Victoire la rouge/20

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Librairie Henry du Parc (p. 253-262).


xx


Pourtant, peu à peu, elle ralentissait, tirée en arrière, semblait-il, par les liens qui attachaient son cœur à ce pauvre logis, où elle avait vécu ses seuls jours de bonheur.

Elle regrettait moins la vie que la maisonnette basse avec son toit moussu, où la pigeonnée qu’elle avait fait éclore, tout le jour roucoulait.

Elle pleurait son jardinet plein de roses et ses brebis aux ventres lourds, dont quelqu’une déjà allaitait son agneau tout bêlant, mièvrement, comme un enfantelet au berceau.

Elle s’arrêta, tournant la tête, cherchant à voir, à travers la feuillée, la blancheur vague des murs sous la lune ronde et pâle qui passait au-dessus, lentement.

À cette heure suprême, une bouffée de poésie sauvage lui gonflait le cœur d’un amour en quelque sorte idéal pour cette vie rustique, son décor, ses travaux et ses êtres, dont le besoin et la passion lui avaient toujours pris les entrailles, mais dont elle n’avait jamais ressenti comme à ce moment le charme et l’immatérielle beauté.

Il semblait qu’arrivée à ce point culminant de la douleur humaine, son âme enclose fit un effort et s’entr’ouvrît pour une première et dernière contemplation.

Dans le même temps qu’elle éprouvait cette perception plus délicate et plus élevée des choses, bien que confusément, elle se retrouvait plus basse, plus misérable et plus abandonnée ; et son désir de quitter la vie la poignait plus intense.

Et pourtant, avant de mourir, elle était prise du besoin puissant de revenir aux lieux qu’elle ne devait plus revoir.

Alors elle se donna pour raison qu’il lui fallait soigner ses bêtes, puisqu’il n’y aurait personne pour le faire le lendemain.

Et elle reprit sa course vers la maison. Elle eut une joie de toucher encore à ces choses familières. Elle tournait et retournait par la cour, affairée, mettant de l’ordre, à mesure qu’elle tirait la paille du grenier, par la lucarne ronde où atteignait une échelle, rangeant les seaux quand elle eut rempli l’auge. Et puis elle ouvrit la grange où les veaux se tassaient en un coin, et, posant sa lanterne sur une poutre, elle emplit les râteliers vides. Elle balayait le sol, elle n’en finissait pas ; tandis que les bêtes, couchées, levaient leurs mufles et ouvraient leurs yeux larges, surpris de ces soins nocturnes. Ils eurent des mugissements doux, et ils frottaient leurs têtes au mur avec un bruit de chaînes.

Alors elle s’accroupit près d’eux et leur parla tout bas, les nommant chacun et leur disant : Adieu.

— Adieu, Maillé ! adieu, Chabrol ! tu as une mauvaise tête, toi, tu te feras tâter, mon vieux. Et toi, Violet, tu marches trop vite. Adieu, le Rouget ! je t’aimais bien, toi ; tu es le plus beau, avec ta tête rouge et tes grandes cornes blanches. Adieu…

Elle promena sa main sur leur corps, et les bêtes soufflaient, semblant l’entendre, attachant sur Victoire leurs yeux profonds et doux, les mâchoires lentement remuées, comme s’ils remâchaient des choses amères qui leur coulaient des lèvres ensuite, lentement.

Victoire se leva, reprit sa lanterne, s’éclaira en l’air pour les voir encore, en aspirant la bonne odeur du foin séché et des bêtes chaudes.

Puis elle sortit, et elle s’en alla aux étables.

En un coin, sur deux barres suspendues horizontalement, toutes les poules dormaient, côte à côte alignées. Les unes la tête sous l’aile, d’autres enfoncées dans leurs plumes, leurs yeux roulants et clignotants, très-bêtes, quand la lumière les éveilla.

Par habitude, Victoire les comptait. Il en manquait une, sa préférée, qu’elle appelait Jeannette, parce qu’elle portait comme une croix de plumes dorées sur sa collerette blanche. Victoire s’inquiéta. Mais elle aperçut Jeannette couvrant un panier rond de ses ailes étendues, et qui se fâchait déjà, grondante et ébouriffée, défendant les œufs qu’elle couvait.

Alors Victoire poussa une demi-porte qui séparait l’étable en deux, et toutes les brebis se levèrent, piétinant et bêlant, avec des coups de tête, et cela fit un vacarme qui éveilla les nouveau-nés, dormant, tout petits et presque nus, sur leurs pattes repliées.

Elle leur vida des châtaignes en un coin, puis elle attrapa un agnelet tout blanc et elle s’accroupit, le tenant sur ses genoux.

Il ne cessa de crier « mé ! mé ! » avec un tremblotement de voix cassée, tandis que Victoire l’embrassait sur sa petite tête laineuse, en pleurant tant qu’elle pouvait et le dodelinant comme elle eût fait d’un enfant nouveau-né !

Tout à coup elle entendit marcher derrière la maison. Le maître rentrait. Elle souffla sa lanterne, et, se tenant au mur, elle passa dans la grange au foin, où elle avait dormi dans les premiers temps, sur une étalée d’herbe. Elle se coucha et fit l’endormie, toute froide de la peur qu’il l’empêchât de demeurer là.

Mais lui, ne la trouvant pas en son lit, vint tirer la porte où elle était, leva sa lanterne, et, quand il l’eut aperçue, il s’en alla sans rien dire.

Elle l’entendit rentrer à côté, barrer ses verrous et se coucher. Un peu après, son souffle rauque dominait tous les bruits légers de la ferme endormie.

Alors Victoire se leva, se glissa dehors, traversa la cour comme une ombre, et reprit le chemin des bois vers la côte. À ce moment, un hurlement plaintif la fit tressaillir. C’était le chien enfermé, qui la sentait s’en aller et qui pleurait après elle.

Elle ne pleurait plus, maintenant ; c’était fini. La peur de l’homme l’avait reprise, et elle ne songeait qu’à ses menaces de l’emmener au petit jour ou de la crever de coups.

Le petit jour ne serait pas long à venir. Il arrive vers trois heures au commencement de l’été. C’est la première lueur blanche qui sépare le ciel des coteaux au ras de l’horizon.

Quand la grande ligne blanchissante rougit, c’est que le coq va bientôt chanter.

Victoire gravit la côte et s’arrêta sous les pins, tout en haut. De là, elle dominait l’horizon ; elle s’adossa à un arbre pour surveiller le jour, dès qu’il paraîtrait.

Une idée lui vint. Elle prit dans sa poche le chapelet que lui avait donné la fermière infirme, sa dernière maîtresse, et elle se le passa au cou, comme si elle eût voulu se donner la bénédiction du bon Dieu avant de mourir.

Même elle pria, car elle n’avait point de colère. Elle avait toujours pensé que tous ces malheurs lui arrivaient naturellement, parce qu’elle était bâtarde, c’est-à-dire jetée sur terre comme une bête abandonnée, pour servir, pâtir et souffrir.

Seulement, elle s’étonna de n’avoir pas pensé plus tôt à s’en aller de ce monde. Si elle l’avait fait du premier coup de son malheur, elle n’aurait pas commis un crime en tuant son autre petit, à qui maintenant elle pensait.

Et elle pensait aussi au premier avec ce même serrement de cœur et cet amour de lui qu’elle avait toujours eu. Même celui qu’elle portait en ce moment lui donnait une angoisse. Elle ne le verrait pas, il ne viendrait pas au monde. Et c’était tant mieux pour lui, puisque aussi bien il serait bâtard comme elle, c’est-à-dire maudit.

Elle remuait ces idées dans sa tête avec tous ses souvenirs, même les plus lointains. Elle regardait sa vie, en bas, derrière elle, toute, d’un seul coup d’œil, de cette hauteur où elle était maintenant parvenue, comme au terme d’un dur voyage, et n’ayant plus qu’un pas à faire pour entrer dans l’éternité bienheureuse, par cette porte blanche de l’horizon qui allait tout à coup s’ouvrir, là-haut.

La lune passait maintenant sur la sapinière, traînant sa clarté d’argent dans les allées que formait la colonnade régulière des pins avec leurs chapiteaux de palmes élancées, semblable au péristyle d’un temple dont la coupole étoilée, lointaine, pâlissait, éteignant ses ors dans l’endormement de la nuit.

Un chant sacré éclatait sous les feuilles, où le rossignol vocalisait ses hymnes. La floraison des bois encensait la nature divine par des parfums subtils que le vent balançait.

Et Victoire, adossée à une colonne du temple, immobile, regardait fuir la lune ronde, attendant pour mourir d’avoir encore vu se lever le jour.