Vauvenargues (Paléologue)/02

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 49-86).


CHAPITRE II

VAUVENARGUES ÉCRIVAIN. AMITIÉ DE VOLTAIRE. DERNIÈRES ANNÉES.

D’abord, l’état de sa santé, ruinée par deux campagnes successives, lui faisait une obligation de renoncer à la vie militaire : les plaies de ses membres gelés pendant la retraite de Prague se rouvraient ; ses yeux perdaient la vue ; son corps anémié était perclus de douleurs : et il n’avait que vingt-neuf ans.

Ensuite, le prestige de la carrière des armes, que les médiocrités de la vie de garnison n’avaient pu autrefois ternir à ses yeux, n’avait pas résisté à l’épreuve de la guerre d’Allemagne. On avait affronté les plus grands périls ; on avait enduré les plus cruelles misères : on n’avait pas rapporté de gloire. Il avait vu Belle-Isle, ce grand ambitieux qui rêvait aussi d’égaler Richelieu et Turenne, tombé du haut de ses espérances, vaincu et disgracié. Il avait assisté en Bohème aux querelles mesquines et désastreuses des maréchaux. Lorsqu’il gisait à l’hôpital, souffrant d’épuisement et des meurtrissures de ses jambes, il avait pu y percevoir l’écho des plaisanteries et des railleries par lesquelles on avait accueilli à Paris et à Versailles la nouvelle de cette retraite héroïque où une armée française s’était sacrifiée pour sauver son honneur :

Quand Belle-Isle partit,
Une nuit,
De Prague à petit bruit,
Il disait à la lune :
« Lumière de mes jours,
Astre de ma fortune.
Prolongez votre cours ».
Pour un plus grand dessein,
Un matin,
Josué fit soudain
Retourner en arrière
L’astre brillant du jour ;
Il cherchait la lumière ;
Fouquet la craint toujours.

Frédéric II, qui nous a fait la honte de consigner ce couplet dans son Histoire, a ajouté : « En pareille occasion, on aurait jeûné à Londres, exposé le sacrement à Rome, coupé des têtes à Vienne ; il valait encore mieux se consoler par une épigramme ».

L’esprit même de l’armée était bien changé depuis que Vauvenargues y avait débuté. La discipline avait perdu toute vigueur et tout ressort, non seulement dans la troupe, mais parmi les officiers : les désordres et les vices qui allaient éclater pendant la guerre de Sept Ans étaient nés pendant la guerre de la succession d’Autriche. Les impressions désolantes que Vauvenargues rapportait d’Allemagne à cet égard se retrouvent dans un curieux fragment qu’il avait intitulé lui-même : Sur les armées d’à présent. « Le courage, dit-il, que nos ancêtres admiraient comme la première des vertus, n’est plus regardé, peu s’en faut, que comme une erreur populaire ; et, quoique tous n’osent avouer dans leurs discours ce sentiment, leur conduite le manifeste. Le service de la patrie passe pour une vieille mode, pour un préjugé ; on ne voit plus dans les armées que dégoût, ennui, négligence, murmures insolents et téméraires ; le luxe et la mollesse s’y produisent avec la même effronterie qu’au sein de la paix ; et ceux qui pourraient, par l’autorité de leurs emplois, arrêter le progrès du mal, l’entretiennent par leur exemple. Des jeunes gens, poussés par la faveur au delà de leurs talents et de leur âge, font ouvertement mépris de ces places qu’ils ne méritent pas, en effet, d’occuper ; des grands, qui seraient tenus, par le seul respect de leur nom, à cultiver l’estime et l’affection de leurs troupes, se cachent, puisqu’il faut le dire, ou se cantonnent, et forment jusque dans les camps de petites sociétés où ils s’entretiennent encore du bon ton, et regrettent l’oisiveté et les délices de Paris. Ces messieurs s’ennuient du genre de vie que l’on mène à l’armée ; et comment pourraient-ils s’en contenter, n’ayant ni le talent de la guerre, ni l’estime de leurs troupes, ni le goût de la gloire ? » Et il achève le tableau par cette phrase où l’allusion personnelle est évidente : « Pendant ce temps, les officiers sont accablés de dépenses que le faste des supérieurs introduit et favorise ; et bientôt le dérangement de leurs affaires, ou l’impossibilité de parvenir et de mettre en pratique leurs talents, les obligent à se retirer, parce que les gens de courage ne sauraient longtemps souffrir l’injustice ouverte, et que ceux qui travaillent pour la gloire ne peuvent se fixer à un état où l’on ne recueille aujourd’hui que de la honte ».

Ces diverses raisons mûrement considérées, le parti d’abandonner le service militaire s’était arrêté dans son esprit. L’ambition littéraire était étrangère à cette décision, et les conseils de Mirabeau n’y étaient pour rien. À cette époque de sa vie, Vauvenargues conservait encore un goût trop vif de l’action extérieure pour se laisser attirer vers la carrière des lettres. Il songeait à la diplomatie.

Cette idée s’était présentée déjà à son esprit quelques mois auparavant, dans l’intervalle des deux expéditions d’Allemagne ; mais la reprise des hostilités l’avait empêché d’y donner suite. Il avait fait choix de cette carrière, d’abord parce qu’elle était à ses yeux une forme de l’action noble, brillante et telle qu’il la souhaitait, ensuite parce qu’il se reconnaissait une secrète disposition à la bien parcourir. Le renom d’un d’Ossat, d’un Richelieu, d’un William Temple lui paraissait digne de son ambition, et il s’attribuait plus d’un titre à y prétendra, entre autres la connaissance de l’âme humaine et cet « esprit de manège » dont il a parlé si ingénieusement et qui consiste à pénétrer les consciences, à s’insinuer dans le cœur des hommes, à leur arracher leur secret pour les gouverner[1]. Enfin, il pensait que « les grandes places instruisent promptement les grands esprits », et comme il se sentait l’âme haute, il se croyait propre aux plus hauts emplois.

À cet égard, Vauvenargues se faisait quelque illusion. Ses écrits ne dénotent nullement l’aptitude qu’il se croyait à la gestion des intérêts publics. Les considérations politiques que lui ont suggérées ses lectures ne portent pas le caractère précis et positif qui est la qualité essentielle de ces sortes de réflexions ; l’idée morale y tient trop de place ; et, si l’on y reconnaît presque toujours la pensée élevée du philosophe ou l’imagination charmante du poète, on n’y rencontre jamais les vues claires et pratiques de l’homme d’État. Quant aux opinions qu’il s’était formées au contact des faits, elles ne révèlent en lui qu’une intelligence médiocre des affaires administratives et diplomatiques. Sous ce rapport, le grand conflit européen dont il a eu pendant deux ans le spectacle sous les yeux, ne lui a rien appris. Dans la guerre de la succession d’Autriche il n’a pas su voir au delà du cercle de son observation immédiate : le sens et la portée des graves questions qui se débattaient au centre de l’Allemagne semblent lui avoir tout à fait échappé. Supposez, au contraire, un Retz participant aux mêmes événements, témoin des folles ambitions de Belle-Isle, de l’héroïsme de Marie-Thérèse, des convoitises et des intrigues de Frédéric, comme il eût vivement saisi l’ensemble et le détail des choses ! quelle collection originale de maximes politiques on eût certainement tirée du recueil de ses impressions quotidiennes !

Quoi qu’il en soit, dès son retour à Arras (décembre 1743), Vauvenargues résolut de mettre son projet à exécution et, sans plus tarder, il adressa au roi la requête suivante :

« Sire,

« Pénétré de servir, depuis neuf ans, sans espérance, dans les emplois subalternes de la guerre, avec une faible santé, je me mets aux pieds de Votre Majesté, et la supplie très humblement de me faire passer du service des armées, où j’ai le malheur d’être inutile, à celui des affaires étrangères, où mon application peut me rendre plus propre. Je n’oserais dire à Votre Majesté ce qui m’inspire la hardiesse de lui demander cette grâce ; mais peut-être est-il difficile qu’une confiance si extraordinaire se trouve dans un homme tel que moi, sans quelque mérite qui la justifie.

« Il n’est pas besoin de rappeler à Votre Majesté quels hommes ont été employés, dans tous les temps, et dans les affaires les plus difficiles, avec le plus de bonheur. Votre Majesté sait que ce sont ceux-là mêmes qu’il semblait que la fortune en eût le plus éloignés. Et qui doit, en effet, servir Votre Majesté avec plus de zèle qu’un gentilhomme qui, n’étant pas né à la cour, n’a rien à espérer que de son maître et de ses services ? Je crois sentir, Sire, en moi-même, que je suis appelé à cet honneur, par quelque chose de plus invincible et de plus noble que l’ambition. »

Cette lettre et celle qu’il envoyait par le même courrier à Amelot, ministre des affaires étrangères, pour solliciter un emploi dans son département, étant restées sans réponse, Vauvenargues revint bientôt à la charge avec une certaine vivacité. « Je suis sensiblement touché, écrivait-il de nouveau au ministre, que la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire, et celle que j’ai pris la liberté de vous adresser pour le roi, n’aient pas pu attirer votre attention. Il n’est pas surprenant, peut-être, qu’un ministre si occupé ne trouve pas le temps d’examiner de telles lettres ; mais, monseigneur, me permettez-vous de vous dire que c’est cette impossibilité morale où se trouve un gentilhomme qui n’a que du zèle, de parvenir jusqu’à son maître, qui fait le découragement que l’on remarque parmi la noblesse des provinces, et qui éteint toute, émulation ?

« J’ai passé, monseigneur, toute ma jeunesse loin des distractions du monde, pour tâcher de me rendre capable des emplois où j’ai cru que mon caractère m’appelait, et j’osais penser qu’une volonté si laborieuse me mettrait, du moins, au niveau de ceux qui attendent toute leur fortune de leurs intrigues et de leurs plaisirs. Je suis pénétré, monseigneur, qu’une confiance, que j’avais principalement fondée sur l’amour de mon devoir, se trouve entièrement déçue. Ma santé ne me permettant plus de continuer mes services à la guerre, je viens d’écrire à M. le duc de Biron, pour le prier de nommer à mon emploi. Je n’ai pu, dans une situation si malheureuse, me refuser de vous faire connaître mon désespoir : pardonnez-moi, monseigneur, s’il me dicte quelque expression qui ne soit pas assez mesurée. Je suis, avec le plus profond respect, etc. »

Il est probable que cette seconde requête, malgré une réponse assez vague d’Amelot, n’aurait pas eu plus de succès que la première, si une influence puissante ne s’était exercée en faveur du jeune officier démissionnaire, celle de Voltaire.

Le protecteur et le protégé ne se connaissaient que depuis peu de temps, et leurs relations forment un des chapitres les plus curieux de l’histoire littéraire du xviiie siècle.

Pendant le court séjour que Vauvenargues avait fait en France pour rétablir ses forces, entre la retraite de Prague et la campagne de Dettingen, il avait eu l’idée d’écrire à Voltaire, qu’il n’avait jamais vu, pour soumettre à son autorité une question de critique qui depuis longtemps, disait-il, le préoccupait, celle de la grandeur respective des génies de Corneille et de Racine. Il reprochait à l’auteur du Cid la recherche des âmes et des situations extraordinaires, le caractère forcé et « supérieur à la nature « de tous ses héros, l’impuissance à « donner de la vie à ses propres inventions », le mauvais goût, l’emphase et la déclamation ; il lui reprochait surtout de s’être inspiré des Latins et des Espagnols, et d’avoir préféré leur « enflure » à la simplicité noble et touchante des « divins génies de la Grèce ». Et il poursuivait : « Racine n’est pas sans défauts : quel homme en fut jamais exempt ? mais qui donna, jamais, au théâtre, plus de pompe et de dignité ? qui éleva plus haut la parole, et y versa plus de douceur ? Quelle facilité, quelle abondance, quelle poésie, quelles images, quel sublime dans Athalie, quel art dans tout ce qu’il a fait ! quels caractères ! Et n’est-ce pas encore une chose admirable qu’il ait su mêler aux passions, et à toute la véhémence et à la naïveté du sentiment, tout l’or de l’imagination ? En un mot, il me semble aussi supérieur à Corneille par la poésie et le génie, que par l’esprit, le goût et la délicatesse. » — « Les héros de Corneille, écrivait-il encore, disent de grandes choses sans les inspirer ; ceux de Racine les inspirent sans les dire. »

Peut-être se montrait-il trop sensible aux défauts de Corneille, à cette grandeur outrée, bien différente en effet de la grandeur vraie, et n’admirait-il pas assez franchement les parties supérieures de ce puissant génie. Mais jamais on n’avait encore mieux apprécié, mieux « aimé » plutôt Racine ; car dans le sentiment que Vauvenargues exprime à son égard il y a presque de la tendresse.

Au ton de cette lettre, à des réflexions telles que celle-ci : « De mille personnes qui lisent il n’y en a peut-être pas une qui ne préfère en secret l’esprit de M. de Fontenelle au sublime de M. de Meaux, et l’imagination des Lettres persanes à la perfection des Lettres provinciales ; c’est que les choses ne font impression sur les hommes que selon la proportion qu’elles ont avec leur génie » ; à toutes ces marques d’une pensée originale et forte, Voltaire discerna avec une sûreté de coup d’œil qui fait honneur à sa critique le talent inconnu qui s’adressait à lui. Il prit aussitôt la plume et expédia « à Monsieur de Vauvenargues, capitaine au Régiment du Roi », une réponse fort longue : « Depuis que j’entends raisonner sur le goût, lui disait-il, je n’ai rien vu de si fin et de si approfondi que ce que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Il n’y avait pas quatre hommes, dans le siècle passé, qui osassent s’avouer à eux-mêmes que Corneille n’était souvent qu’un déclamateur ; vous sentez, monsieur, et vous exprimez cette vérité, en homme qui a des idées bien justes et bien lumineuses. Je ne m’étonne point qu’un esprit aussi sage et aussi fin donne la préférence à l’art de Racine, à cette sagesse toujours éloquente, toujours maîtresse du cœur, qui ne lui fait dire que ce qu’il faut, et de la manière dont il le faut ; mais, en même temps, je suis persuadé que ce même goût, qui vous a fait sentir si bien la supériorité de l’art de Racine, vous fait admirer le génie de Corneille. » Et Voltaire terminait sa lettre par ces mots qui, sous sa plume, étaient un singulier hommage : « Je suis fâché que le parti des armes, que vous avez pris, vous éloigne d’une ville où je serais à portée de m’éclairer de vos lumières » (15 avril 1743).

L’auteur de Zaïre et des Lettres philosophiques joignait à sa réponse un exemplaire de tous ses ouvrages.

La dispute sur la préférence de Racine à Corneille n’offre plus grand intérêt à nos yeux, et ces sortes de jugements, dans ce qu’ils ont d’absolu, nous semblent aujourd’hui peu sérieux en matière d’art et de littérature. Cinquante années après Vauvenargues, Schiller, Schlegel, et toute l’école allemande avec eux, pourront rouvrir le débat et se prononcer aussi en faveur de Racine, sans que la question ait fait un pas. Mais cet échange de vues était un heureux début pour le jeune penseur, encore sans nom, auprès de l’illustre écrivain qui possédait la faveur publique. Quand leurs relations, interrompues un instant par la campagne d’été de 1743, se renouèrent, la sympathie intellectuelle de Voltaire pour Vauvenargues était devenue de l’amitié.

Cette amitié fut marquée dans le cœur de Voltaire d’un caractère qu’aucun de ses attachements ne porta jamais ; il éprouvait en présence de Vauvenargues un sentiment que personne au monde ne sut lui inspirer et qui semblait même étranger à sa nature : le respect. Dès le début de leurs rapports et malgré la différence des âges (Voltaire avait 49 ans lorsqu’ils se connurent), il subit l’ascendant moral de son jeune ami ; il reconnaissait en lui une créature d’élite, une âme d’une autre race, un être supérieur à son temps : « Ce siècle, lui disait-il, ne vous méritait pas ; mais enfin il vous possède, et je bénis la nature ».

Marmontel, introduit dans l’intimité de ces deux rares esprits, a tracé dans ses Mémoires un tableau charmant des entretiens où chacun d’eux livrait le meilleur de soi, ce qu’il avait de plus vif, de plus naturel et de plus convaincu : « Les conversations de Voltaire et de Vauvenargues, écrit-il, étaient ce que jamais on peut entendre de plus riche et de plus fécond. C’était, du côté de Voltaire, une abondance intarissable de faits intéressants et de traits de lumière. C’était, du côté de Vauvenargues, une éloquence pleine d’aménité, de grâce et de sagesse. Jamais dans la dispute on ne mit tant d’esprit, de douceur et de bonne foi, et, ce qui me charmait plus encore, c’était, d’un côté, le respect de Vauvenargues pour le génie de Voltaire, et, de l’autre, la tendre vénération de Voltaire pour la vertu de Vauvenargues : l’un et l’autre, sans se flatter, ni par de vaines adulations, ni par de molles complaisances, s’honoraient à mes yeux par une liberté de pensée qui ne troublait jamais l’harmonie et l’accord de leurs sentiments mutuels[2]. » Et, quarante ans plus tard, le même Marmontel, se rappelant avec émotion ces belles heures de sa jeunesse, se prenait à regretter que l’auteur de Zaïre n’eût pas fait pour Vauvenargues ce que Platon et Xénophon avaient fait pour Socrate, et n’eût pas fixé, en quelques Dialogues de forme antique, le souvenir et comme le parfum de ces entretiens exquis[3].

La correspondance qu’échangeaient les deux amis ne témoigne pas seulement de la tendre affection qui les unissait ; elle révèle encore le prix que Voltaire — si impatient, par nature, de toute critique, si indocile aux conseils — attachait aux jugements littéraires de son jeune confident. Je citerai, à cet égard, une lettre de Vauvenargues, écrite en mai 1746, alors que Voltaire mettait la dernière main à sa tragédie de Sémiramis[4]. On sait que l’auteur de Mérope, jaloux des succès du vieux Crébillon, irrité de l’entendre appeler « le Sophocle du siècle », indigné de la préférence qu’on affectait de donner à Rhadamiste et Catilina sur Zaïre et Mahomet, avait résolu d’affirmer sa supériorité par un chef-d’œuvre indiscutable et d’écraser par un coup de maître le rival qu’on prétendait lui opposer. Afin de mieux marquer son intention et de donner plus d’éclat à son triomphe, il avait fait choix du sujet de Sémiramis que trente ans auparavant Crébillon, alors dans la force de son talent, avait déjà mis à la scène. Les circonstances dans lesquelles Voltaire allait affronter le jugement du public avaient donc une particulière gravité. Sa tragédie terminée, il en adressa aussitôt le manuscrit à son ami et sollicita avec instance sa critique. Voici avec quel tact Vauvenargues sut ménager l’amour-propre du grand écrivain qui le consultait et lui faire entendre un sage avis :

« Ce qui a fait que je vous ai si peu parlé de votre tragédie est que mes yeux souffraient extrêmement lorsque je l’ai lue et que j’en aurais mal jugé après une lecture si mal faite. Elle m’a paru pleine de beautés sublimes. Vos ennemis répandent dans le monde qu’il n’y a que votre premier acte qui soit supportable et que le reste est mal conduit et mal écrit. On n’a jamais été si horriblement déchaîné contre vous qu’on l’est depuis quatre mois. Vous devez vous attendre que la plupart des gens de lettres de Paris feront les derniers efforts pour faire tomber votre pièce. Le succès médiocre de la Princesse de Navarre et du Temple de la gloire leur fait déjà dire que vous n’avez plus de génie. Je suis si choqué de ces impertinences qu’elles me dégoûtent non seulement des gens de lettres, mais des lettres mêmes. Je vous conjure, mon cher maître, de polir si bien votre ouvrage qu’il ne reste à l’envie aucun prétexte pour l’attaquer. Je m’intéresse tendrement à votre gloire, et j’espère que vous pardonnerez au zèle de l’amitié ce conseil dont vous n’avez pas besoin[5]. »

Tant que Vauvenargues vécut, Voltaire lui prodigua les preuves de son affection ; quand la mort les eut séparés, l’illustre écrivain se fit un pieux devoir de rendre à son ami disparu un hommage public de tendresse et de vénération. Un Éloge funèbre des officiers morts pendant la guerre de 1741 lui servit de prétexte à consacrer cette chère mémoire. « Par quel prodige avais-tu, à l’âge de vingt-cinq ans, la vraie philosophie et la vraie éloquence, sans autre étude que le secours de quelques bons livres ? Comment avais-tu pris un essor si haut dans le siècle des petitesses ? Et comment la simplicité d’un enfant timide couvrait-elle cette profondeur et cette force de génie ? Je sentirai longtemps avec amertume le prix de ton amitié…. C’est ta perte qui mit dans mon cœur ce dessein de rendre quelque honneur aux cendres de tant de défenseurs de l’État, pour élever aussi un monument à la tienne. Mon cœur rempli de toi a cherché cette consolation », etc. Après ce morceau on peut relire la belle page de Pline sur la mort de Corellius Rufus, ou bien encore l’admirable lettre de Montaigne sur la mort de La Boétie : c’est le même sentiment, aussi pur et aussi touchant. À travers les âges, l’âme humaine est constante à elle-même : les fibres profondes rendent toujours les mêmes accents.

On s’est demandé quelle eût été, si Vauvenargues avait vécu, son influence sur Voltaire. Il y avait entre eux une trop grande différence de nature et une trop forte disproportion de génie pour que cette action fût sérieuse. Et puis, pour dire toute ma pensée, je ne crois pas que leur intimité eût beaucoup duré : elle était nécessairement fragile et éphémère. Le temps était passé de ces grandes amitiés littéraires dont l’antiquité, la Renaissance et le xviie siècle nous ont laissé de si beaux exemples. Ces nobles commerces des esprits et des âmes, qui faisaient le charme et la dignité de toute une vie, n’étaient plus possibles au siècle de Louis XV où les rivalités étaient si vives, où les amours-propres étaient si follement excités, où les parties les plus susceptibles de la personnalité humaine étaient exposées à de continuels froissements.

Sainte-Beuve pensait de même lorsqu’il écrivait en un chapitre de Port-Royal : « Pour exprimer toute ma superstition sur Vauvenargues, je me l’imagine en vérité comme le génie de Voltaire même, comme ce bon ange terrestre qui quelquefois nous accompagne ici-bas dans une partie du chemin sous la figure d’un ami. Mais il vient un moment où la mesure est comblée ; l’ange remonte ; le bon témoin, le génie sérieux, solide, pathétique et clément, se relire trop offensé. Vauvenargues mourut et Voltaire, destitué de tout garant, alla de plus en plus à l’ironie, à la bouffonnerie sanglante, au ricanement de Pangloss, et à ne voir volontiers dans l’espèce entière qu’une race de Welches, une troupe de singes. »

À peine rentré en Finance (décembre 1743), Vauvenargues sentit les effets de la protection de Voltaire. Celui-ci, sans attendre d’en recevoir la confidence, avait pressenti que le génie (c’est le mot dont il se servait dès la seconde lettre) de son jeune ami devait se trouver à l’étroit dans la carrière militaire et ne pouvait s’y développer. « Je vous avoue, lui écrivait-il, que je suis encore plus étonné que je ne l’étais que vous fassiez un métier, très noble à la vérité, mais un peu barbare, et aussi propre aux hommes communs et bornés qu’aux gens d’esprit. » Et il s’occupa aussitôt de trouver un autre emploi à son talent.

Voltaire était alors dans une période de faveur à la cour. Il revenait de sa fameuse ambassade à Berlin, et, si cette mission n’avait pas eu le succès qu’il en espérait, elle lui avait donné du moins un certain crédit au Département des Affaires étrangères. Il reprit à son compte les démarches que Vauvenargues avait tentées en vain auprès du ministre Amelot, et il eut la satisfaction d’annoncer bientôt à son jeune ami la promesse formelle d’une prochaine nomination dans la diplomatie.

Quand Vauvenargues reçut en Provence, où il était allé chercher un peu de repos, cette heureuse nouvelle, il n’était plus temps pour lui d’en profiter : toutes ses espérances venaient de s’écrouler. Une petite vérole, de l’espèce la plus maligne, qui l’avait mis au plus mal, avait ruiné à jamais sa santé déjà si délicate. Défiguré par les traces de la maladie[6], souffrant de la poitrine, presque privé de la vue, tout le corps perclus et épuisé, il se vit obligé de remercier le ministre des desseins qu’il avait eus un instant sur lui.

Quand on s’est proposé comme but dans l’existence la gloire, quand on a pris pour seul idéal l’action, quand on n’a rien ménagé pour réaliser son rêve, le coup est rude de se trouver, à trente ans, sans état, sans fortune, avec à peine la force de vivre. Cependant, Vauvenargues ne perdit pas courage ; il pensait déjà que « le désespoir est la pire de nos erreurs », et tout ce qu’il y avait en lui d’ardeur et de fierté protesta contre la destinée qui l’accablait. Il était aussi de race trop haute pour tomber dans le défaut commun des natures vulgaires que les revers immérités et les déceptions prématurées aigrissent ou dépravent à jamais : il garda sa sérénité, son amour de la vie, sa sympathie aux choses, son indulgence aux hommes. Mais si son âme sortait intacte, fortifiée même de cette épreuve, c’est par d’autres voies qu’elle devait désormais poursuivre son idéal. Puisque l’action effective, l’action réelle — celle qui se déploie dans la carrière des armes comme celle qui s’exerce dans la politique, — lui était interdite, il se rejeta vers l’action par la pensée.

Ce fut là, j’imagine, une heure grave et douloureuse, une de ces luttes intimes où se décide la destinée morale d’un homme.

Des considérations d’ordre très différent aggravaient, pour Vauvenargues, l’intensité de cette crise de conscience.

D’abord, le sort même de sa vie matérielle était en jeu. Sa famille, ne pouvant lui assurer une existence indépendante, cherchait à le retenir en Provence ; mais il sentait que le séjour de Paris, où l’appelaient à la fois l’amitié de Mirabeau et les conseils affectueux de Voltaire, était nécessaire à son développement intellectuel et moral, et que vivre dans la retraite au château de Vauvenargues, c’était se condamner à l’impuissance et à l’étiolement : si étroite et si pénible que dût être sa vie à Paris, il la préférait cent fois à celle où on voulait le contraindre, parce qu’il l’estimait seule digne de lui. Son père opposa à ces projets une résistance qui semble avoir été assez vive, soit qu’il les désapprouvât formellement[7], soit que, par tendresse pour son fils, il ne le vît pas sans inquiétude s’engager, loin de lui, dans une existence qui serait pleine de risques, de difficultés et de misères. À défaut de documents explicites sur ce point de la vie de Vauvenargues, la biographie d’un autre penseur — bien différent par la forme du génie et par les idées, mais égal par la noblesse du caractère et presque parent par l’infortune — Leopardi, — suffirait à nous instruire : les supplications éloquentes que le poète-philosophe italien adressait au comte Monaldo pour se soustraire à l’atmosphère étouffante de Recanati nous donnent, sans doute, le ton et le sens de celles que le vieux marquis de Vauvenargues dut entendre de son fils. Celui-ci (comme il advint aussi à Leopardi) finit cependant par passer outre aux volontés paternelles et sacrifia le bien-être, dont son corps épuisé de maux avait tant besoin, aux fins supérieures que poursuivait sa pensée.

Pour une âme forte et courageuse, le renoncement aux commodités de la vie était encore facile ; mais l’adoption de la carrière des lettres entraînait pour Vauvenargues un sacrifice d’un autre genre et qui dut paraître plus pénible à sa nature fière, sensible à l’excès, toute pénétrée des traditions et des préjugés de sa race.

C’était, en effet, un parti délicat pour un gentilhomme de faire profession de littérature. Dans l’armée, où Vauvenargues avait vécu jusqu’alors, un esprit très étroit régnait à cet égard, beaucoup plus étroit que dans la société aristocratique de Versailles et de Paris qui, en rapports plus directs avec les hommes de lettres, savait déjà fort bien les attirer et les flatter, si du moins elle ne les estimait. Il était assez naturel aussi, assez humain que Vauvenargues, dont le marquisat n’était pas ancien, n’eût pas l’esprit très libéral sur ce point, et hésitât à s’élancer dans une voie où un Bussy et un La Rochefoucauld n’avaient pas craint de déroger.

Mais ce n’étaient pas seulement des préjugés de caste, c’étaient aussi des répugnances de tempérament qui l’arrêtaient. Vers le temps de la Régence, l’écrivain, tel qu’il existait au xviie siècle, s’était transformé en homme de lettres ; il ne vivait plus hors du monde ou sur les confins du monde ; il s’y était mêlé, et sa moralité y avait considérablement perdu. À quelques exceptions près, il n’est pas de race plus méprisable que cette gent littéraire du xviiie siècle, plate, servile, orgueilleuse, libertine, débraillée, vivant à l’aventure ou entretenue des pensions qu’elle mendiait, parasite et payant son écot d’une saillie, d’une flatterie ou d’une épigramme, masquant la bassesse de son âme sous l’insolence de ses propos, sans caractère ni dignité. S’il ne la connaissait pas encore d’expérience, Vauvenargues la devinait fort bien, et lorsque Mirabeau, dont la nature se froissait moins facilement, lui en vantait l’agréable commerce, il répondait d’instinct à son ami : « Je vous dirai franchement qu’ôtez quelques grands génies dont je respecte les noms, le reste ne m’impose pas » ; et il leur adressait le plus grave de tous les reproches, celui de « ne point sentir et de n’avoir point d’âme ».

Il faudra que de grands changements se soient opérés dans l’esprit de Vauvenargues, qu’il ait beaucoup souffert et beaucoup pensé, pour qu’il en arrive à déclarer « qu’il vaut mieux déroger à sa qualité qu’à son génie ». Et encore ne se sera-t-il pas assez affranchi de ses préjugés et de ses scrupules pour consentir à signer de son titre[8] et de son nom son premier livre, le seul qui ait été publié de son vivant.

Mais ces diverses considérations, si importantes qu’elles fussent, ne durent tenir cependant qu’une place secondaire dans la crise que traversait alors Vauvenargues. Le point capital de ce conflit intime fut l’antithèse absolue, la séparation profonde qu’il apercevait entre le monde de l’action et celui de la pensée. À ses yeux, il n’existait encore qu’une seule forme d’action, celle qui se traduit dans toutes les manifestations extérieures de notre activité. Il ne savait pas que, à côté de ce mode d’activité dont le monde sensible est le théâtre, il en existe un autre qui s’exerce non pas dans la réalité immédiate de la vie, mais dans une réalité supérieure, dans le monde idéal. Il ne voyait pas clairement qu’une pensée est aussi une action, moins perceptible sans doute aux yeux du vulgaire, moins prompte peut-être dans ses effets, mais mille fois plus durable et plus lointaine dans ses résultats, infiniment puissante et féconde dans ses répercussions mystérieuses, et que si, dans l’ordre des faits, il est peu d’actes humains dont les conséquences aient de beaucoup survécu à celui qui l’exécute, de beaux sentiments, de glandes idées opèrent à travers les siècles comme des actions continues et éternelles. Il ne pouvait pas savoir enfin que c’étaient Montesquieu, Voltaire et Rousseau qui seraient les maîtres de son siècle, que les plus grands faits d’ordre politique paraîtraient de bien modestes événements, comparés aux Lettres philosophiques, à l’Esprit des lois et au Contrat social et que la longue série de guerres qui allait s’ouvrir cinquante années après lui, la plus prodigieuse dépense d’activités humaines que le monde ait jamais faite, aurait une action moins profonde sur les âmes et produirait des effets historiques moins durables que quelques paroles sonores échappées d’une bouche éloquente ou quelques pages légères dépositaires d’une pensée forte et hardie.

Vauvenargues a consigné en maint endroit de sa correspondance et de ses œuvres le souvenir des troubles qu’éprouva sa conscience à l’heure où il lui fallut choisir une carrière nouvelle et des regrets que lui causa le renoncement à la vie active. « Je suis au désespoir, écrivait-il à son ami Saint-Vincens, d’être réduit à un parti qui me répugne dans le fond autant qu’il déplaît à ma famille ; mais la nécessité n’a point de loi. » Ailleurs, parlant de l’homme d’action qui s’est condamné à être homme de lettres, il faisait allusion à ces « luttes intérieures » qu’il livre en lui « contre les dégoûts et les humiliations de son métier[9] ». Il déplorait aussi la triste condition de celui qui, tandis que les autres hommes accomplissent de brillantes existences , doit se résigner à les raconter. Il disait enfin, comme pour se consoler d’avoir abandonné les traces des héros de l’action, des Richelieu, des Condé, des Turenne : « Si nous ne sommes pas à même d’exécuter de si grandes choses que ces hommes illustres, qu’il paraisse du moins, par l’expression de nos pensées, que nous n’étions pas incapables de les concevoir[10] ».

Qui sait pourtant si la destinée ne lui fut pas charitable de le soustraire à l’obligation de poursuivre plus longtemps son glorieux idéal. Réunissait-il bien en lui les conditions nécessaires pour l’atteindre ? Dans son amour de la vie active, ne se faisait-il pas illusion sur son aptitude à la pratiquer ? Ses qualités étaient-elles vraiment celles par lesquelles on s’impose dans l’ordre positif et on triomphe des obstacles ? J’imagine, au contraire, que ses scrupules, sa conscience, sa parfaite sincérité l’eussent mal servi dans son temps. Trop de délicatesse a toujours nui à l’action, et de quelque ardeur qu’on soit animé, on est mal armé pour agir sur un siècle de scepticisme et de frivolité quand on apporte au combat une âme trop pure et trop fière. Comment l’épreuve de la réalité lui eût-elle rendu son rêve ?

C’est dans ces conditions, c’est dans cet état d’esprit que Vauvenargues arriva à Paris vers le milieu du mois de mai 1745. L’exiguïté de ses ressources l’obligeant à l’existence la plus humble, il s’installa dans une modeste maison meublée, l’hôtel de Tours, rue du Paon[11].

Il vécut là, fort retiré. On ne le vit ni au café Procope, proche de la Comédie, ni au café Pradot, au quai de l’École, où les gens de lettres s’assemblaient. L’esprit qui régnait dans ces réunions suffisait à l’en écarter. On ne le rencontra pas non plus dans le monde, dont il se tint toujours éloigné, autant par nécessité que par goût. Seuls quelques amis, Voltaire, d’Argental, Marmontel, le critique Bauvin, venaient par instants lui tenir compagnie et goûter le charme de son intimité.

Dans sa retraite de l’hôtel de Tours, Vauvenargues réalisa, à défaut du confort matériel, la condition première du bien-être moral, la solitude et le recueillement : loin des bruits du dehors, il rentra dans son âme et se renferma dans sa pensée.

Ainsi, à trente ans, sans instruction sérieuse, avec peu de lecture, il allait se jeter dans la grande lutte qui s’ouvrait alors et qui devait remplir tout le siècle. Mais, à défaut de connaissances apprises et d’études préparatoires, il avait beaucoup vécu en lui-même et beaucoup réfléchi. Et puis, une flamme intérieure, cette fièvre d’action qui le consumait jusqu’au fond de son être, le forçait à agir dans le seul domaine qui lui restât ouvert, celui des idées.

Il se mit donc à l’œuvre, et, reprenant ses notes, développant ses observations, s’essayant à de plus vastes compositions, il publia, au mois de février 1746, sous le voile de l’anonyme, un volume in-12 de moins de 400 pages qui contenait une Introduction à la connaissance de l’esprit humain, des Réflexions sur divers sujets, des Conseils à un jeune homme, des Réflexions critiques sur divers poètes, deux Fragments sur les orateurs et sur La Bruyère, une Méditation sur la foi, enfin une suite importante de Paradoxes mêlés de Réflexions et de Maximes.

Nul succès n’accueillit ce volume à son apparition ; c’est à peine si la presse littéraire s’en occupa. Le Mercure n’en parla point ; le Journal de Trévoux le cita dans ses « nouvelles littéraires » ; le Journal des Savants, plus consciencieux, en donna un compte rendu succinct, un « extrait », comme on disait alors. Marmontel, qui venait de fonder avec Bauvin l’Observateur littéraire[12], fit au livre de son ami l’honneur d’une étude plus étendue, tout en réservant quelque place aux critiques : « Je ne dissimulerai pas, disait-il en terminant, qu’on a trouvé quelques pensées obscures, quelques autres communes et peu intéressantes, et moins de paradoxes que le titre ne semblait en promettre ; mais ceux mêmes qui font ces, critiques sont les premiers à rendre justice à cet ouvrage où ils ont remarqué beaucoup de profondeur et d’invention pour le fond des choses et beaucoup de simplicité dans la manière dont elles sont offertes. C’est là ce qui doit être admiré de nos jours, où tout n’est que superficie, et faire oublier des défauts dont les ouvrages les plus achevés ne sont pas exempts. »

Lorsque les Caractères de La Bruyère avaient paru, en 1688, ils n’avaient guère trouvé meilleur accueil dans la presse du temps. « L’ouvrage de M. de La Bruyère ne peut être appelé livre que parce qu’il a une couverture et qu’il est relié comme les autres livres. Ce n’est qu’un amas de pensées détachées. » Le Mercure, qui s’exprimait ainsi, concluait que l’ouvrage était « directement au-dessous de rien ». Quand l’exemple d’une telle injustice n’eût pas suffi à consoler Vauvenargues de l’indifférence du public à son égard, une approbation lui vint qui consacrait son talent mieux que ne l’eût fait toute la faveur du monde. Quelques jours à peine après la publication de son volume, il recevait de Voltaire ce billet :

« J’ai passé plusieurs fois chez vous pour vous remercier d’avoir donné au public des pensées au-dessus de lui… Il y a un an que je dis que vous êtes un grand homme, et vous avez révélé mon secret ! Je n’ai lu encore que les deux tiers de votre livre ; je vais dévorer la troisième partie. Je l’ai porté aux antipodes, dont je reviendrai incessamment pour embrasser l’auteur, pour lui dire combien je l’aime, et avec quel transport je m’unis à la grandeur de son âme et à la sublimité de ses réflexions comme à l’humanité de son caractère…. Vous êtes l’homme que je n’osais espérer, et je vous conjure de m’aimer. »

La lecture achevée, il lui écrivait encore : « J’ai usé, mon très aimable philosophe, de la permission que vous m’avez donnée ; j’ai crayonné[13] un des meilleurs livres que nous ayons en notre langue, après l’avoir lu avec un extrême recueillement. J’y ai admiré de nouveau cette belle âme si sublime, si éloquente et si vraie ; cette foule d’idées neuves, ou rendues d’une manière si hardie, si précise ; ces coups de pinceau si fiers et si tendres. Il ne tient qu’à vous de séparer cette profusion de diamants de quelques pierres fausses ou enchâssées d’une manière étrangère à notre langue ; il faut que ce livre soit excellent d’un bout à l’autre ; je vous conjure de faire cet honneur à notre nation et à vous-même, et de rendre ce service à l’esprit humain. Je me garde bien d’insister sur mes critiques ; je les soumets à votre raison, à votre goût, et j’exclus l’amour-propre de notre tribunal. J’ai la plus grande impatience de vous embrasser. Adieu, belle âme et beau génie. » (13 mai 1746.)[14]

La mâle et noble pensée qui, à l’âge où le commun des hommes prend à peine conscience de sa tâche, avait déjà produit une œuvre digne de tels éloges, allait brusquement s’éteindre.

Depuis son Installation à Paris en mai 1745, la vie de Vauvenargues n’avait été qu’une longue agonie. Le mal dont il souffrait s’aggravait de jour en jour : la consomption le minait ; les plaies de ses jambes gangrenées se rouvraient ; un voile d’ombre descendait sur ses yeux à demi clos ; la mort prenait lentement possession de son corps.

Par surcroît, les soucis matériels s’ajoutaient à ses maux physiques. Il était tombé dans un état voisin de la misère, et il devait en souffrir cruellement, car pour les natures délicates, pour celles qui vivent surtout de la vie intérieure, le pire inconvénient de la pauvreté n’est pas la privation du bien-être, mais le contre-coup qu’elle a sur l’activité de la pensée : la continuelle résistance des choses stérilise les talents les plus féconds et épuise les intelligences les plus vigoureuses.

Il y eut là, à de certaines heures, dans cette modeste retraite de la rue du Paon, un spectacle

d’une rare grandeur morale, celui d’un homme jeune, ambitieux, épris de gloire, justement persuadé de sa valeur, conscient de l’œuvre qu’il portait en soi, n’ayant pourtant connu dans la vie que souffrances et déceptions, mais qui, à l’instant où la mort vient le saisir, n’a pas un mot d’amertume, pas un cri de révolte aux lèvres. Considérez ce que chacun de ces termes — jeunesse, ambition, passion de la gloire, sentiment de la valeur personnelle et conscience de l’œuvre à accomplir — justifierait seul de récriminations désespérées contre la destinée. Que de causes légitimes, semble-t-il, d’indignation et de rébellion !

Le cadre même dans lequel se déroulait ce drame intime le rendait plus poignant : une pauvre chambre d’hôtel, aux murs nus, à l’aspect froid et triste, à peine chauffée, mal éclairée, trop vaste encore pour les rares amis qui venaient apporter de temps à autre au mourant une parole de consolation et de soutien. Il a fallu — soyez-en persuadé — un moindre effort à André Chénier pour marcher avec courage à l’échafaud qu’à Vauvenargues pour mourir si noblement dans sa solitude misérable ; car l’homme est un tel comédien qu’une grande mise en scène et le souci de l’effet à produire l’aident singulièrement à bien mourir.

Dans cette lente agonie qui dura plus d’un an, l’âme de Vauvenargues demeura-t-elle toujours ferme, sereine et maîtresse d’elle-même ? Non, par instants elle a payé tribut à la faiblesse humaine. C’est la loi commune : les consciences les plus fortes de l’humanité, au moment de l’épreuve suprême, ont eu, comme les autres, leur angoisse et leur détresse intime ; mais la supériorité de leur nature les a si vite ressaisies, leur défaillance a été si courte et si secrète, que parfois le monde n’en a rien su.

J’imagine que chez Vauvenargues les heures de découragement coïncidèrent avec les rechutes de son mal, car, à deux ou trois reprises, une atténuation, un répit dans ses souffrances, peut-être simplement une de ces améliorations passagères que la volonté opiniâtre de vivre opère parfois chez les êtres pleins de jeunesse qui se sentent mourir, avaient fait luire à ses yeux des promesses trompeuses de guérison[15]. Mais bientôt, comme si l’infortuné n’avait repris de forces que pour mieux souffrir, la maladie poursuivait ses ravages et le torturait plus cruellement. Une grande tristesse alors remplissait son âme. Un instant, il douta de son œuvre qui avait été sa vie même ; il douta s’il avait suivi la bonne voie, si, au lieu de vouloir « forcer l’avenir », il n’eût pas mieux fait de « proportionner ses espérances à son état et de mesurer ses entreprises à sa condition », si son ambition ne l’avait pas trompé, s’il n’était pas l’auteur responsable de son infortune.

Ces hésitations, ces regrets, nul de ses amis n’en reçut l’aveu. Voltaire a pu dire de lui : « Je l’ai vu le plus infortuné des hommes et le plus tranquille », et Marmontel a pu écrire : « Une sérénité inaltérable dérobait ses douleurs aux yeux de l’amitié…. Tandis que tout son corps tombait en dissolution, son âme conservait cette tranquillité parfaite dont jouissent les purs esprits. C’était avec lui qu’on apprenait à vivre, et qu’on apprenait à mourir. » Aux heures les plus douloureuses il se bornait à confesser dans quelques pages impersonnelles d’esquisse morale[16] les doutes qui lui venaient sur la direction et l’utilité de sa vie, et ces épanchements discrets soulageaient son cœur oppressé. Jamais, chez lui, la plainte ne prit une forme plus accentuée.

Mais ces troubles, si naturels, si légitimes, ne duraient pas ; sa forte et courageuse nature l’emportait bientôt. Il se retrouvait tout entier et sans faiblesse en face de la mort. Quand elle fut tout près de lui, il jeta un dernier regard sur le cours de sa vie, et, sous une forme indirecte, il composa cet adieu qu’un souffle pur de stoïcisme antique semble traverser :

« Clazomène a fait l’expérience de toutes les misères humaines. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance, et l’ont sevré, dans son printemps, de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté…. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, son attachement à ses amis, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse même n’a pu le garantir de commettre des fautes irréparables ; il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Quand la fortune a paru se lasser de le poursuivre, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, la mort s’est offerte à sa vue ; elle l’a surpris dans le plus grand désordre de sa fortune ; il a eu la douleur amère de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quehpie raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine h en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles : la fortune peut se jouer de la sagesse des gens courageux ; mais il ne lui appartient pas de faire fléchir leur courage. »

Ainsi, son dernier mot était un défi jeté à la fortune. Jamais victime ne protesta plus fièrement contre les injustices de la destinée, jamais créature humaine vaincue par la réalité n’affirma avec plus de hardiesse sa supériorité idéale.

Le 28 mai 1747, Vauvenargues cessa de souffrir : il n’avait pas trente-deux ans révolus[17].

Pendant plus d’un demi-siècle, l’œuvre qu’il laissait derrière lui allait demeurer inaperçue. Mais il est pour les choses de l’âme un privilège singulier de résurrection et presque d’immortalité. Quand une grande idée a été fortement exprimée, quand une pensée délicate a reçu une forme exquise, elles ne sont jamais complètement perdues : dès qu’il naît des esprits capables de les comprendre et de les sentir, l’idée se révèle dans sa beauté première, la pensée exhale tout son parfum. Ainsi ont réapparu, après soixante ans d’oubli, les Maximes de Vauvenargues ; et, depuis lors, chaque jour s’est accru leur succès, parce que nulles ne convenaient mieux pour relever les âmes de notre temps, pour les fortifier, pour leur apprendre à agir et à souffrir, à aimer la vie et à l’ennoblir.

  1. Essai sur quelques caractères, § 33.
  2. Mémoires, liv. III.
  3. Lettre à Mme d’Espagnac, 6 octobre 1796.
  4. La tragédie de Sémiramis, composée dans les premiers mois de 1746, pour les relevailles de la dauphine Marie-Thérèse, ne put être représentée que deux ans et demi plus tard, le 29 août 1748, à cause de la mort de cette princesse.
  5. Voir, en tête du volume, le fac-similé de celle lettre, dont l’original est aux manuscrits du British Muséum (Eg. 41). Bien que non datée, elle est certainement du lundi 23 mai 1746, car elle répond à un billet de Voltaire écrit la veille et qui porte la date du dimanche 22 mai 1746.
  6. L’altération que les marques de la petite vérole avaient fait subir à sa physionomie lui était particulièrement pénible ; elle lui causait un regret dont il a donné quelque part une explication assez touchante, lorsqu’il a parlé « de ces accidents qui défigurent les traits naturels et qui empêchent que l’âme ne se manifeste ».
  7. Vauvenargues semble avoir fait allusion à celle désapprobation dans un fragment de l’Essai sur quelques caractères (§ 47) ; les détails en sont curieux : « Anselme est outré que son fils témoigne du goût pour les sciences ; il lui brûle ses papiers et ses livres, et comme il a su que ce jeune homme avait fait un souper avec des gens de lettres, il l’a menacé de l’envoyer à la campagne, s’il continuait à voir mauvaise compagnie. « Que ne lisez-vous, lui dit-il, puisque vous aimez la lecture, l’histoire de votre maison ? Vous ne trouverez pas là des savants, mais des hommes de la bonne sorte ; c’est vous qui serez le premier pédant de votre race !
  8. Vauvenargues avait pris le titre de marquis, du vivant même de son père ; car celui-ci lui survécut de près de quinze ans.
  9. Essai sur quelques caractères, § 60.
  10. Réflexions sur divers sujets, § 52.
  11. Cette rue s’ouvrait alors près du couvent des Cordeliers, sur l’emplacement actuel de l’École de médecine.
  12. Cette publication ne dura qu’une année.
  13. L’exemplaire ainsi annote au crayon de la main de Voltaire existe encore : il est déposé à la bibliothèque d’Aix.
  14. Pour suivre le conseil de Voltaire, Vauvenargues reprit aussitôt son œuvre et en prépara une seconde édition qui parut en 1747. « Je me suis attaché autant que j’ai pu, disait-il dans le Discours préliminaire à corriger les fautes de langage qu’on m’a fait remarquer ; j’ai retouché le style en beaucoup d’endroits J’ai supprimé plus de deux cents pensées, ou trop obscures, ou trop communes, ou inutiles. J’ai changé l’ordre des maximes que j’ai conservées, j’en ai expliqué quelques-unes, et jeu ai ajouté quelques autres…. »
    En 1797, le marquis de Fortia d’Urban, qui avait obtenu de la famille et des amis de Vauvenargues quelques morceaux inédits, entreprit une nouvelle publication des œuvres qui formèrent deux volumes in-12.
    Une quatrième édition suivit bientôt (Paris, 1806, 2 vol. in-8), précédée d’une étude de Suard sur la Vie et les écrits de Vauvenargues. augmentée de quelques papes posthumes et acrompagnée des notes de Voltaire et de Morellet.
    Depuis lors, les œuvres de Vauvenargues ont été souvent réimprimées. La première édition critique est celle de Gilbert (2 vol. in-8o, 1857) ; la plus récente a paru chez Plon, 3 vol. in-16, 1874.
  15. C’est pendant une de ces intermittences de son mal que, recevant la nouvelle de l’invasion de la Provence par les Impériaux, il écrivit à Saint-Vincens la belle lettre à laquelle il est fait allusion plus loin (p. 141). « J’ai besoin de toute votre amitié, mon cher Saint-Vincens : toute la Provence est armée, et je suis ici bien tranquillement au coin de mon feu ; le mauvais état de ma santé ne me justifie point assez, et je devrais être où sont tous les gentilshommes de la province. Offrez mes services pour quelque emploi que ce soit, et n’attendez point ma réponse pour agir ; je me tiendrai heureux et honoré de tout ce que vous ferez pour moi et en mon nom. » (Paris, 24 novembre 1746.)
  16. Essai sur quelques caractères.
  17. La famille de Vauvenargues s’est éteinte au commencement de ce siècle, et le nom n’est plus porté. Luc de Vauvenargues avait deux frères puînés, qui ne laissèrent pas d’enfants : Antoine de Clapiers, capitaine au régiment de Flandre, tué en Corse pendant l’expédition de 1741, et Nicolas-Francois-Xavier de Clapiers, premier consul d’Aix et syndic de la noblesse de Provence, mort en 1801. Ce dernier vendit en 1791 à Mme Isoard, née Pin, la terre de Vauvenargues. L’abolition des droits féodaux et la suppression des titres étant consommées à cette époque, cette vente ne pouvait transférer aux acquéreurs le droit de s’intituler seigneurs de Vauvenargues. Vers 1840 ils crurent pourtant pouvoir prendre cette qualité dans leurs actes. Un procès leur fut intenté, en 1865, par le marquis de Clapiers- Collongues, descendant adoptif de Nicolas-François-Xavier de Clapiers. L’arrêt du Conseil d’État qui régla le différend établit que les Isoard n’avaient aucun droit au nom de Vauvenargues, mais que le demandeur n’était pas suffisamment fondé par sa parenté à le leur contester. Les derniers représentants de la famille de Vauvenargues, dans la branche d’adoption, sont le marquis Jacques-Marie-Gaston et son frère le comte Jean-Marie-Luc de Clapiers-Collongues, à l’obligeance de qui je dois ces renseignements généalogiques.