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Victoire la rouge/18

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 229-236).


xviii


C’était vrai, tout de même, qu’il avait de bons biens, le père Sauvage, comme on l’appelait maintenant, car les gens revenaient peu à peu de leur première idée quand ils l’avaient vu, tout à coup, devenir riche. Les femmes seules clabaudaient encore ; mais les paysans levaient l’épaule en disant : « Est-ce qu’on sait ? »

Et l’on ne parlait plus, que comme d’une légende, de l’homme volé et assassiné au coin d’un bois. Bien sûr que personne ne l’avait vu. Alors quoi ?

Et puis l’homme s’était glissé dans les cabarets, auprès d’eux, les jours de foire, et leur avait payé le vin. On l’avait invité aux veillées, et il y était allé, surtout là où il y avait des filles. Et d’aucunes pensaient tout bas qu’il n’était point trop vieux, tout de même, pour épouser une jeunesse, avec tout le bien qu’il avait.

C’est qu’il faisait le galant, ce père Sauvage. Il s’habillait comme un monsieur de la campagne, avec des gilets à fleurs, des cravates voyantes, des souliers fins.

Enfin le respect venait. Et ce fut bien pis quand on le vit toucher devers chez lui deux paires de veaux, quasiment gros comme père et mère, roux comme de l’or, avec de petites cornes blanches et pointues qui leur retournaient déjà sur le front.

Sans doute il en avait, des écus, celui-là. Ce n’était pas étonnant si la servante allait si cossue et faisait sa faraude, les dimanches, avec ses jupes de cadix, roides comme des pans de bois, son châle de tartan rayé et sa coiffe où pendait, ma foi, une dentelle fine. Même elle portait des anneaux d’or aux oreilles, cette fille que l’on avait vue arriver au pays à peu près sans chemise et mendiant son pain.

Tout cela faisait tort à sa réputation ; et les filles qui auraient bien voulu se faire épouser par le Sauvage disaient pis que pendre de sa servante.

Lui, quand on l’en taquinait, le soir, aux veillées, il jurait ses grands dieux que ce n’était pas lui.

Cependant, il avait eu un coup de passion pour la Victoire. Cette créature robuste, aux bras blonds infatigables, à la nuque rousse comme un soleil, si naïve et si douce au fond de sa rudesse, l’avait comme empoigné pour un temps. Et, en ce temps, il l’avait étourdie de ses générosités, si bien que la Victoire pensait qu’il tiendrait sûrement sa promesse, puisqu’il la traitait déjà et par avance comme sa vraie femme devant le bon Dieu.

Elle en était toute changée, la Victoire, tout assagie dans l’appétit de son corps. Il semblait qu’elle eût pris des années d’âge pendant ces quelques mois qui venaient de passer. Elle ne se mettait plus en folie, malgré son bonheur, quand on festoyait au logis les femmes et les hommes, tous ensemble mêlés autour de la table où l’on venait dénoiser, et que le vin blanc circulait dans les pichets de terre brune. Les plaisanteries fortes ne la chatouillaient plus à faire crever son rire bestial. C’était maintenant les jeunesses qui riaient, et la Victoire seulement levait l’épaule avec des « las, mon Dieu ! » apitoyés.

Et puis, c’est qu’elle était économe avec cela, et si ménagère de son bien qu’elle en avait tari sa grande gloutonnerie et cette voracité féroce qui, jadis, sans cesse la rongeait.

Dans cette existence conjugale où ses instincts puissants s’étaient apaisés, et comme elle n’éprouvait plus l’inquiétude de ses besoins, ni les tourments cruels qui l’avaient tenue si longtemps dans une hébétude douloureuse, Victoire s’était presque affinée, et son cerveau étroit, moins fruste et moins lourd, devenait capable de concevoir des idées et des raisonnements qui n’avaient jamais approché jusqu’ici de sa bêtise énorme.

C’était en quelque sorte l’épanouissement d’un être moral sous le coup d’un rayon de bonheur.

Car elle était heureuse, la Victoire, de tout un bonheur à jamais rêvé.

Elle retournait la terre qui, paraissait-il, lui appartenait. Elle possédait sa maisonnette, au ras des champs, au fond des bois. Elle travaillait à côté de son homme, qui la payait d’amour et de luxe.

Elle était la maîtresse au logis, propre et net, gai maintenant de la vie qu’y mettaient ses volontés souveraines. Car elle avait eu des exigences : et les poules pondeuses picoraient autour de ses jupes et caquetaient avec elle du matin au soir. Leurs couvées venaient d’éclore, des couvées hâtives, précieuses pour la vente, et que Victoire dorlotait autour de son foyer, ainsi rempli d’un pépiement d’oiseaux et d’un froufrou incessant d’ailes blondes. Un barbet s’étalait sur le seuil du logis, et ses aboiements tendres de jeune chien gâté faisaient s’envoler à tout coup la pigeonnée nouvelle qui s’abattait autour de Victoire, dès qu’elle apparaissait, la main levée, remplie du grain qu’elle ramassait à pleins poings dans son tablier retroussé.

Elle avait déclaré qu’il lui fallait des bêtes. D’abord ça rapportait, et puis c’était triste, une maison où rien ne bougeait. Elle comprenait cela quand il était seul ; mais aujourd’hui…

Et lui laissait faire.

Elle planta des ruches au mur où chauffait le soleil, et des fleurs aux jardins pour quand y viendraient les abeilles.

Puis quand elle vit arriver les veaux, elle fit des cris, retrouvant pour cette grande joie ses gestes fous d’autrefois. Même, comme elle en avait pris l’habitude, elle dit « mes veaux » en les allant flatter, tous les quatre, et le Rouget, et le Chabrol, et le Violet, et le Maillé — qui sont les noms qu’on leur donne sur leur figure, leur couleur ou leur corne.

Et de vrai l’on aurait bien dit qu’ils étaient à elle, tant elle se mit à les soigner avec cet amour qu’elle éprouvait maintenant le besoin de répandre autour d’elle.

Il semblait, en effet, que toute sa rudesse se fût fondue depuis qu’on l’aimait. Tout l’attendrissait, et jamais les gens qui l’avaient vu emmener en prison, dans la carriole, farouche et éclaboussée de sang, n’auraient reconnu la Victoire, qui devenait pâle et tournait la tête au mur quand le Sauvage, levant en l’air et par les pieds un lapin qui se débattait, lui frappait sur le cou, pour le tuer, du coupant de sa main roidie.