Veuvage blanc/09

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Éditions de la Mode Nationale (p. 80-87).

CHAPITRE IX


Souvent le général Thierry revint chez les Sigebert. S’étant fait connaître à Louise comme un ancien chef de son père, la glace aussitôt avait été rompue. Il était de ces hommes d’âge qui, aimant à regarder vivre la jeunesse, la mettent en sympathie et en confiance. Ce penchant paternel ressenti pour celles en qui il croyait voir l’image de ce qu’eût été sa fille inspirait à leur égard au vieux soldat un peu austère des délicatesses dont elles étaient touchées. Il savait leur parler, il comprenait leur langage ; mieux que cela n’est habituel aux hommes, il lisait dans ce livre clos qu’est une âme de vierge. Celle-ci lui parut de qualité rare : très jeune et cependant sérieuse, femme éminemment par la finesse et la grâce, mais avec tant de raison, de fermeté, de vaillance.

Assidûment il fréquentait chez les Sigebert ; volontiers les priait-il à venir chez lui. Claude aussi lui plaisait. Il ne craignait pas que fût un peu effervescente la jeune virilité. Dans le fils de son ancien camarade il aimait la rectitude, la loyauté, la spontanéité du caractère. Il approuvait cette résolution de chercher pour son labeur un champ plus vaste et plus rude. Montant chaque matin, il prêtait à Claude un de ses deux chevaux et, bien que parlant peu, ils s’entendaient à merveille, celui-ci rempli d’affectueuse déférence pour la double autorité des cheveux gris et de broderies de feuilles de chêne, celui-là lui marquant cette bonhomie un peu brusque qui est la forme amicale dans les commerces masculins donnée par un long exercice du commandement.

Entre ces deux jeunes gens, le général Thierry se sentait devenir père, et il y trouvait une infinie douceur. Illusion d’un jour. L’un partirait demain, ensuite ce serait l’autre. De celle-ci souvent il se préoccupait. Et sa pensée alors retournait bien loin en arrière, ce petit cercueil dans lequel avait été enseveli tout ce qui lui restait à chérir en ce monde. Aux heures de relâche, cet homme d’action était un rêveur. De la petite âme qui n’avait fait qu’effleurer la terre de son aile, ayant existé juste pour laisser un nom sur une pierre, son imagination avait si bien modelé la figure qu’il la voyait parfois vivante, telle que les années l’auraient faite. Et il l’aimait ainsi plus qu’il n’avait aimé la chair débile et vagissante dont la naissance lui avait coûté son bonheur. La femme qu’elle serait aujourd’hui ressemblerait à sa mère peut-être, à celle qu’il avait si passionnément aimée. Elle serait sa lumière et sa joie. Il lui aurait fait l’existence douce. Des chemins où elle eût marché, il aurait écarté toutes pierres, élagué toutes épines…

Chimère, hélas ! mirage… Le trésor d’amour qu’il eût dépensé pour elle demeurait intact et superflu au fond de ce vieux cœur solitaire. Et tandis que lui n’avait point de fille, une jeune et charmante créature était là qui n’avait point de père, seule aussi, sans tendresse, et, la pauvre enfant, sans protection, sans pain. Quand il songeait à cela — il y songeait souvent — le général Thierry soupirait, ne pouvant se défendre de juger que les choses d’ici-bas parfois sont arrangées bien injustement.

Certain après-midi, venant à la maison Sigobert chercher l’étui à cigares qu’il croyait avoir oublié la veille, personne ne se trouva pour l’introduire. Mais les aîtres étaient familiers au visiteur. Du jardin il alla droit au salon par la porte-fenêtre. Comme il se disposait à tirer les persiennes demi-closes contre la chaleur, le spectacle aperçu par leur entre-baillement l’arrêta sur place. Devant une table, l’un tout contre l’autre, Louise et Claude étaient assis, penchés sur un livre. Un rai de soleil venait dorer la nuque blonde et mettre en vigueur le profil brun. Lui tour­nant le dos, ils ne pouvaient le voir et, très absorbés, n’entendirent point crier le sable. Un sourire passa sous la grosse moustache grise. Ce soldat avait des lettres. En s’éloignant à pas de loup, il murmura :

« Et ce jour-là ne lurent-ils point plus avant… »

Tenant à ce porte-cigares et s’en inquiétant, dans la soirée le général revint. On l’avait retrouvé. Un instant il demeura avec toute la famille réunie au jardin autour des verres de citronnade. Un détour de l’entretien lui donna l’explication de la petite scène du tantôt. Depuis qu’était décidée l’expatriation de Claude, sa cousine, quotidiennement, lui donnait une leçon d’anglais. Et ce livre vers lequel le général avait vu les deux têtes inclinées et rapprochées, c’était la classique Histoire d’Angleterre d’Olivier Goldsmith.

Le chapitre qu’en ce jour avaient lu les deux jeunes gens était-il celui des amours de la belle Rosemonde et du roi Henri Plantagenet ? Peut-être. Après que chacun se fut retiré pour dormir, Louise s’accouda à sa fenêtre ouverte. Souvent ainsi, assez tard, elle demeurait à respirer les parfums qu’exhalent à cette heure les fleurs ivres de tout ce soleil qu’elles ont bu. Elle aimait écouter le concert strident des cigales au fond des blés mûrissants, le chœur mélancolique des grenouilles au bord des eaux mortes, et ces bruissements vagues, ces mystérieuses rumeurs nocturnes de la terre qui se ranime après son épuisement sous les ardentes caresses de la chaleur du jour. Loin d’en être attristée, dans ces ténèbres vibrantes et chaudes s’épanouissait son âme.

Elle s’abandonnait à une communion intime, profonde, avec la nature vivifiante. Et de faibles sourires venaient éclairer ses pensées si graves. Et des voix lui parlaient, dont, bien que ce fût en une langue inconnue, elle éprouvait de la consolation.

Ce soir-là plus qu’aucun autre encore ce fut ainsi. Pour la première fois depuis le drame qui les avait si brutalement fauchés, il lui sembla que refleurissaient ses vingt ans.

Entendant des pas dans l’ombre, Louise se pencha pour voir. L’affectueux aboi du vieux braque enroué témoignait assez que c’était un ami. Celui-ci, de son côté, percevant au-dessus de lui un bruit léger, leva la tête.

— C’est vous, cousine Louise ?

— J’allais vous poser la même question, cousin Claude.

— La chaleur est étouffante, à n’y pas tenir dans les chambres. Cela ne vous dirait rien de descendre faire un tour ?

— Il est un peu trop tard.

Imperceptible avait été l’hésitation. Et encore que sans sécheresse, le ton du refus décourageait l’insistance.

— Alors causons, dit-il.

— Causons.

Mais ils demeurèrent sans se rien dire.

La fenêtre de Louise donnait sur le toit plat d’une pièce du rez-de-chaussée, construite postérieurement, et qui faisait avant-corps sur le jardin. On l’avait aménagé en façon de terrasse. Un jasmin de Virginie qui y grimpait tordait ses rameaux par-dessus les balustres de briques en bordure. Afin d’atténuer la chaleur rayonnante de la couverture en zinc on y avait disposé quelques grenadiers et lauriers-roses dans leurs jarres de grès verdâtre, entre lesquelles courait un treillage où s’accrochaient capucines et volubilis. Ce petit jardin suspendu, désigné dans la famille sous le nom de « Babylone », était l’invention de Ludivine qui, en l’honneur de sa cousine, l’avait perfectionné. Dans des caisses vertes, elle avait semé du réséda repiqué des héliotropes. Avec des branches d’osier où s’enroulaient des gobéas, elle avait édifié une petite tonnelle. Comme on y pouvait accéder uniquement, par cette fenêtre, c’est par un marche-pied à plusieurs échelons qu’on y descendait pour arroser les plantes ; et parfois les deux jeunes filles s’y asseyaient un moment. Ce degré était volant afin que, par mesure de sécurité, on pût le retirer le soir. Mais Louise n’était pas peureuse et souvent l’oubliait.

Elle à sa fenêtre, lui au bas de la terrasse, quelques remarques distraitement échangées sur la beauté de la nuit, sur la probable continuité de la chaleur, de nouveau ils se turent. C’est qu’il n’est pas très facile de soutenir la conversation à un étage de distance. Ainsi Claude en jugea-t-il. Et tout d’un coup, posant un pied dans la fourche que faisait le tronc noueux du jasmin de Virginie, leste et souple comme un chat, il se hissa jusqu’aux balustres, d’un vigoureux rétablissement sur les poignets les franchit, et se trouva rendu dans « Babylone ».

— Voyez, cousine, comme ce serait facile de s’introduire chez vous.

— À supposer que quelque inconnu nourrit ce dessin, Porthos, j’imagine, l’eût déjà appréhendé aux chausses.

Elle à sa fenêtre, lui maintenant sur la terrasse, de nouveau ils demeurèrent silencieux.

— Savez-vous, reprit enfin Claude, à quoi je songeais, en musant aux étoiles ? Que dans huit jours, je les contemplerai du pont de ce paquebot qui va m’em­mener loin d’ici.

— Ce sera toujours les mêmes étoiles, cousin, qui vous regarderont… et qui vous protégeront, je le souhaite de tout mon cœur.

— Je serais bien heureux de penser que, pour le leur demander, vous les regarderez en même temps que moi.

Son accent décelait une émotion qu’on ne lui connaissait guère. Est-ce parce que Louise la devina qu’elle ne répondit rien ?

— Penserez-vous quelquefois à l’exilé, cousine.

— Plus souvent, j’imagine, qu’il ne pensera…

Très légèrement elle hésita.

— Qu’il ne pensera à nous. Vous allez avoir bien d’autres sujets d’intérêt… tant de choses nouvelles…

— Et vous croyez qu’elles me feront oublier mon pays… avec ceux que j’y laisse ?

Visiblement ce pluriel aussi était voulu.

— Ce n’est pas peu de chose, allez, que s’arracher ainsi à tout ce qu’on connaît et ce qu’on aime. Voici deux mois, je me réjouissais tellement de ce voyage… je comptais les jours comme font au régiment les hommes de la classe. Et aujourd’hui… je me sens une tristesse…

— Parce que l’heure est proche. Il y a toujours quelque chose de mélancolique dans un départ.

— Peut-être. Mais c’est pour une autre raison aussi.

Cette raison, Louise ne s’en montra point curieuse. Était-ce parce qu’elle la pressentait ?

— Dès que vous aurez mis le pied sur le bateau, dit-elle, cette impression s’envolera. Et puis quoi ? ce n’est pas pour toujours. Vous reviendrez.

— Qui sait ?… Et quand ?… Et d’ici là, tant de choses auront pu arriver.

Louise ne s’enquit pas non plus de ces éventualités auxquelles il faisait allusion. Et derechef entre eux le silence tomba.

Depuis deux mois qu’il vivait en contact intime avec cette féminité d’un charme délicat étayé sur la noblesse du caractère, il n’avait pas lu bien clairement dans certains troubles dont jamais encore il ne s’était senti remué. Ce soir-là, une lumière soudain s’était faite. Il avança d’un pas vers la fenêtre.

— Louise…

Mais comme il cherchait ses paroles, elle se hâta de prendre les devants.

— C’est vraiment tard et la nuit se fait fraîche. Il serait temps, je crois, d’aller dormir.

Très doux était l’accent, quoique, comme tout à l’heure, très ferme. Mais au fond, bien au fond, il y avait un émoi… oh ! tellement subtils et profonds sont ces mouvements de l’âme… Claude ne répondit pas. Sous la faible clarté bleue de la lune qui se levait, faiblement on distinguait son fin profil un peu pâle. Muet, il la regarda. Puis ses yeux ardents se baissèrent sur ces trois petits degrés, si faciles à gravir, qui le séparaient d’elle. Faciles ?… Non pas, car à leur pied l’honneur veillait en gardien sévère. Brusquement alors, presque fâché :

— Rentrez votre escalier, cousine.

À bout de bras il le lui tendit. Elle le reçut, le déposa dans la chambre, puis se penchant au dehors :

— Bonne nuit, Claude.

Il saisit la main que lui tendait la jeune fille, attira vers lui celle qu’on ne lui offrait point et sur l’une, puis sur l’autre, posa ses lèvres brûlantes. Le feu qui monta aux joues de Louise, l’ombre le lui dissimula. Prestement il enjamba la balustrade et dégringola par la même voie qu’il avait prise pour l’escalader. Un instant elle écouta ses pas qui s’éloignaient dans la nuit. Personne non plus n’entendit son soupir, et sans bruit, la fenêtre se ferma.