Valerie/Lettre 25

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 93-94).

LETTRE XXV

Venise, le…

Toutes mes inquiétudes sont finies ; je ne tremble plus pour celle qui n’a été qu’un moment, il est vrai, la plus heureuse des mères, mais qui existe, qui se porte bien. Oui, Ernest, j’ai vu la sensible Valérie, mille fois plus belle, plus touchante que jamais, répandre sur son fils les plus douces larmes, me le montrer éveillé, endormi, me demander si j’avois remarqué tous ses traits, pressentir qu’il auroit le sourire de son père, et ne jamais se lasser de l’admirer et de le caresser.

Hélas ! quelque temps après, ces mêmes yeux ont répandu les larmes du deuil et de la douleur la plus amère : le jeune Adolphe n’a vécu que quelques instans, et sa mère le pleure tous les jours. Cependant elle est résignée ; mais elle a perdu cette douce gaieté qui suivit ses premiers transports de bonheur ; la plus profonde mélancolie est empreinte dans ses traits ; ils ont toujours quelque chose qui peint la douleur. En vain le comte cherche à la distraire ; ce qui la calme est justement ce qui la ramène à Adolphe. Elle a acheté un petit terrain qui appartient à des religieuses ; ce terrain est à Lido, île charmante, près de Venise ; c’est là que l’on a enterré le fils de Valérie. Le comte a été profondément affecté de la perte qu’il a faite ; je ne l’ai pas quitté pendant son chagrin. Ma douleur, si véritable, la manière dont je l’exprimois, mes soins assidus, ont touché cet homme excellent. Il m’a témoigné une tendresse si vive ! Je voyois qu’il me savoit gré d’avoir quitté mon genre de vie solitaire. Hélas ! il ne saura jamais combien il m’a fallu de courage pour la fuir, pour lutter contre ces longues habitudes de mon cœur, si douces, si chères ! Je ne serai jamais compris. Toi seul, Ernest, tu pourras me plaindre, concevoir mes douleurs et pleurer sur moi.