Valerie/Lettre 12

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 37-39).


LETTRE XII

ERNEST À GUSTAVE
Hollyn, le…

Cette lettre, cher Gustave, t’apportera au milieu des beaux pays que tu habites maintenant les parfums de notre printemps et les souvenirs de la patrie. Oui, mon ami, les cieux se sont ouverts, des milliers de fleurs sont revenues sur les prairies de Hollyn, que nos pieds foulèrent si souvent ensemble. Que ne sommes-nous encore réunis ! nous traverserions ces vastes forêts, nous poursuivrions l’élan jusque dans ses retraites les plus cachées, mais, sans le blesser, nous le laisserions à sa sauvage liberté, et, charmés de silence et de solitude, nous nous reposerions, comme nous le fîmes si souvent, de nos courses vagabondes. Ce besoin d’errer sans projet, sans dessein, t’ôtoit quelque chose de ces forces trop actives, trop dévorantes. Oh ! que n’es-tu encore ici, que ne calmes-tu ainsi cette agitation de ton âme, qui te jette maintenant dans des dangers que je crains tant pour toi ! Tu le sais, Gustave, je n’ai jamais redouté l’amour, il est désarmé, pour moi, par la tranquillité de mon imagination, par une foule d’habitudes douces, de sensations peut-être monotones, mais qui par là même ont un empire continuel. Ma vie se compose d’un doux bien-être, et je ressemble à ces végétaux de l’Inde que la nature destina à garantir de l’orage, puisque l’orage ne les frappe jamais. C’est ainsi que je me crois plus fait que bien d’autres pour calmer, pour diriger un peu les mouvemens trop exaltés de ton âme. Ce n’est pas ton absence seule qui me chagrine, c’est cette passion que chaque jour verra augmenter avec les charmes, et surtout avec les vertus de Valérie. Oui, Gustave, elle croîtra avec ces dangereuses compagnes, elle consumera ces forces avec lesquelles tu luttes encore. Oh ! crois-moi, reviens, arrache-toi à ces funestes habitudes ! Ouvre ton âme à cet ami que tu m’as appris à respecter, reviens ; n’a-t-il pas pour but ton bonheur, et pour règle ses devoirs ? Ton âme vaste et grande le frappa, il te crut propre aux plus brillans développemens ; et, mûri lui-même par l’expérience, appelé à cette auguste adoption par l’amitié, il voulut être ton père, et achever, dans la patrie des arts, cette éducation déjà si heureusement commencée. Mais, s’il voyoit cette même âme dévastée, ces grandes facultés anéanties ; s’il voyoit ton bonheur s’engloutir dans un terrible naufrage ; dis-moi, lui-même ne seroit-il pas inconsolable ? Encore une fois, reviens, change ta dévorante et délicieuse fièvre contre plus de tranquillité. Que dis-je ? ta délicieuse fièvre ! non, non, Gustave n’a point d’ivresse ; pour lui l’amour n’a que des tourmens, et ses félicités n’arrivent dans son sein que comme des poignards qui le déchirent.

Adieu, mon ami, je compte t’écrire bientôt et te parler d’Ida, qui, malgré la coquetterie que tu lui reproches et ses petites imperfections, ne laisse pas que d’être bien bonne et bien aimable.

(La réponse à cette lettre d’Ernest ne s’est point retrouvée.)