Vers les saules/Scène V

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Alphonse Lemerre, éditeur (p. 14-22).


Scène V.


HENRIETTE, HENRI.


Henri, revenant.

Choisissons un endroit propre à notre repas,
Afin que les fâcheux ne nous dérangent pas.
Vive Blondine ! c’est la maîtresse idéale.
Tu brilles sur son front, aurore boréale !
Et tout l’azur du ciel dans ses yeux est enclos.
Vive Blondine !

Henriette pleure ; on entend un léger hoquet.

Vive Blondine ! Tiens, on dirait des sanglots,
Une femme qui pleure ? Elle est seule. Pauvrette !
Son chagrin passera. Je ne sais qui m’arrête
Auprès d’elle.

La reconnaisant.

Auprès d’elle.Henriette !

Henriette, avec un cri.

Auprès d’elle. Henriette ! Ah ! mon Dieu ! te voilà !

Henri.

Dire que tout ceci pourtant m’ensorcela !
Ô ma raison !

Henriette.

Ô ma raison ! Monsieur Henri…

Henri.

Ô ma raison ! Monsieur Henri…Mademoiselle…
Ah ! quel diable en mon cœur m’entraîne encor vers elle ?

Henriette.

Je voudrais vous parler, mais je n’ose.

Henri.

Je voudrais vous parler, mais je n’ose.Achevez.

Henriette.

Vous allez bien depuis… le jour où… vous savez ?

Henri.

Où j’ai cru que j’allais mourir ! Vous êtes bonne.
Oui, ce sont de ces jours funèbres qu’on charbonne
Sur le mur, et ces jours ne s’effacent jamais…

Henriette.

Autrefois… tous les deux…

Henri.

Autrefois… tous les deux…Du temps que je t’aimais !
C’est le Donec gratus, la chanson éternelle !

Henriette.

Quand nos mains se donnaient l’étreinte fraternelle
Dans ta petite chambre. Ah ! que nous nous aimions,
Henri ! La nuit venait doucement, nous rêvions,
Et le même sourire illuminait nos lèvres.

Henri.

Puis, comme pour payer les bijoux des orfèvres
L’amour ne suffit pas… Ah ! comme j’ai pleuré !
Si tu savais combien j’étais désespéré !

Henriette.

Qu’il fait chaud ! Sous le poids de l’air trop lourd, on plie.
Et vous êtes venu… seul ? Est-elle jolie ?

Henri.

Qu’irait-on faire au bois tout seul ! J’ai sous le bras
Dix-huit ans en jupons.

Henriette.

Dix-huit ans en jupons.Tu me la montreras.
Comment la nommes-tu ?

Henri.

Comment la nommes-tu ? Blondine.

Henriette.

Comment la nommes-tu ? Ah ! cette fille !
Mais vous n’y songez pas, Henri, cela babille
Ainsi qu’un perroquet.

Henri.

Ainsi qu’un perroquet.Elle parle à mon cœur.

Henriette.

Mais ses yeux ont toujours un air louche et moqueur.

Henri.

Je les ai vus s’ouvrir, et la jeune espérance
A coloré pour moi leur calme transparence.

Henriette.

Non ! ce n’est pas cela qu’il vous faut. À son nom
J’ai tressailli de haine et de colère. Non,
Henri, ne l’aimez pas. Cette fille est méchante,
Rien en elle ne vibre, en elle rien ne chante ;
Comme elle vous rendrait malheureux !

Henri.

Comme elle vous rendrait malheureux ! Moins pourtant
Que celle qui s’en est allée en emportant
Mes rêves les plus chers ! Ah ! moins que cette ingrate
Qui m’a fui lâchement, trouvant, l’aristocrate,

Que ma chambre n’avait pas assez d’acajou,
Et qui m’a laissé là comme on fait d’un joujou,
Pour un je ne sais qui doré sur les coutures !
Elle était bien aimée entre les créatures,
Cependant, cette fille aux froides cruautés !

Henriette.

Dites-moi, n’est-ce pas que vous la regrettez ?

Henri.

Son épaule, le soir, était douce à ma tête.

Henriette.

Et pour la recevoir toujours elle était prête.

Elle attire la tête de Henri sur son épaule ;
tous deux se regardent, rouges et embarrassés.
Henri.

Ô bizarre destin ! Quand je la rencontrais
Parfois sur l’escalier, son visage si frais,
Son nez si bien rosé, sa démarche hardie,
Tout ce qui faisait d’elle une enfant étourdie,
Rien ne me conseillait l’amour, et je passais
Insoucieux ; et toi, cher ange, tu pressais
Le pas, en murmurant : Que ce garçon est drôle !
Un jour… ah ! quel démon nous soufflait notre rôle ?

Nous nous entretenions comme de gais amants.
Je t’aimais, tu m’aimais. Oh ! quels enivrements !

Henriette.

Comme vous passiez vite, adorables soirées !

Henri.

C’était l’hiver, la nuit abrégeait les vesprées.

Henriette.

Et comme nous courions, parlant à demi-voix,
Dans la neige, ignorant si les vents étaient froids !

Henri.

Je t’aimais en ce temps où les portes sont closes,
Où l’on s’embrasse, où l’on dit mille folles choses
Près de l’âtre où souvent le feu ne flambait plus.
Mais nous n’en savions rien tous les deux ! Tu me plus
Dans la morne saison où le grand ciel s’ennuie
D’être toujours rayé par la bise et la pluie.
Ô folle ! tu jouais avec mes vieux bouquins.
Lorsque je regardais tes petits brodequins
Revenir au logis, crottés et tout humides,
Je disais : Espérons ! quand les bourgeons timides
Annonceront avril et les prés refleuris,
On pourra s’envoler pour un jour de Paris.

Les arbres, enivrés de leur nouvelle séve,
Ombrageront la mousse. Oui, j’avais fait ce rêve.
Je nous voyais tous deux marcher, jeunes et fous,
Éveillant les échos bruyants autour de nous.
L’hiver est loin déjà ; les chansons éclatantes
Agitent le rideau des feuilles palpitantes,
Je suis seul ! Et pourtant, voilà bien le décor
Rêvé pour le bonheur !

Henriette, lui jetant ses bras autour du cou.

Rêvé pour le bonheur ! Nous sommes deux encor !

Henri.

Que me dis-tu !

Henriette.

Que me dis-tu ! Henri, c’est l’époque des roses :
Les roses auraient peur devant nos fronts moroses,
Aimons-nous et rions ! Écoute dans mon sein
Mon cœur se ranimer et battre le tocsin.
Oui, tu verras mes pieds vagabonder dans l’herbe
Et mes mains entasser les pervenches en gerbe.
Viens ! l’air retentira du cri de nos amours,
Je suis folle de joie, et je t’aime toujours !

Henri.

Ah ! reste dans mes bras ! Reste, que je la baise
Cette tête adorée. Ah ! mauvaise ! mauvaise !

Que tu m’as fait de mal ! Si tu pouvais savoir
Tout ce que j’ai souffert ? Si tu m’avais pu voir
Heurter en sanglotant mon front sur les murailles,
Et demander pourquoi l’heure des funérailles
Était lente à venir ainsi ? Quand j’ai reçu
Ce coup, je suis tombé. Ceux qui m’ont aperçu
Les premiers dans ma chambre ont dit : Pauvre jeune homme,
Il n’en reviendra pas ! Et le père Anthiome,
Tu sais, notre voisin, oh ! ce bon vieux ! c’est lui
Qui m’a le mieux aidé pendant ces jours d’ennui
À porter ma douleur. Tu lui tendras ta joue
Ce soir. Il ne faut pas trop lui faire la moue ;
Car il va te gronder, sois-en sûre. Ah ! mon Dieu !
Dis, tu n’essaieras plus de jouer à ce jeu ?

Henriette.

Pardonne-moi, Henri.

Henri.

Pardonne-moi, Henri.Oui. Car pendant ces heures,
J’évoquais devant moi les autres, les meilleures,
Celles qui se passaient en rires infinis ;
Je vivais ces moments à tout jamais bénis !
Et puis, l’illusion aidant à la mémoire,
J’étais heureux. Mon cœur était comme une armoire
Où tous mes souvenirs étaient numérotés.
Alors il me semblait te voir à mes côtés.
Oui, mon isolement et mes larmes brûlantes,

Mes désespoirs sans fin et mes angoisses lentes,
Tout ce qui m’a vieilli, tout ce qui m’a glacé,
Je te pardonne tout, pour le bonheur passé !

Henriette.

Eh bien, pardonne aussi pour l’ivresse future,
Pour le bonheur présent.

Henri.

Pour le bonheur présent.Ô chère créature
Perdue et retrouvée !

Ils se tiennent embrassés. Survient Marcel.