Veuvage blanc/01

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Éditions de la Mode Nationale (p. 5-16).

VEUVAGE BLANC


CHAPITRE PREMIER


En ce logis dévasté par la douleur, l’orpheline est seule. Son corps souple et frêle, qu’affine encore la mince étoffe noire, s’affaisse sous le poids d’une peine trop lourde. Elle demeure inerte, la pensée éteinte. Meurtris par les deux nuits de veillée funèbre, brûlés par tant de pleurs répandus, ses grands yeux de pervenche errent sans regard à travers la pièce sombre déjà, où flotte cet on ne sait quoi de lugubre qui est comme l’odeur de la mort.

Dans ce salon luxueux, de froide élégance Louis XVI, l’ombre va s’épaississant. Du dehors ne pénètrent plus que faiblement les blêmes lueurs d’un déclin de journée grise et mouillée. La jeune fille en deuil ne songe point à donner la lumière. Ce n’est pas les domestiques qui y penseront. Au fond de leur office ils tiennent grand conciliabule. Dans l’évidente débâcle leurs gages en retard seront-ils payés ?

L’orpheline a l’intuition de ce qui se passe dans ces basses cervelles et n’ose plus donner d’ordres. À cinq heures cependant, par le jeu automatique du service, on lui a apporté le thé, la femme de chambre a même insisté pour qu’elle goûtât.

— Il faut bien que mademoiselle se soutienne. Voilà deux jours qu’elle ne prend rien. Elle finira par tomber malade.

C’est d’un timide merci que la jeune maîtresse a accueilli l’attention. Le plateau est encore là, sur la table de laque ; le samovar s’est éteint, la théière s’est refroidie. Et l’orpheline est seule. Quelques amies, à la vérité, l’ont entourée depuis le tragique événement, ce matin l’ont soutenue sur ce chemin de croix de l’église, du cimetière, l’ont ramenée chez elle quand tout fut consommé. Elles l’ont assurée de leur sympathie, lui ont fait des offres de service. Puis elles sont retournées à leurs affaires, à leurs plaisirs. Elle est seule, anéantie, abîmée dans son chagrin, plus cruel cent fois que celui habituellement causé par la mort d’un père.

Une sonnerie électrique la fait tressaillir. Le cousin Sigebert sans doute qui rentre. N’ouvre-t-on donc point, et faut-il qu’elle y aille ? Mais si : voilà qu’on parle dans l’antichambre. C’est bien la grosse voix enrouée du notaire qui répond à celle, respectueusement étouffée, de Joseph. Retombée sur le siège où, depuis plusieurs heures, elle demeure comme paralysée dans son accablement, elle n’entend pas le colloque et les brusques répliques de son cousin aux insinuations obséquieuses et sournoises du valet de chambre.

— Mais oui, mais oui, ne vous inquiétez point… Vous êtes créanciers privilégiés… Si mademoiselle restera ici ?… Non pas, dites à la femme de chambre de préparer ses malles… Je l’emmène chez moi. Dans quelques jours je reviendrai. Pour le moment vous êtes gardien des scellés. Tenez-vous tranquille et prenez soin de tout.

Aussitôt que Me  Sigebert est entré dans le salon, suivi du domestique qui tourno les commutateurs, la jeune fille se dresse, angoissée. Lorsque, repris de zèle pour le service depuis qu’il se sait investi d’un privilège, Joseph a baissé les stores de soie claire, remis en ordre quelques meubles, qu’il est sorti enfin, empor­tant le plateau, Me  Sigebert s’éclaircit la voix.

— Eh bien ! ma pauvre petite Louise, vous sentez-vous un peu mieux ? Vous avez pris votre thé, je vois… C’est bien. Il faut réagir, ne pas laisser vos forces s’abattre…

Par une habitude machinale d’hospitalité :

— Vous en voulez peut-être ? balbutie-t-elle, sachant à peine ce qu’elle dit… Je vais sonner…

— Non, non, merci, je n’ai besoin de rien. Ne vous occupez pas de moi.

Elle n’y pense déjà plus. Prenant la main du notaire, qui s’est assis auprès d’elle, sur le canapé, d’une voix étranglée par les larmes qu’héroïquement elle refoule :

— Oh ! mon cousin, dites-moi bien toute la vérité, je veux savoir…

— La vérité !… Hélas ! ma pauvre enfant, c’est une pénible mission que la mienne. Ce que j’ai appris au cours de mes hâtives démarches ne confirme que trop les apparences premières. Il est malaisé de mesurer dès aujourd’hui avec exactitude la profondeur du désastre. Un fait brutal toutefois, un fait douloureux d’ores et déjà est établi…

L’émotion du notaire se trouvant en conflit avec l’usuelle solennité de son langage, un embarras d’élocution en résulte qui l’oblige à reprendre haleine avec grand renfort de coups de mouchoir sur les tempes. Du geste familier à l’homme habituellement congestionné, il passe l’index entre son ample faux col et le gros cou replet ; puis, rafraîchi, il continue :

— Votre père avait pris de fortes positions dans la campagne de hausse de ce grand spéculateur dont la retentissante déconfiture vient de provoquer le krach du marché des sucres. Tellement que ses capitaux, jusqu’au dernier sou, seront loin de suffire à ses enga­gements, en sorte que…

Arrachée maintenant à sa torpeur, vivement Louise l’interrompit :

— Oh ! mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Depuis… depuis l’affreux malheur, j’ai bien compris que c’est la ruine et je ne m’en suis pas beaucoup affligée. Ce qui me déchire, voyez-vous, plus encore même que la douleur de l’avoir perdu, c’est qu’il m’ait quittée ainsi, volontairement… c’est qu’il n’ait pas pensé à moi, au chagrin qu’il me cau­serait… c’est qu’il m’ait abandonnée, qu’il m’ait laissée seule au monde. Il m’aimait bien pourtant et il savait bien que je l’aimais. Et ce serait par crainte de vivre pauvre qu’il s’est… qu’il a fait cette horrible chose ? Mais, mon cousin, j’aurais travaillé auprès de lui… et puis je l’aurais consolé. L’argent, mon Dieu, ce n’est pas tout dans la vie… Et parce qu’il n’en avait plus, il m’a abandonnée… il m’a quittée volontairement…

Ses dernières paroles se brisèrent dans un sanglot, secouant le corps menu depuis la nuque jusqu’aux talons. La large face colorée de Me  Sigebert tourna au pourpre. Du mouchoir dont énergiquement tout à l’heure il s’épongeait, avec bruit il se moucha.

— Volontairement, répéta-t-il… à savoir. Il est tristement vrai que votre pauvre père s’est donné la mort. Mais était-ce bien un acte prémédité ? Violemment il toussa. Et elle, un rayon passant dans ses prunelles voilées de pleurs :

— Vous pensez, mon cousin ?… Vous pensez que ce serait dans une minute d’égarement ?… Oh ! c’est mal à dire, mais j’y trouverais une consolation. Derechef, le notaire chassa son enrouement.

— Mais c’est évident, c’est certain. Voyons, ma chère enfant, pouvez-vous admettre que votre père, qui Vous chérissait, eût froidement envisagé la perspective de vous laisser seule au monde en effet, avec cette aggravation que vous vous trouveriez dénuée de ressources ? Non, non, ma chère petite cousine, un homme de cœur, quand il a charge d’âme, ne se tue pas parce qu’il est ruiné.

Son accablement secoué à présent, avec l’ardeur désespérée du naufragé se cramponnant à une épave :

— Et puis, s’écria-t-elle, lorsque à l’heure habituelle il est parti pour son bureau, s’il avait eu dans l’esprit… cette chose…

Les pauvres lèvres tremblantes se refusaient à articuler le mot rempli d’horreur.

— S’il l’avait eue, ne m’aurait-il pas embrassée de certaine manière ? Et moi j’aurais deviné… un pressentiment m’aurait avertie… Et je l’aurais retenu, je me serais attachée à ses pas… Ah ! mon Dieu, si j’avais fait cela, mon pauvre cher père vivrait encore. Au milieu des larmes qui recommençaient à couler, elle gémit douloureusement.

— Allons, allons, gronda Me  Sigebert, paternel, voilà que ce serait votre faute, à présent !… Cela n’a pas le sens commun. Vous disiez bien tout à l’heure : votre cœur n’aurait pu s’y tromper. L’orpheline ne demandait qu’à être convaincue.

— N’est-ce pas ? Et même… j’y ai tant et tant songé depuis ces deux jours, j’ai tant essayé de me rappeler ses moindres mots, ses moindres jeux de physionomie… même je jurerais que, ce matin-là, il était plus calme. Car il faut vous dire, ces jours derniers, j’avais bien remarqué qu’il était inquiet, un peu sombre. Je savais par les journaux la débâcle des sucres. Quoique jamais il ne me parlât de ses affaires, j’avais cru, voyant son souci, pouvoir lui en toucher un mot. Il m’avait répondu que c’était une crise passagère, une alerte assez chaude, mais dont on reviendrait. Mais ce matin-là, mon cousin, ce matin-là, oh ! oui, j’en suis bien sûre, à présent, il m’avait paru presque gai. Très pressé seulement… Il s’en allait vite, vite… à peine l’avais-je entrevu. Je l’ai accompagné jusque sur la porte, et de l’escalier encore il m’a souri si gentiment. On n’est point ainsi, n’est-ce pas, quand on part pour… pour mourir ? Tandis qu’elle parlait, Me Sigebert avait récupéré quelque assurance.

— Parbleu ! approuva-t-il… Tenez, ma chère petite, voici comme je vois les choses. D’après ce que j’ai ouï raconter tantôt, la veille de votre malheur le désastre en effet semblait devoir être conjuré. Il y aurait eu de grosses pertes, des liquidations onéreuses, mais enfin, tant bien que mal, on s’en tirait. Des arbitrages intervenaient, un consortium de grandes banques… que vous dirai-je ?… Ce serait difficile à vous expliquer et d’ailleurs oiseux. Donc, le matin, il est parti plein d’espoir. Puis, à son bureau, il aura trouvé des télégrammes, le téléphone aura parlé… il aura appris que l’accord ne se faisait pas, que le marché s’effondrait. Et alors, il aura perdu la tête… « Peut-être aussi aura-t-il craint… quoique sans fondement, à coup sûr… que vînt à être mise en cause son honorabilité…

L’orpheline eut un sursaut.

— Oh ! mon cousin…

— Mais puisque je vous dis que non… Appréhensions imaginaires… Je me suis discrètement informé… Il n’a péché que par imprudence… Peut-être même est-ce malchance seulement. Une conscience scrupuleuse cependant est prompte à s’alarmer. Il était trop honnête homme pour faire un bon spéculateur.

— C’est bien ce que ma pauvre maman lui disait quand il a voulu quitter l’armée.

— Voilà précisément ce qui l’aura perdu. Il n’avait pas le front d’airain de Plutus.

Avec son équilibre à peu près recouvré, les expressions pompeuses revenaient sur les lèvres de Me  Sigebert.

— Bref, un vertige l’aura pris. C’est si vite fait… Remarque naïve qui provoqua chez Louise un tressaillement de doute et d’angoisse.

— Mais comment, demanda-t-elle, avait-il donc son revolver sous la main, là, à son bureau où jamais il n’allait le soir ?

— Eh ! que sait-on ?… Tous nous en avons un qui traîne dans quelque tiroir. Et lui qui avait été militaire…

Sentant son explication boiteuse, il s’en évada par un chemin de traverse.

— Ah ! quel malheur que je ne sois pas arrivé rue Réaumur une heure plus tôt. Je m’y suis rendu pourtant dès la descente du train… Je veux dire que… Sans le vouloir, la jeune fille vint à son secours en l’interrompant.

— Une bien étrange coïncidence aussi, mon cousin. Car nous avions si rarement le plaisir de vous voir… Papa parlait quelquefois… souvent de vous avec affection… Mais enfin… il était si absorbé par ses occupations…

Bonhomme, le notaire compléta la pensée qui hésitait à se faire jour.

— Puis le cousin Fresnaye et moi, nous avions bifurqué. Entre un tabellion de village et un financier parisien, il n’y a guère de points de contact. Tout de même, la famille est la famille. On se perd de vue, mais le lien du sang est toujours là qui se resserre dans les conjonctures graves.

— Vous me le prouvez bien, mon cher et bon cousin. Sans votre dévouement, que serais-je devenue ?

Elle lui serrait éperdument les mains.

— Je vous en prie, ne parlons pas de cela. C’est tellement naturel…

— Et c’est Dieu vraiment qui vous a envoyé.

Un nouvel afflux de sang empourpra les grosses joues rasées entre les favoris gris. Et un instant une quinte de toux l’étrangla.

— Voilà comme c’est arrivé. Un de mes clients, qui a un gros paquet des raffineries de Thessalie, très atteintes par la crise, vient me demander si je pourrais lui procurer des renseignements. À qui m’adres­ser mieux qu’au cousin Amédée ? Je prends donc l’express du matin et au débotté je me rends à son bureau, afin de pouvoir télégraphier à mon client avant la Bourse. Comme les choses s’arrangent singulièrement dans la vie !…

L’orpheline se taisait. Lasse de parler, elle retombait dans l’atonie. Le notaire en profita pour poursuivre son avantage.

— Au surplus, ma chère petite, que sert de ruminer ces tristes choses ? Une autorité compétente entre toutes a tranché le doute si cruel qui vous obsède. S’il y avait si peu que ce soit présomption que l’acte déplorable de mon pauvre cousin a été accompli de propos délibéré, est-ce que votre paroisse lui eût accordé les prières que l’Église refuse aux félons de soi-même ?

Louise redressa vivement la tête penchée sur sa poitrine. L’argument la frappait.

— Si, ce que vous avez approuvé, j’ai décidé avec le curé de Saint-Philippe que les obsèques seraient célébrées sans apparat, c’est que, vu les circonstances douloureuses du décès, cela nous a paru plus convenable. Mais dés qu’il était acquis qu’un mouvement de délire avait armé le bras du défunt, le péché n’existait plus. Ainsi en a jugé un prêtre éclairé et d’esprit vraiment chrétien. Pouvons-nous mieux faire que penser comme lui ?

D’une voix basse, étouffée dans un profond soupir :

— Merci, mon cousin, répondit-elle… C’est un poids bien lourd dont vous me déchargez le cœur.

Me  Sigebert aussi soupira, mais du soulagement d’avoir doublé un cap périlleux. Tout cependant n’était pas dit encore.

— Au seuil des plus cruelles douleurs, proféra le notaire avec solennité, l’obligation s’impose… et peut-être est-ce un bienfait après tout, en arrachant les affligés à la prostration qui les accable… l’obligation, dis-je, s’impose d’envisager certaines questions d’ordre positif et de toute urgence, hélas ! presque avant que soit refroidie la dépouille mortelle de l’être aimé. C’est pourquoi, ma pauvre enfant, le douloureux devoir m’incombe…

D’une voix qui tremblait, mais dans laquelle se sentait, profondément touchante, une détermination de fermeté, Louise l’interrompit.

— Je pressens, mon cousin, le sujet que vous allez aborder. D’après ce que je sais déjà, mon père ne laisse que des dettes.

— Le mot n’est pas tout à fait exact. En langage financier, cela s’appelle des découverts.

— Peu importe le mot… et sans doute aussi la somme, puisque je me trouve dans l’impossibilité de désintéresser ceux à qui il doit.

— Aussi est-il expédient que vous renonciez à la succession. C’est l’unique moyen pour vous de sauver ce que vous pouvez tenir de votre mère. Vous êtes majeure depuis deux ans, si je ne m’abuse. Votre père vous avait-il rendu ses comptes de tutelle ?

— Jamais il n’a été question de rien de pareil entre nous. Il me donnait de l’argent très libéralement, bien au delà de mes modestes besoins de jeune fille. Je ne sais rien de ce qui m’appartenait en propre. Je n’y songeais guère.

Tout à fait offusqué dans sa mentalité d’officier ministériel par tant de légèreté, Me  Sigebert fronça le sourcil.

— Il pensait apparemment faire mieux fructifier votre petite fortune en la mettant dans ses affaires. Les spéculateurs ignorent toute prévoyance…

Retenant sur ses lèvres les paroles de blâme qui allaient en sortir :

— Tout porte donc à croire, reprit-il, que cela a été englouti également. On parle d’un déficit de près de deux millions. Je vous demanderai une procuration et je verrai à débrouiller cela. Il me paraît sage, cependant, de nous attendre au pire.

— Je m’y attends, mon cousin.

Par ces paroles si simplement dites, la frêle et pâle figure se trouvait grandie de toute la hauteur de l’héroïsme. Sous son épaisse carapace, le notaire en fut tout remué.

— Pauvre chère enfant, murmura-t-il en lui pressant la main…

Après une pause :

— Tout ce qui est ici, reprit Louise avec effort… tout, n’est-ce pas, appartient aux créanciers ?

— La saisie est inévitable…

La vaillante petite âme se sentit défaillir. Toute raisonnable et sérieuse que fût cette jeune fille, la perte de sa fortune, cela ne lui représentait rien encore d’immédiat, de tangible. Mais la séparation brutale d’avec ces objets familiers faisant pour ainsi dire partie d’elle-même, portant l’empreinte toute chaude du cher mort de la veille… cela lui tordait le cœur.

— Je voudrais, dit-elle dans un souffle… Je voudrais m’en aller avant qu’on vienne.

— J’y ai déjà pensé, mon enfant. Vous avez le droit, cela s’entend, d’emporter tous vos effets personnels, vos hardes, vos bijoux. J’ai pris sur moi tout à l’heure de donner des ordres à votre femme de chambre. Il me faut retourner à Bruyères, où les affaires de mon étude sont en souffrance. Je vous emmène, avec votre permission.

Prononcés d’un ton de véritable bonté, ces mots néanmoins rendaient immédiatement sensible à l’orpheline son désemparement, sa brusque chute dans le gouffre d’un obscur inconnu. Et des larmes lui montèrent aux yeux, en même temps qu’elle balbutiait de vagues expressions de gratitude.

— Par exemple ! protesta Me  Sigebert par une locution bien champenoise… Quoi de plus naturel : Ne sommes-nous pas vos seuls parents ? Et très proches, après tout. Le père du vôtre était cousin germain du mien. Vous êtes, en y songeant, quelque chose comme une petite-nièce à la mode de Bretagne. Du côté de votre mère, vous n’avez personne, je crois ?

— Elle était fille unique. Quelques cousins lui restent, mais à la Réunion, d’où elle était originaire, comme vous savez. Et c’est à peine si elle les connaissait, étant venue en France toute jeune avec mon grand-père, commissaire de la marine, qui s’était marié là-bas.

— Eh bien ! tant mieux, s’exclama rondement le notaire. Ainsi le privilège nous appartient-il sans conteste de vous donner place à nôtre modeste foyer. Ma femme et mes filles feront de leur mieux pour vous entourer de sympathie, d’affection. Ce n’est chez nous qu’un gros bourg tout rustique. Mais vous ne vous y déplairez pas trop, j’espère.

— Oh ! mon cousin, je me plairai auprès de vous, parce que vous êtes très bon. Et mes cousines aussi seront bonnes pour moi, j’en suis sûre. Je n’avais pas encore réfléchi à cela… ce coup m’a frappée si rudement… Mais où serais-je allée ?… Je dois avoir du courage… J’en aurai, je vous assure. Seulement les premiers jours, on n’a pas la force… Dans quelques semaines, si vous voulez bien me garder jusque-là…

— Quelques semaines !… Que voulez-vous dire ?

— Ne faudra-t-il donc pas que je cherche du travail ? Ce mot austère sonnait si étrangement dans la jeune bouche qui bravement le prononçait, que Me  Sigebert en fut choqué comme d’une discordance.

— Par exemple ! s’exclama-t-il, ne sachant que dire…

— Et pour cela vous m’aiderez… Vous me conseillerez. Je n’igore pas combien c’est difficile à une femme… Et moi, je ne sais rien faire… La musique, l’anglais, comme toutes les jeunes filles. Enfin, avec de la bonne volonté, on s’arrange toujours pour gagner son pain, n’est-ce pas ?

Elle s’exaltait, un peu de fièvre venait colorer ses joues pâles.

— Voyons, voyons, s’exclama le notaire, presque bourru, de quoi allez-vous donc parler ? Est-ce que les Sigebert ne sont pas là ?

Et coupant court aux paroles pour lesquelles s’entr’ouvraient les lèvres de Louise, incohérent, il reprit :

— Je vous demande un peu si c’est le moment… À chaque jour sa peine… Pour l’heure, il s’agit de quitter cette maison. Certes, ce sera un gros déchirement… Aussi, n’êtes-vous point d’avis que le plus tôt sera le plus sage ? Puisque vous êtes tellement courageuse, vous sentez-vous en état de partir dès demain ?

Oh ! si vite… À cette pensée, le pauvre cœur chavira. Suffoquée par les larmes, Louise se jeta dans des bras qui, paternellement, se refermèrent sur le menu corps vêtu de noir. Un instant, sur la large épaule, elle sanglota. Puis, s’arrachant de l’étreinte, elle s’enfuit.