Valerie/Lettre 26

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Valérie (1803)
Librairie des bibliophiles (p. 94-96).

LETTRE XXVI

Venise, le…

Explique-moi, Ernest, comment on peut n’aimer Valérie que comme on aimeroit toute autre femme. Hier je me promenois avec le comte, nous avons rencontré une femme qui étoit arrêtée devant une boutique du pont de Rialto. « Voilà une bien jolie personne », me dit le comte. Je l’ai regardée, et sa taille et ses cheveux m’ont rappelé Valérie ; j’ai eu envie de dire qu’elle ressembloit à la comtesse, mais je craignois que ma voix ne me trahît. Cependant, comme il y avoit beaucoup de bruit sur le pont et qu’il ne m’observoit pas, je le lui ai dit. « Nullement, m’a-t-il répondu, cette femme est extrêmement jolie ; Valérie a de la jeunesse, de la physionomie, mais jamais on ne la remarquera. » J’éprouvois quelque chose de douloureux, non pas que j’eusse besoin que d’autres que moi la trouvassent charmante, mais de penser que je l’aime avec une passion si violente, qu’elle est pour moi le modèle de tous les charmes, de toutes les séductions, et que jamais je ne pourrai lui exprimer un seul instant de ma vie ce que j’éprouve ; je n’osois dire au comte combien je le trouvois injuste. « Au moins, lui dis-je, on ne peut refuser à la comtesse le prix des vertus et de la beauté de l’âme. — Ah ! sans doute, c’est une excellente femme ; ce sera une femme bien essentielle, et, quand elle aura été plus dans le monde, elle sera même extrêmement aimable. »

Quoi ! Valérie, tu as besoin de plus de développement pour être extrêmement aimable ! Ton esprit, ta sensibilité, tes grâces enchanteresses, ne t’assignent-elles pas déjà la première de ces places qu’osent te disputer des femmes légères qui, avec quelques mines, quelques grâces factices et de froides imitations de ce charme suprême que la vraie bonté seule donne, se croient aimables ! Comment peux-tu devenir meilleure, toi qui ne respires que pour le bonheur des autres ; qui, renfermée dans le cercle de tes devoirs, ne comptes tes plaisirs que par tes vertus ; emploies chaque moment de la vie au lieu de la dissiper ; diriges ta maison et la remplis des félicités les plus pures ! Moi seul serois-je donc destiné à te comprendre, à t’apprécier, et n’aurois-je eu cette faculté que pour devenir si malheureux ! Ces tristes réflexions avoient absorbé mon attention ; je marchois silencieusement à côté du comte et je me disois : « L’homme ne saura-t-il donc jamais jouir du bonheur que le Ciel lui donne ? Et cet homme si distingué, si bien fait pour être heureux par Valérie, ne se trouveroit-il pas en effet plus à envier et plus heureux qu’un autre ? Mais pourquoi, me disois-je, faut-il que le bonheur soit un délire ? Cette ivresse même avec laquelle l’amour le juge ne le dégrade-t-elle pas ? et ne vois-je pas le comte rendre chaque jour le plus beau des hommages à Valérie, lui confier son avenir, lui dire qu’elle embellit sa vie, et avoir besoin d’elle comme d’un air pur pour respirer ? » Mais j’avois beau me dire tout cela, je fînissois toujours par penser : « Ah ! comme je l’aimerois mieux ! »