Van Dyck (Fierens-Gevaert)/06
VI. — Les œuvres de la période italienne.
Qui n’a point présentes à la mémoire les fières et nerveuses images conservées dans les palazzi génois ? Plusieurs sont malheureusement endommagées ; en outre, un certain nombre de portraits peints par Castiglione, Michele Fiammingo, Cornelis de Wael sont faussement attribués au maître. Mais combien le lot de Van Dyck reste impressionnant ! Au Palazzo Rosso voici le marquis et la marquise de Brignole. Le portrait de la marquise est un haut chef-d’œuvre et résume précisément les qualités acquises par Van Dyck pendant le séjour en Italie. Rien à reprendre à cette définitive figure. Les lumières sont admirablement réparties, aucune intention n’est trop soulignée. Le fond d’architecture plein d’ombre laisse vibrer en sourdine la robe bleu foncé, le corselet raide comme une cuirasse et tout galonné d’or, la fraise fine qui surmonte la tête à la fois majestueuse et souriante. Sur ces vêtements savamment maintenus dans une demi-teinte crépusculaire, les mains se détachent lumineuses, exquises de grâce, d’abandon spirituel, de vie tendre et supérieure. Quel peintre dès ce moment pénétrera et fixera mieux l’âme des mains ? L’or adouci de la robe qui vient éclairer le visage de la marquise rivalise avec les tons les plus rares du Tintoret, et tout le portrait est baigné dans ce clair-obscur animé que découvrit le Corrège.
MARIE-LOUISE DE TOUR ET TAXIS
(Musée de Liechtenstein.)
Le portrait du marquis semble exécuté avec quelque hâte. Mais combien vivant néanmoins ! Antoine de Brignole s’avance sur un cheval blanc et salue le spectateur en enlevant le chapeau de la main droite. Un sourire imperceptiblement ironique éclaire son visage mat qu’encadre une chevelure noire. Acuité spirituelle, indifférence morale, masque charmant : c’est le type du grand seigneur dilettante.
Au palais Durazzo resplendit la Dame assise que Burkhardt considère comme la plus belle œuvre génoise de Van Dyck, et qui est assurément un superbe poème de couleurs. La poitrine est stoïquement étranglée dans un corselet long terminé en triangle ; la lourde jupe en vieil or, où les bras du fauteuil produisent d’admirables cassures, s’arrondit en cloche rayonnante. La tête est fine, calme, maternelle, souveraine. Deux enfants sont près de la dame ; celui qui se tourne vers nous a l’élancement d’un lys dans son pourpoint de soie blanche. Dans le même palais nous reçoit un autre bambin célèbre : l’Enfant bleu, griserie délicieuse pour les yeux qui inspira, dit-on, à Gainsborough son célèbre Blue-Boy de la Grosvenor House. Traducteur de tout ce qu’exprime une main noble et dominatrice, Van Dyck en outre sera l’incomparable interprète des grâces juvéniles.
REPOS APRÈS LA FUITE EN ÉGYPTE
(Pinacothèque de Munich.)
Nous n’avons pas fini d’admirer les portraits de Gênes. Voici la Jeune Femme du palais Balbi, dont la chevelure fauve est traversée par une plume blanche affilée comme un stylet ; le Fiancé en pourpoint cerise du palais Doria ; les huit portraits de la Casa Casaretto, toutes œuvres irréprochables ; et ailleurs encore des seigneurs, des dames, des capitaines, des magistrats, toute une stupéfiante série de types personnifiant cette aristocratie individualiste et cultivée de Gênes, si profondément adéquate à la nature du peintre. À la même époque appartiennent le portrait de Jean-Vincent Imperiale, amiral de Gênes (musée de Bruxelles), imposante figure malheureusement très endommagée par les repeints ; le portrait de Thomas de Carignan (musée de Turin) avec sa fière harmonie de teintes vives : cheval blanc, écharpe rouge, cuirasse brillante, étoffe verte tombant du décor d’architecture, et enfin le portrait célèbre du cardinal Bentivoglio peint à Rome, aujourd’hui au palais Pitti à Florence. Cette œuvre est le prototype de tous les portraits de prélats qu’on exécuta dans la suite, et Philippe de Champaigne n’ignora point ce modèle lorsqu’il peignit son chef-d’œuvre : Richelieu. Écoutons ce que dit Reynolds du Bentivoglio : « Comme Van Dyck, écrit le peintre anglais, se trouva borné au cramoisi pour ce fameux portrait, il a placé dans le fond un rideau du même cramoisi et a répandu le blanc par une lettre qui se trouve sur la table et par un bouquet de fleurs qu’il a introduit pour le même effet du tableau. » Par des rappels ingénieux et discrets, Van Dyck ménageait ainsi des transitions entre les parties contrastantes. Et c’est une stupéfaction toujours nouvelle de se redire que l’artiste n’avait pas vingt-cinq ans, qu’il était au début de sa carrière quand il créa cette page royale que les peintres les plus illustres se sont fait un devoir d’étudier !
Le génie si intuitif et délicat du jeune peintre s’enchaîne pour ainsi dire à la grâce exquise de toute cette aristocratie décadente. Van Dyck, pendant cette période, sut conserver de l’Anversois la gaieté dans le labeur, le souci d’un travail sérieux, une sûreté féconde, qualités qui de son temps n’étaient égalées en Italie que par cet autre Flamand, Suttermans, le peintre des Médicis. De plus il trouva en Italie une humanité où il aperçut le reflet de sa propre organisation morale. Et il lui suffit de voir ce monde enchanteur et déjà un peu morbide, d’en saisir le mystère vital chez les maîtres italiens passés et présents, pour en avoir la sensation nette et en traduire la force dans la première et surnaturelle poussée de son inspiration.
Les innombrables commandes de portraits n’empêchèrent point Van Dyck d’exécuter un certain nombre de tableaux religieux pendant son séjour en Italie. À Gênes même, au palais Balbi Piovera, on montre du maître deux Saintes Familles de différente grandeur et de valeur inégale. Une autre Sainte Famille (musée de Turin) révèle visiblement l’influence du Titien ; c’est une belle toile, d’un coloris très séduisant. Cinq demi-figures la composent ; la Vierge qui tient l’enfant Jésus est exquise avec son visage tendre, naturel, d’une carnation élégamment discrète. Ce n’est point la seule œuvre titianesque. Le Christ et les deux Pharisiens, avec de belles têtes de vieillards, n’est qu’une réplique du Christ aux deniers du Titien. Autre influence vénitienne dans le Martyre de saint Laurent conservé à Venise (Santa Maria dell’Orto) ; mais ici perce la connaissance du Tintoret. La Vierge aux yeux levés du palais Pitti, d’une beauté sobre, rarement réalisée par Van Dyck dans ce genre de composition. témoigne du commerce avec Raphaël. À la Brera de Milan, signalons une Vierge avec saint Antoine de dimension importante ; à la Galerie nationale (Corsini) de Rome, une Madone d’un coloris un peu éteint mais qui montre des mains incomparables ; à Rome également, à l’Académie de Saint-Luc, une Vierge avec l’Enfant Jésus et deux anges musiciens. Cette dernière œuvre est détériorée ; mais le Jésus debout sur les genoux de sa mère et l’ange jouant du luth sont restés d’une grâce délicieuse.
BARON DE CROY
(Pinacothèque de Munich.)
Le plus remarquable des tableaux religieux de Van Dyck
conservés en Italie est, selon nous, la Mise au tombeau
du palais Borghèse. L’ordonnance en est simple et l’artiste
l’a souvent répétée, notamment dans des toiles célèbres
conservées au Prado, au musée d’Anvers, à la pinacothèque
de Munich. Des mains pieuses ont assis le Christ
sur le rebord du sarcophage ; le coloris de ce corps inerte,
affalé, taché de sang, est la nature même ; des ombres
splendides errent parmi les tons jaunâtres du torse et du
visage. La Vierge, derrière le Sauveur, lève les yeux au
ciel ; c’est une patricienne flamande, grasse et sensible.
La Sainte Madeleine est tournée vers le spectateur ; dans
ses tresses blondes ruisselle l’or du Titien et son corps a
des sinuosités berninesques. L’ensemble est singulièrement
tendre, ému, persuasif. Voisin de la célèbre Mise au tombeau de Raphaël qui accapare toutes les admirations,
ce tableau est à peine connu. Rarement pourtant Van
Dyck fut plus heureux. Les qualités acquises en Italie s’y
ajoutent aux dons apportés de Flandre ; le passé et le présent y sont confondus en une formule harmonieuse ;
le réalisme anversois s’adoucit dans le charme idéaliste de
l’inspiration latine ; une fois de plus l’art du Nord et la
beauté méridionale se rencontrent et se pénètrent dans
l’unité du génie.