Vers les saules/Scène I

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 3-10).


VERS LES SAULES

Le théâtre représente un paysage dans les environs de Paris. Au fond, entre les branches des grands arbres et à travers les buissons de rosiers, on entrevoit une rivière. À droite, un cabaret de village, riant à l’œil. À gauche, un banc de gazon sous une tonnelle de plantes grimpantes.



Scène PREMIÈRE.


HENRI, BLONDINE.


Henri, entrant.

Ramasse qui voudra mon cœur, je n’en veux plus !

Blondine, paraissant

Je le prends.

Henri la regarde, surpris. Elle continue :

Je le prends.Vous avez des trésors superflus ?

Vous les jetez au vent et le vent me les donne.
Exécutez-vous donc, cher monsieur, je l’ordonne.
Ce cœur qui m’appartient, je le veux à l’instant.

Henri.

Chère belle, ce cœur, qui m’embarrassait tant,
Qu’en ferez-vous ?

Blondine.

Qu’en ferez-vous ? Qui sait ? une boucle d’oreille ;
Une grappe semblable aux grappes de la treille
Et que je presserai dans mes petites mains ;
La pelote de son où mes doigts inhumains
Enfonceront l’acier qui mord ma chevelure ;
Ou bien j’effilerai sa fine dentelure
Pour en garnir ma robe aux volants étagés.

Henri.

Ah ! mon cœur est bien vieux pour tant d’emplois ! songez…
Comment vous nomme-t-on ?

Blondine.

Comment vous nomme-t-on ? Blondine.

Henri.

Comment vous nomme-t-on ? Blondine. Ô Blondinette !

Quand on se pend longtemps après une sonnette,
Le cordon, un beau jour, se casse.

Blondine.

Le cordon, un beau jour, se casse.Grand malheur !
On en achète un autre. Après ?

Henri.

Le cordon, un beau jour, se casse.Ô lèvre en fleur !
Vous riez ! Le moulin, haut perché sur la butte,
Sait où votre bonnet, hier, fit sa culbute
Au bruit des rires fous et des claires chansons,
Et, si nous cherchions bien, dans les prochains buissons
Les rubans du bonnet se trouveraient encore.
Abeille, vous savez où le miel se picore :
Ce corsage, ces yeux vifs, témoins éclatants,
Vont proclamer partout vos jeunes dix-huit ans.
Mais moi ! comme un vieillard dont la nuque grisonne,
En matière d’amour, hélas ! je déraisonne,
Et, malgré les appels de vos yeux embrasés,
Ma lèvre ne sait plus où nichent les baisers !

Blondine.

Les cantonniers sont là pour indiquer la voie.

Henri.

Non ! ils se cachent tous, de peur qu’on ne les voie.

Blondine.

Écoutez ! à me voir on dirait, je le sais,
Une cervelle en l’air. Pourtant j’ai des accès
De bonté qui parfois traversent ma folie.
Je connais les sentiers de la mélancolie.
Vous souffrez, je l’ai vu ; car, par les jours d’été,
Celui qui s’en va seul est un être attristé.
Lorsqu’on entend frémir les airs de la guinguette,
Que le plaisir à deux vous appelle et vous guette,
Et qu’il fait du soleil, il faut souffrir, vraiment,
Pour se complaire ainsi dans son isolement !
Or, moi qui ris toujours, je n’aime pas qu’on pleure.
Je vous suivais depuis quelque temps. Tout à l’heure,
Quand vous avez jeté ce cri désespéré,
Je riais, et mon cœur s’est tout à coup serré.
Cela m’a fait du mal. Et puis je suis venue
Tendre à votre douleur une main, inconnue
Il est vrai, mais qui peut rendre vos maux moins lourds.
Allez-vous repousser ma patte de velours ?

Henri.

Cette petite main, je l’aime et je la baise,
Mais elle ne peut rien pour moi. Je suis obèse,
Triste, cassé. Mon âge est absurde.

Blondine.

Triste, cassé. Mon âge est absurde. Ah ! vieillard !
Votre hâtif hiver est formé de brouillard ;

Mais le brouillard s’en va, quand les clartés sereines
Embrasent l’horizon par les yeux des sirènes ;
Quand les beaux jours de juin invitent les rêveurs,
Quand les pommes pour Ève ont de vertes saveurs !
Ce dimanche est charmant parmi tous les dimanches ;
Regardez : les bras nus s’échappent de leurs manches ;
Partout joie et bonheur, et, si vous en doutiez,
Écoutez les couplets épars des canotiers !
Les amants, qui toujours trouvent où se repaître,
Bravent sous les bosquets l’œil du garde champêtre,
Et, sur l’enseigne en bois du riant cabaret,
Cupidon, qu’on barbouille avec du vin clairet,
Lance, sans nul repos, ses flèches éternelles,
Et les perd au milieu des ombreuses tonnelles !

Henri.

Quand on porte le deuil de ses illusions…

Blondine.

Quand on est assailli de folles visions…

Henri.

Ô passé bienheureux ! Henriette ! Henriette !

Blondine.

Ah ! je la sais par cœur la vieille historiette
Que vos pleurs étouffés murmurent. Tout est vieux,

Tout rajeunit pourtant malgré les envieux !
Vous aimiez une femme, et la femme inconstante
Vers un autre pays porte aujourd’hui sa tente !
Mais n’est-il qu’une vigne au monde où les raisins
Mûrissent ? Il en est sur les coteaux voisins
Où la grappe sanglante est encore accrochée.
Nous pouvons nous donner la main. Je suis fâchée
Avec Léon. Léon fut mon amant jadis.
Eh bien, nous chanterons un seul De Profundis,
Pour l’amour de Léon, pour l’amour de la belle !
Mais les pleurs sont fatals aux yeux. Je me rebelle
Contre le spleen morose et les pleurs ennuyeux !
Ma bouche veut s’ouvrir pour les éclats joyeux.
Or j’ai quitté Paris et j’ai pris les gondoles
Pour les champs embaumés où, sous les girandoles,
Étoiles que l’on met aux feuillages touffus,
Les sons du violon, mêlés aux bruits confus,
Semblent prendre nos pieds et leur coudre des ailes !

Henri.

Où, dans le bal poudreux, de vives demoiselles
Passent les yeux chargés de flammes et d’éclairs,
Où les vins du bouchon, que l’eau sut rendre clairs,
Se boivent si gaîment sous la verte charmille,
Où tout rayonne, où tout flamboie, où tout fourmille !

Blondine.

Votre regard s’anime en en parlant. Pourquoi

N’y pas venir, monsieur, au lieu de rester coi
Comme un épouvantail à pierrots ?

Henri.

Comme un épouvantail à pierrots ? Ô Blondine !
La sagesse a touché ta lèvre grenadine.
Tu dictes le devoir, ô mon jeune mentor !
Ton ivresse a raison, et je suis un butor.

Blondine.

Eh bien, courons au bal tous les deux.

Henri.

Eh bien, courons au bal tous les deux.Oui, j’accepte !
Nous tâcherons de joindre un exemple au précepte,
Et nous noierons l’amour dans un amour nouveau !
Oui, le soleil de juin frappe sur mon cerveau !
Je veux aimer encore, aimer sous les ramures,
Aimer comme l’on aime au temps des moissons mûres,
Au milieu des bluets et des coquelicots,
Au milieu des baisers dont sont pleins les échos !

Il l’embrasse.
Blondine.

Eh ! que faites-vous donc ?

Henri.

Eh ! que faites-vous donc ? Je t’embrasse, Blondine !
Tiens, vois ce cabaret et lis : Ici l’on dine.

Blondine.

Je ne sais si je dois…

Henri.

Je ne sais si je dois…Pas de scrupules vains !
Ne t’en souvient-il plus, chère, c’est toi qui vins
Tout d’abord me parler de joie et de folie
Et ranimer en moi l’espérance pâlie !
J’avais jeté mon cœur et tu l’as ramassé,
Viens dîner ! le menu sera bientôt dressé,
Et l’Amour surgira, victorieux athlète,
Dans le rouge argenteuil, les pieds sur l’omelette !

Ils entrent dans le cabaret.
Paraissent, d’un autre côté, Henriette et Marcel.