Valentine (Sand)/Notice

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Valentine (1832)
Calmann-Lévy (p. 4).




NOTICE




Valentine est le second roman que j’aie publié, après Indiana, qui eut un succès littéraire auquel j’étais loin de m’attendre ; je retournais dans le Berri en 1832, et je me plus à peindre la nature que j’avais sous les yeux depuis mon enfance. Dès ces jours-là, j’avais éprouvé le besoin de la décrire ; mais, par un phénomène qui accompagne toutes les émotions profondes, dans l’ordre moral comme dans l’ordre intellectuel, c’est ce qu’on désire le plus manifester, qu’on ose le moins aborder en public. Ce pauvre coin du Berri, cette vallée Noire si inconnue, ce paysage sans grandeur, sans éclat, qu’il faut chercher pour le trouver, et chérir pour l’admirer, c’était le sanctuaire de mes premières, de mes longues, de mes continuelles rêveries. Il y avait vingt-deux ans que je vivais dans ces arbres mutilés, dans ces chemins raboteux, le long de ces buissons incultes, au bord de ces ruisseaux dont les rives ne sont praticables qu’aux enfants et aux troupeaux. Tout cela n’avait de charmes que pour moi, et ne méritait pas d’être révélé aux indifférents. Pourquoi trahir l’incognito de cette contrée modeste, qu’aucun grand souvenir historique, qu’aucun grand site pittoresque, ne signalent à l’intérêt ou à la curiosité ? Il me semblait que la vallée Noire c’était moi-même, c’était le cadre, le vêtement de ma propre existence, et il y avait si loin de là à une toilette brillante et faite pour attirer les regards ! Si j’avais compté sur le retentissement de mes œuvres, je crois que j’eusse voilé avec jalousie ce paysage comme un sanctuaire, où, seul jusque-là, peut-être, j’avais promené une pensée d’artiste, une rêverie de poète ; mais je n’y comptais pas, je n’y pensais même pas du tout. J’étais obligé d’écrire et j’écrivais. Je me laissais entraîner au charme secret répandu dans l’air presque natal dont j’étais enveloppé. La partie descriptive de mon roman fut goûtée. La fable souleva des critiques assez vives sur la prétendue doctrine antimatrimoniale que j’avais déjà proclamée, disait-on, dans Indiana. Dans l’un et l’autre roman j’avais montré les dangers et les douleurs des unions mal assorties. Il paraît que, croyant faire de la prose, j’avais fait du saint-simonisme sans le savoir. Je n’en étais pas alors à réfléchir sur les misères sociales. J’étais encore trop jeune pour voir et constater autre chose que des faits. J’en serais peut-être toujours resté là, grâce à mon indolence naturelle et à cet amour des choses extérieures qui est le bonheur et l’infirmité des artistes, si l’on ne m’eût poussé, par des critiques un peu pédantesques, à réfléchir davantage et à m’inquiéter des causes premières, dont je n’avais jusque-là saisi que les effets. Mais on m’accusa si aigrement de vouloir faire l’esprit fort et le philosophe, que je me posai un jour cette question : « Voyons donc ce que c’est que la philosophie ! »

GEORGE SAND

Paris, 27 mars 1852.