vivant était son sujet, qu’elle laissait vivre ou qu’elle supprimait, selon l’intérêt du ciel. Telle était la doctrine dont les vrais saints ne s’étaient jamais écartés.

Lui, dans son humilité de simple ignorantin, l’avait toujours pratiquée, exaltée, et ses supérieurs, malgré leurs autres torts à son égard, lui reconnaissaient encore le mérite devenu rare d’avoir l’esprit religieux absolu ; tandis qu’eux-mêmes, les Crabot, les Philibin, les Fulgence avaient perdu la religion par leurs compromis, en voulant ruser avec les libres penseurs, les juifs, les protestants et les francs-maçons. Peu à peu, en opportunistes désireux de plaire, ils abandonnaient des dogmes, ils dissimulaient la rudesse de la doctrine, lorsqu’ils auraient dû combattre l’impiété à visage découvert, égorger, brûler les hérétiques. Et lui-même rêvait d’un bûcher immense, dressé en plein Paris, où il aurait jeté toute la nation coupable, pour que la flamme et l’odeur de ces millions de corps pussent monter jusqu’au ciel rouge, en une gerbe immense, réjouir et apaiser Dieu.

Et il criait :

— Dès que le pécheur avoue et fait pénitence, il n’est plus coupable, il rentre en grâce auprès de son souverain Maître !… Quel est donc l’homme qui ne pèche pas ? Toute chair est faillible, le religieux que la bête fait tomber au crime, a la seule obligation de s’en confesser, comme un simple laïque ; et, s’il reçoit l’absolution, s’il expie avec un ferme repentir, il se rachète, il est tout blanc, digne d’entrer au ciel, parmi les roses et les lis de Marie… J’avais confessé mon crime au père Théodose, qui m’avait absous, et je ne devais plus rien à personne, puisque Dieu, voulant tout, sachant tout, venait de me pardonner, par le sacrement d’un de ses ministres. Et, de même, à partir de ce jour-là, chaque fois que j’ai menti, chaque fois que mes chefs m’ont forcé à mentir, je suis retourné au confessionnal, j’ai lavé mon âme de toutes les impuretés dont la fragilité humaine la salissait… Hélas ! j’ai beaucoup, j’ai souvent péché, car Dieu, pour m’éprouver sans doute, a laissé le diable me brûler de tous les feux de son enfer. Mais j’ai usé ma poitrine à la battre de mes deux poings, j’ai fait saigner mes genoux sur les dalles des chapelles. J’ai payé, je répète que je ne dois rien, un vol d’archanges m’emporterait au paradis, si je mourais tout à l’heure, avant d’avoir eu le temps de succomber de nouveau à la boue première dont je viens… Et, surtout, je ne dois rien aux hommes, je ne leur ai jamais rien dû, mon crime ne peut être qu’entre moi et Dieu, dont je suis le serviteur. Il m’a pardonné, et si je parle aujourd’hui, c’est que je le veux bien, c’est que je veux joindre à la miséricorde divine le martyre d’une humiliation dernière, afin d’entrer au paradis en triomphateur, céleste joie que je goûterai, malgré mon abjection, grâce à la pénitence, et que vous ne connaîtrez jamais, race d’incroyants et de blasphémateurs, destinés tous à l’enfer.

Gorgias raillait encore, dans sa fureur sombre, dans cet élan de foi sauvage qui le dressait, seul et impudent, en face du peuple. Et il eut son habituel retroussement de lèvres qui découvrait, à gauche, un peu de ses dents, en un rictus involontaire, où il y avait de la goguenardise et de la cruauté. Polydor, effaré un instant, le regardant de ses yeux ronds, envahis d’ombre par l’ivresse, venait de se laisser tomber au pied de la grille, comme foudroyé de sommeil, ronflant déjà. La foule, patiente, dans l’attente épouvantée de l’aveu promis, avait gardé jusque-là son grand silence de mort. Mais elle commençait à se lasser de tant de paroles, où elle sentait l’orgueil indomptable, l’insolence et l’outrage de l’homme d’Église, qui se croit souverain et inviolable en son Dieu. Que voulait-il dire ? pourquoi ne contait-il pas simplement les choses ? à quoi bon tant de préparations, puisque dix mots auraient suffi ? Et un grondement s’élevait, une poussée allait le balayer, lorsque Marc, attentif, très maître de lui, malgré le frémissement où il était de la confession attendue, se montra, calma du geste ce flot montant d’impatience et de colère. Imperturbable, d’ailleurs, Gorgias continuait, au milieu des interruptions, à répéter de la même voix aiguë qu’il était le seul brave, le seul vraiment avec Dieu, mais que les autres, les lâches, allaient payer eux aussi, parce que Dieu le suscitait pour que la confession de tous les pécheurs fût faite publiquement, en une expiation suprême, d’où l’Église, compromise par des chefs indignes, allait sortir rajeunie et à jamais victorieuse.

Puis, tout d’un coup, il prit une voix de détresse et de larmes, il se frappa la poitrine violemment, des deux poings, comme sous l’accès de furieux remords.

— Ô mon Dieu, j’ai péché ! Ô mon Dieu, pardonnez-moi ! Ô mon Dieu, arrachez-moi des griffes du diable, pour que je bénisse encore votre saint nom !… C’est mon Dieu qui le veut ! écoutez-moi, écoutez-moi, je vais tout vous dire !

Et il se mit à nu devant le peuple assemblé, il dit sans rien taire ses appétits énormes, gros mangeur, gros buveur, hanté dès l’enfance d’immonde lubricité. Enfant, malgré sa vive intelligence, il ne travaillait pas, toujours en escapade, en maraude, culbutant déjà les petites paysannes dans les foins. Son père, Jean Plumet, était un ancien braconnier, dont la comtesse de Quédeville avait fait un garde-chasse. Lui, Georges Plumet, avait eu pour mère une rôdeuse, engrossée par le braconnier au fond d’un fossé, disparue plus tard en laissant l’enfant. Et il revoyait son père mort, rapporté sur une civière dans la grande cour de Valmarie, la poitrine trouée par les deux balles d’un braconnier, un ancien camarade. Ensuite, il avait grandi avec le petit-fils de la comtesse, Gaston, un gamin indomptable, qui, lui aussi, préférait à l’étude, les fillettes errantes dont on retrousse les jupes, les nids de pies qu’on déniche en haut des peupliers, les écrevisses qu’on va, tout nu, chercher dans les trous, au fond de la rivière. C’était alors qu’il avait connu le père Philibin, précepteur de Gaston, et le père Crabot, superbe, en pleine force et en plein éclat, adoré de la comtesse de Quédeville, maître déjà du domaine de Valmarie. Et il conta brusquement, brutalement, la mort de Gaston, le petit-fils, l’héritier, cette mort à laquelle il avait assisté de loin, dont il gardait depuis tant d’années le secret terrible, l’enfant poussé à la rivière, noyé comme par accident, pendant une promenade, ce qui, quelques mois plus tard, devait amener la comtesse à faire au père Crabot le don légal et définitif du vaste domaine.

Gorgias se battit la poitrine avec un redoublement de fureur, la voix brisée de sanglots, éperdu de contrition.

— J’ai péché, j’ai péché, ô mon Dieu !… Et mes chefs ont péché, plus affreusement encore, ô mon Dieu ! en me donnant le mauvais exemple… Mais, ô mon Dieu ! puisque j’expie ici pour eux et pour moi, en disant tout, vous leur pardonnerez, dans votre infinie bonté, ô mon Dieu ! comme vous me pardonnerez à moi-même.

Il y eut dans la foule une houle profonde de révolte indignée. Des poings se levèrent, des voix crièrent vengeance, tandis que Gorgias poursuivait son récit, disait comment le père Crabot et le père Philibin ne l’avaient plus abandonné, liés à lui désormais par un lien de sang, comptant sur lui comme il comptait sur eux. C’était le pacte ancien que Marc avait soupçonné, Gorgias donné à l’Église, devenu l’ignorantin, l’enfant terrible de Dieu qui épouvantait et qui ravissait ses chefs par le magnifique esprit religieux qui brûlait dans sa chair coupable. Il eut un grand sanglot, il en arriva soudainement à son crime immonde.

— Ô mon Dieu ! le petit ange était là… C’est bien la vérité, je venais de reconduire l’autre élève, et je retraversais la place toute noire, quand j’ai aperçu le petit ange par la fenêtre ouverte, dans la chambre éclairée… Vous qui regardiez alors en moi, ô mon Dieu ! vous savez bien que je me suis approché sans intentions impures, simplement curieux et paternel, pour gronder l’enfant de laisser ainsi ouverte sa fenêtre. Et vous ne l’ignorez pas non plus, j’ai causé là un instant en bon ami, demandant à voir les images pieuses qui étaient sur la table, de belles images très saintes et très douces, encore embaumées de l’encens de la première communion… Mais pourquoi donc, ô mon Dieu ! avez-vous permis alors au diable de me tenter, pourquoi m’avez-vous abandonné au tentateur, qui m’a fait enjamber l’appui de la fenêtre, sous le prétexte de voir de plus près les saintes images, le cœur déjà palpitant, le sang peu à peu incendié de toutes les flammes de l’enfer.. Ô mon Dieu ! ô mon Dieu ! vos desseins sont impénétrables et terribles.

Maintenant la foule était retombée à son silence de mort, sous l’angoisse affreuse qui étreignait toutes les poitrines plus rudement, à mesure que l’ignoble aveu se déroulait. On n’entendait plus un souffle, un effroi immense s’élargissait sur les têtes immobiles, terrifiées de ce qu’elles sentaient venir. Et Marc, la face blanche, éperdu de voir enfin la se dresser ainsi, après tant de versions mensongères, revivait la scène qu’il avait déjà reconstituée, regardait fixement le monstrueux coupable, repris de sa folie ancienne, s’emportant en gestes frénétiques, au milieu des sanglots qui l’étranglaient.

— Ô mon Dieu ! vous aviez fait l’enfant si délicieux, avec sa tête blonde et frisée de petit ange. Et il semblait n’avoir, comme les chérubins des peintures pieuses, que cette tête de chérubin, avec deux ailes, tant son pauvre petit corps d’infirme était délicat et fluet, sous sa petite chemise… Le tuer, ô mon Dieu ! est-ce que j’en avais l’atroce pensée ? Dites-le, vous qui lisez dans mon cœur. Il était si joli, je l’aimais tant, que je n’aurais pas arraché un seul cheveu de sa tête… Et c’est vrai, le feu du péché était venu, la concupiscence me brûlait, et j’ai voulu le caresser, mais si doucement, avec des paroles hésitantes, avec des gestes qui osaient à peine… Je m’étais assis près de la table, regardant les saintes images. Je l’ai attiré près de moi, je l’ai assis sur mes genoux, pour les voir ensemble. Et il s’est d’abord laissé faire, très docile, très câlin ; puis, comme Satan m’emportait, m’aveuglait, il a pris peur, il a commencé de crier, de crier, de crier… Ô mon Dieu ! ces cris, ces cris que j’entends toujours et qui me rendent fou !

C’était en effet, chez lui, comme une crise croissante embrasant ses yeux dans sa face convulsée, tordant ses lèvres où un peu d’écume se montrait. Des secousses spasmodiques agitaient son corps maigre et tordu. Et une rage dernière l’emporta, il finit par hurler, en damné que le diable retourne avec sa fourche sur le brasier infernal :

— Non, non, ce n’est pas la encore, c’est arrangé et embelli… Je veux tout dire, je veux tout dire, c’est à ce prix que je goûterai les éternelles délices du paradis.

Alors, ce fut immonde et d’une horreur sacrée. Il dit tout, en termes crus, abominables, avec des gestes qui évoquaient l’ignominie de l’atroce scène. Il dit comment, brûlé, lâché ainsi qu’une bête en folie, il avait jeté le petit Zéphirin par terre, l’avait souillé, déchirant sa chemise, tâchant de lui en envelopper la tête, pour qu’il ne criât plus. Il dit l’acte, sans taire aucun détail, des détails sordides, féroces, où passait la démence des passions contre nature, grandies et perverties à l’ombre des cloîtres. Il dit sa terreur lâche, en entendant les cris continuer toujours, son besoin de cacher son crime, pendant que sa tête se perdait et que ses oreilles bourdonnantes croyaient saisir déjà le galop des gendarmes lancés à sa poursuite. Il dit son égarement, la recherche autour de lui d’un objet quelconque, ses poches fouillées, des papiers trouvés là, enfoncés dans la bouche gémissante de la victime, stupidement, sans prévision aucune, par unique désir de n’être plus torturé par les terribles cris. Et il dit enfin le meurtre, l’étranglement, les dix doigts de ses mains robustes, sèches et poilues, serrés comme des cordes de fer autour du cou délicat, y pénétrant, y laissant de profonds sillons noirs.

— Ô mon Dieu ! je suis un porc, je suis une brute meurtrière dont les membres sont tachés de boue et de sang… Et je me suis sauvé comme un misérable lâche, sans une idée dans la cervelle, gorgé et abruti, laissant la fenêtre ouverte, ce qui prouve bien ma bêtise, l’innocence où je serais resté, sans l’assaut imprévu et victorieux du diable… J’ai tout dit devant les hommes, ô mon Dieu ! et que votre bonté, touchée par ma pénitence, m’ouvre le ciel !

Mais, cette fois, la patience épouvantée de la foule était à bout. Brusquement, à la stupeur qui la tenait glacée et muette, succéda un emportement d’une violence irrésistible. Une longue clameur d’imprécations roula d’une extrémité de la place à l’autre, une vague énorme s’enfla, se précipita, menaça de venir écraser contre la grille, où il se cramponna toujours, le misérable impudent, le pénitent monstrueux, qui, par démence religieuse, osait ainsi étaler son crime à la face du soleil. Des cris le souffletaient : À mort, le violateur ! à mort, l’assassin ! à mort, à mort, le souilleur et le tueur d’enfants ! Et Marc vit le terrible danger, la foule écharpant cet homme, dans son besoin simpliste de justice immédiate ; et toute la fête de bonté, de solidarité, le triomphe de la vérité et de l’équité enfin conquises, allait être endeuillée, salie, par l’exécution du coupable, dont les membres épars seraient jetés aux quatre vents. Il se hâta, voulut arracher Gorgias de la grille ; mais il dut lutter contre celui-ci, têtu, frénétique, ayant à parler encore. Enfin, aidé par des voisins aux bras vigoureux, il l’enleva, réussit à le faire porter dans le jardin, dont la porte fut refermée. Il était grand temps, la vague énorme de la foule, qui arrivait, se brisa contre la grille, neuve et solide. Gorgias se trouvait désormais à l’abri, dans l’asile de cette maison offerte à l’innocent, dont il avait fait la torture. Mais, dès que les bras qui le tenaient le lâchèrent, le croyant dompté, il se redressa, il courut de nouveau se pendre à la grille, de l’intérieur, et il recommença, protégé par les barreaux de fer que battait le flot curieux du peuple.

— Ô mon Dieu ! tu as vu ma première expiation, lorsque mes chefs, aussi bêtes que lâches, m’ont abandonné, sur la route de l’exil, Tu as su les métiers inavouables auxquels ils m’ont réduit, les exécrables fautes nouvelles qu’ils m’ont fait commettre. Tu as su encore leur basse avarice, le morceau de pain qu’ils m’ont refusé, qu’ils me refusent encore, après avoir été les conseillers et les complices de ma vie entière… Car, tu étais toujours présent, ô mon Dieu ! ils avaient lié partie avec moi, je n’ai fait que leur obéir depuis mon crime, je ne l’ai aggravé de nouveaux crimes que par eux et pour eux. Sans doute, il s’agissait de sauver ta sainte Église du scandale, et j’aurais donné mon sang, ma vie. Mais eux songeaient surtout à sauver leur peau, c’est ce qui m’a enragé et poussé à tout dire… Et, maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai été ton justicier, la bouche de violence ouverte par toi, afin de crier leurs fautes ignorées, impunies, vois toi-même si tu dois leur pardonner ou les foudroyer de ta colère, devant ce peuple de pourceaux qui affecte d’oublier ton nom, et dont l’enfer ne sera jamais assez grand pour griller les chairs sacrilèges.

De formidables huées l’interrompaient à chaque phrase, des pierres passaient de mains en mains et commençaient à voler autour de sa tête. Certainement, la grille n’aurait pas résisté davantage, une dernière poussée géante allait l’abattre, lorsque Marc et ses aides réussirent à saisir de nouveau Gorgias, à l’arracher, à l’emporter au bout du jardin, derrière la maison. Il y avait là une porte de sortie donnant sur une ruelle déserte ; et le misérable, au bout d’un instant, fut emmené, chassé au loin.

Mais ce qui calma soudain la foule toujours grondante et déchaînée, ce furent, dominant bientôt les cris de colère, des cris de joie et de glorification, dont les ondes gagnaient de proche en proche, du lointain ensoleillé de la nouvelle avenue. Simon, reçu à la gare par la délégation du conseil municipal, arrivait dans un grand landau, lui et son frère David assis sur la banquette du fond, ayant en face d’eux l’avocat Delbos et le maire Léon Savin. Alors, sur le passage de la voiture, qui s’avançait lentement parmi les flots pressés du peuple, ce fut une ovation extraordinaire. Comme fouetté par l’abominable scène dont tous frémissaient encore, l’enthousiasme débordait, on ne cessait d’acclamer et d’applaudir la victime, dont l’innocence, la torture, l’héroïsme prenaient un redoublement de gloire, à la suite de l’aveu public du coupable, immonde et fou dans sa sauvage grandeur. Des femmes pleuraient, soulevaient leurs enfants pour leur montrer le héros. Des hommes voulurent dételer les chevaux ; et ils les dételèrent, le landau fut traîné jusqu’à la maison votive par tous les hommes vaillants du pays. Sur tout le parcours, jonché de fleurs, des fleurs encore étaient jetées des fenêtres, où les mouchoirs s’agitaient ainsi que des drapeaux. Il y eut une jeune fille très belle qui monta sur le marchepied, qui resta là comme la statue vivante de la jeunesse, apportant au triomphe du martyr le resplendissement de sa beauté. Des baisers volaient dans l’air, des paroles d’amour et de gloire venaient s’abattre dans la voiture, avec les bouquets qui pleuvaient de partout. Jamais émotion si intense n’avait soulevé un peuple, venue de si loin, arrachée de toutes les entrailles par la pensée d’une telle iniquité, cherchant la compensation impossible, la trouvant dans le don sans réserve, immense, du cœur de tous, de l’amour de tous. Gloire à l’innocent qui a manqué périr par la faute du peuple et à qui le peuple ne donnera jamais assez de joie ! Gloire au martyr qui a tant souffert, pour la méconnue, étranglée, et dont la victoire est enfin celle de l’esprit humain, se dégageant de l’erreur et du mensonge ! Gloire à l’instituteur frappé dans sa fonction, victime de son effort vers plus de lumière, d’autant plus exalté aujourd’hui qu’il aura payé d’une douleur chaque parcelle de vérité enseignée par lui aux ignorants et aux humbles.

Et Marc, debout, défaillant de bonheur, en regardant venir de loin ce triomphe, au travers d’une telle passion fraternelle et tendre, songeait à l’atroce arrestation de Simon, le jour où une voiture l’avait emmené de Maillebois, au moment même de l’enterrement du petit Zéphirin. Une cohue furieuse se ruait, pour s’emparer du misérable rouler, le déchirer. Des clameurs atroces retentissaient : « À mort, à mort, l’assassin, le sacrilège ! à mort, le juif ! » Et la cohue galopait derrière les roues, ne lâchait pas sa proie, tandis que Simon, très pâle, glacé, répondait par son continuel cri : « Je suis innocent ! je suis innocent ! je suis innocent ! » Et, aujourd’hui que cette innocence éclatait, après des années si longues, quelle transformation saisissante cette population rajeunie et comme transfigurée, les enfants et les petits-enfants des insulteurs aveuglés d’autrefois, peu à peu grandis dans la vérité, devenus des applaudisseurs enthousiastes, rachetant à force de sincérité et d’amour le crime de leurs pères !

Mais le landau s’arrêta devant la grille, et l’émotion grandit encore, lorsqu’on vit en descendre Simon, soutenu par son frère David, resté plus alerte et plus vigoureux. Simon, maigri, réduit à un souffle, le visage adouci par la grande vieillesse, avait cependant gardé ses fins cheveux blancs d’un blanc de neige. Il eut un sourire pour remercier David de son aide, et des acclamations frénétiques reprirent, devant ces deux frères unis par un si long et si prodigieux héroïsme, le frère douloureux qui n’avait jamais douté de l’immolation de son frère, le frère admirable qui s’était donné à son frère, pour l’honneur et pour la vie. Les acclamations continuèrent, quand Delbos descendit à son tour, avec le maire Léon Savin, le grand Delbos, comme on le nommait dans la foule, le héros de Beaumont et de Rozan qui n’avait pas craint d’affirmer la vérité, aux jours affreux où il y avait un mortel péril à le faire, et qui, depuis, s’était montré un puissant ouvrier de la juste société de demain. Cependant, Marc ayant marché à la rencontre de Simon et de David, que Delbos avait rejoints, les quatre hommes se trouvèrent un instant ensemble, au seuil même de la maison. Et ce fut alors un redoublement de passion heureuse, un véritable délire de cris et de gestes, à les voir tous les quatre ainsi côte à côte, aux bras les uns des autres, les trois défenseurs héroïques et l’innocent qu’ils avaient sauvé des pires tortures.

D’un grand élan, Simon se jeta au cou de Marc, qui lui rendit son étreinte. Tous les deux sanglotaient. Ils ne trouvèrent que quelques mots balbutiés, presque les mêmes que ceux bégayés autrefois, au moment de l’abominable séparation.

— Merci, merci, mon camarade. Avec David, tu as été mon autre frère, tu as sauvé mon honneur et celui de mes enfants !

— Oui, mon camarade, j’ai simplement aidé David, et c’est la seule qui a vaincu… Tiens ! les voici, tes enfants, ils ont poussé d’eux-mêmes en force et en raison.

En effet, toute la famille était là, dans la verdure du jardin, les quatre générations attendant l’aïeul triomphant et vénérable, après tant d’années de souffrance. Rachel l’épouse, et Geneviève, la femme du grand ami, se tenaient côté à côté. Puis c’étaient les deux sangs mêlés, Joseph et Louise, Sarah et Sébastien, accompagnés de leur François et de leur Thérèse, suivis eux-mêmes de la dernière-née, la petite Rose. Clément et Charlotte aussi étaient là, avec Lucienne. Et des larmes coulaient de tous les yeux, des baisers sans fin furent échangés.

Pourtant, un chant très doux, très frais, s’éleva. C’étaient les enfants des deux écoles, les garçons et les filles, les élèves de Sébastien et de Louise, qui chantaient une bienvenue à l’ancien instituteur de Maillebois. Rien ne fut plus simple ni plus émouvant, une strophe enfantine, de la gentille tendresse et un peu du souriant avenir, tout ce qu’il pouvait y avoir de délicat et de pur sur la plaie du vieux monde. Puis, un gamin se détacha, pour offrir à Simon un bouquet, au nom de l’école des garçons.

— Merci, mon petit ami. Mais comme tu es beau !… Qui es-tu donc ?

— Je suis Edmond Doloir, le fils de Jules Doloir, instituteur. Mon papa est là-bas, tenez ! avec M. Salvan.

Ensuite, ce fut une gamine, un bouquet également à la main, au nom de l’école des filles.

— Oh ! la jolie petite mignonne ! Merci, merci… Et qui es-tu, toi ?

— Moi, je suis Georgette Doloir, la fille d’Adrien Doloir et de Claire Bongard, et vous les voyez là-bas, papa et maman, avec grand-père et grand-mères les oncles et les tantes.

Mais il y avait un bouquet encore, et ce fut Lucienne Froment qui le présenta, au nom de Rose Simon, la dernière-née, qu’elle tenait dans ses bras.

— Moi, je suis Lucienne Froment, la fille de Clément Froment et d’Hortense Savin… Et voici Rose Simon, la fille de votre petit-fils François, la petite-fille de votre fils Joseph, votre arrière-petite-fille, comme elle est l’arrière-petite-fille de votre ami Marc Froment, par sa grand-mère Louise.

Simon avait pris, de ses deux mains tremblantes, la chère et délicieuse créature, vagissante encore.

— Ah ! trésor adoré, chair de ma chair, tu es comme l’Arche d’alliance, toute la réconciliation semble s’être réalisée en toi !… Que la vie a été bonne et vigoureuse, avec quelle bravoure infatigable elle a travaillé, pour faire pousser de nous tous tant d’êtres forts et charmants ! Et quel élargissement à chaque génération nouvelle, que de vérité, que de justice et que de paix, la vie apporte dans son éternelle besogne !

Maintenant, tous se pressaient autour de lui, tous se présentaient eux-mêmes, lui serraient les mains, l’embrassaient : C’étaient les Savin, Léon et son fils Robert, le maire qui avait travaillé si vivement à la réparation, qui venait de le saluer à la gare au nom de Maillebois entier. C’étaient les Doloir, Auguste qui avait bâti la maison, Adrien qui en avait fait le plan, Charles qui s’était chargé de la serrurerie, et Marcel de la charpente. C’étaient les Bongard, Fernand et sa femme Lucile, Claire leur fille, tous aujourd’hui mêlés, confondus par les alliances, ne faisant plus qu’une famille, parmi laquelle Simon avait grand-peine à se reconnaître. Mais ses anciens élèves se nommaient, il retrouvait sur leurs faces vieillies les traits purs des enfants d’autrefois, et les embrassades continuaient, n’en finissaient point, au milieu de l’émotion croissante. Tout d’un coup il se trouva en présence du bon Salvan, si vieux, souriant toujours. Il se jeta dans ses bras.

— Ô mon maître, je vous dois tout, et c’est votre œuvre qui triomphe, grâce aux vaillants ouvriers de que vous avez faits et envoyés par le monde.

Ensuite, ce fut Mlle  Mazeline, dont il baisa gaiement les deux joues, et ce fut Mignot, qui se mit à pleurer, lorsqu’il l’eut embrassé aussi.

— Est-ce que vous m’avez pardonné, monsieur Simon ?

— Vous pardonner, mon vieux Mignot ! Vous avez été le plus vaillant et le plus noble des cœurs. Et quelle joie de se retrouver ainsi !

Mais la cérémonie, si simple et si grande, allait finir. La maison votive, cette maison claire qui s’élevait sur l’emplacement de l’ancienne masure douloureuse de la rue du Trou, riait gaiement au soleil, avec les guirlandes de verdure et de fleurs dont elle était décorée. Et, brusquement, le voile qui cachait encore l’inscription, au-dessus de la porte, fut enlevé, et la plaque de marbre apparut, avec les mots flamboyants, en lettres d’or : « La ville de Maillebois, à l’instituteur Simon, pour la vérité et la justice, en réparation de ses tortures. » Puis la signature suivait, plus haute et plus éclatante : « Les petits-fils de ses bourreaux. » Et, de la vaste place, de l’avenue voisine, des fenêtres et des toits, une immense et dernière acclamation s’éleva, roula comme un tonnerre, dans laquelle s’unissaient enfin tous les cœurs du peuple, sans qu’une seule protestation désormais osât méconnaître la vérité et la justice triomphantes.

Le lendemain, il y eut dans Le Petit Beaumontais, un compte rendu enthousiaste de la cérémonie. Depuis longtemps, l’immonde journal s’était transformé sous le souffle nouveau qui haussait le niveau moral et intellectuel de ses lecteurs. Il avait fallu en balayer, en désinfecter les bureaux comme des sentines, engorgées de tant de poisons depuis des années. La presse doit devenir le plus admirable instrument d’instruction, lorsqu’elle ne sera plus aux mains des bandits politiques et financiers, abêtissant et détroussant leur clientèle. Et Le Petit Beaumontais, renouvelé, rajeuni, commençait à rendre de grands services, aidait chaque jour à faire plus de lumière, plus de raison et de bonté.

Puis, quelques jours plus tard, un terrible orage, un de ces orages de septembre qui brûle tout, détruisit la chapelle des Capucins. Elle était la dernière ouverte, fréquentée encore par un assez grand nombre de dévotes. À Jonville, l’abbé Cognasse venait d’être trouvé mort dans la sacristie, frappé de congestion cérébrale, à la suite d’un accès d’effroyable colère ; et l’église, vide depuis longtemps, était définitivement fermée. À Maillebois, l’abbé Coquard ne faisait même plus ouvrir les portes de Saint-Martin, officiant seul à l’autel, ne trouvant pas de clerc pour servir la messe. Et la chapelle des Capucins, si étroite, suffisait donc aux quelques personnes qui pratiquaient toujours, gardant jusqu’au bout sa vogue de comptoir à miracles, avec sa grande statue de saint Antoine de Padoue dorée et peinturlurée, debout parmi les fleurs artificielles et les cierges.

Ce jour-là, justement, on fêtait le saint, une commémoration dont l’éclat avait attiré une centaine de fidèles. Cédant aux instances du père Théodose, le père Crabot, qui ne quittait plus la Désirade où il devait installer une fondation pieuse, s’était décidé à honorer la solennité de sa présence ; et ils étaient là tous les deux, l’un officiant, l’autre assis sur un fauteuil de velours, au pied de la statue du grand saint, dont on sollicitait la toute-puissance miraculeuse, pour qu’il obtint de Dieu la grâce de quelque cataclysme, emportant d’un coup l’infâme et sacrilège société nouvelle. C’était alors que l’orage avait éclaté, une terrifiante nuée d’encre au-dessus de Maillebois, des éclairs qui semblaient ouvrir au paradis les fournaises infernales, des éclats de foudre pareils aux salves d’une artillerie géante, bombardant la terre. Le père Théodose avait ordonné de sonner les cloches, un entêté carillon s’élevait de la chapelle à toute volée, comme pour indiquer à Dieu sa maison, afin qu’il la protégeât. Et ce fut l’extermination, un effroyable coup de tonnerre frappa la cloche, suivit la corde, vint éclater dans la nef, avec un retentissement de ciel qui s’écroule. Le père Théodose, incendié à l’autel, flamba ainsi qu’une torche. Les vêtements sacerdotaux, les vases sacrés, le tabernacle lui-même, se trouvèrent fondus, réduits en miettes. Mais, surtout, le grand saint Antoine, brisé, mis en poussière, recouvrit le père Crabot foudroyé, dont il ne restait qu’un squelette tordu et noirci sous toute cette cendre. Et, comme si les deux ministres du Seigneur n’avaient pas suffi, cinq dévotes encore furent tuées, tandis que les autres s’enfuyaient, en hurlant, pour ne pas être écrasées sous la voûte, qui craquait, et qui s’effondra, amas énorme de débris, où rien ne restait du culte.

Il y eut, dans tout Maillebois, une stupeur. Comment le Dieu des catholiques pouvait-il se tromper ainsi ? C’était la question troublante, qui, jadis, revenait chaque fois qu’une église était foudroyée, le clocher s’abîmant sur le prêtre et sur les fidèles à genoux. Dieu voulait-il donc la fin de sa religion ? Ou bien était-ce, plus raisonnablement, qu’il n’y avait pas de main divine conduisant la foudre, force naturelle qui sera la source du bonheur, lorsque l’homme l’aura domestiquée ? Mais le frère Gorgias reparut à cette occasion, on le vit parcourir la rue de Maillebois en criant que Dieu, cette fois, ne s’était pas trompé. Dieu l’avait écouté, s’était décidé à foudroyer ses supérieurs imbéciles et lâches, pour donner une leçon à toute son Église, qui ne pouvait refleurir que par le fer et par le feu. Et, un mois plus tard, Gorgias lui-même fut trouvé, la tête fendue, le corps souillé de traces immondes, devant la maison louche, où l’on avait déjà ramassé Victor Milhomme.