Veuvage blanc/10

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Éditions de la Mode Nationale (p. 87-95).

CHAPITRE X


Le général Thierry était absorbé, soucieux, en proie même à une visible agitation. Après avoir chevauché le matin — seul à présent, parti son jeune compagnon de promenade — l’après-midi on le voyait arpenter le bois et la plaine, mâchonnant le cigare que, distrait, il laissait s’éteindre. Il devenait nerveux et cela ne lui ressemblait guère. Lui, d’une si calme fermeté dans le commandement, il se surprenait à rudoyer son ordonnance, à tracasser sans cause ses métayers.

Une fois que le général était allé à Laon, il avait eu — tout se sait en ces mornes villes où l’on a pour unique spectacle les allées et venues du prochain — un long conciliabule avec le bâtonnier, juriste réputé dans la région. Me Sigebert s’en était trouvé un peu froissé, atteint dans ses prétentions sur ce chapitre. Ou bien c’est donc que Charles faisait des cachotteries ? Il était moins exact à la table de bridge. Il s’y oubliait à couper des cartes maîtresses, à jouer la fourchette hors de propos, parfois sourd aux invites, transgressant même, lui, un stratège qui savait le prix de l’offensive, au sage principe que le percepteur — ancien lieutenant d’infanterie de marine amputé de la jambe à Bazeilles — formulait par cette facétie trop souvent répétée :

— Il existe des familles entières qui sont mortes du choléra pour n’avoir pas joué atout.

Le notaire en était tout intrigué.

— Mais qu’est-ce qu’il a donc, ce pauvre Thierry ?

À quoi sa femme répondait :

— Ses fièvres qui le tourmentent. Cela porte à la tête quelquefois. C’est vraiment bien malheureux.

Sans doute aussi se préoccupait-il de la grosse résolution à prendre, ce passage par anticipation au cadre de réserve dont il avait entretenu son vieux camarade. L’ayant sondé à ce sujet, celui-ci n’avait obtenu en réponse qu’un bref :

— Je ne suis pas encore décidé.

Certain jour — une huitaine après que Me Sigebert était revenu d’embarquer son fils au Havre — sous un prétexte mal défini, le général vint à l’étude.

Après quelques propos dont l’incohérence s’accordait mal avec son habituelle précision toute militaire de but en blanc il lui dit :

— Sais-tu, Alcide, une idée qui m’est venue ?… Est-ce qu’entre Claude et sa cousine il n’y aurait pas eu quelque fleurette ?

Le notaire en demeura tout interloqué.

— Comment l’entends-tu ?

— Comme je le dis. Serait-ce si invraisemblable ? Il est gentil, ton garçon, bien tourné, sympathique. Elle… elle est charmante. Pourquoi donc pas ?

— Mais parce que… parce que mon fils est un honnête homme. N’étant pas mariable, il n’aurait assurément point parlé d’amour à une jeune fille.

— Peut-être espère-t-il se faire rapidement une position là-bas.

— Sous ses apparences de cerveau brûlé, il possède beaucoup trop de raison pour faire état d’un aléa pareil.

— C’est que… à nos âges on l’oublie volontiers… ce polisson d’amour souvent tire à hue quand la fâcheuse raison tire à dia.

— D’accord. Mais ici c’eût été une légèreté coupable… Et tu as eu occasion d’apprécier la droiture de Claude… Tu me l’as dit toi-même : de l’or en barre.

— Je ne m’en dédis pas. Ainsi vraiment, tu n’as rien vu, rien remarqué qui soit pour donner à croire…

— Mon Dieu, les jeunes gens sont jeunes. Ce serait trop leur demander que vivre si près l’un de l’autre sans se regarder peut-être avec des yeux doux. Mais en admettant que mon fils ait éprouvé pour Louise un sentiment plus caractérisé, il aura su s’en taire, j’en mettrais ma main au feu.

— Sans doute, sans doute…

— Car enfin, reprit le notaire, si nous tenons pour incapable d’avoir troublé le cœur de sa cousine au moment même de s’éloigner pour un temps dont la durée lui est inconnue, c’est qu’alors il y aurait eu échange de paroles. Je ne suis pas partisan de ces engagement» à longue et aussi incertaine échéance… Mais eussent-ils fait semblable folie, mon fils du moins l’aurait loyalement avoué à sa mère et à moi.

— Et s’il a craint que vous le désapprouviez ? Tant que cette jeune fille se trouve sous votre toit…

— Sommes-nous donc des ogres ? Mais elle-même qui a tant de dignité, de délicatesse, est-ce qu’elle aurait accepté une situation aussi équivoque ?

Vivement le général se récria :

— Non, non, certainement non.

— Eh bien alors ?… Qu’as-tu donc, Charles, à vouloir absolument que ces enfants soient amoureux l’un de l’autre ?

— Je ne veux rien du tout, bien au contraire… C’est-à-dire, se reprit-il, que si les circonstances, les conditions matérielles l’eussent permis, leur union je crois, aurait été pour le bonheur de tous les deux. Et leur portant à tous les deux un affectueux intérêt je l’aurais souhaité de grand cœur. Mais tu as raison : c’était impossible.

Les jours qui suivirent, le général fréquenta chez les Sigebert plus assidûment que jamais. Et sans que cela parût, ayant appris à lire en elle, il étudiait attentivement Louise. Non certes : nul secret ne se dissimulait derrière ce front pur. Mais un chagrin ? Pas davantage ne le discerna-t-il. L’ombre dont était voilé le frais visage se justifiait assez par le drame d’hier, par les angoisses de demain. Plus expert à jauger la valeur des hommes, son observation ne pénétrait-elle pas assez avant dans le jardin réservé d’un cœur féminin à la fois tendre et fier ? Bah ! il allait bien savoir…

— Oui, monsieur le général, tout le monde est parti à la ville pour une noce.

Il s’en doutait parbleu bien et riait sous cape de sa petite ruse.

— Il n’y a que Mlle Fresnaye. Elle est au jardin.

— Bien, bien, Fédora, je connais le chemin… Ne vous dérangez pas, ma fille.

S’accolant à la grosse tour découronnée, un berceau de chèvrefeuille égayait le rébarbatif granit au manteau de lierre sombre. C’est là que Louise habituellement se tenait, occupée à quelque couture ou lecture. D’un pas ferme et résolu, avec dans l’allure aujourd’hui quelque chose du soldat en colonne d’assaut, tout droit le général y marcha. Elle lui sourit. Mais avant que fussent prononcées les formules d’accueil :

— Mademoiselle Louise, dit-il, voulez-vous laisser un moment votre ouvrage afin de me mieux prêter attention ?

Bien qu’il eût parle sans emphase, on ne sait quoi dans l’accent fit qu’un étonnement traversa les clairs yeux de pervenche.

Pour toute réponse elle piqua son aiguille dans la batiste du mouchoir qu’elle ourlait. Et prenant son attitude familière, le buste en avant, la tête légère­ment inclinée sur l’épaule, croisés dans son giron les doigts menus auxquels ne brillait aucune bague, elle se mit en devoir d’écouter.

— Vous le savez, reprit-il, si Dieu l’avait permis, j’aurais présentement une fille, à peu près de votre âge, et dont j’eusse souhaité qu’elle vous ressemblât. Faites-moi donc la grâce de me considérer comme si j’étais votre père… Cela me rendra plus aisée ma petite confidence. Je suis, peut-être aussi ne l’ignorez-vous point, sans aucune famille. Au soir de la vie, c’est une lourde tristesse de sentir qu’on est utile à personne en ce monde. Souvent j’avais songé à adopter un enfant… une fille en souvenir de ma petite Chris­tine. Mais voilà qui ne se rencontre guère dans les camps. Lorsque j’ai connu votre isolement, lorsque se sont révélés à moi votre mérite et votre grâce, j’ai pensé combien j’aimerais que cette fille adoptive ce fût vous.

Elle fit un mouvement pour parler. Mais du geste il l’invita à garder le silence.

— Un instant, oui, j’ai caressé ce rêve… subordonné, cela s’entend, à votre consentement. Malheureusement ma volonté ainsi que la vôtre n’y suffiraient point. Il faudrait que je pusse prouver vous avoir donné des soins pendant un certain nombre d’années. C’est absurde, c’est stupide, mais hélas ! c’est ainsi.

Vivement, avant qu’elle eût le temps de rien dire il ajouta :

— Reste donc un moyen, un seul pour vous, demander d’associer à mes cheveux gris vos blonds vingt ans.

Le général s’éclaircit la voix qui tout d’un coup se voilait.

— Ce moyen présenterait un double avantage. Pardonnez-moi d’aborder le chapitre de ces réalités que personne ne peut se donner le luxe de méconnaître. Vous qui êtes la raison même, vous le savez comme moi… Donc, je ne possède qu’un très modeste avoir ; cette petite terre de la Saulaie, que j’aime pour y être né, plus quelques économies réalisées depuis mon accession aux grades supérieurs, étant sobre dans mes goûts et n’ayant aucune charge. Mais après moi…

Derechef il chassa l’enrouement. Une faible rougeur vint aussi colorer le mâle visage basané, et c’était touchant, ces marques de timidité chez celui qui jamais n’avait baissé le front sous la mitraille.

— Après moi ma veuve jouirait d’une pension de l’État, insaisissable et incessible, de trois mille six cents francs… Pour être exact, trois mille six cent soixante-six francs et soixante-six centimes… Le budget a de ces plaisantes précisions. Pour ma veuve se trouverait ainsi doublé mon médiocre héritage, et je serais infiniment heureux qu’après ma mort cette bien petite aisance pût assurée à la fille d’un ancien compagnon d’armes, réduite par la sévérité du sort à ne compter que sur son travail.

Louise de nouveau voulut parler.

— Pas un mot, je vous en prie, dit-il doucement, avec autorité néanmoins, en lui posant la main sur le bras. Vous alliez protester de votre fierté, n’est-ce pas ? Je la connais, ma chère enfant, et je l’admire. Je connais votre vaillance, votre fermeté d’âme dans l’adversité. La société cependant n’est pas organisée pour permettre aux femmes de certaine condition de gagner leur pain. Si peu que vous connaissiez encore les laideurs de la vie, vous n’ignorez pas de quelles difficultés est hérissé le chemin d’une femme de votre âge livrée à ses seules forces. Eh bien ! par surcroît aux faibles avantages positifs que présenterait mon… ma combinaison, j’en vois un autre de nature morale : celui d’une protection toute paternelle…

Ici ce fut lui-même qui s’interrompit par une légère hésitation à formuler sa pensée :

— Vous me comprenez bien, mon enfant ?… Vous comprenez que j’ai pour unique ambition de remplacer de mon mieux celui que vous avez perdu ?

Respectant la rougeur qui était montée au visage de Louise, un instant il détourna d’elle ses yeux et très vite il continua :

— Cette protection, ainsi va le monde, vous, serait acquise par le seul fait de porter mon nom. Ce nom est honorable ; je me suis efforcé de lui donner quelque lustre. Si vous me faites l’honneur de l’accepter, c’est moi qui me tiendrai pour l’obligé, puisque j’y gagnerai une douce et gracieuse présence qui sera le soleil de ma vieillesse.

Par suite du désordre de sa pensée, Louise demeurait muette. Des larmes dont elle n’aurait su dire la nature lui montaient aux yeux.

— Deux mots encore, reprit le général. Jusqu’à présent, je n’ai exposé que les bons côtés pour vous et pour moi de… de cet arrangement. Reste à examiner les objections. D’abord le ridicule d’une union tellement disproportionnée qu’elle en prendrait même quelque chose d’odieux…

— Comment pouvez-vous dire ?…

— C’est le monde qui le dira. Mettez-vous à sa place. On me traitera de vieux fou… Cela m’est de peu. Que par ainsi vous trouviez la sécurité et la paix, et qu’importe les criailleries ? Comme le disent les Arabes : le chien aboie, la caravane passe… Sur un point toutefois seraient-elles justifiées peut-être. Ne dois-je pas me faire scrupule d’enchaîner votre jeunesse ? À cela, il est vrai, pourvoira le cours naturel des choses. J’ai des motifs de ne pas me croire destiné à une très longue vie…

— Oh ! général…

Les joues de Louise s’étaient empourprées.

— Eh quoi ?… C’est moi qui parle. Dieu fera de moi à sa volonté, mais selon toutes vraisemblances humaines, vous serez libre assez tôt pour connaître l’amour d’un mari… Chut ! chut ! fit-il avec une bonhomie douce, pas d’observations…

Se levant, il ajouta :

— Pas non plus de réponse aujourd’hui. Je ne veux point vous prendre par surprise. Réfléchissez. Consultez votre raison. Votre cœur aussi, car après tout c’est bien lui que je sollicite… un cœur filial… Pour me le donner néanmoins dans des conditions si particulières, encore faut-il que vous en soyez entièrement maîtresse. Lorsque vous aurez pris une décision, vous me la manderez.

Déjà il s’éloignait. Après quelques pas, se retournant :

— J’oubliais… Bien que je ne veuille point vous presser, force m’est de vous faire connaître ceci. Une veuve d’officier n’a droit à la pension que si elle a été mariée deux ans au moins avant la retraite de son mari. Or il ne me reste plus que deux ans et quatre mois d’activité. Vous voyez qu’il y a urgence.

Et rapidement, comme qui vient de faire un mauvais coup, il disparut au tournant de l’allée.