Vers les sommets/08

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Chez l’auteur (p. 114-127).

VIII

La nouvelle qu’une délégation avait prié Jules LeBrun de se porter candidat se répandit comme une traînée de poudre. Un grand danger menaçait le comté ! Peut-être le pays tout entier ! En tous cas, quatre familles allaient périr ! Les plus sages se devaient de prendre les moyens d’éviter une catastrophe ! La mobilisation générale s’imposait ! L’ennemi envahissait le territoire ! Déjà le canon grondait ! L’incendie rougeoyait le ciel ! Quelle horreur ! Et dire que tout ce mal venait d’un jeune homme que de braves gens avaient sollicité sans avoir prévu de telles conséquences ! Les malheureux ! Les autocrates de la démocratie hurlaient :

— Au voleur ! Au voleur ! La maison brûle ! La maison brûle !

Non, le calme ordinaire régnait dans le comté, la paix sous les toits. Point de senteurs de poudre qui explosait, point de cliquetis de poignards qui flamboyaient au clair. Point de flammes qui serpentaient vers le ciel, point de voleurs qui pillaient, revolver au poing. Un seul incident était survenu, qui réjouissait toute la population. La candidature de LeBrun. Un hebdomadaire de Québec venait de lancer en grosses manchettes cette nouvelle : Le très talentueux avocat, Jules LeBrun, se présentera candidat indépendant à la prochaine élection complémentaire d’Olier-Lalemant.

C’était tout, et c’était énorme, affreux, terrible pour quatre chefs politiques de la localité ! Ils tremblaient de consternation ! Ils rageaient de dépit ! Le téléphone en savait quelque chose, car aussitôt l’un d’eux avait convoqué les trois autres, les sommant de rouler chez lui à toute vitesse. Eux rassemblés, c’était tout le comté en congrès. Ils tenaient en main le vote des quatre paroisses les plus considérables. Les autres, échelonnées aux confins des terres hautes, suivaient toujours, heureuses de supporter l’homme choisi par ces chefs, dont l’influence partout était prépondérante, dont les décisions faisaient loi, dont les oracles tournaient les têtes, dont les regards désarmaient.

Pour ces quatre du comité du salut public, il fallait tenir conseil sans délai, derrière des portes closes, fermées à clef, étudier les titres de noblesse de l’intrus, afin d’en disposer comme il conviendrait. En réalité on voulait déjà sa mort !

— Non, mais faut-il qu’il soit effronté, cet individu, pour tenter semblable aventure ! lançaient-ils de toutes parts.

Dans le bureau bien barricadé de Léon Ledoux, de Saint-Étienne, les quatre maîtres d’élections tiennent conciliabule. Sur un pupitre ouvert, reposent un dactylographe et quelques classeurs. Au fond un coffre-fort s’écrase sous un monticule de paperasses. Une petite table en chêne entourée de quatre chaises foncées de cuir occupe le centre de la pièce. Deux crachoirs de cuivre luisant ouvrent leur gueule démesurément. Sur les murs, se déroulent une carte géographique du Canada, une autre des routes de la Province de Québec, puis des calendriers et des personnages politiques, anciens et nouveaux, mais tous grands hommes du parti-providence. Il faut se sauver soi-même. Un pareil lieu convenait bien à pareille besogne et à ces suppôts de la politique des coulisses, des plus basses intrigues.

Les quatre alertés viennent de s’asseoir à la petite table, comme quatre joueurs de cartes pleins de fièvre. Léon Ledoux est le chef suprême. Il les domine tous par sa cupidité, ses intrigues et son savoir. C’est toujours lui qui joue le premier violon. Les autres veulent tout briser à son insu, se disent maîtres de leurs actes. Une fois devant lui, ils deviennent des agneaux, acceptent tout, font ses quatre volontés. En son for intérieur, chacun peste contre lui, jure sa perte ; mais on aime l’esclavage, la discipline politique ! Ça s’est toujours fait de même, que voulez-vous ? Après tout, le chef d’orchestre ne les traite pas mal dans le partage des dépouilles.

Ce fut naturellement Ledoux qui parla le premier sur le sujet alarmant qui les réunissait d’urgence :

— Mes bons amis, commença-t-il d’une voix émue, vous avez appris comme moi la nouvelle : la candidature de LeBrun. Premier mal pour nous. Ce qui l’aggrave, c’est le nombre déjà considérable d’électeurs qui l’appuient. On n’entend parler que de lui. Et savez-vous qu’il se présente indépendant ? Avez-vous bien envisagé la situation ? Un candidat se présenter sans nous, sans notre autorisation ? Un candidat indépendant dans notre comté ! Y pensez-vous ? Ç’en serait fini des beaux jours de discipline, d’ordre et de paix. Le comté serait au crochet d’un seul homme, d’un homme qui possède, sans doute, un talent magnifique, raison de plus pour qu’il ne fasse pas notre affaire, mais d’un homme farci d’utopies et de chimères. Je n’aime pas ces être-prodiges qui se cristallisent, qui deviennent statues de bronze lorsque le peuple a fait la folie de les discerner et de les applaudir. Un Icare est toujours détestable. Un tel homme ne peut convenir, ne voudrait canaliser l’eau vers notre moulin, s’emploierait à notre ruine.

Ses trois compagnons feignirent de ne pas s’apercevoir qu’il calomniait rageusement le candidat éventuel, objet de leurs angoisses. Cependant il sut mettre des formes dans l’explication du but de la réunion, ne voulant pas trop laisser voir qu’il n’agissait que par intérêt personnel. Mais la pensée qu’au moins l’un d’eux devait être dans son cas l’encouragea à brûler les étapes :

— Je vous ai donc convoqués à la hâte, mes amis, pour que nous avisions sans retard aux moyens à prendre d’évincer cette malheureuse candidature qui serait désastreuse au suprême degré. Je vous le répète : il nous faut faire sauter LeBrun. Ses compagnons le regardaient, bouche bée. Aucun n’osait placer un mot, tant le feu de ses yeux menaçait. Il commença par énumérer ses moyens d’offensive :

— D’abord, martela-t-il, il nous faut tenir une grande convention régulière, une convention solennelle, imposante et intimidante. Une convention qui réunira tous les plus gros bonnets du parti. Un homme qui ne « vient » que par le peuple s’apercevra de sa petitesse en présence de tant de grandeur. Il verra que ce n’est pas une poignée d’impuissants comme ses amis qui constituent l’appui nécessaire à une candidature.

— LeBrun ne désarmera pas devant quoi que ce soit, coupa Boisclair. À ses intimes, il dit qu’il est demandé par le peuple, qu’il est sûr que le peuple l’élira à la barbe de ceux qui obligent l’électorat à donner son suffrage à l’homme de leur choix. J’emploie ses propres termes. Il exprime encore bien d’autres choses. Il fera une campagne démagogique remplie d’insinuations, d’accusations, d’où nous pourrions sortir passablement éclopés.

— C’est une convention tenue en bonne et due forme qui choisit un candidat, reprit Ledoux. Ce n’est ni vous ni moi qui faisons cette besogne, quoi qu’en disent quelques malins. Il nous faut faire une propagande énergique pour montrer tout le danger qu’il y aurait à laisser un homme se présenter sans qu’il soit légalement autorisé à le faire. Voici un bon atout dans notre jeu. Parlons de la noblesse des hommes qui nous ont représentés dignement. Disons bien que notre beau parti n’a jamais compté dans ses rangs des députés qui n’avaient pas de couleur à leur drapeau. Assurons tous les fervents de notre étendard que le parti tomberait, car le camp adverse profiterait de cette brèche pour faire entrer un des siens. Démontrons que ce sont nos adversaires politiques qui nous créent ces difficultés en provoquant cette aussi anormale candidature. Puis quand nous aurons épuisé tous les arguments, dit toutes les vérités possibles, si elle vit encore, eh bien, mes amis, recourons aux grands remèdes : attaquons-nous à la réputation de LeBrun, diminuons-la, et si vraiment il fallait la détruire, détruisons-la sans pitié. Vous savez assez comment nous tenons la place pour ne pas laisser d’autres individus s’y introduire et nous en chasser.

Puis, regardant bien en face ses trois copains, il lança le mot, qui retentit avec un fracas effroyable :

— Pour la détruire, nous mettrons en pratique la phrase célèbre : « Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose. »

— Il est évident que nous avons le devoir de préparer une convention qui ne choisira pas LeBrun, fit remarquer Boisclair. S’il en sortait vainqueur, il serait maître de la situation. C’est lui qui mènerait la danse. Au jour du vote, il remporterait la victoire contre tout venant. Et, une fois élu député, il ferait le chambardement. L’édifice que nous avons élevé croulerait !

— Pas besoin de nous le dire, remarquèrent les trois autres. Le laisser faire serait introduire dans notre paisible comté le désordre politique.

— Ce forfait ne s’accomplira pas, lança Boisclair.

Deux motifs le faisaient parler ainsi : le fait, non avoué par lui, que le candidat préférait à sa fille celle d’un électeur du parti adverse ; la crainte, si le candidat était élu, que ce dernier prît l’initiative d’une enquête sur les faveurs dont le gouvernement l’avait gratifié depuis vingt ans. C’est dur perdre le fromage à venir, ce l’est davantage de se faire dépouiller de dotations antérieures, dont on vit grassement ! Avec Ledoux, c’était lui qui criait le plus fort, le parti l’ayant servi presque aussi généreusement que son triste camarade !

— Toi, Boisclair, reprit Ledoux, tu as une raison de plus que nous de t’insurger contre LeBrun. N’est-ce pas lui qui a plaqué ta fille après lui avoir laissé croire depuis longtemps qu’il en ferait sa femme ?

Boisclair pâlit à cette allusion. Il répondit :

— Tu dis des sottises, Ledoux. Cette raison que tu invoques, fût-elle plausible, n’inspirera nullement ma conduite vis-à-vis de notre adversaire. Cette affaire personnelle ne me regarde pas. Du reste, ma fille n’aime pas ce jeune homme. Entre elle et lui, il n’y a jamais eu plus que de l’amitié de part et d’autre.

— En es-tu bien sûr ? questionna Ledoux, d’un ton ironique. N’empêche, mon ami, que tout le monde reste convaincu du contraire et explique difficilement cette rupture avec Mlle Élise. Les commentaires ne se font pas à l’avantage de ta famille.

Ledoux, sans savoir qu’il exprimait une demi-vérité, inventait en partie cette histoire. Connaissant la fine épiderme et la rancœur agissante de Boisclair, il voulait l’exciter davantage au combat.

— Je vois que nous nous entendons, reprit Ledoux, après avoir joué son rôle de picador auprès de Boisclair. Je vois que vous êtes déterminés autant que moi d’empêcher l’ennemi de prendre le fort. Nous allons travailler ferme. Pas de demi-mesures. Les grands remèdes. La peine capitale. Une exécution pompeuse et lugubre.

— Je serais d’avis, continua-t-il, que nous préparions dès maintenant la bataille. La première attaque devrait être celle-ci : lui opposer un homme, coûte que coûte, un homme qui l’écrasera partout, qui remportera une éclatante victoire. Ce sera une leçon définitive. Parlons de cet homme. Quel sera l’homme qui voudra se sacrifier pour sauver le parti ?

Le visage de Boisclair se colora vivement. Il secoua la cendre de son cigare dans la rondelle caoutchoutée. L’horloge sonna la demie de dix heures. De l’autre côté, le va-et-vient des clients martelait le parquet. On entendit le jappement d’un chien dans la rue. Le marchand poursuivit :

— L’homme le plus populaire du comté, qui a fait le plus de bien aux ouvriers en les employant, aux cultivateurs en les groupant en coopératives, est Paul Maltais.

— C’est lui qui doit « venir », dirent les autres, avec flamme. Il est dans la force de l’âge. Il est riche. Il n’a pas de passé qu’on puisse attaquer. Un homme qui se présente bien, qui a la parole facile, et surtout la riposte écrasante. Vive Paul Maltais !

On le flattait. Il ne comprit pas qu’on désirait en faire un homme de paille, faute de trouver mieux, car on ne voulait pas sortir du cercle népotique des quatre, et pour cause.

— Puisque vous croyez, dit-il, que je suis capable de vous tirer d’embarras, je vais essayer d’entrer dans l’arène. Je compte sur vous. Je sais que je suis ni digne ni méritant. Mais ne faut-il pas qu’un homme périsse pour le salut de tous ? J’aime tellement mon parti, la crainte de voir un autre le battre est si forte chez moi, que je ne peux pas vous refuser. Donc, fourbissons nos armes. Allez, envoyez vos amis de porte en porte et criez : Le feu est à la maison, sauvons-la. Organisons la chaîne des pompiers volontaires. Que l’eau jaillisse en abondance !

Paul Maltais n’était pas du bois de la croix de Saint-Louis ! Tant s’en faut. En le proposant, Ledoux avait escompté un refus de la part de cet industriel véreux mué en marchand, ou bien une contre-proposition immédiate en sa faveur, lui qui brûlait du désir d’être député depuis si longtemps ! Mais les deux autres copains n’avaient pas compris. Il avait mal tiré ses ficelles, le cher homme ! Malgré l’indélicatesse du procédé, il aurait dû se proposer lui-même, quoi, car il était le maître.

On imagine sa déception lorsqu’il vit le suffrage de la minuscule assemblée adhérer unanimement à cette candidature, candidature qu’il ne suggérait à tout hasard que pour qu’on pensât à le choisir une bonne fois. On n’avait jamais été assez intelligent de le faire de soi-même, se disait-il. Voilà comment on paie les sueurs et le sang que j’ai donnés au parti depuis un quart de siècle !

Il fut davantage contrarié d’entendre Maltais, tout heureux du rôle qu’on lui offrait d’assumer, jeter aux quatre coins de la pièce les lignes stratégiques de sa bataille prochaine. Jamais un homme ne parut plus certain qu’on venait de sauver la situation en lui ayant offert de se présenter contre LeBrun. Quelle ironie du sort !

Malgré son dépit, qu’il dissimula habilement, Ledoux resta calme. Mais après le départ des trois chefs, consolé et stoïque, il se dit :

— La convention ne ratifiera pas notre choix. Dans ces circonstances critiques, je ne serais pas plus heureux que lui si j’avais à solliciter le suffrage d’une convention.

— Comme je suis l’homme de l’ordre et de la discipline dans le parti, l’homme qui n’est jamais allé à l’encontre d’une décision officielle, je ne pourrais pas continuer de me porter candidat, si la convention m’avait éliminé. Maltais, lui, ne respectera pas le jugement de cette dernière. Il restera dans la lutte. Il se battra ferme jusqu’au bout. Officieusement, nous nous battrons avec lui. De cette manière, nous aurons plus de chance de remporter la victoire.

— En fait de principes — principes qu’il faut exhiber pour sauver les apparences — Maltais est caméléon. C’est un Machiavel, la tête en moins. La fin justifie les moyens. Il saura faire flèche de tout bois. Avec les agneaux, il sera doux. Au milieu des loups, il hurlera le plus fort. Parmi les lions, il rugira et déchirera. En somme, c’était le meilleur candidat à opposer à LeBrun, si la convention a le malheur de choisir ce dernier. Tandis que moi, si j’avais été battu par elle, il m’aurait fallu appuyer son candidat. Tout arrive à point pour qui sait se plier aux circonstances. Maltais est donc l’homme qui peut le mieux nous fournir l’occasion d’arriver à nos fins.

Rencontrant Louis Jasmin, un de ses trois copains, le surlendemain de cette fiévreuse réunion, il dit doucereusement :

— Nous avons choisi l’homme qui s’imposait en cette heure grave. Exaltons les qualités qu’il semble avoir, affublons-le de toutes celles qui lui manquent, puis, en chœur, chantons les louanges de notre nouveau général, afin qu’il nous conduise sûrement à la victoire.