Vers la fée Viviane/Au Coin d’une Rue

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Édition de la Phalange (p. 48-54).

III

Au Coin d’une Rue
(Martinique)

Pour Jean Royère

Le mur est couleur de farine de manioc
Avec un semis de paillettes
Qu’éteint et rallume la brise alerte ;
Son ombre est lilas sur le blanc pavé de « roche ».
Il emprisonne un tout petit paradis vert
Que l’on devine,
Car, guettant par-dessus la crête illuminée
De soleil doux,
Voici deux longues feuilles de bananier
En banderoles qui s’effrangent,
Des dentelles floues
De filaos aux tulles changeants,
Des bouquets rouges sur le ballant d’une branche
Une luisante et bruissante palme d’or vert.

En face il y a une case lézardée
Avec une galerie aux piliers de pierre,
D’où une vieille femme noire, si ridée
Qu’elle-même semble une ruine lézardée
Contemple un gouffre bleu au fond duquel chante la Mer.

C’est là que je t’ai rencontrée, fillette si brune,
Presque mordorée sous ton madras jaune
Fleuri d’invraisemblables pivoines. —
Belle d’énormes yeux où des astres s’allument
Comme dans une splendide nuit,
Belle de ton sourire qui est un lis
Entrevu sous des fleurs de flamme ambrée.

J’allais tout doucement, grisé de solitude,
De parfums matinaux doux à en délirer ;
Tu attendais — sait-on quoi ? — debout et cambrée
Et tu m’as regardé, peut-être une minute,
(Curiosité amusée plutôt qu’intérêt.)

Comme j’étais vêtu sans la moindre élégance,
Brûlé de soleil, bistré comme un pain trop cuit,
Nimbé d’un panama vénérable et roussi,

Contemporain du papa de la Reine Hortense,
Je me figure bien que tu te seras dit :

« Moun-là, c’est sûrement un « habitant » des mornes ;
Il possède une vieille mule couronnée
Ou une jument de vingt ans, boiteuse et borgne
Qui lui sert à porter de l’herbe de Guinée,
Du gombo et des pois d’Angole
De son champ aux habitations isolées
Perdues en l’émeraude et l’azur des hauteurs.

Comme il a fait un beau coup sur les sapotilles
Ou les pommes-cannelle avec un revendeur,
Il est descendu par de petits chemins bleus
Ombreux de galbas et de lianes à vanille
Pour causer avec les « ti filles » de la ville.
Dans sa broussaille, il n’a que des sorcières noires
Et plus vernies que des bâtons de cacao,
Ou des « chabines »[1] aux pâles yeux de crapauds,
Aux joues tachées de bis comme les vieux ivoires
Et aux cheveux en rêches bourres de coco.

Excédé, à la fin, de ces « fleurs » trop rustiques,
Il est venu cueillir quelques œillets dorés
En de solaires parterres de mulâtresses.
Il va paraître fort brutal — et plus comique —
Ce bon amoureux trop gourmand et trop pressé !
Quand elles auront bien ri de lui, les « Titanes »
Le renverront à ses bois noirs, à ses ravins,
Aux sauvages beautés de ses hautes savanes. »

Et moi, je songeais : « Viens, petite « brune », viens,
Poésie condensée de la terre créole !
Que ne suis-je un puissant magicien
Pour t’appeler vers moi, — sans paroles —
Rien que par un triste regard de convoitise
Qui serait une flèche pour ton cœur,
Une flèche au venin d’une telle douceur
Que tu penserais, plus apitoyée qu’éprise :
« Oh ! je souffre de ce désir ardemment triste,
Je veux le guérir, je le noierai de langueur
Dans le philtre embaumé de mes caresses. »

Tu me ferais un tout petit : « oui !» de la tête :
Je t’emporterais sous des verdures épaisses
Et lourdes, mais amoureusement inquiètes,
Vers une case que je connais bien,

Baignée d’une lueur d’aigue-marine et de topaze,
Vibrante des soupirs des grandes palmes et des vagues.

Dans l’île, nous aurions notre île à nous,
Séparée de tout par l’océan des feuilles,
Nous jouerions aux « pauvres âmes esseulées »
Que le monde entier réprouve et désavoue…

Et je ne vivrais que pour être à jamais tien :
Je te prendrais dans mes bras, le matin,
Quand un peu maussade, faisant la moue,
Tu voudrais te lever, lassée d’amour ;
Et je te garderais tendrement contre moi.
Puis si tu insistais pour m’échapper quand même,
J’irais te baigner comme une enfant
Dans le bassin rosé de pétales flottants…
Je poserais ton beau madras, ce diadème
De soyeux rayons d’ambre et de pourpre des soirs,
Sur tes frisettes crespelées aux sombres moires,
Et ton collier de grosses baies d’or creux
Qui prend un éclat presque liquide
Ou mélancoliquement stellaire
Sur l’or plus fauve et chaud de ton col langoureux
...................

Pour toi, je chasserais, par les sentiers d’ombre tépide,
Les manicous et les tourterelles ;
Au fond des gouffres de ténèbres vertes —
Où pleurent de minces cascatelles,
Près des monstrueuses fougères, —
Penché sur les rivulets de nuit endiamantée
Moins beaux que tes yeux aux noires clartés,
Je guetterais le gris élan de vif-argent,
La cristalline robe turgide et féerique
Dont s’habille la fuite enragée des cériques.
...................
Et quand le soir emparadise le couchant
Si vite velouté d’un âtre bleu phosphorescent,
Je chanterais des airs qui sont venus d’Afrique,
Des airs inconnus de toi qui te surprendraient
Comme un retour d’ombres d’ancêtres
Oubliés mais très familiers ;
Et tu m’en aimerais, jusqu’au fond de ton être

Hélas ! Je fus, — qui sait ? — un peu magicien,
Car tu vis quelque chose de mon âme,
Puisque la raillerie de ton regard devint
Une émotion très fraternelle et amie…

… Mais il y eut une folle risée de brise
Chantante de parfums, sans doute évocatrice
D’un plus doux, d’un plus jeune amour…
… Et comme je m’éloignais de toi pour toujours,
Nous avons échangé un sourire assez triste.

  1. Mulâtresses blondes-rousses.