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Vauvenargues (Paléologue)/03

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CHAPITRE III

L’ŒUVRE DE VAUVENARGUES. SES IDÉES PHILOSOPHIQUES ; SA CONCEPTION DE l’HOMME ET DE LA VIE.

Un jour que Mme de Stael interrogeait Fichte sur sa morale, il répondit très judicieusement : « Prenez ma métaphysique, et vous saurez quelle est ma morale ».

On serait fort embarrassé d’appliquer cette parole à Vauvenargues ; car, avant d’écrire ses Maximes, il n’avait certes jamais songé à se faire une doctrine sur les principes absolus et universels des êtres et des choses.

C’est que Fichte s’était élevé, par Kant et Spinoza, à l’étude des questions morales, tandis que Vauvenargues l’avait abordée d’instinct et avec sa seule expérience ; c’est que l’un était un philosophe de profession, et que l’autre ne fut jamais qu’un penseur épris de philosophie.

De là aussi l’indifférence de Vauvenargues à toute haute spéculation. Jamais, semble-t-il, l’énigme qui pèsera éternellement sur l’humanité et qui a fait le tourment de tant d’âmes ne s’est dressée devant lui. D’où vient l’homme ? Où va-t-il ? Pourquoi la vie ? Pourquoi la mort ? Pourquoi la souffrance ? L’agitation humaine a-t-elle un sens et un but ? Quel rapport ont avec l’ordre universel les êtres et les phénomènes qui se succèdent dans l’espace et dans le temps ? Ces graves questions, qui sont presque aussi anciennes que la pensée humaine, n’ont jamais retenu son attention, et les réponses que la religion et la philosophie ont essayé d’y faire tour à tour, il ne les a pas entendues.

Vauvenargues n’était pas croyant. Si, dans sa première jeunesse, un peu de la piété fervente des siens (une de ses sœurs était carmélite) s’était communiqué à lui, sa foi s’était bientôt perdue : elle n’avait pas disparu emportée dans un de ces grands orages intérieurs qui désolèrent l’âme d’un Bunyan ou d’un Jouffroy ; mais elle s’était détachée insensiblement de son cœur, par un travail inconscient et volontaire, laissant derrière elle un souvenir attendri et un parfum religieux qui ne s’évapora jamais.

Dans un morceau singulier, une Méditation sur la foi, qu’il composa vers 1742, le regret des croyances évanouies se trahit au milieu des effusions les plus mystiques. « Hélas ! que vous êtes heureuses, âmes simples, âmes dociles ! Vous marchez dans des sentiers sûrs… Être juste, pourquoi m’avez-vous délaissé ? »

Parfois même, à la pensée de la mort, il eut des retours soudains vers les états intérieurs par lesquels il avait passé jadis. Ce n’étaient pas, à vrai dire, des élans de prière chrétienne, mais des aspirations spiritualistes, de vagues appels de l’âme vers les régions sereines. « Ô mon Dieu ! si vous n’étiez pas pour moi, seule, délaissée dans ses maux, où mon âme espérerait-elle ? »

Sa foi dans l’immortalité demeura entière jusqu’en ses derniers jours. Une belle page des Maximes nous en donne la preuve : « Mes passions et mes pensées meurent, mais pour renaître ; je meurs moi-même sur un lit, toutes les nuits, mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraîcheur ; cette expérience que j’ai de la mort me rassure contre la décadence et la dissolution du corps : quand je vois que la force active de mon âme rappelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends que celui qui a fait mon corps peut, à plus forte raison, lui rendre l’être. Je dis dans mon cœur étonné : « Qu’as-tu fait des objets volages qui occupaient tantôt ta pensée ? Retournez sur vos traces, objets fugitifs. » Je parle, et mon âme s’éveille ; ces images immortelles m’entendent, et les figures des choses passées m’obéissent et m’apparaissent. Ô âme éternelle du monde, ainsi votre voix secourable revendiquera ses ouvrages, et la terre saisie de crainte restituera ses larcins. »

En dehors de ces heures d’émotion passagère, il fut toujours neutre en matière de dogme. « Je n’ai jamais été contre la religion », écrivait-il à Fauris de Saint-Vincens. Ce fut la vraie formule et comme la règle de sa conscience[1].

Mais si son âme n’était plus croyante, son esprit resta profondément religieux. Il garda toujours le respect des croyances qu’il ne partageait plus. Il estimait les choses divines trop graves pour être traitées légèrement, trop vraies dans leur essence, sinon dans leurs formes, pour être atteintes par la critique superficielle et ironique des esprits forts ; il pensait aussi que le sentiment religieux porte en soi sa certitude et qu’il ne faut pas l’attaquer par le ridicule ; « car on blesse par là ses partisans sans les confondre ». Enfin sa nature, pleine de tact et de goût, ne pouvait souffrir le ton railleur qui régnait dans les polémiques du temps : « Le plus sage et le plus courageux de tous les hommes, M. de Turenne, a respecté la religion ; et une infinité d’hommes obscurs se placent au rang des génies et des âmes fortes, seulement à cause qu’ils la méprisent[2]. »

Quant aux solutions diverses que la philosophie a proposées au mystère de l’existence humaine, Vauvenargues ne paraît ni les connaître ni s’en soucier. Sa morale ne vise pas si haut ; elle ne dépasse pas les bornes naturelles et le but positif de la vie ; les limites de notre existence sont, à ses yeux, celles de notre destinée. « Le temps où nous ne serons plus, dit-il, est-il notre objet ? » Tout au plus lui est-il resté de ses premières croyances la foi vague à une fin dépassant notre existence d’ici-bas ; car il fait allusion quelque part à « ces nobles efforts où la vertu, supérieure à soi-même, franchit les limites mortelles de son court essor, et, dune aile forte et légère, échappe à ses liens ».

Cette insouciance des hautes questions, cette impuissance à aborder les régions supérieures de la philosophie et à concevoir l’infini sous aucune de ses formes, condamnaient par avance la doctrine de Vauvenargues à une certaine médiocrité. La recherche des grandes vérités objectives de l’ordre moral, telle par exemple que Kant l’a poursuivie dans la Critique de la raison pratique, dépassait de beaucoup ses facultés de spéculation. Un caractère éminemment subjectif marqua toutes ses pensées.

Il est cependant, parmi les problèmes généraux qui forment la préface de l’éthique, une question où le moraliste est obligé de prendre parti dès l’abord, et qui donne, pour ainsi dire, la clef de sa doctrine : la question du libre arbitre. Quel pouvoir l’homme exerce-t-il sur ses déterminations ? Est-il l’instrument d’une fatalité invincible ou d’une libre volonté ? Et, par suite, dans quelle mesure est-il responsable de ses actes ?

Si la logique était ce qui règle les choses de l’âme, il semble que la vie et le caractère de Vauvenargues, son amour de l’action, sa passion de la gloire, son ardeur dans la lutte contre la destinée, soient une réponse péremptoire à ces graves interrogations et proclament en lui un partisan convaincu de la liberté morale. Loin de là, sa foi au déterminisme est absolue. Regardez, dit-il, l’aiguille qui marque les heures sur une pendule : se meut-elle comme il lui plaît sur le cadran ? — Non, des ressorts cachés la poussent et, minute par minute, seconde par seconde, règlent sa marche. Ainsi de notre âme. Des ressorts mystérieux et puissants agissent sur elle ; nous les appelons instincts, appétits, désirs, habitudes, passions, rêves ; — souvent même nous ne pouvons les nommer, tant ils sont déliés, ténus, enfouis au fond de notre être. Mais, quels qu’ils soient, l’âme asservie leur cède toujours. Quand elle se croit arbitre de ses actes, elle se trompe, et « la volonté n’est qu’un désir qui n’est pas combattu ».

Spinoza avait déjà dit que « les hommes s’imaginent être libres parce qu’ils ont conscience de leurs actions sans avoir conscience des causes qui les déterminent ». Vauvenargues, qui n’avait lu ni l’Éthique ni les Lettres à Oldenburg, exprime la même idée : « Ce qui dérobe à l’esprit le mobile de ses actions n’est que leur vitesse infinie. Nos pensées meurent au moment où leurs effets se font connaître ; lorsque l’action commence, le principe est évanoui ; la volonté paraît, le sentiment n’est plus ; on ne le trouve plus en soi, et l’on doute qu’il y ait été. »

Si le monde moral n’est pas celui de la liberté, quel est-il donc ? La généreuse nature de Vauvenargues lui inspira, dans ces recherches, une solution originale et profonde. Il existe en nous, pensait-il, un sens intime et délicat, révélateur merveilleux du beau et du bien, le cœur. La subordination absolue de la raison au sentiment, du mouvement réfléchi au mouvement naturel devint ainsi le principe de sa théorie morale ; et la célèbre maxime, « les grandes pensées viennent du cœur », en fut la plus vive expression.

Ce que Vauvenargues entendait par « le sentiment », c’était une faculté spontanée avant ses perceptions propres comme un organisme indépendant, tout à fait différente de la conscience, dont J.-J. Rousseau va bientôt faire un instinct d’un caractère spécial, « un instinct divin », le juge infaillible de nos actions, « le vrai guide de l’âme ». La conscience, en effet, raisonne encore ; elle comporte une approbation ou une réprobation intérieure. Rien de pareil dans les mouvements du cœur : ce sont de pures émotions qu’aucune appréciation critique n’accompagne. Il faut faire de belles actions, non parce qu’elles ont été jugées telles au tribunal de la conscience, mais parce qu’elles sont suivies d’une jouissance secrète pure et exquise, parce qu’elles satisfont à un besoin impérieux de notre être.

Une grande part de vérité était contenue dans ces pensées. Le sentiment a des illuminations soudaines, des éclairs de divination qui dépassent infiniment les froides lumières de la raison. Dans la recherche désintéressée du bien, comprendre est peu de chose, sentir est tout. Les auteurs des plus belles découvertes de l’ordre intime étaient des esprits assez médiocres au point de vue spéculatif ; et des créatures très humbles, très naïves, dont l’intelligence ne pouvait certes se hausser à la connaissance réfléchie du juste et de l’injuste, ont accompli, par la seule inspiration de leur cœur, des merveilles de délicatesse morale. La logique a fait, au contraire, plus d’une victime ; il est des âmes qui se sont damnées par syllogisme, et à qui l’esprit du mal a pu dire, comme à ce réprouvé de l’Enfer du Dante : Tu non pensavi ch’io loigo fossi, « Tu ne savais pas que je fusse logicien ».

L’originalité d’une telle doctrine est d’avoir été conçue en dehors de tout principe impératif, religieux ou rationnel. Mais cela en fait aussi la faiblesse. Sur quelle base fonder l’idée du bien, si l’accomplissement du devoir n’est plus l’acte conscient d’une volonté libre, mais le mouvement spontané et, si je puis dire, la fonction naturelle d’une âme inspirée ? Que devient la loi morale dès qu’on lui conteste le caractère d’obligation absolue, immuable et universelle, — caractère si beau et si certain que la critique inexorable de Kant a dû désarmer devant lui ? Enfin, quelle étrange conseillère que la sensibilité, aussitôt que, livrée à elle-même et privée de l’appui de la raison, elle revêt la forme de la passion ! Où mène-t-elle alors ? Capricieuse, mobile, fantasque, soumise d’assez près à l’influence de l’organisme physique, elle porte l’âme aux plus grands enthousiasmes, ou bien elle l’abandonne aux pires misères de la personnalité ; semblable à l’esprit divin qui souffle où il veut, elle crée, suivant le jour, suivant l’heure, des héros et des martyrs ou des lâches et des voluptueux. Et ne sont-ce pas les cœurs les mieux nés qui, sous son empire, ont donné le spectacle des plus singulières défaillances, des plus incroyables égarements ?

À vrai dire, les préceptes divers dans lesquels Vauvenargues a résumé ses idées sur la direction de la vie ne constituent pas une doctrine morale ; ou plutôt c’est la doctrine de ceux qui n’ont besoin d’aucun système de philosophie pour apercevoir le bien et pour le faire. Elle ne s’adresse pas à la masse de l’humanité, dont les instincts seront toujours vulgaires, égoïstes, violents et sensuels, mais à l’élite des âmes droites et pures qui trouvent en elles, dans les impulsions nobles de leur nature, dans le mouvement désintéressé de leur cœur, le principe du devoir et la force de l’accomplir.

La prévention de Vauvenargues contre la raison est si opiniâtre que, après avoir placé dans le sentiment le foyer de toute émotion morale, il en veut faire encore la source la plus haute des vérités de l’intellect. « N’y a-t-il pas, se demande-t-il, d’autre manière de connaître que par discussion ? » N’existe-t-il pas, dans le monde des idées, d’autre certitude que celle de la spéculation pure ? La vérité ne serait-elle pas accessible aussi « par les routes du cœur » ?

Pascal avait aperçu déjà que certaines notions se présentent spontanément à notre esprit avec une évidence irrésistible, sans le concours du raisonnement ni de la réflexion, et, dans un morceau célèbre, il avait revendiqué les droits du cœur à la connaissance de la vérité. Mais cette pensée, neuve et grande, il ne l’avait saisie, comme une arme qu’il eût trouvée sur son chemin, que pour blesser et humilier la raison ; car, le coup porté, il l’avait rejetée aussitôt, la déclarant non moins fausse et dangereuse, proclamant « qu’il n’y a point de certitude hors la foi ».

Vauvenargues, qui n’a plus la foi religieuse, affirme sans réserve la supériorité de la méthode intuitive sur les procédés de la réflexion artificielle. Certes, une distinction est ici nécessaire : dans les sciences mathématiques, où les principes sont toujours simples, absolus, dégagés de toute réalité, les formules exactes sont d’incomparables instruments de découverte ; mais, dans les autres sciences, la vérité est chose si fugitive, elle réside parfois dans des nuances si délicates, qu’il est bien rarement donné à la pure logique de l’atteindre. L’instinct si pénétrant de Vauvenargues saisit cette idée avec une finesse remarquable. « Toutes nos démonstrations, s’écrie-t-il dans un bel élan, ne tendent qu’à nous faire connaître les choses avec la même évidence que nous les connaissons par sentiment. Connaître par sentiment est donc le plus haut degré de connaissance[3]. »

Mais, pour pratiquer ces voies mystérieuses du cœur, pour « s’éclairer dans ces routes obscures », une disposition particulière de l’âme est nécessaire. Ce n’est pas l’ambition superbe et inquiète, c’est l’amour au sens le plus pur et le plus mystique du mot ; ce n’est pas la passion orgueilleuse de la science, c’est « le tendre sentiment » de la vérité.

Une esthétique nouvelle, l’esthétique du vrai, était en germe dans cette théorie ; car c’est un fait curieux que les effets du beau sur la sensibilité aient été observés de si bonne heure par les philosophes, et qu’il ait fallu tant de siècles à l’esprit humain pour s’apercevoir que, dès que le vrai entre dans l’âme, il l’anime et l’éclairé aussi comme un rayon divin, que l’émotion fugitive qui naît alors au fond de l’être peut également se fixer dans une forme précise et durable, et que la science a ses grands inspirés comme l’art et la poésie.

Quel regret que le temps ait manqué à Vauvenargues pour développer ses idées dans cet ordre ! Notre école philosophique aurait eu ainsi l’honneur du beau mouvement de pensée que Jacobi allait bientôt créer en Allemagne et qui devait y passionner les plus grands esprits. Sans doute, Vauvenargues n’était pas doué de l’imagination spéculative à un degré assez éminent pour porter la question aussi haut dans les régions métaphysiques. Mais il eût plaidé avec autant de force et de hardiesse la cause de la conscience naturelle, et peut-être eût-il découvert dans ces matières subtiles des nuances plus fines et plus délicates.

Une application heureuse de ces principes fut d’introduire dans la critique littéraire un élément qui n’y avait pas encore figuré et dont l’exclusion absolue la condamnait à être toujours sèche et étroite, mais dont on a fait de notre temps un singulier abus, — le sentiment, ou, pour l’appeler d’un autre nom, le moi.

Tout le plaisir des lettres se réduit pour Vauvenargues aux émotions qu’elles lui procurent. Les beautés d’une œuvre, si accomplies qu’elles soient, lui semblent de peu de prix si elles ne remuent en lui quelque libre intime, et le plus grave reproche qu’un écrivain puisse encourir à ses yeux est de ne le point toucher. Le goût, tel qu’on l’entendait au siècle précédent, change dès lors de caractère. Chez Boileau, chez Fénelon même, c’était une faculté de l’esprit, acquise plutôt qu’innée, fondée sur la conception abstraite d’un idéal littéraire, développée par l’étude constante des auteurs anciens, et soumise aux règles immuables de la tradition classique. Chez Vauvenargues, au contraire, c’est un don tout spontané, une forme de la sensibilité ; son principe est que, avant tout, « il faut avoir de l’âme pour avoir du goût », que le discernement s’affine à mesure que le sens moral s’épure et s’élève, et que le meilleur juge d’une œuvre n’est pas le plus éclairé, mais celui qui est le plus capable d’être ému par le beau et de se passionner pour le vrai. Voilà pourquoi ses esquisses critiques, si neuves, si intéressantes, ne se composent que d’impressions. Ses études sur Pascal, Racine, Bossuet, Fénelon, sur ses maîtres préférés du xviie siècle, sont moins des jugements que la confidence du commerce intellectuel qu’il a entretenu avec ces nobles esprits, la révélation des pensées graves, tendres et charmantes qu’ils ont éveillées dans son âme.

Jusqu’à Vauvenargues et longtemps encore après lui, on a fort bien su apprécier, estimer, admirer nos grands écrivains ; un juste tribut d’éloges et de vénération leur a été payé. Mais Vauvenargues est le premier qui les ait aimés pour les affinités de cœur et d’esprit qu’il trouvait en eux. Il a aimé Racine pour son exquise sensibilité, pour sa passion profonde et touchante ; il a aimé Fénelon pour son ingénuité, pour sa tendresse et sa grâce ; il a aimé La Fontaine pour son naturel et pour « ce charme de simplicité que rien n’égale » ; il a aimé Pascal pour la chaleur de son âme, pour la noblesse de sa nature, et parce qu’un lien secret, celui de la souffrance, les unissait tous deux.

Mais, à faire ainsi du sentiment le seul juge de ses impressions, il a méconnu Molière, dont il admirait pourtant le génie dramatique. C’est que Vauvenargues répugnait à la raillerie : elle le choquait intimement et lui semblait peu digne d’un esprit sérieux et délicat. La satire par le ridicule lui paraissait une forme tout à fait inférieure de la critique morale, « parce que, disait-il, le ridicule ne présente ordinairement les hommes que d’un seul côté, qu’il charge et grossit leurs défauts, qu’en faisant sortir vivement ce qu’il y a de vain et de faible dans la nature humaine, il en déguise toute la force et toute la grandeur, et qu’enfin il contente peu l’esprit d’un philosophe, plus touché de la peinture d’une seule vertu que de toutes ces petites défectuosités, dont les esprits superficiels sont si avides ». Il déplorait donc que l’auteur du Misanthrope eût abaissé des facultés si rares à ne peindre que les travers de l’homme, ses mesquineries, les effets comiques de son impertinence, de sa vanité ou de sa sottise, et ne se fût pas appliqué plutôt à la peinture des grands caractères et des fortes passions. Ici le goût et le cœur de Vauvenargues étalent en défaut. Qu’il n’ait pas apprécié l’hilarité bienfaisante, la gaieté franche et généreuse de Molière, passe encore. Mais comment n’avait-il pas deviné, sous le masque railleur, les larmes secrètes et le large fond de tendresse humaine ?

Si Vauvenargues attribue à l’instinct un rôle aussi considérable dans la direction morale de la vie et dans l’exercice de la pensée, c’est qu’il tient la nature humaine en plus haute estime qu’on ne l’a fait jusqu’alors. « L’homme, écrit-il dans ses Maximes, est maintenant en disgrâce chez tous ceux qui pensent, et c’est à qui le chargera de plus de vices ; mais peut-être est-il sur le point de se relever et de se faire restituer toutes ses vertus. »

Un grand arrêt avait été porté sur l’homme au xviie siècle : Port-Royal, le considérant comme une créature déchue, mauvaise, incurablement infectée de ces vices originels qui, suivant l’énergique expression de Saint-Cyran, « la souillent et la diffament devant Dieu », l’avait profondément humilié dans sa raison afin de lui faire sentir l’impérieux besoin d’une aide surnaturelle. À l’autorité de cette grave sentence , dont seul Molière en son temps avait osé faire appel, La Rochefoucauld avait fourni des arguments nouveaux : sans offrir à l’homme les moyens de se relever de sa dégradation, il s’était complu à disséquer cruellement son cœur, à le mutiler, à n’y reconnaître pour mobiles de ses sentiments que la vanité et l’intérêt. C’est contre ce jugement qui ne laissait rien subsister des qualités instinctives ni des vertus naturelles de l’homme que Vauvenargues s’est inscrit en faux.

Certes, la thèse brillante de La Rochefoucauld n’est trop souvent que vérité. Combien est-il, en effet, de nos pensées et de nos sentiments que n’entachent nul égoïsme, nulle considération personnelle ? Mais il y a aussi tels instants où, de ce fond de misère morale, sort un cri de l’âme, un mouvement irréfléchi qui nous porte hors de nous, un élan soudain vers quelque chose qui n’est pas nous, qui est un autre créature, un parent, un ami, une amante, un inconnu, une portion de l’humanité, qui parfois même n’est qu’une simple conception de notre esprit, une grande et belle idée ; et alors nous nous donnons sans réserve ni arrière-pensée, avec joie et enthousiasme, à cette créature qui nous est étrangère, à cette idée qui peut-être ne se réalisera jamais. Et quand il serait vrai que, même dans le sacrifice entier de notre fortune et de notre vie, nous serions mus encore par l’intérêt ou la vanité, qu’importe ? « Le bien où nous nous plaisons change-t-il donc de nature, cesse-t-il d’être le bien ? » Cet amour-propre dont La Rochefoucauld a voulu faire le principe de toutes nos actions n’est pas nécessairement, ainsi qu’il l’a défini, « l’amour de nous-mêmes et de toutes les choses pour nous ». Tout sentiment est susceptible de recevoir des formes diverses, selon les cœurs où il pénètre. À l’amour-propre qui, en effet, place son seul objet et trouve sa seule fin en lui-même, Vauvenargues oppose l’amour de soi qui se répand au dehors, se réfléchit sur les autres êtres et se confond ainsi avec l’amour des autres, avec l’amour de l’humanité entière. C’est ce noble égoïsme qui est celui des grandes âmes, et qui a fondé la tradition de vertu, de justice et de générosité par laquelle le monde vivra éternellement.

Voilà ce que Vauvenargues a vu admirablement à la clarté radieuse de son cœur. Sans illusion sur les faiblesses de l’homme, sans indulgence pour ses vices, il lui a rendu ses vertus, il lui a restitué ses titres de grandeur et de noblesse, et le jugement qu’il a formulé restera un des plus équitables qu’on ait prononcés sur la nature humaine.

Curieux contraste : La Rochefoucauld, né au premier rang, doté de la plus grande fortune, aimé de l’amour le plus passionné et le plus touchant dans sa jeunesse, entouré d’illustres et exquises amitiés dans sa vieillesse, comblé, semble-t-il, de toutes les faveurs du sort, n’a rapporté du voyage de la vie qu’une expérience amère, et du spectacle de l’humanité qu’un pessimisme dédaigneux. Vauvenargues, au contraire, pauvre, toujours souffrant, malheureux dans toutes ses entreprises, conserve la sérénité de son âme et l’équité de son jugement, proclame que l’homme est capable de bonté, de désintéressement et d’amour, et, lorsque la mort vient le saisir à trente et un ans, « remercie à genoux la nature de ce qu’elle a fait des vertus indépendantes du bonheur ».

Les doctrines jansénistes rencontrent chez Vauvenargues une opposition plus vive encore. Port-Royal avait institué et soutenu une lutte sans trêve contre les passions : Vauvenargues les exalte et les glorifie comme le principe de toute activité morale, comme la vie même de l’âme. « C’est une folie, écrit-il à Mirabeau, de les combattre ; car la vie sans passions ressemble à la mort, et je compare un homme sans passions à un livre de raisonnements ; il n’a pas la vie en lui, il ne sent point, il ne jouit de rien, pas même de ses pensées. »

C’est le propre des convictions profondes d’aller jusqu’aux dernières conséquences de leur principe. Vauvenargues est si intimement persuadé de la beauté morale et de la nécessité de l’action, que, par crainte de ralentir ou de troubler l’homme dans ses entreprises, il n’a garde de le prémunir au moins contre les dangers de la passion, et préfère l’absoudre d’avance de toutes les suites où elle le peut entraîner. « Qui veut se former au grand, dit-il, doit risquer de faire des fautes et ne pas s’y laisser abattre. » Mais, dans le secret de sa conscience, il va plus loin : les forfaits illustres accomplis sous l’empire d’une grande idée le remplissent d’une admiration qu’il n’ose avouer, et, du fond de son âme, il porte envie aux temps disparus où ces excès magnifiques de l’énergie humaine se produisaient librement. « Nous ne portons plus le vice à ces extrémités furieuses que l’histoire nous fait connaître ; nous n’avons pas la force malheureuse que ces excès demandent, trop faibles pour passer la médiocrité même dans le crime. » À toutes les époques de forte civilisation, le rêve d’un passé idéal a été la diversion des esprits dont la réalité sociale comprimait le développement. Les âmes tendres et généreuses de l’âge précédent s’étaient ainsi complues avec Fénelon au songe aimable d’une paisible et primitive Salente : c’est aux heures les plus sombres de la république romaine, au siècle des Gracques, de Marius et de Sylla, de Catilina et de Brutus, que Vauvenargues se reportait toujours : là seulement, sa vive imagination se déployait à l’aise et se donnait carrière[4].

Il ne suffisait pas d’affranchir l’homme du joug imposé à ses passions, pour que rien ne l’arrêtât plus dans l’exercice de son activité. Une grave pensée pesait encore sur lui et l’obsédait continuellement, celle de la mort. Depuis des siècles c’était la grande pensée chrétienne. S’il était un point où les docteurs de l’Église se fussent toujours accordés, c’est que la mort est pour le chrétien la chose importante, essentielle et unique, et qu’il n’a pas trop de tous les instants de la vie pour y songer et s’y préparer. Mais jamais peut-être cette idée n’avait été mise dans une plus vive lumière qu’au temps des grands directeurs spirituels et des illustres sermonnaires du xviie siècle. Depuis Port-Royal jusqu’aux Jésuites, depuis le Traité de la connaissance de Dieu de Nicole où la pensée du trépas inspire au plus doux des Jansénistes de si terrifiantes images, jusqu’à l’admirable sermon de Bourdaloue sur le texte : Memento quia pulvis es, partout la même note s’était fait entendre, le même avertissement, pressant, répété, impitoyable.

À ce concert imposant des voix de l’Église, Vauvenargues répond par cette parole audacieuse : « La pensée de la mort nous trompe, car elle nous fait oublier de vivre ; il faut vivre comme si on ne devait jamais mourir », affirmant ainsi cette vérité, trop méconnue avant lui, que les choses d’ici-bas ont leur valeur morale, que la poursuite d’un objet temporel n’est pas nécessairement vaine et vulgaire, et que la vie profane peut recevoir aussi le caractère sérieux et, dans un certain sens, sacré dont l’ascétisme chrétien avait fait jusqu’alors le privilège de la seule vie religieuse.

Parmi les idées de Port-Royal il en était une encore que Vauvenargues ne se lassait pas de réfuter, celle des contradictions de la nature humaine. On sait avec quelle force, avec quelle éloquence, Pascal l’avait exposée dans ses Pensées. « Quelle chimère est-ce donc que l’homme ? Quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradiction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers…. S’il se vante, je l’abaisse ; s’il s’abaisse, je le vante, et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible. »

Vauvenargues ne craint pas d’opposer à ces grandes paroles cette maxime : « Il n’y a point de contradictions dans la nature[5] ». Croyait-il, en s’exprimant ainsi, pouvoir supprimer les faits dont Pascal avait triomphé, ces contrastes de noblesse et de misère, ces antithèses de vérité et d’erreur, ces inconséquences, cette confusion, cet « embrouillement » perpétuel de notre être ? Non, mais il prétendait les concilier. Il avait une foi profonde dans une harmonie supérieure, et il s’efforçait de la réaliser en lui-même. Sa pensée s’y appliquait sans cesse. Il considérait d’abord qu’une sincérité absolue était la condition nécessaire de ce travail. « Les faux philosophes, disait-il, s’efforcent d’attirer l’attention des hommes en faisant remarquer dans notre esprit des contrariétés et des difficultés qu’ils forment eux-mêmes, comme d’autres amusent les enfants par des tours de cartes qui confondent leur jugement, quoique naturels et sans magie. Ceux qui nouent ainsi les choses, pour avoir le mérite de les dénouer, sont les charlatans de la morale[6]. » Le meilleur moyen de dégager la vérité du conflit des apparences lui semblait ensuite de s’attacher au vrai dans chaque système, d’envisager tour à tour les différents aspects des choses, d’entrer dans toutes les opinions, d’en pénétrer le principe et de chercher dans son esprit ou dans son cœur des vues pour les justifier. En tout cas, il fallait, à quelque prix que ce fût, prendre parti ; on était imprudent de s’attarder dans le doute, et coupable de s’y complaire ; aussi estimait-il peu Montaigne dont le perpétuel scepticisme « choquait, disait-il, les âmes impérieuses et décisives «. Vauvenargues a-t-il réussi à combiner dans son œuvre toutes les idées que son expérience ou ses réflexions lui avaient suggérées ? Non, certes, et les contradictions y sont nombreuses ; mais le mérite est grand d’avoir tenté si passionnément de les concilier.

Telle est, dans ses traits principaux, la philosophie de Vauvenargues, si l’on peut donner le nom de philosophie à ces libres effusions d’une âme pure et passionnée ; nul système ne condense ces pensées ni ne les enchaîne. On en fausserait l’esprit si l’on cherchait à les rajuster en un corps de doctrine ordonnée et méthodique.

L’Introduction à la connaissance de l’esprit humain est restée inachevée. Les fragments qui la composent ne sont que les premières pierres du vaste édifice dont, au milieu même des agitations de la guerre, Vauvenargues avait arrêté les grandes lignes[7]. Il se proposait « de parcourir d’abord toutes les qualités de l’esprit et toutes les passions[8]… », « de former ensuite un système général de toutes les vérités essentielles… », d’indiquer « l’origine des principales erreurs » et de mener « aux grandes sources des opinions humaines »[9] …. « Je voudrais encore, disait-il, qu’on prouvât la réalité de la vertu et celle du vice, qu’on expliquât la religion et la morale, que l’on remontât aux principes de l’une et de l’autre, qu’on cherchât dans la connaissance de l’esprit humain la source des coutumes différentes, des mœurs qui nous semblent les plus barbares et des opinions qui nous surprennent le plus, afin qu’on ne s’étonnât plus de tant de choses qu’il serait si facile de concilier et de comprendre. » Sujet immense, qui, à défaut du génie d’un Pascal, eût exigé la vaste et puissante intelligence d’un Leibniz, la forte dialectique et la belle méthode d’un Locke.

Vauvenargues, d’ailleurs, ne se faisait pas illusion sur la grandeur et la difficulté d’une pareille entreprise : « Une longue vie suffirait à peine à l’exécution d’un tel dessein ». Mais c’est précisément la vie qui lui a manqué d’abord, et il est mort sans avoir éprouvé si l’œuvre qu’il méditait était à la mesure de ses forces. En attendant, les matériaux qu’il avait réunis par l’expérience ou par l’observation gisent là, épars, incomplets, à peine ébauchés, semblables à des ruines : Pendent interrupta.

Les autres morceaux, plus développés, plus achevés, qui sont sortis de sa plume, tels que le Discours sur la gloire, les Conseils à un jeune homme et le Discours sur les plaisirs, ne sont pour ainsi dire que des écrits de circonstance, destinés non pas au public, mais à un lecteur déterminé (de Seytres), et appropriés à l’état particulier de son âme. Loin d’y voir des traités didactiques, je les comparerais plutôt à ces exhortations familières, à ces belles consultations morales qu’un Cicéron, un Sénèque adressait à ses amis, et qui, dans un petit nombre de pages, sous une forme simple et libre, exposaient quelque haute vérité philosophique.

Dans le reste de son œuvre, Vauvenargues n’a guère fait que généraliser ses impressions intimes. Ses Maximes, qui en sont la partie la plus achevée, ne sont, sous une forme impersonnelle, que l’histoire de son cœur, le journal secret de son état intérieur. L’épigraphe qui se lit en tête des Pensées de Marc-Aurèle, Τἁ εἱς έαυτόν, leur conviendrait parfaitement. En réunissant sous le même titre ces deux manuels de la vie morale, on ne marquerait pas seulement le caractère subjectif qui leur est commun : on les associerait dans une égale estime ; car ils renferment la révélation tout entière de deux âmes exquises et supérieures. Malgré la différence des temps et des idées, un même souffle les traverse, parfois un même sentiment les anime, comme si l’homme laissait quelque chose de sa pensée dans les pays où il a aimé, rêvé, souffert, et que Vauvenargues, faisant campagne aux mêmes lieux où seize siècles auparavant le divin empereur guerroyait contre les tribus germaniques, y avait recueilli le plus pur parfum de sa grande âme et s’en était inspiré.

  1. Condorcet, dans une note du Siècle de Louis XV de Voltaire (édition de Kehl), a rapporté sur la mort de Vauvenargues un incident qui fit quelque impression, à cette époque. « Dans le temps de la mort de M. de Vauvenargues, les Jésuites avaient la manie de chercher à s’emparer des derniers moments de tous les hommes qui avaient quelque célébrité ; et s’ils pouvaient ou en extorquer quelque déclaration ou réveiller dans leur âme affaiblie les terreurs de l’enfer, ils criaient au miracle. Un de ces Pères se présente chez M. de Vauvenargues mourant. « Qui vous a envoyé ici ? dit le philosophe. — Je viens de la part de « Dieu », répondit le Jésuite. Vauvenargues le chassa, puis, se tournant vers ses amis :
    « … Cet esclave est venu,
    Il a montré son ordre, et n’a rien obtenu. »


    Outre que ce langage et cette attitude de théâtre en un pareil moment n’étaient pas dans le caractère de Vauvenargues, ce récit, dénué de toute preuve, est infirmé par la date même où il fut publié. Le Siècle de Louis XV a paru dans l’édition de Kehl en 1786, et Vauvenargues est mort en 1746. Comment expliquer que pendant quarante années le silence ait été gardé sur ce point ? Marmontel, qui fréquentait assidûment Vauvenargues dans les derniers temps de sa vie, n’y fait aucune allusion ; il dit simplement et avec toutes les apparences de la vérité : « Vauvenargues est mort dans les sentiments d’un chrétien philosophe ».

  2. Réflexions et Maximes, 875. C’est à propos de cette pensée, que Voltaire écrivit à Vauvenargues (mars 1746) : « Il y a des choses qui ont affligé ma philosophie. Ne peut-on pas adorer l’Être suprême sans se faire capucin ? » La qualification de « capucin » appliquée à Vauvenargues se retrouve sur l’exemplaire d’Aix, de la main de Voltaire, en face de cette maxime.
  3. Réflexions sur divers sujets, § 54.
  4. Voir la belle lettre à Mirabeau (13 mars 1740) : « J’aurais très bien vécu avec Catilina, au hasard d’être poignardé, d’être brûlé dans mon lit ; mais, pour Caton, il eût fallu qu’un de nous deux eût quitté Rome : jamais la même enceinte n’aurait pu nous contenir », etc.
  5. Maximes, 289.
  6. Ibid., 288.
  7. Un passage du Discours préliminaire nous apprend que les bases de ce travail étaient jetées dés l’année 1741, avant le départ de Vauvenargues pour la campagne de Bohème. « Les passions inséparables de la jeunesse, des infirmités continuelles, la guerre survenue dans ces circonstances, ont interrompu cette étude. » Voltaire s’étonnait même que Vauvenargues eut été capable de penser et d’écrire dans de pareilles conditions : « Qu’un jeune capitaine au Régiment du Roi ait pu dans les tumultes orageux de la guerre, ne voyant, n’entendant que ses camarades livrés aux devoirs pénibles de leur état ou aux emportements de leur âge, se former une raison si supérieure, un goût si fin et si juste, tant de recueillement au milieu de tant de dissipations, me cause une grande surprise. » (Note aux Réflexions sur divers sujets.)
  8. Discours préliminaire.
  9. Plan d’un livre de philosophie.