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Victoire la rouge/17

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 215-228).


xvii


Trois jours plus tard, la neige tombait. D’abord fine, menue, comme une pluie d’argent ; elle touchait terre et puis s’évanouissait.

Alors elle revint plus hardie, plus lourde, bientôt énorme en gros paquets qui faisaient plier les branches. Elle couvrit tout, la terre, les arbres, les toits.

Une blancheur immense enveloppait le pays, au loin. Les routes étaient perdues, les sentiers disparus. Les feuilles chargées ne bougeaient plus ; les bêtes, tapies en leur trou, se taisaient. Partout un grand silence de monde fini. À peine une fouettée du vent dans les neiges qui se frôlaient en l’air.

Tant qu’elle l’avait pu, Victoire s’était battue avec les grands châtaigniers, faisant pleuvoir, à coups de gaule, ensemble les paquets de neige et les « pélous », déjà noircis par la gelée.

Elle était coiffée d’un bissac, comme d’une cagoule de moine, qui lui descendait sur les épaules.

À la voir gesticuler de ses bras infatigables, les paysans des coteaux voisins s’inquiétaient de cette ombre fantastique qui s’agitait éperdument, et comme en des gestes étranges, sur le fond blanc des neiges.

Maintenant ils avaient une peur non moins grande de la fille qui travaillait, par des temps pareils, pour le compte du Sauvage, que de l’homme lui-même. Si elle fut venue jusqu’à leur porte, ils l’auraient chassée et pourchassée avec le manche à balai des sorcières et le buis bénit des Rameaux.

Enfin, un jour, on ne la revit plus ; la récolte était presque toute levée. Elle la triait au logis, enfermée avec l’homme qui lui payait sa part, comme elle le lui avait demandé le premier soir, avec la soupe et le coucher.

Mais, la ramassée étant finie, il lui dit qu’il n’avait plus besoin d’elle, et qu’elle pouvait s’en aller.

— S’il vous plaît, lui dit humblement la Victoire, gardez-moi encore pendant ces temps, où il ne fait pas bon à être dehors, et je vous filerai de la laine pour vous payer.

L’homme ne répondit rien d’abord, mais il se cacha pour ne pas avoir l’air content. Ensuite il dit qu’il voulait bien, si elle était capable de porter sur ses épaules un sac de marrons qu’il voulait aller vendre au marché du lendemain, parce que son âne se casserait les jambes s’il le faisait dévaler la côte sur les bruyères glacées.

Victoire se dépêcha de crier qu’elle voulait bien, et tant qu’il lui plairait.

Alors cela demeura convenu ; et Victoire passa la soirée encore près d’un bon feu, pendant que la neige en haut faisait craquer le toit. Elle ravauda ses hardes pour le lendemain et remit des clous à ses sabots qui ne tenaient plus.

Le lendemain, elle dévalait la côte en place de l’âne, chargée sur le cou d’un sac rempli qu’elle cramponnait d’une main. Elle allait vite, malgré tout, pour attraper l’homme qui marchait devant, dans sa grosse veste ronde en laine bourrue, sous son chapeau large, épais, où la neige mettait, tout le tour, une fourrure blanche.

Cependant Victoire clopinait ; ses sabots s’en allaient, en dépit des clous ; il manquait du bois au talon, et sa chair, qu’on voyait par là, paraissait sanglante. Mais elle était rudement contente, tout de même : elle suivait son maître, elle avait du pain.

Au bas de la côte, il l’arrêta pour la laisser souffler. Elle fut tout attendrie par cette complaisance, même qu’il lui avait parlé quasiment comme à quelqu’un qui vous intéresse. Elle le regarda de ses petits yeux doux de bonne bête reconnaissante, et elle se tira vite de l’arbre où elle s’était accotée avec son sac, pour lui montrer qu’elle ne se fatiguait pas à le bien servir.

Quand elle arriva au marché, des gens qui la virent porter ce faix s’émerveillèrent ; et l’on disait tout haut qu’elle était forte comme un cheval, dont la Victoire devenait rouge de gloriole.

Mais le Sauvage s’apercevait que cette fille faisait envie, et il pensait qu’on pourrait bien la lui prendre tout de même.

Alors il la renvoya à la maison préparer le souper. Et la Victoire, bien heureuse, s’en retourna.

Quand il rentra, le soir, il avait au bout de son bâton, et qui lui pendillait sur l’épaule, une paire de sabots tout neufs, noirs, luisants, avec des semelles qui brillaient comme de l’argent, tout encloutées de clous énormes.

— Tiens, dit-il, en les jetant devant la Victoire, voilà pour toi.

C’était la première fois qu’il lui disait « toi ». Victoire demeura saisie à la vue de ce présent magnifique. Elle ne bougeait pas, toute droite, ébahie, n’osant rien dire, avec la peur d’avoir mal compris.

À la fin, elle se baissa timidement et ramassa les sabots en poussant des exclamations. C’était trop beau pour elle, vrai ! C’est qu’ils étaient en cœur de chêne, oui bien, et vernis comme pour aller à la noce…

Lui riait terriblement dans sa broussaille grisonnante. Il grommela :

— C’est bon, c’est bon, mets la soupe et allume le « chaley » pour ce soir.

Elle alluma la petite lampe à bec où passait une mèche qui baignait dans l’huile rousse et puante, et elle l’accrocha à la chaînette qui pendait du toit, au-dessus de la table où la soupe fumait. Il y avait de chaque côté des assiettes en faïence à dessins bleus, comme on en voit au dressoir des maisons bourgeoises, et des couverts en fer, qui semblaient battant neuf, car la Victoire les avait raclés dans le sable.

Le foyer s’emplissait de flammes claires avec un crépitement joyeux et une bonne odeur de genièvre et de pins ; on eût dit une fête. L’homme avait son chapeau jusqu’aux yeux, et il mangeait, les coudes sur la table.

Ce soir, il parlait à la Victoire, assise en face de lui, tout enflammée de plaisir, la chair rosée et plus flambante que jamais dans ses cheveux roux frisottants. Il disait qu’on était bien heureux d’avoir « un chez-soi » par des temps pareils, et qu’il y en avait d’aucuns, sans feu ni lieu, qu’on pourrait bien trouver demain matin au coin d’un bois, rien qu’avec leur carcasse, les loups ayant dévoré le reste.

Elle frissonna à cette pensée que si le Sauvage l’eût mise dehors, elle serait peut-être bien de ceux-là, à l’heure qu’il était, tandis qu’elle avait chaud de tout son corps dans la maisonnette bien close, et l’estomac rempli de la soupe odorante dont ses lèvres grasses luisaient.

Quand la veillée fut faite, et comme la Victoire tirait vers la porte intérieure, qui communiquait aux étables où elle couchait, l’homme lui cria :

— Fais pas la bête, et viens-t’en coucher par ici.

Il n’y avait qu’un lit dans la chambre : le sien.

La Victoire resta plantée, ne comprenant rien, regardant l’homme qui, lui, la tenait sous ses yeux allumés.

— Faites excuse, dit-elle, j’ai pas entendu.

— Que si fait bien, dit-il ; mais tu veux te faire prier. Allons, viens.

Il posa la main sur elle, et cette fois elle comprit.

Les jambes lui manquèrent net, et elle s’accota au mur, toute pâle.

Elle murmurait pleurante :

— Vous ne voudriez pas, notre maître, vous ne voudriez pas ?

— Quand je te dis de venir ! Et il la saisit.

Mais elle le bouscula avant d’y avoir songé, les yeux pleins d’épouvante.

— Ah ! c’est comme cela ! dit-il ; eh bien, dehors, et plus vite que ça ; allons, file, va coucher dehors… Veux-tu remuer ? ou je prends une trique.

Victoire éclata en larmes et puis se mit à beugler, accroupie par terre, la tête dans son tablier.

L’homme ne disait plus rien, allant et venant, le pas furieux, le regard louche ; mais dans sa barbe hideuse il riait. Il s’arrêta tout à coup devant elle en disant :

— Quand tu auras fini, tu sais ! J’en ai assez, moi. Ah ! tu croyais que j’allais te nourrir, et t’acheter des sabots, et te garder au coin de mon feu comme une poulette, tout l’hiver, afin qu’au printemps tu files te loger ailleurs pour ma récompense, pas vrai ? Tu me prends pour un autre.

— Mais je resterai tant que vous voudrez, dit-elle, relevant la tête et joignant les mains, tout près de lui, d’un geste affolé de supplication.

— J’en serai plus sûr comme cela, dit-il ricanant. D’ailleurs, t’es par trop bête, ma pauvre fille, de refuser ton bonheur. Tu vois bien que j’ai du goût pour toi, et si tu savais faire, on ne sait pas, on pourrait bien nous marier quelque jour. Je ne suis plus bien jeune, mais j’ai besoin d’une femme. Une jeunesse ne serait pas mon fait ; tandis que toi, si tu voulais, quand je serais bien sûr de toi… hé ! hé ! tu sais, c’est pas avec le vinaigre qu’on prend les mouches.

Victoire écoutait de toutes ses forces, muette maintenant, étourdie de cette idée qu’elle pourrait être épousée par cet homme, et demeurer ici, chez elle, toujours.

Il reprit, la voyant touchée :

— Tu serais pas heureuse, peut-être, de devenir la maîtresse ici ! car j’ai de bons biens, sans que ça paraisse. Et quand la saison va venir, où j’achèterai des veaux pour labourer, où j’aurai des troupeaux, et tant qu’il me faudra du monde, tu serais la maîtresse, toi ; tu commanderais, toi qui as toujours servi ; tu aurais de belles robes de laine, avec des galons sur la jupe, comme les femmes des riches… Mais si tu aimes mieux aller coucher avec les loups, bonsoir, vois, la porte est ouverte, file…

Et comme la Victoire s’était remise debout en écoutant, il la poussa par l’épaule vers la porte qu’il venait d’entre-bâiller, assez pour que le froid aigu entrât, tout roide, avec le vent qui fouettait la neige, et vînt faire frissonner la Victoire en sueur, et qui recula. Elle regardait dehors tout de même, mais la blancheur vague qui noyait tout autour d’elle l’épouvanta.

Cependant, elle demeurait là, torturée, le cœur suspendu, ne soufflant plus, n’osant pas penser, avec une souffrance de tout son être. Elle attendait qu’un courage la prît pour s’en aller. Et c’était une faiblesse qui la gagnait.

Encore la faim, encore le froid, encore la course échevelée qui allait recommencer, si elle ne mourait pas de cette nuitée par les bois.

Au dedans le feu pétillait, et sa quenouille demeurée droite auprès de sa chaise, avec la laine d’agneau qu’elle avait filé tout le soir, lui tirait les yeux avec un désir grandissant de reprendre sa place à ce foyer et de tourner encore ce fuseau dans ses doigts.

Mais l’homme, qu’elle ne regardait seulement pas, eut un coup de colère, et il lui donna une bourrade qui la jeta dehors.

À ce moment, dans les bois proches où les loups rôdaient, un hurlement formidable éclata. Quelque bande qui se rapprochait. Victoire fit un cri, se cramponna à la porte que l’homme poussait sur elle et se rejeta en dedans toute tremblotante et épeurée, les yeux fous, avec un grand soupir désespéré.

— Allons donc ! dit-il dans un grognement de rire.

Et il referma la porte sur eux.