Veuvage blanc/02

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Éditions de la Mode Nationale (p. 17-26).


CHAPITRE II


Louise Fresnaye fit l’effort de prendre place pour le dîner en face de son hôte. Simple formalité en ce qui la concernait, les besoins de la nature paralysés en elle par l’atroce révulsion morale. Belle fourchette et solide buveur, Me Sigebert se sentait une manière de honte de s’abandonner, devant cette pathétique figure, à son appétit aiguisé par les émotions, par les agitations de ces trois journées. La cuisinière avait tenu à honneur de soigner son menu comme d’ordinaire. Joseph avait pensé rendre hommage à la mémoire de son maître en décantant, avec son soin habituel, une bouteille de ce vieux pomard « que le pauvre monsieur aimait tant ».

Et il y avait une ironie de suprême amertume dans ce repas de grande chère servi avec élégance en un cadre somptueux — ce repas, le dernier que l’orpheline dût prendre sous le toit écroulé. Les choses ont leur vie. Tout intérieur possède un cœur qui palpite, une âme qui rayonne — l’âme et le cœur de ceux qui l’ont créé et qui l’animent, et qu’en retour il réjouit ou il console. La disparition d’un foyer n’est pas sans analogie avec la mort d’un être. Et dans quelles conditions cruellement brutales celui-ci était-il voué à la destruction… Demain, tout ce qui le constituait serait dispersé aux quatre vents des enchères publiques, emportant de-ci de-là un peu de ceux qui y avaient vécu.

Plus que le regret du luxe perdu, le sentiment de cette séparation pesait sur l’orpheline. Quant à Me Sigebert, c’est le côté positif de la situation qui l’apitoyait. Avoir joui de tant de bien-être et se trouver, du jour au lendemain, précipitée dans le dénûment… Cet homme débonnaire sentait monter en lui une véritable indignation contre le père dont l’imprudence a causé un tel désastre et assez lâche ensuite pour se soustraire à ses responsabilités.

Le triste repas fini, Louise demande à son cousin la permission de se retirer. Pour être prête à partir, elle a tant à faire…

Rentré dans la chambre où, hâtivement, un lit lui avait été dressé l’avant-veille, il tire de la poche intérieure de sa redingote deux papiers qu’il étale sur la table.


« Sigebert, notaire, Bruyères-sous-Laon.

« Te prie instamment prendre demain matin express 8 h. 20 et venir directement à mon bureau, 132, rue Réaumur. Il y va des plus graves intérêts. Compte absolument sur ton affection et dévouement. Prière répondre par dépêche. Amitiés.

« Fresnaye. »


Me Sigebert avait été passablement intrigué. Y avait-il quelque corrélation entre la requête de son cousin et la crise financière dont les journaux donnaient le détail assez alarmant ? En pareille conjoncture, c’est à de gros capitalistes qu’on a recours et le notaire de campagne n’en possédait point dans sa clientèle d’assez considérables… Mais peut-être Amédée voulait-il le consulter sur quelque point de jurisprudence ? Cela le flatta, car il se piquait de compétence en la matière au delà de l’ordinaire de son état.

De la gare du Nord à la Bourse, la distance n’est pas longue. Avant onze heures il entrait dans la loge de la rue Réaumur et demandait les bureaux de M. Fresnaye.

M. Fresnaye ? Ah ! mon Dieu ! monsieur, vous ne savez donc pas le malheur ?

Cette figure renversée, ces bras tragiquement levés au ciel… Une sueur froide passa dans le dos du notaire.

— Le malheur ? Quel malheur ?

La concierge le dévisage d’un air sévère, comme pour lui reprocher d’être mal instruit de l’événement du quartier. Puis, sur ce ton apitoyé et important à la fois des subalternes se jugeant grandis d’être témoins d’un drame.

M. Fresnaye vient de se brûler la cervelle.

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…

Ses jambes tout d’un coup molles se dérobant sous le corps pesant, il dut s’accrocher à la porte.

— Oui, monsieur. Il y a une demi-heure peut-être… juste comme le facteur passait pour la seconde distribution : ça fait sur les dix et quart… un des employés est descendu quatre à quatre. Ils avaient entendu les détonations et étaient entrés dans son cabinet, où ils l’ont trouvé étendu sur le tapis, avec un trou dans la tête, le pauvre monsieur. Nous sommes montés bien vite, nous deux mon mari… Ah ! monsieur, c’était une chose de voir ça… Un médecin est venu tout de suite, mais c’était bien fini. Si monsieur veut monter ?… Le commissaire de police est là-haut, pour les constatations.

Le notaire continuait à bégayer machinalement :

— Ah ! mon Dieu, mon Dieu !…

Redevenu tout pâle après l’afflux du sang qui d’abord l’avait empourpré :

— Je suis son parent, reprit-il… J’avais reçu un télégramme…

— Alors bien sûr que c’est pour vous la lettre ? Parce qu’en arrivant ce matin, M. Fresnaye l’a remise et a recommandé qu’on la donne à un monsieur qui viendrait le demander vers les onze heures… Monsieur Sigebert ?

Cette lettre qu’à peine avait-il ouverte et parcourue auprès du cadavre, puis lue ensuite avec soin, à présent il la relit encore :


« Mon cher Alcide,

« Bien que les circonstances nous aient éloignés l’un de l’autre, je n’ai pas oublié — et toi non plus, j’en suis certain — nos affectueuses relations d’enfance et de jeunesse. Dans les affaires on est très occupé, préoccupé plus encore. Tellement qu’en souffre même l’intimité du foyer. Mais ne pas voir ses parents aussi souvent qu’on le voudrait ne signifie point qu’on soit détaché d’eux, et c’est en toute confiance qu’à l’heure suprême où je me trouve, je viens à toi comme à mon meilleur, à mon plus sûr ami.

« Tu auras vu peut-être mon nom mentionné parmi ceux des grosses maisons de courtage le plus gravement atteintes par le krach des sucres. Pour une fois, la presse sera demeurée en deçà de la vérité. C’est le désastre complet. Non seulement le capital que j’avais acquis par mes spéculations antérieures est fondu comme neige au soleil, mais je suis engagé pour des sommes considérables, sans pouvoir faire honneur à ma signature.

« La faillite, quand elle n’est entachée d’aucune manœuvre frauduleuse — car je ne crois pas que rien puisse être relevé contre moi — ce n’est pas le déshonneur. Bien d’autres ont passé par là, qui, fort sagement et courageusement, ont repris le travail sur de nouvelles bases. Mais en déposant l’uniforme, sans doute n’ai-je pas dépouillé la mentalité militaire. Que demain doive être arraché de ma boutonnière ce ruban rouge conquis au feu, cela équivaut pour moi quasiment à la dégradation.

« Pourquoi alors m’être mis dans les affaires ? Question oiseuse à poser aujourd’hui. J’aimais l’argent. Je souffrais de n’en point avoir assez. J’aspirais à la grande vie, je voulais la donner aux miens. Si ma femme avait vécu, peut-être aurais-je résisté à l’entraînement, car elle me retenait de tout son pouvoir sur la pente périlleuse. Peut-être aussi aurais-je cédé quand même. Le vertige de l’or m’avait pris. Il m’a emporté et, comme tant d’autres, aujourd’hui il me tue.

« Car je vais mourir. Ce que tu diras en lisant ces mots, je l’entends. Tu considéreras qu’il est criminel d’abandonner ma fille sans ressources. Pauvre chère petite, je la chéris pourtant. Au moment où je poserai sur ma tempe le canon de mon revolver — mon ancien revolver d’ordonnance — c’est son nom qui sera sur mes lèvres, c’est son image dont se rempliront mes yeux avant que de se fermer à jamais. Et c’est pour elle cependant qu’il faut que je meure. Tu me comprendras, Alcide, quand je t’aurai dit que je suis la proie d’une affection nerveuse des plus graves et sans remède. Un seul espoir me restait d’en atténuer l’acuité : me retirer des affaires, abolir de ma vie cet élément permanent de surexcitation, de tension nerveuse, d’autant plus épuisant que le spéculateur doit se couvrir d’un masque imperturbable. Aussi en avais-je pris la résolution. De bonne foi je m’étais fixé comme terme la liquidation de cette campagne de hausse conduite par un grand financier invariablement heureux et que si souvent j’avais suivi au succès. Le destin en a disposé autrement : c’est la baisse qui est venue, une baisse injustifiée, extravagante, et pour moi l’effondrement total.

« Dès lors je suis condamné. Le repos m’aurait permis de vivre et le repos ne m’est plus permis. Le travail ne m’est pas possible davantage. À cause de Louise, j’aurais accepté la déchéance. Mais ce cruel revers a brisé en moi tout ressort. Je ne serais plus désormais qu’un névropathe non seulement inapte à remplir mes devoirs de chef de famille, mais constituant pour ma fille une lourde charge morale autant que matérielle. Je sais ce que c’est, vois-tu… J’ai vu souffrir ma mère. Et je sais ce que ceux atteints de cet horrible mal font souffrir leurs proches autant qu’ils souffrent eux-mêmes. Ce martyre-là, je ne veux pas l’infliger à Louise.

« Et au surplus, de quoi vivrions-nous ? Impuissante à gagner son pain, la pauvre enfant, faudrait-il par surcroît que je lui doive le mien ? Et comment le gagnerait-elle ? En me dérobant par la mort aux privations, aux humiliations de la pauvreté, aussi à des souffrances qui deviendraient intolérables, j’encours le reproche d’égoïsme, de lâcheté. Mais en même temps je rends à ma fille cette pauvreté moins lourde, je brise la chaîne du boulet qu’elle aurait à traîner derrière elle. Quelques épreuves que la vie lui réserve, elle sera moins malheureuse sans moi qu’avec moi.

« Mais voilà bien des phrasés pour mourir. Passons aux dispositions pratiques.

« Fort de l’assurance que tu m’en as donnée par ton télégramme, je compte sur ton arrivée rue Réaumur, vers dix heures trois quarts. J’aurai l’œil sur ma montre, de façon que ce qui doit être fait ne le soit ni trop tard ni trop tôt. Pardonne-moi, mon bon Alcide, l’ennui et l’embarras que je te donne. Le plus dur pour toi sera d’annoncer à Louise la nouvelle… Mais tu n’aurais pas voulu qu’elle la tînt de quelque subalterne ou indifférent. Pauvre enfant !… La pensée de son chagrin me déchire le cœur.

« Le coup que tu auras à lui portor, je ne te dis pas d’essayer de l’adoucir… c’est un mot qui ne répond à rien. Je souhaiterais néanmoins que lui fût dissimulée la vérité complète — celle que tu es seul à savoir. La réalité du suicide, elle ne peut l’ignorer. Mais tu pourrais lui faire croire à un accès de dérangement cérébral, la version d’usage en telle occurence. Car je voudrais qu’elle respectât la mémoire de son père, et, malgré les circonstances atténuantes que j’invoque, serait-ce possible si elle apprenait que je me suis donné la mort dans la plénitude de mon sang-froid et de ma raison ?

« Tu voudras bien ensuite vaquer à ces lugubres soins qui sont le cortège de la mort.

« Sous ce pli cacheté tu trouveras cinq billets de mille francs — tout ce qu’il me reste de liquide. Je ne fais pas grand tort à mes créanciers en les soustrayant à leurs revendications pour te permettre de subvenir aux dépenses indispensables et premières. Car même mourir, cela coûte de l’argent, puisqu’il faut être enterré. Quant à l’arrangement de mes affaires, ce sera fort simple, hélas ! Je meurs insolvable et c’est terminé. Tu n’auras qu’à protéger dans la mesure du possible ma pauvre petite fille contre la meute hurlante qui va se ruer sur les miettes demeurant derrière mon cercueil. À cet égard, mieux que moi tu sais ce qu’il convient de faire.

« Je compte aussi que tu auras la bonté de lui donner un asile temporaire, puis dans l’avenir, pour elle si sombre, à l’assister de tout ton pouvoir. Là-dessus je n’ai rien à te dire de précis. C’est le douloureux aléa, c’est le fer rouge me mettant au cœur une plaie plus cruelle que celle dont tout à l’heure je vais avoir la tête trouée. Tu es père, Alcide. Ce que tu feras pour mon enfant, ce sera en pensant aux tiens et c’est dans les tiens que Dieu te le revaudra.

« Adieu, mon cher Alcide, mon vieux camarade des bons jours. Adieu et merci. Merci à toi, merci à ma cousine Léonie de qui je baise les mains en la priant d’être de moitié dans la bonne action pour laquelle puissent tous les bonheurs vous récompenser, vous et les vôtres.

« Amédée Fresnaye. »
C’est avec ces aveux en poche que Me Sigebert

avait plaidé auprès du curé de Saint-Philippe-du-Roule l’irresponsabilité du suicidé…

Pensif, il replie méticuleusement la lettre, qu’il insère dans son portefeuille, et soupire :

— Le malheureux garçon !… Il y a de la vérité là-dedans, et à tout prendre il n’est pas sans excuse. Seulement c’est cette pauvre petite… Tout ça, dirait Léonie, c’est bien malheureux.

Ce rappel d’une locution familière à la philosophie assez courte de Mme Sigebert pour synthétiser toutes les vicissitudes humaines, depuis un rôti brûlé jusqu’à une catastrophe mondiale, ramène l’esprit du notaire vers des objets positifs et domestiques. Dans quelle chambre installera-t-on l’orpheline ? La maison est grande, mais nombreuse la famille. Enfin, on se serrera. Puis les affaires de son étude lui reviennent en tête. Cependant il est las. Ses idées se brouillent. Il se couche et bientôt sa respiration sonore marque que le repos est venu de tant d’émotions et de fatigues.

À l’extrémité opposée de l’appartement, en une fraîche chambre laquée crème et pékin pompadour, toute la nuit, Louise s’efforce de dormir. Cela fait partie de sa résolution de courage, car elle n’a pas le droit de tomber malade. Hors d’état néanmoins de vaquer à aucuns soins pratiques, elle s’en est remise sur la femme de chambre du nécessaire à préparer pour son départ. Stimulée par les bonnes paroles que Joseph avait rapportées à l’office, celle-ci l’a assurée que tout serait fait.

Dévêtue, étendue sur le lit, dans la pénombre de la pièce faiblement éclairée par une petite lampe, l’orpheline appelle le sommeil qui flotte autour de ce corps épuisé, l’effleurant de son aile, puis s’éloignant, puis revenant, la jetant dans de brefs assoupissements que coupent de brusques retours à la connaissance.

À chacun de ces sursauts, une plainte d’enfant malade monte aux lèvres de Louise et elle gémit :

— Mon père est mort… Il s’est tué. Il s’est tué et je suis seule au monde.

Des visions de fièvre alors passent devant ses yeux tellement brûlés de larmes qu’en est tarie la source. Tout son passé si court, d’abord paisible et doux comme un beau songe. La jolie mère souriante et languissante, précoce valétudinaire à peu près constamment étendue, auprès de qui la petite fille se tient bien sage, ainsi qu’on le lui recommande. Elle-même, enfant docile, tendre et grave, une ombre de mélancolie planant sur sa petite tête blonde. Mais chérie, choyée, heureuse. Elle admire son père dans la sévère élégance de l’uniforme à collet de velours noir, elle aime jouer avec la dragonne de l’épée, avec les franges des épaulettes d’or. À Grenoble — dont elle conserve le souvenir le plus précis — c’est sa joie et son orgueil de le voir à cheval en tête de la compagnie d’athlétiques sapeurs dont brillent au soleil les cent cinquante baïonnettes. Lorsque, passé dans l’état-major particulier de l’arme et attaché à la chefferie du génie d’Oran, il part seul pour l’Algérie, où l’état de sa femme lui interdit de le suivre, l’enfant a un gros chagrin, car elle s’imagine qu’il ne reviendra pas.

À ce souvenir évoqué, la réalité féroce se rue sur elle, et de nouveau elle gémit :

— Il est mort aujourd’hui, il est mort… Je ne le verrai plus…

Alors une période de solitude avec sa mère de plus en plus alanguie, qui souriait doucement au mal implacable dont la gravité ne lui apparaissait point.

Un jour le père était revenu, disant qu’il ne retournerait pas en Afrique, le bonheur de l’enfant gâté un peu quand elle avait appris qu’il ne porterait plus la tunique à collet de velours et les épaulettes d’or. Les de l’austère et monotone routine de ses devoirs de soldat, ayant trouvé pour ses connaissances mathématiques un emploi plus rémunérateur dans l’industrie, le capitaine Fresnaye donnait sa démission et prenait la direction technique d’une des grandes raffineries de sucre de Saint-Quentin. Dans la nouvelle demeure, auprès des hautes cheminées fumeuses et des machines grinçantes, la mort déjà un jour était entrée. Et toutes les larmes qu’avait alors versées la fillette, après dix années remontent à la gorge de celle qui aujourd’hui se trouve orpheline pour la seconde fois.

Les fantômes enfin s’enfuient et font trêve. Les yeux appesantis se ferment, les ténèbres enveloppent et bercent le cerveau malade. Quand brutalement viennent les rouvrir ces invisibles tourmenteurs, elle croit avoir dormi longtemps et ce n’a été que quelques minutes.

À mesure cependant que s’avance la nuit, hantée de ces cauchemars éveillés, plus longues et plus lourdes deviennent les périodes d’assoupissement.

Au petit jour blême enfin, le sommeil, le vrai sommeil écrasant, semblable à celui dont on ne revient pas, prend pitié d’elle et la terrasse.