Van Dyck (Fierens-Gevaert)/11

La bibliothèque libre.
Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 92-96).


XI — Les portraits anglais.

En moins de dix ans — depuis le jour de son arrivée à Londres jusqu’au moment de sa mort — Van Dyck peignit environ trois cent cinquante tableaux ! Près de cent maisons anglaises montrent avec orgueil quelques-unes — parfois une collection — de ses œuvres. À Windsor, dans les galeries Clarendon, Bedford, Petworth, Bothwell-Castle, etc., un monde revit, comme à Gênes, Trente-huit portraits de Charles Ier, dont sept équestres, trente-cinq portraits de la reine Henriette, d’innombrables effigies d’enfants royaux (Windsor, National Gallery, Louvre, Dresde, Saint-Pétersbourg, Turin, Berlin), attestent l’appel incessant que le roi faisait au génie de son peintre. La cour de White-Hall imite le monarque. Avec une aisance, une pénétration admirables, le maître fixe l’éblouissante figuration groupée autour du trône des Stuarts : ministres, ambassadeurs, magistrats, savants, guerriers titianesques aux cuirasses brillantes, capitaines cavalcadant sur des genets d’Espagne, gentilshommes imberbes, frêles et gracieux dans leur uniforme chatoyant ; grandes dames un peu figées dans leur toilette d’apparat, enfants exquis traduits par la poésie la plus délicate que jamais pinceau ait créée.

Deux œuvres marquent l’apogée de cet art : les Trois têtes d’étude (Windsor) représentant Charles Ier de profil, de trois quarts et de face, et le Charles Ier à la chasse du Louvre.

Les Trois têtes sont des merveilles d’analyse physionomique. Van Dyck, sans se soucier outre mesure de vie intérieure, apporte dans l’observation de la couleur, de la forme, de la lumière une telle justesse que le roi agit sous nos yeux dans le détail de ses ressorts intimes. N’est-ce pas en s’arrêtant à l’examen scrupuleux de l’enveloppe que les grands gothiques ont si merveilleusement réussi à traduire l’âme de leurs modèles ? Et Van Dyck ne s’affirme-t-il pas ici le petit-fils des anciens Flamands ? Ces trois têtes furent envoyées au Bernin qui, d’après ces modèles, sculpta un buste de Charles Ier. Le roi se montra tellement enchanté de ce marbre qu’il fit exécuter également le buste de la reine, en faisant parvenir au maître napolitain les études de son peintre. L’artiste flamand ne devait-il pas connaître à fond la manière du Bernin pour lui envoyer des documents aussi sûrs, aussi propres à l’inspirer ?

Le Charles Ier, mieux que les Trois têtes, trahit l’origine anversoise de Van Dyck. Un peintre flamand pouvait seul rapprocher avec cette heureuse intrépidité les gris bleuâtres, les blancs dorés, les tons fauves du costume royal. Van Dyck, de plus, composa une scène originale et vivante. Depuis son arrivée à Londres, il s’était détourné presque complètement des œuvres religieuses et mythologiques. Il n’avait guère réussi jadis dans les grandes compositions. Toutefois, à cette « école » il avait acquis une particulière sûreté dans l’arrangement de ses portraits en groupe. Cette science est si naturelle dans le Charles Ier qu’on se croirait devant une scène véridique. Rien de plus vrai que l’attitude du valet retenant le cheval au col fin et courbé ; rien de plus noble que la pose délicatement impertinente de ce roi frêle profilé sur l’exubérante nature chère aux maîtres d’Anvers. Un suprême rayon des splendeurs vénitiennes colore le domaine du souverain nostalgique… Tout Van Dyck est dans ce chef-d’œuvre : technicien merveilleusement habile, gentilhomme accompli, créateur découvrant des lois nouvelles de lumière, de coloris, de style pour les portraitistes de l’avenir. Peut-être une dernière influence est-elle venue favoriser cette transformation décisive. Velasquez semble avoir impressionné l’artiste flamand à un certain moment. Waagen le premier en a fait la remarque. Mais le maître espagnol devait lui-même beaucoup au maître anversois dont il avait vu les œuvres à Gênes. Ce fut donc entre eux un échange infiniment utile à l’art ; ils étaient également riches de dons divers ; ils pouvaient se prêter sans s’appauvrir.

Van Dyck se servait d’une matière de plus en plus délicate. Sa couleur était devenue de plus en plus mince, et l’on se demande comment il réussissait à indiquer les reliefs arrondis des mains ou les méplats du visage comme dans le portrait de John et Bernhardt Stuart, par exemple (collection du comte Darnley), où les tons perlés et transparents sont posés sur un fond de grisaille. La toile apparaît presque toujours sous la pâte, dans les portraits anglais. Voyez les Trois têtes de Charles Ier, le Vicomte Grandison (collection Jacoh Herzog, Vienne), Lord Digby et lord William (collection Spencer Althorp), et surtout, à Windsor, les prodigieux bustes du poète Carew et de l’acteur Killigrew. Le maître s’éloigne des procédés contemporains et revient à la facture des gothiques qui toujours usaient de la grisaille et des glacis ; mais la résonance de son coloris reste très chaude et dénonce l’école d’Anvers. Les tons les plus vifs s’assemblent ; en distribuant de légers empâtements dans les étoffes, Van Dyck, de-ci de-là, ajoute encore de fines étincelles. Autour des figures flotte une pénombre caressante, insaisissable, rompue par la lumière dorée qui semble s’échapper des visages. Est-il possible, à ce point de vue, de rêver, d’imaginer une œuvre plus harmonieuse que le portrait du séduisant et énigmatique Lord Wharton, cet inappréciable joyau de l’Ermitage ? Le gris bruni du pourpoint se prolonge dans la draperie du fond, l’or de l’écharpe répond aux teintes merveilleuses du visage et des mains ; les bistrures ombrant les étoffes rappellent les voiles crépusculaires répandus sur le paysage. Le blanc de la chemisette, seule note isolée dans cette symphonie de rêve, est à elle seule une trouvaille de génie.