Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 24
XXIV.
Valentine, plus fatiguée d’un semblable sommeil qu’elle ne l’eût été d’une insomnie, s’éveilla fort tard. Le soleil était haut et chaud dans le ciel, des myriades d’insectes bourdonnaient dans ses rayons. Longtemps plongée dans ce mol engourdissement qui suit le réveil, Valentine ne cherchait point encore à recueillir ses idées ; elle écoutait vaguement les mille bruits de l’air et des champs. Elle ne souffrait point parce qu’elle avait oublié bien des choses et qu’elle en ignorait plus encore.
Elle se souleva pour prendre un verre d’eau sur le guéridon, et trouva la lettre de Bénédict ; elle la retourna dans ses doigts lentement et sans avoir la conscience de ce qu’elle faisait. Enfin elle y jeta les yeux, et, en reconnaissant l’écriture, elle tressaillit et l’ouvrit d’une main convulsive. Le rideau venait de tomber : elle voyait à nu toute sa vie.
Aux cris déchirants qui lui échappèrent, Catherine accourut ; elle avait la figure renversée : Valentine comprit sur-le-champ la vérité.
— Parle ! s’écria-t-elle, où est Bénédict ? qu’est devenu Bénédict ?
Et voyant le trouble et la consternation de sa nourrice, elle dit en joignant les mains :
— Ô mon Dieu ! c’est donc bien vrai, tout est fini !
— Hélas ! Mademoiselle, comment donc le savez-vous ? dit Catherine en s’asseyant sur le lit ; qui donc a pu entrer ici ? j’avais la clef dans ma poche. Est-ce que vous avez entendu ? Mais mademoiselle Beaujon me l’a dit si bas, dans la crainte de vous éveiller… Je savais bien que cette nouvelle vous ferait du mal.
— Ah ! il s’agit bien de moi ! s’écria Valentine avec impatience en se levant brusquement. Parlez donc ! qu’est devenu Bénédict ?
Effrayée de cette véhémence, la nourrice baissa la tête et n’osa répondre.
— Il est mort, je le sais ! dit Valentine en retombant sur son lit, pâle et suffoquée ; mais depuis quand ?
— Hélas ! dit la nourrice, on ne sait ; le malheureux jeune homme a été trouvé au bout de la prairie, ce matin, au petit jour. Il était couché dans un fossé et couvert de sang. Les métayers de la Croix-Bleue, en s’en allant chercher leurs bœufs au pâturage, l’ont ramassé, et tout de suite on l’a porté dans sa maison ; il avait la tête fracassée d’un coup de pistolet, et le pistolet était encore dans sa main. La justice s’y est transportée sur-le-champ. Ah ! mon Dieu ! quel malheur ! Qu’est-ce qui a pu causer tant de chagrin à ce jeune homme ? On ne dira pas que c’est la misère ; M. Lhéry l’aimait comme son fils ; et madame Lhéry, que va-t-elle dire ? Ce sera une désolation.
Valentine n’écoutait plus, elle était tombée sur son lit, roide et froide. En vain Catherine essaya de la réveiller par ses cris et ses caresses : il semblait qu’elle fût morte. La bonne nourrice, en voulant ouvrir ses mains contractées, y trouva une lettre froissée. Elle ne savait pas lire, mais elle avait l’instinct du cœur qui avertit des dangers de la personne qu’on aime ; elle lui retira cette lettre et la cacha avec soin avant d’appeler du secours.
Bientôt la chambre de Valentine fut pleine de monde ; mais tous les efforts furent vains pour la ranimer. Un médecin qu’on fit venir promptement lui trouva une congestion cérébrale très-grave, et parvint, à force de saignées, à rappeler la circulation ; mais les convulsions succédèrent à cet état d’accablement, et pendant huit jours Valentine fut entre la vie et la mort.
La nourrice se garda bien de dire la cause de cette funeste émotion ; elle n’en parla qu’au médecin sous le sceau du secret, et voici comment elle fut conduite à comprendre qu’il y avait dans tous ces événements une raison qu’il était nécessaire de ne faire saisir à personne. En voyant Valentine un peu mieux, après la saignée, le jour même de l’événement, elle se mit à réfléchir à la manière surnaturelle dont sa jeune maîtresse en avait été informée. Cette lettre qu’elle avait trouvée dans sa main lui rappela le billet qu’on l’avait chargée de lui remettre la veille, avant le mariage, et qui lui avait été confié par la vieille gouvernante de Bénédict. Étant descendue un instant à l’office elle entendit le domestique commenter la cause de ce suicide, et se dire tout bas que, dans la soirée précédente, une querelle avait eu lieu entre Pierre Blutty et Bénédict, au sujet de mademoiselle de Raimbault. On ajoutait que Bénédict vivait encore, et que le même médecin qui soignait dans ce moment Valentine, ayant pansé le blessé dans la matinée, avait refusé de se prononcer positivement sur sa situation. Une balle avait fracassé le front et était ressortie au-dessus de l’oreille ; cette blessure-là, quoique grave, n’était peut-être point mortelle ; mais on ignorait de combien de balles était chargé le pistolet. Il se pouvait qu’il y en eut une seconde logée dans l’intérieur du crâne, et, en ce cas, le répit qu’éprouvait en ce moment le moribond ne pouvait servir qu’à prolonger ses souffrances.
Aux yeux de Catherine, il devait donc être prouvé que cette catastrophe et les chagrins qui l’avaient précédée avaient une influence directe sur l’état effrayant de Valentine. Cette bonne femme s’imagina qu’un rayon d’espérance, si faible qu’il fût, devait produire plus d’effet sur son mal que tous les secours de la médecine. Elle courut à la chaumière de Bénédict, qui n’était qu’à une demi-lieue du château, et s’assura par elle-même qu’il y avait encore chez cet infortuné un souffle de vie. Beaucoup de voisins, attirés par la curiosité plus que par l’intérêt, encombraient sa porte ; mais le médecin avait ordonné qu’on laissât entrer peu de monde, et M. Lhéry, qui était installé au chevet du mourant, ne reçut Catherine qu’après beaucoup de difficultés. Madame Lhéry ignorait encore cette triste nouvelle ; elle était allée faire le retour de noces de sa fille à la ferme de Pierre Blutty.
Catherine, après avoir examiné le malade et recueilli l’opinion de Lhéry, s’en retourna aussi peu fixée qu’auparavant sur les véritables suites de la blessure, mais complètement éclairée sur les causes du suicide. Par une circonstance particulière, au moment où elle sortait de cette maison, elle tressaillit en jetant les yeux sur une chaise où l’on avait déposé les vêtements ensanglantés de Bénédict. Comme il arrive toujours que nos regards s’arrêtent, en dépit de nous, sur un objet d’effroi ou de dégoût, ceux de Catherine ne purent se détacher de cette chaise, et y découvrirent un mouchoir de soie des Indes, horriblement taché de sang. Aussitôt elle reconnut le foulard qu’elle avait mis elle-même autour du cou de Valentine en la voyant sortir dans la soirée qui précéda le mariage, et qu’elle avait perdu dans sa promenade au bout de la prairie. Ce fut un trait de lumière irrécusable ; elle choisit donc un moment où l’on ne faisait point attention à elle pour s’emparer de ce mouchoir, qui eût pu compromettre Valentine, et pour le cacher dans sa poche.
De retour au château, elle se hâta de le serrer dans sa chambre et ne songea plus à s’en occuper. Elle essaya, dans les rares instants où elle se trouva seule avec Valentine, de lui faire comprendre que Bénédict pouvait être sauvé ; mais ce fut en vain. Les facultés morales semblaient complètement épuisées chez Valentine ; elle ne soulevait même plus ses paupières pour reconnaître la personne qui lui parlait. S’il lui restait une pensée, c’était la satisfaction de se voir mourir.
Huit jours s’étaient ainsi passés. Il y eut alors un mieux sensible ; Valentine parut retrouver la mémoire, et se soulagea par d’abondantes larmes. Mais comme on ne put jamais lui faire dire le motif de cette douleur, on pensa qu’il y avait encore de l’égarement dans son cerveau. La nourrice seule guettait un instant favorable pour parler ; mais M. de Lansac, étant à la veille de partir, se faisait un devoir de ne plus quitter l’appartement de sa femme.
M. de Lansac venait de recevoir sa nomination à la place de premier secrétaire d’ambassade (jusque-là il n’avait été que le second), et en même temps l’ordre de rejoindre aussitôt son chef, et de partir, avec ou sans sa femme, pour la Russie.
Il n’était jamais entré dans les dispositions sincères de M. de Lansac d’emmener sa femme en pays étranger. Dans le temps où il avait le plus fasciné Valentine, elle lui avait demandé s’il l’emmènerait en mission : et, pour ne pas lui sembler au-dessous de ce qu’il affectait d’être, il lui avait répondu que son vœu le plus ardent était de ne jamais se séparer d’elle. Mais il s’était bien promis d’user de son adresse, et, s’il le fallait, de son autorité, pour préserver sa vie nomade des embarras domestiques. Cette coïncidence d’une maladie qui n’était plus sans espoir, mais qui menaçait d’être longue, avec la nécessité pour lui de partir immédiatement, était donc favorable aux intérêts et aux goûts de M. de Lansac. Quoique madame de Raimbault fût une personne fort habile en matière d’intérêts pécuniaires, elle s’était laissé complètement circonvenir par l’habileté bien supérieure de son gendre. Le contrat, après les discussions les plus dégoûtantes pour le fond, les plus délicates pour la forme, avait été dressé tout à l’avantage de M. de Lansac. Il avait usé, dans la plus grande extension possible, de l’élasticité des lois pour se rendre maître de la fortune de sa femme, et il avait fait consentir les parties contractantes à donner des espérances considérables à ses créanciers sur la terre de Raimbault. Ces légères particularités de sa conduite avaient bien failli rompre le mariage ; mais il avait su, en flattant toutes les ambitions de la comtesse, s’emparer d’elle mieux qu’auparavant. Quant à Valentine, elle ignorait tellement les affaires, et sentait une telle répugnance à s’en occuper, qu’elle souscrivit, sans y rien comprendre, à tout ce qui fut exigé d’elle.
M. de Lansac, voyant ses dettes pour ainsi dire payées, partit donc sans beaucoup regretter sa femme, et, se frottant les mains, il se vanta intérieurement d’avoir mené à bien une délicate et excellente affaire. Cet ordre de départ arrivait on ne peut plus à propos pour le délivrer du rôle difficile qu’il jouait à Raimbault depuis son mariage. Devinant peut-être qu’une inclination contrariée causait le chagrin et la maladie de Valentine, et, dans tous les cas, se sentant fort offensé des sentiments qu’elle lui témoignait, il n’avait cependant aucun droit jusque-là d’en montrer son dépit. Sous les yeux de ces deux mères, qui faisaient un grand étalage de leur tendresse et de leur inquiétude, il n’osait point laisser percer l’ennui et l’impatience qui le dévoraient. Sa situation était donc extrêmement pénible, au lieu qu’en faisant une absence indéfinie, il se soustrayait en outre aux désagréments qui devaient résulter de la vente forcée des terres de Raimbault ; car le principal de ses créanciers réclamait impérieusement ses fonds, qui se montaient à environ cinq cent mille francs ; et bientôt cette belle propriété, que madame de Raimbault avait mis tant d’orgueil à compléter, devait, à son grand déplaisir, être démembrée et réduite à de chétives dimensions.
En même temps M. de Lansac se débarrassait des pleurs et des caprices d’une nouvelle épousée. « En mon absence, se disait-il, elle pourra s’habituer à l’idée d’avoir aliéné sa liberté. Son caractère calme et retiré s’accommodera de cette vie tranquille et obscure où je la laisse ; ou si quelque amour romanesque trouble son repos, eh bien ! elle aura le temps de s’en guérir ou de s’en lasser avant mon retour. »
M. de Lansac était un homme sans préjugés, aux yeux de qui toute sentimentalité, tout raisonnement, toute conviction, se rapportaient à ce mot puissant qui gouverne l’univers : l’argent.
Madame de Raimbault avait d’autres propriétés en diverses provinces, et des procès partout. Les procès étaient l’occupation majeure de sa vie ; elle prétendait qu’ils la minaient de fatigues et d’agitations, mais sans eux elle fût morte d’ennui. C’était, depuis la perte de ses grandeurs, le seul aliment qu’eussent son activité et son amour de l’intrigue ; elle y épanchait aussi toute la bile que les contrariétés de sa situation amassaient en elle. Dans ce moment, elle en avait un fort important, en Sologne, contre les habitants d’un bourg qui lui disputaient une vaste étendue de bruyères. La cause allait être plaidée, et la comtesse brûlait d’être là pour stimuler son avocat, influencer ses juges, menacer ses adversaires, se livrer enfin à toute cette activité fébrile qui est le ver rongeur des âmes longtemps nourries d’ambition. Sans la maladie de Valentine, elle serait partie, comme elle se l’était promis, le lendemain du mariage, pour aller s’occuper de cette affaire ; maintenant, voyant sa fille hors de danger, et n’ayant qu’une courte absence à faire, elle se décida à partir avec son gendre, qui prenait la route de Paris, et qui lui fit ses adieux à mi-chemin, sur le lieu de la contestation.
Valentine restait seule pour plusieurs jours, avec sa grand’mère et sa nourrice, au château de Raimbault.