Vers les sommets/15

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Chez l’auteur (p. 204-211).

XV

— « À vaincre sans périls, on triomphe sans gloire », rappelait à Jules, Mlle Françoise, le lendemain du fameux jour de l’appel nominal, alors que le jeune candidat officiel allait prendre congé d’elle pour refaire le tour de sa grande circonscription électorale. Les minutes tragiques qu’il avait vécues l’avaient secoué fortement.

Il lui avait répondu en souriant :

— Si je triomphe avec autant de gloire que j’ai couru de dangers jusqu’à présent, ma lutte va certainement finir en apothéose.

Puis, après une légère pause, il ajoutait, ses regards s’enflammant à mesure qu’il parlait :

— Maintenant je suis assuré de remporter la victoire. Si tu avais vu, comme moi, Françoise, le dépit que la foule a marqué contre mes adversaires lorsqu’elle apprit la façon malhonnête dont les chefs venaient de me traiter, puis si tu avais entendu les ovations qu’elle me fit constamment ensuite, tu n’entretiendrais plus l’ombre d’un doute sur l’issue de la bataille.

Tout à coup son visage illuminé s’était assombri. Des plis avaient barré son front. Son œil était devenu presque sévère. Il avait ajouté :

— Mais, Françoise, bien que je sois certain de mon élection, il me faut accomplir une grande tâche : celle de réduire à néant les accusations qu’on a lancées contre nous.

Elle avait fait remarquer avec beaucoup de douceur :

— Je sais, mon chéri, que cette mission, tu sauras la remplir avec succès, que tu réussiras à confondre tes malheureux accusateurs. « La fin couronne l’œuvre ». Il ne te manque plus que ce dernier geste pour conquérir à jamais l’admiration de tous.

Ce soir-là, ils s’étaient séparés, celle-ci grisée d’espoir en l’avenir prochain, celui-là hanté par la perspective assez troublante d’affronter des milliers d’électeurs et l’immense désir de réhabiliter sa réputation, de recouvrer son honneur. Mais son courage bondissait.

Dans toutes les localités les plus importantes de son vaste territoire électoral, il avait clairement expliqué son programme, ligne par ligne. À l’entendre exposer des choses si neuves et si vraies, des choses si différentes de celles qui avaient toujours été dites et faites jusqu’alors, ses électeurs sentaient que les temps nouveaux requéraient, en effet, d’autres directives, d’autres méthodes, d’autres façons de gouverner qui pussent s’adapter au degré de civilisation auquel le monde en était rendu.

Puis, dans une autre belle envolée d’éloquence, il terminait tous ses discours par ce plaidoyer, dont voici la substance :

Mesdames, Messieurs,

Mes adversaires, incapables d’argumenter contre mon programme, de me suivre dans les régions aérées de la saine politique, ont cru bon de s’attaquer à ma propre personne. Ils ont porté et colporté contre moi des accusations, des calomnies qui sont loin, je le vois, de les grandir dans votre estime. Leur geste infâme atteste qu’ils pressentent une défaite, montre bien qu’ils aperçoivent avec horreur la grande fissure qui lézarde l’un des pans de l’édifice sacré qui s’écroulera avec eux, au jour du scrutin, je vous le promets.

Ils m’accusent de quatre crimes. Si vous me le permettez, je vous prouverai en quelques mots mon entière innocence. On a répété partout avec insistance, comme si cette stupide trouvaille pouvait les servir beaucoup : « C’est M. Clément qui est derrière Jules LeBrun. Vu que le vieux capitaine a conservé une terrible rancune contre le parti au pouvoir, il espère que le jeune avocat, s’il est élu, renversera le gouvernement un jour, pour le venger, ce mécréant. »

À cette sottise, je réponds : M. Clément n’est ni derrière moi ni devant moi. Il est simplement avec moi, comme vous tous. Et comme vous tous, il m’appuie pour deux raisons : il approuve la politique que je préconise, et il approuve l’homme qui l’incarne, abstraction faite de mes amitiés pour sa petite-fille. Quelle rancune, je vous le demande, quelle rancune peut-il entretenir contre le gouvernement actuel ? Je vous affirme que personne ne pourrait prouver qu’il ait sollicité un service quelconque, en conséquence qu’il ait pu avoir été éconduit. Sa glorieuse situation de brave capitaine au long cours lui a toujours amplement suffi. Il n’a jamais quémandé de faveurs.

Tout à l’heure, j’ai mentionné sa petite-fille, Mlle Françoise, que tous les honnêtes gens connaissent. À elle aussi, on veut faire jouer un rôle contre mes intérêts et les vôtres. D’elle, on dit entre haut et bas : « Elle est hautaine, orgueilleuse, aristocrate. Elle n’aime pas les ouvriers et les cultivateurs. Comme elle deviendra sa femme, elle finira bien par lui faire partager ses mauvais sentiments. » Messieurs, je suis en mesure d’affirmer que Mlle Clément possède à un haut degré les qualités contraires. Si je ne trouvais pas si futile, si déraisonnable cette deuxième accusation, et surtout, si je ne considérais pas comme dérisoire le fait de faire partager à ma fiancée les responsabilités que j’assume seul, je réfuterais ce mensonge avec des témoignages écrits émanant de ses anciennes maîtresses de classe, de ses nombreuses amies et de moi-même, témoignages qui vous feraient voir son humilité, sa grandeur d’âme, la valeur de son idéal et sa profonde affection pour tous les déshérités de la vie.

En abordant la troisième accusation, j’éprouve un certain scrupule. De maison en maison, on propage cette autre calomnie : « LeBrun se porte candidat indépendant dans le but d’écraser le parti de M. Boisclair. Et pourquoi le jeter par terre, le parti de celui-ci ? Par vengeance. Quelle vengeance ? Parce qu’ayant demandé la main de Mlle Élise, il a essuyé un refus de cette dernière. C’est alors qu’il a juré de commettre le crime de briguer vos suffrages. »

En pareil cas, un homme bien élevé garde un silence absolu, car ici paraît à la barre une personne digne de tous respects. Sur la femme, un gentilhomme ne lève pas la main. Il ne la frappe jamais, même avec une fleur. Du reste, je sais que Mlle Boisclair et son père n’ont pas donné naissance à ce canard malingre qui a surgi à la dernière minute en nos parages. S’ils aperçoivent ce volatile, ils l’abattront assurément.

La quatrième accusation est beaucoup plus grave que les autres. Elle s’attaque à ma réputation, à mon honneur. Elle me chagrine vraiment. Quand on s’est efforcé de mener une vie intègre, il est triste, en effet, d’apprendre, de savoir que tous ont appris qu’on a vécu dans le désordre, qu’on n’est pas l’homme honnête qu’on se croyait !

Pour me justifier auprès de vous, si vous avez cru mes adversaires, je ne peux pas faire autre chose d’abord que de nier de toute mon âme. Ensuite, je demande à mes détracteurs de vous dire où, quand ils m’ont vu suivre une autre voie que le droit chemin… Vos applaudissements m’avertissent qu’il m’est inutile de chercher à les confondre. Je vous en remercie du fond du cœur. Mais pour ma propre satisfaction, permettez que je prenne un engagement conditionnel vis-à-vis de mes accusateurs. S’ils peuvent, en cette dernière semaine de lutte, produire une preuve irréfutable d’une seule minute d’inconduite de ma part depuis que j’ai l’âge de raison, je promets de quitter l’arène et de laisser élire par acclamation leur candidat. Un coupable fait-il à ses accusateurs une semblable proposition au moment précis où commence à lui sourire la plus souhaitée des victoires ?

Partout où ce vibrant plaidoyer fut fait, une longue et bruyante ovation suivait toujours. Le peuple-jury lui criait avec son âme invariablement : « Non coupable ». Et le peuple-juge prononçait dans le délire son acquittement.

La veille du jour solennel du scrutin, il était minuit lorsqu’il finit de parler à ses électeurs pour la dernière fois. Il se sentait la conscience en paix. Le succès de sa justification avait enlevé de son cœur un poids écrasant. Mais ses efforts oratoires l’avaient un peu épuisé. Comme il se trouvait à Saint-Étienne, ce soir-là, ses bons amis l’amenèrent coucher chez le docteur Fraser, qui le soigna de son mieux. Une fois bien endormi dans le lit qu’on lui avait préparé, il rêva que des milliers de bulletins de vote, tels des confettis qui fleurissent des nouveaux mariés, neigeaient mollement sur lui, pendant que des ovations lointaines chantaient son éclatante victoire.