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Veuvage blanc/13

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Éditions de la Mode Nationale (p. 110-121).


CHAPITRE XIII


Les jours passèrent, apportant à chacun la joie ou la peine et le sourire succédant aux pleurs, revers à ceux-ci, à ceux-là triomphe, à la plupart de menus événements sans relief, sources de petits bonheurs ou de puérils chagrins, à tous la fuite inexorable du temps, chaque oscillation de l’éternel balancier arrachant un lambeau de vie. Pour le général Thierry, ils amenèrent l’inflexible terme de sa carrière de devoir et d’honneur.

Lorsque le commandant de la 12e division eut donné sa dernière signature militaire, mise au bas de l’ordre du jour par lequel, en brèves et nobles paroles, il adressait au drapeau son salut d’adieu, une émotion profonde vint l’étreindre à la gorge. Mais ses yeux en cet instant rencontrèrent les yeux de pervenche qui lui souriaient. Louise avait voulu être auprès de lui en ce jour. Allant à elle, il la baisa au front.

— Le bonheur, dit-il, rend ingrat. Vous m’y avez tellement habitué que j’oubliais ce que, sans votre chère présence, m’eût été pire la tristesse de cette heure.

Fixé désormais, pour y accomplir ce que le destin lui réservait d’années, dans la demeure qui l’avait vu naître, c’est en sage qu’il y organisa son existence, selon le plan naguère exposé à Me Sigebert. Toutefois renonça-t-il aux fouilles.

Qu’avait-il besoin de cet élément d’intérêt ? L’austère joie de découvrir sous les décombres des âges écoulés quelques armes rongées de rouille, des ossements réduits en cendre, le cédait à celle de regarder s’épanouir la jolie fleur de jeunesse dont s’ornait son foyer. Le souci de la rendre heureuse remplissait son vieux cœur. Craignant pour elle l’ennui de cette vie retirée, parfois lui proposait-il un petit séjour à Paris, pour qu’elle revît ses amis de naguère. Mais elle refusait.

— Je n’ai, lui disait-elle, de meilleur ami que vous. Et quand au reste, ne voyez-vous pas que je suis une âme campagnarde ? Mes plaisirs sont ici, avec mes bêtes, mes fleurs, même mes légumes. Ne vous moquez point… Ne s’est-il pas trouvé une lyre pour les chanter ?

Car on lisait à la Saulaie, on ne relisait pas seulement, et le mouvement littéraire y pénétrait. Par un renversement des rôles coutumiers, très justifiée en la circonstance, c’est la jeune femme qui avait pris charge des occupations actives, s’y entendant en effet à miracle et y trouvant un très vif intérêt. Lui, au contraire, mitigeait par l’étude le repos auquel il se complaisait plus qu’il ne s’y fût attendu.

— Ce n’est jamais trop tard, déclara-t-il, pour apprendre un peu tout ce qu’on ignore.

Le temps devait lui manquer pour s’instruire beaucoup.

Claude Sigebert s’était joint en amateur à une expédition d’ingénieurs dans la région polaire du lac du Grand Ours, vers le Klondyke, aux fins d’y prospecter des gisements aurifières. Plusieurs semaines durant, sa sœur avait interrompu une correspondance qui ne l’aurait pas joint. Retour à Trois-Rivières, parmi les lettres qui l’attendaient, celle de Ludivine, comme d’habitude, fut la première qu’il ouvrit.

« J’ai à te mander un grand malheur. Notre cher et bon général n’est plus. Souvent il le disait en façon de plaisanterie : « La retraite est pour nous une époque climatérique. Si elle ne tue pas à brève échéance elle délivre un brevet de longue vie. » Hélas ! Il n’a pas mis quinze mois à en mourir. Depuis quelque temps nous remarquions que sa santé s’altérait. Il maigrissait, son teint s’était plombé, il se cassait un peu. Mais cola semblait naturel. Quand on est demeuré très vert et vigoureux, on vieillit tout d’un coup, et certes, à soixante-six ans, nous pouvions espérer le conserver longtemps encore. Malheureusement son organisme si robuste était miné par la malaria. Lorsque ces fièvres reviennent sur le tard, paraît-il, elles exercent de profonds ravages. Par là-dessus s’étaient greffés des désordres au foie. Enfin l’urémie s’y est mise et c’est ce qui l’a emporté.

« Il n’a été vraiment malade au lit qu’un mois pendant lequel, bien que j’aie aidé de mon mieux, Louise ne l’a pas quitté d’une heure. Les derniers jours seulement, elle a dû prendre une religieuse pour la soulager. Le pauvre général a beaucoup souffert, avec une patience, une douceur, une résignation admirables. Jusqu’à la fin il a conservé sa pleine connaissance. Lui-même avait demandé les sacrements quand il a senti son heure proche, et il a montré une fermeté qui n’est point pour étonner de sa part.

« Il a rendu le dernier soupir dans les bras de Louise dont la douleur est profonde. Tu sais combien elle lui était attachée et certes il le méritait amplement. D’ailleurs ne laisse-t-il que des regrets. Tout le pays le tenait en affection et en vénération. Dans l’armée on ne l’avait pas oublié, car nombre d’officiers de tous grades sont venus aux funérailles, en sorte que, sans les honneurs militaires réguliers ni aucun apparat, la cérémonie a été vraiment grandiose et très touchante.

» Selon sa volonté expresse, il n’y a pas eu de fleurs et aussi avait-il proscrit les discours. Un de ses camarades toutefois — le commandant en chef, tu sais, un peu gros, qui avait été témoin au mariage — a cru pouvoir prononcer sur sa tombe quelques paroles, tellement émues que j’ai vu beaucoup de grosses moustaches qui remontaient dans le nez. Tu ne seras pas surpris d’apprendre que papa se tamponnait à tremper son mouchoir. Inutile de mentionner que je sanglotais. Avec maman nous n’avons pas quitté Louise, qui a tenu à l’accompagner jusqu’au bout. C’est inconcevable ce qu’il y a d’endurance dans cette petite femme d’apparence si délicate.

« Ainsi que c’était à prévoir, le testament, qui a été ouvert hier, l’institue légataire universelle. Avec sa pension cela lui fait dans les huit mille francs de rente, plus les avantages en nature de la maison, du jardin, de la petite réserve. Pas le Pérou, remarque Julie, condescendante, mais enfin de quoi vivre. Papa, qui n’a point l’esprit porté au grand ainsi que notre opulente sœur, estime que jolie, aimable, accomplie comme l’est Louise, cette modeste fortune — dont la moitié, à la vérité, est un revenu viager — lui permettra de se remarier dans d’excellentes conditions. J’ai jeté les hauts cris d’abord et je l’ai conspué fortement par un propos que je qualifiais d’affreux. Mais il m’a fait remarquer, avec beaucoup de sens, que mon indignation était enfantine. À moins de vingt-sept ans, elle ne va certainement pas se condamner au veuvage pour l’existence. Sans doute y a-t-il loisir d’y penser. Mais le temps va vite et papa, homme sage, prévoit les choses de loin. Puis, chez lui, professionnel : après les successions, les contrats — toute la vie est là. On naît, on meurt ; ceux qui reste chaussent les souliers de ceux qui sont partis. Si c’était autrement le monde finirait.

« Sachant que je t’écris la triste nouvelle, Louise me charge de l’excuser pour ne t’en point faire part elle-même. Je suis certaine que tu seras personnellement affligé, car il t’aimait bien, le bon général, et dans ses derniers jours il a souvent parlé de toi. Il s’intéressait à ton expédition. Il exprimait l’espoir que tu reviendrais bientôt faire une visite à la vieille Europe. Puisse-t-il avoir dit vrai !… »

Il avait dit vrai. Peu après avoir été informé de cet événement, Claude écrivit que l’état de ses affaires lui permettait d’entrevoir la perspective d’un congé. Ce ne serait pas immédiat pourtant… il ne pouvait dire au juste… l’hiver suivant sans doute.

« Tous ici, répondit Ludivine, nous attendons impatiemment le retour de l’enfant prodigue. Mais que c’est donc loin encore !… Ne pourrais-tu le hâter un peu ? »

Il se hâta. Car quelques semaines plus tard éclatait le coup de foudre. Débarqué au Havre par le premier paquebot qu’il avait pu prendre, Claude rejoignit son régiment sans avoir embrassé les siens, prisonniers en territoire envahi. Ainsi leur furent à tous profondément douloureuses les quatre années tragiques. Par l’intermédiaire d’amis suisses, quelques brèves nouvelles furent échangées. Il sut simplement qu’on se portait bien, eux qu’il avait été blessé, mais ignorant son second séjour à l’hôpital où il pensa mourir. Ce n’est qu’à Metz, où il eut la joie d’entrer un des premiers, qu’il écrivit enfin, des volumes, et en reçut, particulièrement de Ludivine. Elle lui parlait copieusement de tout et de tous. Louise, on le pense bien, n’était pas oubliée.

« Tu sais le respect quasi superstitieux des Boches pour le galon. Le fait d’être veuve d’un général conférait à Louise un prestige et une sorte d’autorité morale dont elle a su user dans l’intérêt commun. Ces gens-là ne sont pas tous aussi mauvais les uns que les autres. Parmi ceux qui nous ont successivement piétinés — des Brandebourgeois, des Bavarois, des Hessois, des Mecklembourgeois, des Brunswickois, des Hanovriens, des Poméraniens, des Saxons… toute la lyre — il y en a eu avec qui on s’arrangeait tant bien que mal… plutôt mal que bien. Mais nous avons joui de quelques brutes à qui Louise a tenu tête avec une énergie qu’on n’aurait pas soupçonnée chez elle, si frêle, si douce.

En outre Louise sait l’allemand, ce qui a été très utile. Elle a souvent parlementé avec les envahisseurs et on finissait par s’adresser à elle plus souvent qu’au maire, lequel d’ailleurs a eu une excellente attitude. L’exemple de cette « faible femme », comme on dit, et je me demande pourquoi, l’avait électrisé. Si celui dont elle porte le nom a vu cela de là-haut, il a de quoi en être fier. Enfin je n’exagère pas en disant que, grâce à Louise, Bruyères n’a éprouvé que le minimum de souffrance — on en avait quand même sa claque — et, s’il y a une justice en ce monde, on devrait lui élever une statue, ou tout au moins un buste.

« Quand à ton petit bout de sœur, tu te rappelles comment la qualifiait notre excellent latiniste de juge de paix : « tempetuosa puella ». C’est te dire qu’en présence de ma surexcitation, la famille m’a menacée de m’attacher, car j’aurais fini par faire brûler le bourg et fusiller les notables ; papa y compris. Comme j’ai tout de même certaine jugeotte, je n’ai pas tardé à comprendre le danger d’ardeurs et d’emportements ne servant absolument à rien, et puisque c’était sans espoir pour moi de conquérir la croix de guerre, j’ai jeté l’eau froide de la sagesse sur l’ébullition de mon patriotisme (style du Phare ménichildien, autrement dit de Sainte-Menehould, pays des pieds). Je me suis rattrapée au premier passage de nos soldats.

« À ce sujet, figure-toi, il en est arrivé une bien bonne. Nous autres, nous en étions encore aux pantalons rouges. De sorte que, devant des militaires de couleur moutarde — c’était de la coloniale — on a été tout ahuri. La brave Orphise, qui les a vu venir de loin, sur la route d’Arçon, a galopé jusqu’au bourg en criant : « C’est des Japonais qui arrivent ». Japonais ou Javanais, je n’y ai pas regardé d’aussi prés et je me suis jetée au cou du chef de bataillon, eh ! eh ! qui n’avait pas la moustache grise. Comme il a eu la galanterie d’en paraître charmé, ainsi la louchonne que tu connais a-t-elle eu son petit succès une fois dans sa vie, tiens !… Inutile d’ajouter que cela a été un grand scandale. On en parlera longtemps au five o’clock-potins de Mlle Salaberge.

« Maman aurait été volontiers dans mon genre. Le premier feld-grau qu’elle a vu l’a échappé belle qu’elle lui ait sauté à la gorge. Mais enfin, telle le Marseillais de Déroulède, elle s’est tenue. Tu imagines combien de fois en ces quatre ans on l’a entendue s’écrier et avec quelle rage : « Tout ça, c’est bien malheureux ». Elle se vengeait par de ces excès d’activité dont on ne comprend pas qu’elle n’ait depuis long­temps été entièrement dévorée… Mais outre que c’est irrespectueux de blaguer notre chère maman, c’est mal, car elle a fait un bien immense, soulageant de son mieux les détresses, et Dieu sait s’il y en avait. Moi aussi j’ai tâché de me rendre utile en la secondant. Aurore a fait ce qu’elle a pu. Pas grand’chose, car, c’est curieux, quoiqu’on se soit mis la ceinture et comment, elle a trouvé moyen d’engraisser encore. Bien entendu, sa muse s’est épanchée en copieuses inspirations patriotiques. Elle en a plein un tiroir. Jamais la presse régionale ne suffira à écouler un tel stock. Tu me feras le plaisir de n’en pas rire à ton habitude, mauvais plaisant, car il y en a de pas mal du tout. Attila et Aétius… Sainte Geneviève et le Fléau de Dieu… les Champs Catalauniques, rimant fastueusement avec les hordes germaniques… enfin c’est épatant.

« D’ailleurs, on n’a plus le cœur de railler personne. Ça reviendra, mais pour le moment, bienveillance universelle. Ce pauvre Eddy, par exemple, combien je regrette de m’être tant payé sa tête, à présent qu’il est resté au Chemin-des-Dames. Je sais bien qu’on peut être tué sans être un héros — qu’il a peut-être été, d’ailleurs. Mais pas moins, on est mort pour son pays et c’est déjà bien assez. Ce grand butor de Lauris Lehupier, lui, a échangé une de ses jambes contre la médaille militaire ; je trouve qu’il y a gagné. Quand à son albinos de frère, il n’a pu se couvrir de gloire — de quoi au surplus était-il peu jaloux — ayant été versé dans l’auxi. Quand même, il a fait quelque chose comme tout le monde, en quelque lointain Carcassonne, où il remuait des capotes au magasin d’habillement. Il en fallait bien aussi de ceux-là, après tout.

« Papa ayant certainement négligé dans sa lettre de te parler de lui, je te dirai que, pour un simple « civelot » et un pacifique tabellion, il a été très chic. Dès l’approche des armées allemandes il était parti avec les fonds et les testaments des clients pour les déposer chez un confrère de Dijon, Quel voyage !… Il a passé quinze heures dans la guérite d’un garde-frein, assis sur sa précieuse valise, pendant trois jours ne s’est pas déshabillé, ni lavé, et a vécu de quelques croûtes de pain. Sa terreur était de ne pouvoir revenir à temps. Cela non pas seulement pour être auprès de nous — il avait parlé de nous faire partir… Ah ? il a été reçu… — mais aussi parce qu’il considérait comme son devoir de partager les souffrances et les périls de ses concitoyens. Il a rendu de très bons services aux réquisitions et au ravitaillement, non sans avoir été deux ou trois fois arrêté comme otage et menacé d’être envoyé en Allemagne. Je n’en dirai pas autant de certaines autorités qui avaient filé avec la vélocité du zèbre… Bah ! laissons cela. Les Boches ont reçu la pile, Metz et Strasbourg sont à nous, nos chevaux boivent dans le Rhin — ceci pris dans des stances : la Victoire, dont tu devines l’auteur. Enfin certain Claude Sigebert a rapporté ses deux bras, ses deux jambes, ses deux yeux, plus quelques glorieux trous à la peau placés de façon que demeurent intacts ses remarquables avantages extérieurs ; enfin un beau petit morceau de ruban rouge sur la poitrine, côté du cœur. Donc, tout est bien, tout est beau…

« Arrive-nous bien vite. Tu as le droit à ta permission, il me semble, et sans traîner. Je ne te dis pas qu’on tuera le veau gras et pour cause, attendu que, si, par impossible, on retrouvait un veau, il serait squelettique. Mais on fera ce qu’on pourra.

« P.-S. — Si tu pouvais apporter quelques ronds de saucisson, on s’en ferait du bien ».

Claude annonça son arrivée. L’agitation de Mme Sigebert eût risqué de jeter dans la maison quelque désordre, si n’y avait pourvu l’activité mieux réglée de l’imperturbable Fédora et du flegmatique Clovis qui, simple R. A. T., avait gardé les voies du côté de Vesoul. Revenu dès que les routes avaient été ouvertes, sa femme l’avait accueilli par un calme : « Comment vas-tu ? » auquel il avait répondu non moins simplement : « Très bien. Et toi ? » Après quoi, empoignant son balai et son plumeau, il avait commencé à faire son service.

Claude arriva. Si ce ne fut pas grande chère, ce fut grande liesse. On s’embrassa beaucoup, on pleura un peu. Afin que fût complète la réunion familiale, Julie Pépin était venue avec son mari de Soissons, où l’usine n’avait pas trop souffert des bombardements. Ils amenaient, pour le présenter à l’oncle d’outre-mer, un marmot dont tirait grand orgueil le fabricant de tissus ras. Ce haut fait, source d’infiniment de déplaisir pour Nelly et Daisy, avait inspiré à la féconde muse de Bruyères une pièce dans la manière de Victor Hugo, rapprochement romantique entre la tête blonde et la tête grise, médiocrement agréable au beau-frère d’Aurore.

Louise Thierry, cela allait de soi, avait sa place marquée à la table de famille le soir même où arriva le cher soldat. Le temps écoulé n’avait pas pesé une once sur la tête fine aux clairs yeux de pervenche, aux cheveux d’un blond léger encadrant le pur front blanc. Claude, au contraire, devait à ces années de vie libre et forte, suivies de ces années d’héroïsme, cet on ne sait quoi de précis, de définitif, qui, un peu plus tôt, un plus tard après la trentaine révolue, fixe l’homme dans son caractère, avec tout le charme encore et l’éclat que donne le feu de la jeunesse, mais l’assagissement de la maturité.

À ce dîner on parla beaucoup, généralement tous à la fois, des événements tragiques qui, maintenant, semblaient avoir passé comme un rapide cauchemar. On s’inquiéta des uns, des autres, souvent pour dire : « Mort… mutilé… disparu… » Et Randolph Curtis ? Claude leur apprit qu’il avait vaillamment fait son devoir dans les troupes canadiennes, vaillantes entre toutes celles portant l’uniforme britannique, jusqu’au jour où, gravement atteint par les gaz et réformé, il était retourné à Trois-Rivières. Ils avaient, ces temps derniers, activement correspondu avec, pour lui, un résultat des plus intéressant. M. Curtis senior, décidément valétudinaire, venait d’élire domicile à Toronto, où était établie sa fille, mariée à un riche banquier. Randolph, de qui la femme autant que lui était éprise de voyages, estimait bien lourde l’unique responsabilité de cet immense élevage augmenté d’une florissante exploitation forestière. Et ainsi le jeune Français, présentement second fils de la maison, ayant fait ses preuves de capacité et d’autorité, se trouvait-il associé aux affaires dans les conditions les plus avantageuses. C’était l’expatriation pour la vie sans doute en ce pays qu’il aimait extrêmement. Très fier de l’homme qu’était devenu son garçon, le père soupira un peu. Mme Sigebert s’abandonna plus bruyamment à un regret résigné.

— C’est bien malheureux tout ça, conclut-elle… bien malheureux pour nous, veux-je dire… Mais quoi ? il ne faut pas être égoïste et les enfants doivent vivre selon leur goût.

— Bah ! affirma Claude, le voyage est peu de chose… on peut faire de temps en temps une fugue au pays. Et toi, Ludivine, pourquoi ne viendrais-tu pas visiter le Manitoba ?

Gaiement la jeune sœur s’exclama :

— Eh bien ! c’est retour de la patrie des Micmacs et des Chicachas que j’aurais un succès dans la région de Molinchart…

Puis, se rembrunissant, elle ajouta :

— Mais tu te marieras là-bas un de ces jours et bientôt tu ne te soucieras plus guère de nous.

Il sourit, puis d’un accent plus grave :

— Certainement j’ai le désir, et très vif, du mariage, mais sans que cela risque de me détacher des miens, tout au contraire.

L’apparition du pudding au rhum, concentrant toutes les attentions sur le soin délicat de le faire flamber, empêcha que des éclaircissements fussent demandés sur cette intéressante déclaration.

Quand on se décida à se séparer, il était tellement tard que Claude voulut escorter jusque chez elle sa cousine.

La nuit était tiède, la lune, levée dans un ciel très pur, jetait sur la campagne endormie la magie de son voile d’argent. Ce n’était qu’à un quart de lieue du bourg. Mais au lieu de suivre la grande route, il proposa de prendre par le petit bois de bouleaux, ce qui constituait tout l’opposé d’un raccourci. La promenade dura fort longtemps.