Van Dyck (Fierens-Gevaert)/03

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 11-31).


III. — Années de jeunesse.

Van Dyck naquit le 22 mars 1599. Son père était considéré comme l’un des bourgeois les plus riches d’Anvers. Sa mère, Marie Cuypers, possédait un talent très délicat de brodeuse. Elle exécuta, nous dit le bon chroniqueur Mensaert, plusieurs sujets d’histoire « avec un entendement et une adresse si surprenants qu’ils ont été regardés comme des chefs-d’œuvre par les maîtres dans cette profession ». Morte au moment où le jeune Antoine atteignait l’âge de huit ans, elle put lui enseigner les premiers éléments du dessin et déposer dans son esprit le goût instinctif des élégances féminines.

Sans nul doute le jeune Antoine reçut une éducation des plus soignées. La bourgeoisie flamande était fort instruite à cette époque. Virgile, Homère, Cicéron, Démosthène étaient aussi familiers aux jeunes gens d’alors que La Fontaine l’est aux générations actuelles. Les artistes eux-mêmes se montraient d’une inlassable curiosité d’esprit. Otto Venius et Rubens n’ont-ils pas offert le spectacle magnifique de leurs aptitudes universelles ? Van Dyck, doué d’une nature primesautière, élevé dans un milieu riche, grave, pieux, aux côtés d’un frère qui devint un savant prémontré et de sœurs vouées de bonne heure aux ordres, suivit sans trop d’effort, peut-on croire, le studieux exemple des siens. Il parlait le flamand, l’espagnol, le français, l’anglais, l’italien. La physionomie gracieuse et prenante du jeune artiste se dessine ainsi dès les premières années ; éclairée d’une flamme plus hardie après le séjour au delà des Alpes, elle conservera jusqu’à la fin la séduction tendre de l’enfance.

Les Liggeren ou registre des Corporations anversoises, transcrit par MM. Rombouts et Van Lerius, nous apprennent que le jeune Antoine entra chez Henri Van Balen comme leerjongen, c’est-à-dire comme apprenti ou écolier en 1609. Il n’avait que dix ans, — mais il poursuivit sans doute à la fois son éducation générale et ses études de peintre. Combien de temps passa-t-il chez son premier maître, artiste habile, sans originalité et qui semble un attardé de l’école de Fontainebleau si j’en juge d’après la figurine nue et banale de la Fécondité que conserve le musée de Bruxelles ? En quelle année Van Dyck devint-il ensuite le disciple de Rubens ? Autant d’interrogations qui restent sans réponse.


SAINT MARTIN
(Église de Saventhem, Belgique.)

Il fut l’élève de Van Balen pendant deux ans, a-t-on cru longtemps ; après quoi, dit Mols dans ses Additions au livre de Descamps, il passa, comme élève, dans l’atelier de Rubens « dont il fut le plus bel ornement ». Remarquez qu’il n’aurait eu que douze ans. M. Guiffrey, d’après l’anonyme du Louvre, pense qu’il fréquenta chez Rubens à partir de 1612 ; d’autres disent 1614, sans fournir plus de preuves ; Carpenter parle de 1615 ; M. Hymans enfin, dans un article publié par l’Encyclopédie britannique, suppose que dès l’âge de seize ans Van Dyck travailla d’une manière indépendante, qu’il ne fut pas l’élève, mais l’associé de Rubens à partir de 1619 alors qu’il était déjà membre de la Gilde de Saint-Luc. Mais, comme nous le verrons, Rubens a lui-même appelé Van Dyck le meilleur de ses élèves (leerlingen). Il n’y a donc pas de doute sur ce point. D’ailleurs, le géant anversois ne faisait-il pas, de tous ses élèves, des associés et des collaborateurs ? Cela n’empêchait point certains d’entre eux de parcourir des carrières personnelles et brillantes. Van Dyck lui-même n’avait pas vingt ans que les plus illustres membres de la pléiade anversoise reconnaissaient l’autorité de son génie naissant en lui accordant son brevet de maîtrise.

Quels que soient, au surplus, les liens qui unissent Rubens à son jeune émule, qu’on y reconnaisse ceux du maître et du disciple ou ceux du patron avec son plus précieux collaborateur, il est évident que Van Dyck subit à tous les points de vue l’ascendant du peintre de la Descente de croix. En pouvait-il être autrement ? Rubens était rentré à Anvers en 1608. Au moment où le talent de Van Dyck commençait à se distinguer, l’atelier de Pierre-Paul était un admirable foyer d’art où les peintres, les savants, les connaisseurs, les princes venaient s’emplir les yeux et le cœur de beauté. Qui n’a entendu parler des marbres antiques, des meubles de prix, des tableaux illustres qui décoraient la maison du maître — le palais plutôt, puisque sa construction avait coûté 60 000 florins à Rubens. Van Dyck avait sous les yeux le spectacle d’un luxe somptueux qui s’accordait avec ses goûts naissants et son éducation première. Il rencontrait chez Rubens non seulement des artistes qui travaillaient pour vivre, mais les jeunes gens des premières familles, — tels Pierre Stevens, dont les parents possédaient des trésors immenses, et Antoine Cornelissen, richissime amateur de beaux-arts et de littérature, — sans compter les amis du peintre de la Descente de croix : le bourgmestre Rockox et son neveu Gevaerts, le célèbre imprimeur Balthazar Moretus, etc.

Grâce à son génie précoce, Van Dyck put tout de suite se créer une situation très particulière dans cette foule brillante. De jolies anecdotes recueillies par Mensaert, Descamps, etc., sont les témoignages pittoresques, sinon irréfutables, de ce prestige rapidement conquis par le jeune artiste. Mensaert raconte d’une façon exquise comment Van Dyck fut désigné par ses camarades d’atelier pour repeindre dans une œuvre de Rubens un torse de saint Sébastien malencontreusement effacé par un des élèves en l’absence du maître. On voudrait citer tout le texte du vieux chroniqueur. Sur les supplications de ses amis, Van Dyck avait réparé l’accident en moins d’une heure. Quand Rubens rentra, un silence profond et inaccoutumé régnait dans l’atelier. Le jeune Antoine tremblait. Il s’attendait à être grondé. Le maître, au contraire, le félicita chaudement et il ajouta « qu’il était utile et nécessaire qu’il fît le voyage d’Italie, l’unique et seule école de laquelle les plus habiles hommes étaient sortis ». Sur quoi, ajoute le bon Mensaert : « Van Dyck lui dit qu’il le désirait, mais que sa bourse n’y répondait pas, et qu’il craignait d’être obligé de vendre son chapeau en chemin ! » N’est-ce point délicieux ?


SAMSON ET DALILA
(Musée de Vienne.)

Les chroniqueurs malheureusement ne s’accordent point sur les détails de l’anecdote. Descamps affirme que Van Dyck repeignit un bras et une tête de la Madeleine qui est aux pieds du Christ dans la Descente de croix, et que Rubens aurait dit en rentrant : « Voilà un bras et une tête qui ne sont pas ce que j’ai fait de moins bien. » Par malheur aussi l’anecdote se retrouve dans la biographie de plusieurs maîtres italiens. Et ces rencontres comme ces contradictions permettent à la critique moderne de tenir ces jolies historiettes pour de pures fables. Mais nous savons tout de même d’une façon positive que Rubens, de très bonne heure, considéra Van Dyck comme le plus habile de ses disciples. C’est à propos d’un tableau placé dans son hôtel : Achille chez les filles de Lycomède, qu’il écrivit : « Gemaakt door den besten mijner leerlingen en geheel hertoest van mijne hand. — Exécuté par le meilleur de mes élèves et entièrement retouché de ma main. » Si nous en croyons le consciencieux Bellori, qui tenait ses renseignements de sir Kenelm Digby, un ami de Van Dyck, le jeune artiste aurait été d’abord employé à exécuter des dessins et esquisses pour les graveurs de son illustre maître. Rubens estimait le jeune Antoine capable d’exécuter le patron des planches et de préparer le travail des chalcographes, ajoute Mariette. Ainsi, dès sa première jeunesse, Van Dyck aurait été mis en rapport direct avec l’admirable école anversoise de « graveurs coloristes » sur la technique desquels il exerça plus tard une influence considérable. Mais Rubens l’associa bientôt à des travaux plus importants. Le maître avait entrepris un énorme travail décoratif commandé par la Compagnie de Jésus — trente-neuf plafonds. Dans le contrat que Rubens passa avec les Pères, Van Dyck est le seul de tous ses collaborateurs qui soit nommé. Cette fois le disciple était véritablement devenu l’associé. Ces peintures ont malheureusement péri, quelques années plus tard, dans un incendie — sauf trois conservées à Vienne.


PORTRAIT D’ENFANT. — ANIMAUX DE FYT
(Musée d’Anvers.)

On s’étonne souvent du sans-gêne avec lequel les grands artistes de la Renaissance utilisaient les talents de leurs élèves pour la préparation de leurs œuvres. Rubens, en cela, suivait tout naturellement une tradition que Van Dyck plus tard ne manquera pas de maintenir. Au moyen âge et à l’époque de la Renaissance, l’art n’était point considéré comme un sacerdoce, mais comme une profession ; l’artiste n’était point un être sensible et vaniteux à l’excès, mais un artisan supérieur luttant pour assurer son existence. Les confréries de Saint-Luc étaient de grandes familles qui se subdivisaient en familles plus étroites : les ateliers. L’élève était un simple apprenti ; maître à son tour, après un jugement sérieux de ses pairs, il considérait encore comme un très grand honneur de pouvoir coopérer à l’œuvre du patron. Le religieux Memling, pas plus que Rubens, n’eut de scrupule à utiliser le talent de ses élèves. Cette association libre étouffait-elle la personnalité des disciples ? Amoindrissait-elle le génie des créateurs ? C’était un échange réciproque, infiniment fécond, dont les conséquences étaient puissantes et multiples. Le peintre David avait, à cet égard, hérité du bon sens de ses plus illustres devanciers. Ayant à traiter le sujet : Léonidas aux Thermopyles, il demanda des esquisses à tous ses élèves et les prévint qu’il leur emprunterait leurs meilleures idées pour son œuvre : « Tout le monde a des idées, ajoutait-il, le tout est de leur donner une forme définitive. » Il fit comme il avait dit. Et ceux d’entre ses disciples dont la juvénile ébauche avait suggéré quelque détail de son tableau étaient très fiers. Ce communisme artistique influençait l’ambiance morale chez les peintres anversois ; ils unissaient leurs enfants par le mariage ; l’élève épousait la fille du maître ; les nombreux « portraits de famille » qu’ont laissés ces artistes nous prouvent leur penchant à l’intimité domestique. Karel Van Mander ne commence-t-il pas son Livre des Peintres par une série de préceptes moraux à l’usage des confrères ? Ces grands peintres, très peu romantiques, ne pensaient pas que le génie est engendré par le désordre.

Van Dyck ne passe pas pour un saint ; mais c’est la légende qui lui a fait une mauvaise réputation. Rien ne nous autorise à croire qu’il ne bénéficia point de l’atmosphère d’honnêteté répandue dans l’atelier de Rubens et dans la société artistique d’Anvers. Avec des mots indignés, Houbraken et Descamps racontent que Van Dyck osa lever les yeux sur la femme de l’incomparable maître en qui il trouvait un père. Rubens, disent-ils, avait offert sa fille en mariage au jeune artiste qui l’aurait refusée parce qu’il aimait la mère, Isabelle Brandt. Carpenter n’a pas eu de peine à montrer l’absurdité de cette calomnie : Rubens n’eut point de fille de sa première femme Isabelle.

Il est vrai que le jeune peintre était très beau, très élégant, d’une distinction suprême. Les portraits de Van Dyck jeune (collection du duc de Grafton, National Gallery, pinacothèque de Munich, et surtout celui de l’Ermitage reproduit dans ce travail) font penser à Chérubin, à Musset jeune, ou mieux à quelque gracieux seigneur shakespearien : Laërte, Cassio, Benedict, Mercutio, figures en qui tout est charme, dont toutes les paroles sont dorées, dont chaque geste crée de la beauté. Cette séduction physique n’explique-t-elle pas l’origine de bien des récits perfides ? Et n’est-ce pas simplement cette beauté qui trouble le jugement de Descamps quand il prête à l’artiste, en termes élégamment surannés, « ce penchant pour l’amour » que tous les critiques et historiens depuis le crédule Houbraken jusqu’au scrupuleux Fromentin, ont considéré comme un obstacle au complet épanouissement spirituel de notre héros, à l’affirmation entière de ses dons de génie ?


MISE EN CROIX
(Église de Notre-Dame, Courtrai.)

Si Van Dyck ne menait pas une existence monacale — toutes les traditions orales recueillies sur ce point sont suspectes, — au moins savons-nous qu’il travaillait sans relâche. Sa réputation était solidement établie avant son départ pour l’Italie. Dès 1620, l’illustre Mécène Thomas Howard, comte d’Arundel, que Rubens appelait « un évangéliste pour le monde de l’art », engagea Van Dyck à s’établir en Angleterre. Le jeune peintre fut invité à la cour de Jacques Ier, exécuta des portraits, reçut une gratification de cent livres et, le 28 janvier 1621, « monsieur Antoine Van Dyck, serviteur de Sa Majesté », obtint un passeport « pour voyager durant huit mois, en vertu de la permission de Sa Majesté ». On en peut déduire que Van Dyck était célèbre à vingt-deux ans.

C’est alors qu’il part pour l’Italie. Est-ce avant ou après la mort de son père, en 1622, c’est-à-dire immédiatement après son retour d’Angleterre, ou en 1623 ? Aucun document irréfutable ne fixe notre incertitude. Ici encore un gracieux roman venait combler autrefois les lacunes de l’histoire. Il existe, entre Bruxelles et Louvain, un village appelé Saventhem, dont l’église possède un célèbre Saint Martin de la jeunesse du maître. L’impossibilité où l’on était d’expliquer la présence d’un chef-d’œuvre dans cet humble endroit a naturellement fait fleurir une légende. À peine en route pour l’Italie, Van Dyck se serait arrêté à Saventhem, séduit par les yeux d’une jolie meunière, avec laquelle il aurait vécu quelque temps ! Il aurait peint pour elle le Saint Martin, ou offert le tableau à l’église du village en signe de contrition.

L’anonyme du Louvre le premier suspecta cette tradition. Les critiques modernes l’ont réduite à néant. Ils y ont substitué des hypothèses. Ils ont tous leur histoire à propos du Saint Martin. Les uns disent que Van Dyck aima Isabelle van Ophem, la fille du bourgmestre de Saventhem, qu’il demanda sa main et qu’on la lui refusa ; mais ils laissent dans l’ombre les rapports de cette idylle avec le tableau. D’autres, plus judicieux, rapportent que Ferdinand de Boisschot, seigneur de l’endroit, commanda un Saint Martin à Van Dyck pour son église domaniale. Mais l’artiste a peint deux Saint Martin, celui de Saventhem et un autre conservé à Windsor. Ce dernier fut longtemps attribué à Rubens. On l’a restitué à l’élève et certains soutiennent même que ce serait là l’œuvre exécutée pour Ferdinand de Boisschot — ce qui est fort improbable.


PORTRAIT DE F. SNYDERS ET SA FAMILLE
(Musée de l’Ermitage.)

Les clartés de la critique font naître parfois quelque confusion dans les faits. Ah ! si l’on pouvait encore se fier aux légendaires ! Mais ils se contredisent autant que les érudits modernes. Que d’histoires ne racontent-ils pas à propos du départ pour l’Italie ! Van Dyck, assure l’un, reçut de Rubens une bourse bien garnie et un cheval — le célèbre cheval du tableau de Saventhem. Pas du tout, affirme un autre, le maître était jaloux de son trop galant disciple et le représenta aux côtés de sa seconde femme, parmi les damnés de son Christ aux limbes. — En réalité, Van Dyck prit congé de Rubens en termes affectueux, puisqu’il fit don à son maître d’un Ecce homo, d’un Christ au Jardin des Oliviers et d’un portrait d’Isabelle Brandt.

L’état d’âme du jeune artiste à ce moment est, semble-t-il, assez facile à déterminer. Van Dyck était riche ; il n’avait pas besoin que Rubens lui offrît une bourse ; il n’avait pas à craindre de devoir vendre son chapeau en chemin. Un correspondant du comte d’Arundel écrit de lui en 1620 : « E giovane di ventun anni con padre e madre in questa città molto ricchi. » Rubens ne fit pas d’aumône à son élève ; il lui paya tout simplement des honoraires mérités. Van Dyck n’était point à plaindre. Luxueusement équipé, à ce qu’il semble, un peu vain sans doute de ses séductions physiques, mais l’esprit droit et ferme, encore plein des exemples austères de la famille et des sages conseils de Rubens, confiant dans son génie naissant et livré au premier vertige de la gloire, — tel nous nous figurons Van Dyck en route pour cette merveilleuse Italie où son art allait prendre un premier et inoubliable essor.