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Victoire la rouge/19

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 237-252).


xix


Le printemps venait, triste encore et tout embrumé, avec des coups de soleil qui ne duraient pas et des ondées qui ruisselaient en torrents boueux dans toutes les rigoles des sentiers et par le travers des coteaux ravinés.

Cependant les Pâques arrivaient fleuries de coucous et de violettes sauvages au pied des haies.

Victoire dit au Sauvage qu’il lui faudrait une robe neuve pour les fêtes.

— Et celle de Noël, dit-il, elle ne vaut plus rien ?

— Elle est trop lourde, répondit-elle : c’est bon pour les froids.

— Te voilà devenue bien délicate, dit-il d’un ton mauvais ; mais c’est tant pis, tu t’en passeras.

Et il s’en alla en sifflotant.

Elle demeura saisie du ton qu’il avait pris pour lui dire cela. Et puis elle pensa qu’il avait peut-être perdu de l’argent dans ses marchés, et elle ne lui en parla plus.

Mais, à peu de jours ensuite, il lui dit :

— Donne-moi tes anneaux d’or, j’en ai besoin.

Cela fit un grand chagrin à la Victoire. Elle tenait à ses anneaux comme toute fille tient à son premier bijou, et plus encore, parce qu’elle les considérait comme un cadeau de noces prochaines. Elle craignait l’homme : elle ne dit rien et donna ses anneaux.

Alors elle s’appliqua à le rendre plus content. Elle en prit moins à son aise et se remit à trimer comme au commencement, faisant la rude besogne qu’elle s’était peu à peu relâchée de faire pour s’occuper de l’intérieur du ménage.

Mais lui, maintenant, la gourmandait sur toute chose, surtout quand il revenait des foires et des veillées. Il avait bu, il était gai et méchant, et il lui parlait des jolies filles qui lui faisaient des mines et qui étaient autrement tournées qu’elle, avec sa croupe énorme et ses jambes taillées à coups de serpe dans un rond de chêne. Et des filles qui avaient du bien au soleil, encore !

La Victoire feignait d’en rire, et elle répondait que c’étaient pas des filles, ça, mais des mauviettes, et que ça serait bien en peine pour lever un sac de blé.

Mais au fond, elle en devenait bien malheureuse, surtout depuis un temps où quelque chose la tourmentait.

Après les Pâques, le temps se rangea, la terre asséchée permit qu’on fît les labours pour semer les maïs et l’avoine.

Le Sauvage avait défriché un bon bout de bois qui allongeait d’autant ses terres. Il y voulait planter des vignes, et, pour commencer, il fumait l’endroit en y mettant des luzernes. Ça fait les terres grasses en économisant l’engrais. Mais c’est dur au labour.

C’était la Victoire qui l’aidait.

Elle arrivait le matin, sur les neuf heures, lui portant la soupe qu’il mangeait assis au revers d’un fossé, les jambes pendantes. Et, derrière lui, les bœufs ruminaient, mâchonnant leur écume blanche, les naseaux, fumants.

L’air était tiède dans la bonne odeur de la terre remuée et des herbes fraîches. Le soleil allumait tout le coteau d’une belle couleur tendre, d’un vert de printemps, avec partout la floraison hâtive des pruniers blancs et des pommiers tachés de rose. À travers les feuilles nouvelles passaient et repassaient, les ailes battantes et faisant des cris, les oisillons qui cherchaient où pendre leurs nids.

Et, de loin en loin, espacés par les bois, sur les coteaux voisins, on voyait ramper la charrue des autres laboureurs, brillante et claire derrière la tache blonde que faisait dans le noir des sillons la croupe des bœufs roux.

Et le silence murmurant de la campagne et des champs au réveil se coupait par intervalles de l’écho mourant d’une chanson lointaine, du cri rauque des geais, d’un mugissement plaintif, de l’aboiement d’un chien ou de la ritournelle perlée du pinson, ce rossignol du printemps.

La Victoire alors remplaçait le maître à la charrue. Elle virait le soc, poussait les bœufs, piquait l’aiguillon et, s’asseyant de travers au timon, se faisait traîner à demi dans le sillon ouvert en criant sans relâche :

— Ah ! Maillé ! Ah ! ah ! Chabrol !

Et tapant rude sur le joug qui tenait corne à corne les deux bêtes accouplées, ou leur piquant le flanc.

Et lui venait derrière, un panier au bras gauche, la main droite levée, et il jetait le grain, à chaque pas, en trébuchant dans les mottes de terre fraîches.

Et ils montaient ainsi et descendaient presque sans repos pendant tout le jour, sinon pour laisser souffler les bœufs, dont les naseaux ruisselaient, ou pour boire, l’un après l’autre, à la cruche de grès, où la piquette de vin était demeurée fraîche.

La Victoire était bien heureuse alors, surtout lorsque l’homme était gai et qu’il la bourrait sur l’épaule d’un bon coup, par plaisir.

Un soir, ils soupaient tous les deux, face à face, les pieds mêlés sous la table, accoudés, harassés, la mâchoire lente, se reposant dans le fumet odorant des « miques » de maïs, dressées en pyramide sur un plat, comme des balles d’or.

Par la porte ouverte venait le bruit des étables qui allait s’apaisant, le bêlement des agneaux nouveau-nés, le piétinement des veaux dont la chaîne raclait au râtelier, et le jacassement doux des hirondelles qui rentraient à leur nid sous les toits. On apercevait un carré du ciel pâle avec la première étoile qui s’allumait et des scintillements confus tout autour d’elle. Et le jardinet proche laissait voir un coin de sa verdure épaisse d’arbrisseaux en fleur, où éclatait la couleur ardente des roses.

Le vent portait de loin le tintement clair d’une cloche qui sonnait l’Angelus, et, peu à peu, tout s’endormait.

Alors, dans la pénombre venue, l’homme dit tout à coup :

— À propos, tu sais, je vais me marier.

— Plaît-il ? dit la Victoire toute secouée, encore qu’elle eût compris qu’il voulait parler de leur mariage.

Il fit une pause, puis il reprit brutalement :

— Va pas chimailler, surtout, ça m’embêterait. J’épouse la fille à Giraud, celle qui vient d’hériter de sa grand’mère de trois mille écus.

— Eh bien, et moi ! cria la Victoire en abattant ses deux bras sur la table comme si elle tombait.

— Je t’ai dit de ne pas m’embêter, reprit l’homme, tu as compris ? Si tu es sage, si tu ne dis rien de rien de ce qui s’est passé, tu resteras ici comme servante, voilà tout.

Victoire pleurait, mais bas, les dents serrées, s’étranglant pour ne pas le laisser voir, car elle voulait lutter. Elle dit :

— Voyons, notre maître, vous ne voudriez pas me faire ce chagrin. Vous n’avez pas à vous plaindre de moi. Et, d’ailleurs, vous savez bien que vous m’avez promis le mariage à moi, sans quoi…

— Que tu es bête ! dit-il, ricanant. On promet toujours ça aux filles… Tu n’as pas été bien malheureuse, je pense. Je t’ai nippée, et tu as passé du bon temps, tout de même, hé ! hé !

Il s’était levé, et il lui tapait sur l’épaule pour la faire rire. Mais elle ne remua pas, sinon qu’elle tremblait un peu.

— Après tout, dit-il, si ça ne te va pas, tu peux t’en aller.

— Et où m’en aller ? dit-elle bas, comme si elle se parlait…

— Tu n’es pas en peine de te louer, j’espère, une fille comme toi ; car c’est pas pour dire, mais tu es rudement fière à la besogne.

Il la flattait maintenant. Il aurait voulu qu’elle prît bien la chose, qu’elle se tînt tranquille, sans rien laisser voir, afin qu’il pût la garder pour le travail, et peut-être aussi pour son plaisir, quelquefois. Il reprit :

— Du moment que personne n’en saura rien, pas vrai, c’est comme si rien ne s’était passé. Et je te donnerai de bons gages. La fille à Giraud veut bien que tu restes.

Et certainement, elle serait restée avec eux, la Victoire, si elle avait pu, malgré son chagrin de perdre l’homme et de n’être plus la maîtresse. Car elle était accoutumée à la maison, et puis, dans ce coin de pays, du moins, personne ne connaissait la Rouge. Mais elle ne le pouvait pas ; et c’est ce qu’elle voulait dire, n’osant pas, cherchant des mots pour apitoyer son maître. Tout à coup, elle demanda :

— C’est-il pour bientôt, votre noce ?

— Dans trois semaines, dit-il.

Elle répéta épeurée :

— Dans trois semaines ! si tôt !… Je pensais… Ah ! Seigneur, si seulement vous aviez pu attendre la moisson !

— Et pourquoi ça ? dit-il intrigué.

Elle hésita et puis finit par dire :

— Parce que… parce que j’aurais eu le temps d’être délivrée. Vous ne voyez donc pas que je suis grosse ?…

Et elle écarta ses bras, se tournant au jour mourant de la porte, et comme si elle voulait montrer son sein gonflé aux étoiles.

Lui avait fait un cri de rage avec un jurement, et une épithète infâme qu’il jetait à la fille enceinte de ses œuvres. Puis il la secouait par les bras, prêt à frapper. Il crie que cela n’est pas vrai, que ce n’est pas lui, et que si elle a le malheur de le dire, il la crèvera d’un coup de pied.

Il va et vient, maintenant, autour de la chambre, le pas furieux, car il sait comment on pense, aux champs ; et si la fille à Giraud apprenait cette histoire, elle porterait à un autre les trois mille écus de son héritage. Il revient sur Victoire, fou de colère.

— Je te chasse, entends-tu ? je te chasse. Demain matin au petit jour, je te mènerai dans la carriole, toi et tes nippes, jusqu’à Limoges. Et je te défends de remettre les pieds par ici, tu entends bien ? Si je sais que l’on t’y ait aperçue, je te ferai prendre par les gendarmes, coureuse, vaurienne ! Ah ! tu pensais à me le mettre sur le dos, ton mioche, pas vrai ? Eh bien, ose le dire un peu, qu’il est de moi, et tu verras !…

Et il gesticulait devant elle, menaçant, sa face embroussaillée toute noire de fureur, les yeux étincelants.

Victoire s’était reculée au mur, le visage immobile et tiré, les regards fixés sur lui avec un air d’hébétement.

Ce coup de malheur subit semblait lui avoir vidé le cerveau, où toutes les paroles de l’homme tournaient, tournaient, faisant un bruit qu’elle ne comprenait plus.

Cependant elle éprouvait une peur violente, et elle tremblotait sans rien dire.

Quand il vit qu’elle se taisait, il se calma, pensant qu’elle se laisserait emmener sans plus de défense.

Alors il lui dit :

— Couche-toi, et demain au petit jour, tu entends ?…

Et il sortit, tirant rudement la porte. Victoire demeura dans le noir.

Elle entendit battre la claire-voie du jardin, puis le pas lourd du Sauvage qui remontait la côte en sifflotant. Il s’en allait veiller.

Alors elle remua, secouant ses membres comme pour se réveiller, se dégourdir. Elle voulait penser, mais elle ne pouvait pas encore. Son cœur lui faisait mal, comme si on lui avait donné un coup. Elle respirait par secousses.

Puis, peu à peu, les idées lui revenaient, elle comprenait toute l’horrible scène qu’elle venait de subir, et elle s’affalait sur une chaise, la tête dans ses mains, crevant de sanglots.

Maintenant elle réfléchissait :

L’emmener à Limoges ? Et ensuite ? Il faudrait bien qu’elle revînt par là : elle était internée dans le département de la Dordogne et sous la surveillance de la police. Quand même, où se placer avec son ventre ?

Toujours ce ventre maudit, qui la martyrisait pendant toute sa vie et pour son malheur éternel !

Cette fois, elle ne voyait point d’issue. Elle ne voulait pas recommencer à tuer son enfant pour être encore traînée en prison. Alors quoi ?

Et puis, d’ailleurs, les six mois de bonheur qu’elle venait de passer lui avaient donné des besoins et comme une sensibilité qui rendait aujourd’hui sa souffrance plus aiguë et moins supportable.

Sa grosse bestialité de jadis, qui ne visait qu’à l’apaisement de ses appétits, était devenue, par affinement, une sensualité plus exigeante. Des besoins de cœur lui étaient venus. Elle se rendit compte très-clairement de sa situation en se disant que, tant qu’elle vivrait, d’ailleurs, ça serait la même chose, qu’elle saurait moins que jamais se défendre des hommes, et que chaque fois il lui arriverait un malheur.

Autant valait en finir tout de suite.

D’ailleurs, le désespoir de se voir arracher, tout à coup, tout son bien-être matériel, l’amour de son maître, son espoir d’avenir, pour retomber dans la fuite, dans la misère, dans la honte de son crime et de la prison qu’elle avait subie, et de la surveillance infamante dont elle demeurait frappée, tout cela lui donna un dégoût subit de la vie, le premier qu’elle eût ressenti et auquel elle s’abandonna.

C’était comme un affolement qui l’avait prise du désir de mourir.

Il ne fallait pas attendre l’homme.

Elle ouvrit la porte, regarda la lune claire qui faisait partout une blancheur d’aurore, écouta quelque peu remuer les bêtes dans leurs étables.

Et comme cette pensée qu’elle ne les verrait plus l’attendrissait, elle se mit à courir à travers bois, en pleurant si fort que cela faisait, au loin, comme le râle, toujours faiblissant, de quelque cruelle agonie.