Veuvage blanc/12

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Éditions de la Mode Nationale (p. 100-110).


CHAPITRE XII


Dans cette grande ville industrielle de Reims, la colonie militaire se trouve comme noyée. Elle s’y disperse. Entre les grosses fortunes du champagne et de la laine, elle tient une place moins prépondérante qu’en d’autres garnisons. La venue cependant du nouveau divisionnaire excita un intérêt assez vif. Avant même qu’il eût paru au quartier général, la malignité s’était donné ample carrière. Lorsqu’on les connut, quelque chose dans l’attitude respective de la jeune femme et du vieil époux bientôt intimida les langues.

Tout superficiellement que juge le monde, et dans un esprit d’invariable dénigrement, la sincérité porte en soi une force qui plus ou moins s’impose, encore que l’opinion n’en veuille pas convenir. Ainsi sur leurs lèvres ces appellations, conjugales en somme, « mon ami » et « ma chère enfant » semblaient prendre leur acception littérale, révélant si véritablement un échange d’affection et de paternité, que les goguenardises faisaient long feu. D’aucuns souriaient avec indulgence, d’autres persiflaient, en appelaient à la morale outragée, mais c’était sans conviction bien profonde. Peut-être se rencontra-t-il quelques jugements assez fins pour soupçonner la vérité. Ceux-là toutefois qui sentaient ainsi n’avaient point, le courage de leurs conclusions, car ce sont sujets sur lesquels on redoute de sembler naïf.

Pareillement en allait-il des faciles pronostics émis sur l’avenir du ménage. Les hommes mêmes qui affectaient de se préparer à tirer profit d’un cas aussi anormal étaient déconcertés par la façon d’être de cette jeune femme, jolie pourtant, d’un charme si pénétrant surtout. Non qu’elle fit étalage d’aucune sévérité. Très simplement, elle demeurait elle-même et c’était le meilleur moyen assurément pour soutenir une situation particulière jusqu’à en être scabreuse.

Quand au général, la dignité très haute mise en lui par un long passé d’honneur le préservait du ridicule et de l’odieux qu’il avait pressentis. Il était l’officier instruit, laborieux, de caractère irréprochable, qui dans le métier des armes apporte un peu de l’austérité religieuse. Et il avait été d’autant plus profondément attaché au drapeau qu’il était sevré de toutes affections, d’autant plus inflexiblement esclave du devoir militaire que dans son isolement de cœur, nul autre ne risquait de se trouver jamais en conflit avec celui-là.

Le deuil cruel qui avait pesé sur le plein de sa maturité, en le confinant dans une vie retirée et sévère, l’avait incliné vers la réflexion. Possédant de la culture, de la lecture, il s’était fait sa propre philosophie des choses, un peu synthétisée peut-être au gré des esprits curieux d’analyse, mais elle n’en était que plus forte, et sereine aussi dans sa sévérité. Jamais il n’avait été très pratiquant, mais toujours il était resté religieux et dans sa foi, robuste quoique ou parce que simplifiée, il puisait le dédain des petites vilenies comme des petites vanités d’ici-bas. Son bonheur de ce foyer reconstitué n’était pas égoïste ; il ne méconnaissait point le sacrifice demandé à un cœur de vingt ans. Là était à ses yeux le point d’ombre. Du moins sa reconnaissance attendrie en donnait-elle plus de chaleur encore à sa tendresse.

Quant à l’avenir, pour lui si bref sans doute au regard de celle qui si longtemps lui survivrait, il s’en reposait sur Dieu.

Et Louise, était-elle heureuse ? C’est là un mot dont les acceptions sont diverses. Elle avait la vie douce et sûre, elle était honorée et chérie. À celui qu’elle appelait son mari elle portait une affection profonde. Si elle nourrissait quelque regret de sa liberté aliénée, de sa jeunesse entravée par une fiction, cela, personne ne le savait, jamais ne le saurait. Le savait-elle même, voulait-elle le savoir ?… Sa raison était de celles qui sont assez fermes pour s’arrêter au seuil de certains replis du cœur.

Afin d’égayer cet intérieur un peu grave, le général avait souhaité que la plus jeune des demoiselles Sigebert fût souvent auprès de sa cousine, de qui elle avait fait sa sœur d’élection. Entretenant avec son frère une active correspondance, il notait guère de lettre de Ludivine qu’elle ne lui parlât de Louise « Tu n’as pas oublié, j’espère, cette scie de famille que nous avions puisée dans les Lettres d’Italie du président de Brosses — quelle érudition ! — : « Comment peut-il tant pleuvoir en un aussi petit endroit ? » Par analogie je te dirai : c’est inconcevable ce que peuvent être fécondes en événements nos localités grandes comme une boîte à violon. L’autre jour je t’avais mandé le mariage d’Hélène… pardon, de Nelly Pépin avec un officier d’artillerie de la Fère. Cela n’avait rien de bien remarquable. Mais cette famille fournit à la chronique soissonnaise, ainsi qu’à la nôtre, étant à demi Bruyéroise, un chapitre plus sensationnel ?

« Ce grand nigaud d’Édouard… je veux dire Eddy, avait conçu une passion délirante pour certaine Dolorès ou Mercédès, première (et unique) chanteuse et danseuse espagnole — d’origine auvergnate — au beuglant select de la ville illustrée par son vase et ses haricots. Comme de juste, la señorita n’avait pas cru devoir tirer de sa jarretière le traditionnel poignard aux fins de se défendre contre les entreprises de ce bon jeune homme. Tout au rebours. Tant et si bien que les écus de Pépin père dansaient une cachucha non moins effrénée que les malagueñas, habañeras et autres séguedilles de cette étoile chorégraphique. Bref, pour extirper le mal dans sa racine, on a coupé les vivres à ce jeune cornichon, d’où rafraîchissement notable dans les sentiments de la demoiselle. Ensuite de quoi on l’a conduit à Bordeaux et expédié, tel un simple colis, au correspondant de la maison Pépin à Buenos-Ayres, où il va faire connaissance avec les moutons des pampas, dont jusqu’à présent il n’avait vu la laine que sur les broches de l’usine.

« Ce n’est pas potiner que dire quel coup en a reçu notre Julie. Car, bien que depuis quelques mois son flirt avec le jeune châtelain de Vorges se trouvât enrayé et pour cause, elle n’avait pas abandonné la partie, ayant, afin de l’entretenir au cours de l’hiver, accepté plusieurs invitations en ville chez les Pépin. Son humeur n’est pas sans avoir souffert de ce mécompte. En personne de tête, toutefois, elle le dis­simule assez bien.

« Je crains fort que cela tourne au profit de ce bellâtre de Costerousse. Il s’occupe beaucoup d’elle en ce moment et elle ne le regarde pas d’un œil défavorable. Or ce garçon m’a toujours profondément horripilé. C’est le Méridional dans toute son horreur, bavard, flemmard, vantard, hâbleur et avantageux.

« Ces jours-ci, toutefois, il nous est revenu de Laon qu’il joue beaucoup au cercle — la corruption des grands centres, comme dit notre curé — et cela sans doute la défrisera quelque peu. Dans l’intérêt même de notre sœur, je crois que nous devons nous en réjouir.

« Comme tu vois, nous avons quitté Reims. Louise est déjà installée à la Saulaie, pour tout l’été et le général vient du samedi au lundi. Les trains sont très pratiques. De temps à autre aussi elle va passer un jour ou deux auprès de lui, « pour s’assurer si ses chemises ont des boutons », dit-elle en riant. La vérité est que Louise lui est profondément dévouée et à juste raison, car il la comble d’attentions, de bontés toutes paternelles.

« Il tient, par exemple, à ce qu’elle gouverne souverainement la Saulaie. Elle s’en acquitte à ravir. Cela ne t’étonnera point, sachant combien elle est sérieuse, appliquée, intelligente. Papa cependant n’en revient pas de la voir s’assimiler si vite et si bien les choses rurales. Elle prétend que c’est sa vocation qui se révèle. Si tu es l’homme des bois elle est la femme des champs.

« Nous parlons bien souvent de toi. Elle s’intéresse beaucoup à tes affaires et je lui lis tes lettres, lesquelles cependant sont trop sobres de détails. Cela te semble tout simple et naturel d’être au Manitoba, espèce de Huron. Mais nous autres, apprendre un peu comment c’est fait et ce qui s’y passe, cela nous changerait agréablement du déjà tellement vu des bassins de l’Aisne et de la Marne. »

Sensible à ce reproche, Claude écrivit plus longuement. Faits avec cette simplicité que l’accent de vérité rend éloquents, ses récits, ses descriptions allaient de la maison Sigebert à la Saulaie, où, tout comme Louise, le général y prenait un intérêt sympathique.

— Nous en avons donc encore, disait-il, de ces Français aventureux et intrépides qui ainsi renouent la chaîne des traditions. Car ce n’est pas seulement au Canada que nos pionniers ont tiré les marrons du feu pour l’Angleterre. Dupleix aux Indes… et la Louisiane, et Maurice, cette autre Île-de-France… De tout cela nous n’avons rien su garder. Puis, à grande dépense de sang et d’argent, nous sommes allés conquérir l’Indo-Chine… au profit du Japon, qui ne tardera pas à nous en soulager. Nous sommes de bien braves gens, mais pourquoi tellement dénués de sens commun ?

Ludivine, de son côté, continuait à tenir son frère au courant de la chronique locale.


« Quand je te le disais, que le remarquable bourg qui nous vit naître est un nid à événements… Voici le dernier en date, et tout chaud. L’autre matin arrive à Bruyères un inspecteur des finances. Ce même soir, le plastronnant Costerousse montait en carriole pour se rendre à la gare. De mauvaises nouvelles de chez lui, disait-il. De fait, ceux qui l’ont aperçu constatèrent qu’il était décomposé. Et oncques ne le reverrons-nous. Ce fâcheux personnage avait barboté quinze mille francs dans sa caisse pour payer des dettes de jeu. Bien entendu, il se proposait de remettre l’argent quand aurait tourné la veine et sans doute ce n’était pas la première fois. Mais tant va la cruche à l’eau… Bref, le voici révoqué, comme de droit, sans cependant être poursuivi, sa famille ayant avisé l’administration qu’elle rembourserait. Il se parait de quelque fortune, et son père n’est qu’un modeste médecin de campagne. C’est la pauvre dot de sa sœur qui paiera les pots cassés !… « Nous voici donc débarrassés du Toulousain. Papa et maman en ont une souleur de cette histoire-là… Tu penses !… On s’explique à présent ses empressements subits. Bien que chez nous il n’y ait rien de riche, sinon les rimes d’Aurore, un peu d’argent liquide lui aurait tiré du pied une forte épine et ensuite, à la grâce de Dieu ou du diable, selon l’insouciance de ceux que papa nomme les amants de la dame de pique. Julie, qui décidément a de l’estomac, affecte une profonde indifférence pour l’incident. Mais j’ai tort de plaisanter, car elle l’a échappé belle, la pauvre.

« Remarques-tu, Claude, comme l’ex « petit bout » tourne au philosophe ? Cela vient de chez les Thierry. Je ne dis pas qu’on soit bête chez nous ; mais enfin je n’avais point encore eu pareil commerce d’esprit. Son privilège de femme mariée donne à Louise plus de liberté pour exprimer ses façons de voir, lesquelles sont tout à fait fines, avec leur petit grain caustique et lui, c’est la sagesse même, le jugement le plus sûr, le plus droit, sans que l’âge ni les chagrins l’aient rendu morose.

« La note burlesque qui se trouve en toutes choses est donnée par cet imbécile d’Achille qui voyant le terrain déblayé devant lui, fait plus que jamais à la fille de son patron des yeux de carpe frite. Un petit héritage vient de lui échoir et ce ne serait pas surprenant que quelque jour il rassemblât tout son courage ce qui n’est pas beaucoup dire… Mais en dépit de toutes ces fâcheuses aventures, papa ne voudra rien savoir, maman pas davantage, j’en suis bien certaine. Je te dirai au surplus que nous voyons très peu Julie. Pour bien marquer sans doute que nul dessein sur Eddy ne l’attirait à Vorges, elle y va plus que jamais, notamment tous les dimanches. La maison Sigebert se vide et maman ne sait plus que faire de son activité.

Un mois plus tard :

« Eh bien ! mon Claude, si, comme l’exige l’ordre des préséances, tu as ouvert avant la mienne la lettre de maman t’annonçant la grande nouvelle, es-tu tombé pile ou face ? Hein ! On ne s’y attendait guère à celle-là… « Pépin fils avulso non deficit Pépin père », a dit le juge de paix. Encore que ce propos fasse rire un peu aux dépens de notre sœur, je ne puis me défendre de le trouver plaisant. Combien vrai qu’il ne sied point de dire : fontaine… Julie, qui s’était tant apitoyée sur le mariage de Louise, épouse aujourd’hui un quinquagénaire en bonne marche vers son douzième lustre… Et cet estimable autant que bedonnant industriel ne possédant pas la prestance ni l’envergure d’un général de division, j’estime que la dizaine d’années de plus au profit, ou plutôt au désavantage de notre cousine, se trouve largement balancée.

« Au vrai, il y a des compensations. On s’enrichit plus dans les tissus ras qu’au service du pays. Julie va nous éblouir de son faste. « Elle sera une grosse dame », dit admirablement Clovis. Loin de moi la pensée de critiquer son choix, pas plus que je n’approuvais ses remarques au sujet de celui de Louise. Il ne faut point arranger le bonheur des gens à sa propre mode. Et puisque Julie a du goût pour l’argent, nous devons lui souhaiter joie de tout cœur. Nos parents, à qui importe peu le revers de la médaille, exultent, comme tu peux l’imaginer. Le seul point noir c’est Daisy. Elle ne se voit pas volontiers supplantée dans ses fonctions de châtelaine de Vorges, ce avec la circonstance aggravante, assez ironique, de l’amie d’hier devenant la belle-mère de demain. Aussi y a-t-il eu de ce chef quelques propos aigres-doux échangés, le vinaigre l’emportant sur le miel. Maman s’en fait du souci… il faut bien qu’elle se tourmente de quelque chose. Cela sans doute se tassera.

« Tout va bien à la Saulaie. Tu sauras que j’ai donné à Louise le vieux Porthos, lequel était toujours fourré chez elle. Toutefois veut-il bien nous rendre d’amicales visites ; et quand les Thierry sont absenta il rapplique chez les Sigebert.

« Nous arrivons de Reims, où nous nous étions transportés pour donner une grande fête : comédie et musique, suivies d’un cotillon et souper par petites tables. La saison est un peu avancée, mais il avait fallu attendre l’expiration du deuil, et le général s’impose de dépenser intégralement ses frais de représentation. Aurore et Julie en étaient aussi et en ont fait le plus bel ornement. Moi, en ma qualité de quasiment « demoiselle de la maison », on m’avait adjointe pour aider à faire les honneurs à la femme du premier officier d’ordonnance. Bien que ces vanités ne soient point pour intéresser l’Algonquin que tu es devenu, j’en remets les détails à la feuille supplémentaire que j’ajoute le matin du courrier. Aujourd’hui te dirai-je seulement combien Louise était jolie. En toilette de satin blanc garni de point de Venise et des roses au corsage… Une révélation, figure-toi. Rentrée ici pourtant et ayant repris son petit costume gris, elle déclare se retrouver dans son atmosphère. Vraiment, à la voir si gracieuse, avec ce je ne sais quoi d’aisé et de libre que les femmes, je crois bien acquièrent uniquement à Paris — on ne la croirait pas faite pour la vie rurale. Quant à moi, il est plus naturel que, de ces éphémères grandeurs, je retombe au sein de mes fleurs et de mes poules…

« P.-S. — Foin du bal et de ses splendeurs ! J’ai bien autre chose pour remplir la rubrique « dernières nouvelles ». À l’instant nous apprenons que Daisy Pépin couronne enfin la flamme dont se consumait Lauris Lehupier. Vraisemblablement le légitime dépit de voir son père convoler a-t-il contribué à cette décision. Mais je soupçonne qu’y aura eu sa part à la mort du maire — dont je t’avais mandé le coup d’apoplexie — qui fait de ses enfants de riches seigneurs. Dans le pays on parle d’une succession de trois millions. Papa, qui l’a liquidée, ramène à quelque sept cent mille francs la part de chacun. Daisy ayant cent mille écus de dot, tu vois qu’ils n’auront point à se faire inscrire au bureau de bienfaisance. Daisy se propose de secouer la poussière de ses pieds et de s’établir à Paris. Mais au préalable, Lehupier ayant besoin d’être un brin policé, ils voyageront. Ils vont commander une automobile de grand tourisme et passeront l’hiver sur la côte d’Azur. Grand bien leur fasse.

« Ce nouvel hymen va retarder un peu celui de Julie. Il serait malséant que, tels un frère et une sœur, le père et la fille fussent conjoints simultanément, au même autel. On sera bien triste de ne pas l’avoir en cette occasion, car, d’après tes lettres, il ne saurait être question de longtemps que tu fasses le voyage. En manière de très insuffisante consolation, nous jouirons de la présence d’Eddy Pépin. Sa dulcinée ayant quitté Soissons — sans laisser d’adresse — on estime pouvoir le relever de sa pénitence, et il embarque sur le prochain paquebot. Quand pourrons-nous en dire autant de toi, qui es pourtant bien moins loin ? Non, vraiment, tu ne pourrais pas ?…


Non, Claude ne pouvait vraiment pas, Randolph venait de se marier et s’en allait faire son voyage de noces aux Indes, via Japon. M. Curtis père mettait toute sa confiance en lui pour suppléer son fils, et il travaillait comme un bœuf. Il se disposait à partir pour explorer de vastes forêts à l’état quasi vierge, en vue d’étudier leur exploitation, ainsi que l’établissement de grandes scieries hydrauliques, car l’exportation du bois en planches est beaucoup plus avantageuse qu’en billes. Très belle affaire, à laquelle il serait intéressé dans une large mesure.

On s’étonna chez les Sigebert que ce succès imprévu ne mît point dans ses lettres un accent plus joyeux.