Van Dyck (Fierens-Gevaert)/10

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Henri Laurens, éditeur (Les Grands Artistes) (p. 80-92).


X. — En Angleterre.

Malgré le retentissement de son nom et de son art, Van Dyck est resté méconnu. Les légendes ont obscurci l’esprit des historiens ; la production inégale et diverse du maître a déconcerté la critique. On accorde à l’auteur du Saint Martin une habileté de pinceau, une sûreté d’œil, une précision de dessin supérieures, — toutes qualités relevant du métier. On lui concède même l’art de prêter à ses modèles les caractères extérieurs de sa propre personne : élégance, finesse, charme. Jamais, me semble-t-il, on a osé lui attribuer un idéal intime, une de ces fois ardentes qui font découvrir aux créatures d’élection les aspects vierges de la beauté.


CHARLES Ier, TROIS TÊTES D’ÉTUDE
(Windsor.)

Pour nous, Van Dyck ne se contenta point de sa merveilleuse virtuosité. Il réalisa quelque chose de plus. Maître de son exécution et de sa pensée, il nous transmet l’ineffaçable témoignage d’une vision inédite. Cette révélation dernière, il la reçut en Angleterre. Évidemment, dans bien des œuvres précédentes, il annonce les conquêtes de sa maturité et quelques-uns de ses portraits anglais s’inspirent encore par moments de Venise et de Gênes. On ne peut pas dire que toutes les toiles de la période anglaise soient incomparables et qu’à tous les portraits antérieurs manque la flamme suprême. Il est impossible de délimiter d’une manière absolue la marche progressive d’un esprit humain, fût-il, comme celui-ci, souriant, clair, plein de force juvénile et confiante. Les classements de la production du maître en deux, trois, voire en quatre manières, sont arbitrairement établis, et la vanité de ce petit jeu pseudo-scientifique éclate dans l’impossibilité pour ceux qui s’y livrent de trouver une base d’accord.

Ceci ne nous empêchera point — contrairement d’ailleurs à l’opinion répandue — de considérer la période anglaise comme un épanouissement. Nous avons parcouru aussi surpris qu’émerveillé, car notre joie imprévue bouleversait nos connaissances livresques, cette admirable salle de bal de Windsor où Van Dyck se montre peintre et créateur unique. Alors seulement nous avons appris comment ce maître, multiforme et inconstant en apparence, s’était transformé un jour en un artiste sans pareil — et les mots prodigués reprennent ici leur valeur — apportant à l’art, avec le prestige de sa destinée princière, l’exemple d’un novateur et d’un « générateur ».

Van Dyck avait trente-deux ans en débarquant à Londres. N’est-ce pas l’âge des accomplissements, des résolutions décisives ? Loin de s’appauvrir, sous le ciel étranger, son sang flamand, pendant les premières années du séjour en Angleterre, circula plus riche et plus pur. N’oublions pas que Van Dyck se transportait dans un pays privé de traditions artistiques. Holbein lui-même n’avait pas pénétré l’âme du peuple anglais. Van Dyck ne pouvait s’amoindrir par le besoin de flatter un goût national, et sa carrière devait désormais s’accomplir sans rivalités ou comparaisons d’aucun genre.

Tout d’abord il recula, semble-t-il, devant une installation définitive à Londres. Pour quelles raisons ? On l’ignore. Les circonstances de son départ sont enveloppées de ce voile impénétrable qui nous dérobe les principaux événements de sa vie. D’après Félibien — cité par Carpenter — Van Dyck fut invité par Kenelm Digby, sur la prière de Charles Ier. Bellori attribue ce rôle d’intermédiaire à lord Arundel. Walpole, dans les Mémoires de Mrs. Beale publiés par ses soins, dit que le roi forma le projet d’attirer Van Dyck après avoir vu le portrait de Nicolas Lanière, maître de chapelle de la cour d’Angleterre, œuvre à laquelle l’artiste avait consacré sept journées entières. On sait d’autre part que le souverain avait chargé Endymion Porter d’acheter pour son compte une composition du maître : Renaud et Armide.

Il est certain que le talent de Van Dyck était fort prisé à Londres. Pour être agréable à Charles Ier, un personnage remarquable de ce temps, Balthazar Gerbier, architecte, diplomate, dilettante, espion et conspirateur, fit don au monarque d’un tableau de maître Antoine. Un débat des plus singuliers s’éleva au sujet de cette toile. Quelques échos nous en sont parvenus ; ils sont fort troublants.


TROIS ENFANTS DE CHARLES Ier
(Windsor.)

Van Dyck avait à se plaindre de Balthazar Gerbier et prétendit ne pas avoir peint le tableau envoyé à Charles Ier. Or l’œuvre était de premier ordre. En contestant l’authenticité de la composition, Van Dyck dénonçait Gerbier comme faussaire au roi. La chose tourna mal pour le peintre. Le diplomate réunit des experts. Rubens lui-même déclara que Van Dyck n’avait jamais rien peint de plus beau ! On rédigea un acte notarié qui fut envoyé à Charles Ier, et, il faut bien l’avouer, la lecture des pièces publiées par M. Carpenter fait supposer qu’une vengeance irréfléchie ou le désir de jouer un bon tour entraînèrent Van Dyck à ce mensonge. C’est une ombre dans sa vie, une petite tache qu’on aimerait effacer. Au surplus, Balthazar Gerbier est une de ces rusées canailles à qui l’on regrette de devoir donner raison.

Le départ de Van Dyck pour Londres fut un moment compromis par cette affaire bizarre. L’artiste avait des protecteurs trop puissants pour que les difficultés ne fussent pas bientôt aplanies à son profit. À la fin de l’année 1632, il était définitivement installé à Londres, portait le titre de principal peintre ordinaire de Leurs Majestés, était créé chevalier, possédait une résidence royale à Blackfriars, se voyait, au bout de quelques mois, adulé, comblé de faveurs, traité d’égal par les seigneurs d’une des cours les plus cultivées et les plus fastueuses d’Europe.


LES CINQ ENFANTS DE CHARLES Ier : PRINCESSE MARIA, PRINCE JACQUES, PRINCE CHARLES, PRINCESSE ELISABETH ET PRINCESSE ANNA
(Musée de Berlin.)

Si l’Angleterre ignorait presque totalement la peinture, elle n’en était pas moins à cette époque un actif foyer de beauté et de pensée. L’âge d’or de la littérature anglaise cessait à peine. Le génie de Shakespeare, Bacon, Beaumont, Flechter, Marlowe, Johnson nourrissait encore l’âme de la nation. Peut-être même ces illustres disparus de la veille étaient-ils appréciés avec plus de profondeur et de calme que sous le règne peu contemplatif d’Elisabeth. Autour de Charles Ier, lettré plein de goût, autocrate rêveur, des grands seigneurs, des ministres : Buckingham, Thomas d’Arundel, Endymion Porter, Kenelm Digby soutenaient l’art avec une inlassable générosité. Faut-il s’étonner de l’empressement, de l’amitié que tous ces hommes de haut goût témoignèrent à Van Dyck ? Le triple prestige de l’art, de la beauté, d’une noblesse naturelle revêtait cet Anversois de trente-trois ans d’une séduction victorieuse. Voyez la superbe toile (musée de Madrid) où il s’est représenté lui-même aux côtés de sir Endymion Porter, devenu son ami intime. Tout de suite, à voir le visage fin, le sourire subtil, la toilette sobre du peintre contrastant avec l’allure plus massive du ministre, on surprend le secret de cet ascendant irrésistible exercé par l’homme de génie sur l’aristocratie britannique.

L’aventure merveilleuse de Gênes se renouvelle avec plus d’éclat et de durée. Ce fut, dans l’entourage royal, un enchantement immédiat. Les peintres accrédités à la cour : Mytens, Jansen, van Ceulen, s’effacèrent dans l’ombre. Toutes les flatteries, toutes les commandes étaient pour le nouveau favori. Le 17 octobre 1633, le roi lui accordait une pension annuelle de 200 livres et mettait une demeure d’été à sa disposition. À Eltham, comme à Blackfriars, Van Dyck recevait richement ses modèles, ses amis. Il entretenait des musiciens à gages dans son hôtel : « Sa maison était montée sur un pied magnifique, lisons-nous dans l’Essay towards an English School de M. Graham ; il possédait un équipage nombreux et élégant, et offrait si bonne chère que peu de princes étaient aussi visités et aussi bien servis que lui. » On se disputait l’honneur de lui être présenté. Le roi traitait son peintre comme un frère de son sang et de sa race. La calomnie, il va sans dire, s’attaquait avec plus d’acharnement que jamais à cette destinée brillante. De ce grand seigneur artiste, elle faisait le moins scrupuleux des lovelaces.

En réalité, Van Dyck peignait sans relâche. Loin de se perdre dans la volupté de cette existence nouvelle, son goût du travail s’accentuait, ses facultés s’aiguisaient. L’artiste avait reconnu ce nouveau milieu comme sien. Ses goûts de luxe et d’élégance y étaient satisfaits. Le faste qui manquait à la cour un peu provinciale des archiducs Albert et Isabelle, il le trouvait et en jouissait largement chez Charles Ier. Son rêve de vie princière devenait une réalité ; ses aspirations les plus intimes prenaient forme. L’œuvre d’un Léonard de Vinci n’a-t-il pas été réalisé dans le décor brillant des cours italiennes ? En conduisant Van Dyck en Angleterre, le destin lui assignait une tâche glorieuse. Nous verrons avec quel bonheur il sut la remplir.