Valerie/Lettre 11

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 36-37).


LETTRE XI

Vienne, le…

Nous sommes arrivés à Vienne. Le comte m’a prié d’aller avec lui dans le monde : j’y étois décidé. Il faut bien m’éloigner, autant que je le pourrai, de Valérie ; elle est résolue à ne point faire de connoissance ici, à rester chez elle et à ne voir qu’une jeune femme avec qui elle a passé quelque temps à Stockholm.

Le comte m’a regardé hier de manière à m’embarrasser beaucoup ; il m’a reproché doucement d’avoir de l’inégalité dans le caractère, d’être singulier : j’ai rougi. « Votre père, mon cher Gustave, avoit le même besoin d’être seul ; sa santé délicate lui faisoit redouter le grand monde ; mais, à votre âge, mon ami, il faut apprendre à vivre avec les hommes. Et que deviendrez-vous un jour, si, à vingt ans, vous fuyez vos meilleurs amis ? » Depuis huit jours je n’ai pas été un instant sans chercher à m’éviter moi-même ; j’ai senti toute la fatigue attachée à l’envie de s’amuser. J’ai vu des bals, des dîners, des spectacles, des promenades, et j’ai dit cent fois que j’admirois la magnificence de cette ville tant vantée par les étrangers. Cependant je n’ai pas obtenu un seul moment de plaisir. La solitude des fêtes est si aride ! celle de la nature nous aide toujours à tirer quelque chose de satisfaisant de notre âme ; celle du monde nous fait voir une foule d’objets qui nous empêchent d’être à nous et ne nous donnent rien.

Si je pouvois observer, former mon jugement, m’amuser des ridicules ; mais je sens trop vivement pour que cela me soit possible. Si j’osois m’occuper de l’objet que je fuis, je ne me trouverois plus seul au milieu de ces rassemblemens : je parlerois à Valérie absente, et n’écouterois personne ; mais je ne puis me permettre ce dangereux plaisir, et je travaille sans cesse à en éloigner la pensée.