Vers les sommets/07

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Chez l’auteur (p. 102-113).

VII

Un orage électrique venait d’éclater, tout à fait bénin du côté éclairs et tonnerre. Mais la pluie tombait à verse. On aurait dit entendre un chant d’allégresse qui montait de la végétation se désaltérant de cette eau si ardemment désirée. Sous la poussée du vent, les vagues du fleuve s’étaient agitées. Au bas de la falaise, elles déferlaient avec fracas. Tout Saint-Loup-Les-Bains ruisselait de l’ondée bienfaisante. Dans le ciel lavé, d’où le soleil venait de disparaître à l’occident, des nuages lourds vagabondaient.

Ce soir-là, Jules, qui avait plaidé toute la journée à Saint-Étienne, était vivement attendu à la villa Clément. C’était à Saint-Étienne, et à cette date, qu’il devait donner la réponse à ceux qui l’avaient sollicité de se porter candidat. On ne savait pas encore la décision qu’il prendrait, car il avait dit, l’avant-veille, à la famille Clément en la quittant :

— Tout dépendra de l’attitude de ceux qui m’ont rencontré il y a quinze jours, surtout de celle du Dr  Fraser. Ce dernier peut exercer une grande influence dans la circonscription électorale. Si je vois que l’opinion populaire ne m’est pas suffisamment favorable, j’attendrai des jours meilleurs. Il est nécessaire que le fruit soit assez mûr pour se détacher seul de l’arbre. Il ne faut pas forcer son talent. Les circonstances non plus. On risque de manquer son coup en agissant ainsi. En politique, subir un échec, c’est s’avérer faible, mauvais général. Le monde aime et suit les forts, les triomphateurs. Il a confiance en leur étoile. Il se détourne de celui qui tient mal le drapeau, qui le conduit à la défaite.

Un auto frôla la véranda, grinçant sous l’application de ses freins. La lumière de ses phares illumina la terrasse, puis s’évanouit à l’instant. C’était Jules. Une minute plus tard, il pénétrait au salon, où était réunie toute la famille, moins M. Clément, qui ne devait pas tarder à venir, car lui aussi avait hâte de connaître la décision que le jeune avocat avait prise.

Après les salutations d’usage de part et d’autre, Jules LeBrun dit :

— J’ai à vous annoncer que j’entre dans la politique !… Si vous aviez vu comme moi s’éclairer d’un rayon de joie les visages de mes amis lorsque je leur ai donné ma réponse, vous auriez compris davantage combien il est agréable de procurer du bonheur ! Tour à tour, chacun de ces braves gens me serra la main. Je me sentis étreint comme dans un étau… Ils sont partis pleins d’enthousiasme, après m’avoir promis la victoire…

Une fois Jules et Mlle Françoise assis l’un à côté de l’autre, cette dernière dit, sur un ton d’allégresse :

— Le rêve de vie de celui qui m’est le plus cher au monde est aussi le mien, cher Jules. Toute femme digne de ce nom n’aime que l’homme sans peur qui combat, qui affronte le danger pour le succès d’une belle cause. Elle doit se hausser le plus possible au niveau où il veut évoluer, afin de l’inspirer, de le soutenir, de l’aider et, au besoin, de partager avec lui la tâche, de quelque grande envergure qu’elle soit.

— Tu es à peu près seule, Françoise, à vouloir faire assumer à la femme un tel rôle. C’est beau de ta part. Me trouverais-tu trop peu modeste, si je te disais qu’en toi je vois un autre moi-même. Nous serons deux bons hommes ensemble, quand le prêtre aura béni notre douce union. Car, je le sais, ce que je peux tu le pourras. Ce qu’il me serait impossible de faire seul, tu me rendras capable de l’accomplir. Tu seras mon associée, ma collaboratrice, mon égale. C’est ce que tout homme est en droit d’attendre de celle sur la tête de laquelle il a posé la couronne de reine, n’est-ce pas, Françoise ?

— Penses-tu, mon bien cher, que je ne dépenserais pas toute mon énergie à te pousser au poste éminent auquel il faut que tu atteignes pour le plus grand bien de notre province, de notre pays ? Penses-tu que je n’emploierais pas toutes mes minutes, une fois ta haute situation faite, à seconder tes efforts, à vivre avec toi sur la ligne du feu ?

Pendant que le couple causait ainsi à mi-voix, les autres membres de la famille s’étaient mis à bavarder bruyamment. M. Clément entra. Il venait s’enquérir de la décision de Jules. Il avait hâte de la connaître. Depuis quinze jours que cette réponse faisait l’objet de ses plus sérieuses réflexions. La question politique évoquait chez lui d’agréables réminiscences. Il se revoyait à l’âge de cinquante ans, âge où vivent bien des rêves, âge qui est encore, sinon la fleur de l’âge, l’âge des fleurs. Il revoyait les jours où ses concitoyens le sollicitaient de quitter la mer — sa mère — pour briguer leur suffrage. Il se souvenait encore du combat intérieur qu’il eut à soutenir contre les magies de la gloriole, contre son chagrin de décliner l’honneur quand il eut pesé sagement le pour et le contre. Il était de corps et d’âme à la fascinante carrière marine, comme on appartient de cœur et d’esprit à son pays, à sa ville, à sa famille, à tout ce qu’on a de plus cher.

Jules ne lui laissa pas le temps de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

En le voyant apparaître au salon, il lui dit tout naturellement :

— Monsieur Clément, votre futur petit-fils vient de se rendre aux désirs de ses amis. Il sera candidat aux prochaines élections.

— Mes félicitations et mes sympathies, monsieur Jules, fit le vieillard. Mes félicitations, parce que vous allez au champ de bataille. Mes sympathies, car on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Vous y trouverez des épreuves. Toutefois je me réjouis de votre belle décision. Un homme comme vous a sa place marquée au sein des conseils de la nation, surtout au moment où s’affirment avec tant de brutalité de si nombreuses déficiences dans tous les domaines.

— Il me semble que vous exagérez ma valeur, dit Jules. Bien que je me croie un peu préparé à un rôle de législateur, il y a si loin d’un savoir platonique à la mise en œuvre de conceptions transcendantes.

Tout le monde s’était rassis. M. Clément crut bon de faire quelques réflexions. Parce qu’il ne fut pas long, on le trouva tout à fait intéressant. Mais deux amoureux ont hâte de se trouver seule à seul. Les affaires de cœur se traitent en cabinet noir.

— Je n’ai pas fait de politique active, dit le vieillard, mais de loin la politique m’a toujours fasciné. J’ai connu assez intimement les hommes qui en font et en vivent. C’est sur un navire qui tient mal une mer en furie que vous vous embarquez. Excusez mes expressions de marin. La politique est une marâtre, qui étrangle souvent ses propres enfants. Je ne tiens pas ce langage pour vous décourager. Je vous l’ai dit, je suis fier du parti que vous avez pris. Ce n’est que pour vous avertir. Un homme averti en vaut deux. Vous, vous en valez dix, vous en valez cent. Du reste, l’avocat est l’homme de profession libérale qui réussit généralement le mieux en politique. C’est lui qui risque le moins en cette carrière. Puis pour quelques-uns des disciples de Thémis que hante le rêve de la magistrature, il y a une grande possibilité de devenir juges.

— Permettez-moi de vous dire, monsieur Jules, que la plupart des partisans qui vous feront cortège sont des hommes qui ont soif et faim, soif de l’eau miraculeuse qui coule de la Colline, faim du gâteau doré que fabriquent les pâtissières du Patronage. Les uns se recruteront parmi ceux que des chefs ont éconduits ; les autres, chez ceux qui se rangent toujours du côté du plus fort. Ceux-ci viendront à vous par rancune d’un autre ; ceux-là feront du zèle pour en retirer quelque faveur.

— Vous verrez, continua-t-il, que le plus fort mobile du dévouement est l’intérêt personnel. Supprimez ce mobile. Il ne restera que dix justes autour de vous. Mais, c’est la vie, c’est cette vie-là. D’autres que vous, d’autres bien moins doués, sont arrivés avec de tels hommes, de tels éléments. Vous arriverez. Je le crois sincèrement. Je me réjouirais qu’une personne de votre savoir et de votre beau talent devînt député. Car, je le répète, votre place est au sein de la législature, au conseil des ministres. Maintenant, je vous quitte. Un vieillard ne serait plus sage s’il empêchait deux jeunes cœurs comme les vôtres de faire entendre leur chant d’amour. Un demi-siècle d’existence n’a pas réussi à éteindre en moi cette mystérieuse cantate de mon printemps disparu à jamais.

Mme Clément, si elle se réjouissait de l’acceptation de Jules, ne craignait pas moins de voir se tisser contre lui un réseau d’intrigues. Aussi crut-elle bon de lui exprimer ses doutes :

— Monsieur Jules, je désire si vivement votre élection, qu’un sentiment de perplexité m’étreint quelquefois. Il y a si peu à se fier à notre pauvre monde ! Je me souviendrai toujours de la lutte qui fut faite, il y a dix ans, par un Monsieur Larivière, dont les chefs ne voulaient pas à cause de son honnêteté proverbiale. Malgré les rudes combats qu’il livra, au jour du scrutin il ne compta pas même assez de votes pour pouvoir recouvrer son dépôt.

— Il me semble, mère, remarqua Simone, que le cas de M. LeBrun diffère beaucoup de celui auquel vous faites allusion. Ce bonhomme-là ne jouissait d’aucune popularité avant sa sortie de l’ombre. De plus, il n’était doué que d’un savoir rudimentaire…

Louis, le jeune frère, vint mettre son mot en taquinant :

— Tandis que M. LeBrun, comme vous dites ici, est le plus grand des savants. Bien sûr qu’il sera élu. Je lui donne à l’instant mon vote.

Simone ajouta, mi-sérieuse, mi-badine :

— Puis, l’ex-candidat dont vous avez parlé ne portait pas en lui la vision héraldique d’une muse qui décuple les forces et n’avait pas comme collaboratrice morale une « grande demoiselle ».

— Tu as une jolie manière, Simone, d’interpréter mon rôle auprès de Jules, fit Françoise, sur un ton de joyeuse plaisanterie. Mais je sais bien qu’il saurait triompher sans nous, sans moi.

— On n’a jamais trop d’atouts dans son jeu pour gagner une partie férocement contestée, comme le sera celle qui s’annonce, répondit Jules. Tout à l’heure, M. Clément avait raison. À l’époque actuelle, c’est de la témérité, c’est presque de l’hérésie de briguer le suffrage sans le bon vouloir des chefs !

Puis passant sous silence les menues espiègleries de Mademoiselle Simone et du jeune Louis, il termina :

— Quoi qu’il en soit, j’ai plusieurs raisons d’espérer que les électeurs, leurs yeux s’étant dessillés au cours de ma campagne politique, me sauront gré de les délivrer de leurs tuteurs périmés, et que la plupart d’entre eux m’accorderont leur vote au jour du scrutin.

Une fois en un tête-à-tête intime, Mlle Clément, dans son bonheur, exhala une petite appréhension :

— Jules, je ne suis pas jalouse, nullement jalouse de la déesse politique, car je désirais tant te voir la courtiser, l’épouser même. La politique constitue ton atmosphère, ton habitat naturel, comme l’eau l’est pour le poisson, l’air pour l’oiseau. Mais tu remplis si complètement mon cœur, que je voudrais jouer un aussi beau rôle dans le tien. Pardonne cette faiblesse féminine. Je m’en rends compte. Je la regrette. Je ne veux plus éprouver ce sentiment d’égoïsme.

— Pauvre toi ! fit Jules. La politique ne me demandera que mon intelligence, jamais le cœur. Françoise, c’est toute mon âme que tu possèdes. Depuis que je t’ai rencontrée, je suis amoureux de toi en passionné, en artiste. Écoute un homme qui ne connaissait pas l’amour avant de rencontrer celle qui l’a fait naître :

— Une âme ardente comme la mienne qui l’est devenue par toi ne contient plus que des pensées et des sentiments qui la font vivre en beauté. Pour elle maintenant, le nuage qui drape le ciel est une décoration de dentelles, la pluie, une caresse, le vent, les oiseaux, les fleurs sont des vibrations musicales lumineuses, un paysage est un coin enchanté, le soleil est l’essence de la lumière et de la chaleur éclairant l’esprit et réchauffant le cœur. Je me range parmi ceux que la vie amuse et qui en abusent. Je veux dire parmi ceux qui ouvrent les yeux pour voir, les oreilles pour entendre l’admirable concert des êtres, leur intelligence pour comprendre l’impénétrable et leur sensibilité pour goûter au doux festin ! Parfois ma ferveur intellectuelle et littéraire est tellement intense, que ma dévotion pour les grands hommes, les grandes choses me tient presque à genoux !

— Parfois, même souvent, continue-t-il, une piété sentimentale me plonge dans un océan d’ivresse. Si quelque mélancolie me touche de son aile noire, alors, semblable à un rayon solaire perçant la brume, ta silhouette se dessine et se dresse en belle statue vivante. Dans le buisson de mon âme, s’élève, combien doux, le chant d’une cantilène qui l’enivre !

— Merci, Jules, fit-elle, en extase. Voilà du romantisme sincère. Je l’aime parce qu’il est un peu mon enfant.

Puis, revenue à la réalité, elle dit :

— Cependant, je crois que l’amour de la femme diffère un peu de celui de l’homme. Je me rappelle avoir lu quelque part à peu près ceci :

« La femme aime mieux et plus persévéramment, parce que son amour est puissant, passif et sait se ménager. L’homme aime plus fort, mais son amour ne peut résister à tant de force, car il est actif et prodigue. La femme, elle, ajoute à son amour ce qu’elle a de rêve, d’imagination, de poésie, d’idéal ; tandis que l’homme, y lisait-on toujours, mêle au sien un peu trop d’intérêt personnel et d’égoïsme. Cela, Jules, je ne le crois pas. La femme peut éprouver un profond sentiment d’amour, le faire partager un instant, l’intensifier et le conserver à jamais. L’homme est capable de recevoir le coup de foudre, de prendre feu et flamme, mais son cœur est presque toujours victime de trop d’embrasement ! »

— C’est généralement vrai, Françoise. À ce compte, je suis femme. Cela veut donc dire que nos deux amours sont identiques et ne périront jamais.