Victoire la rouge/5

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Librairie Henry du Parc (p. 43-58).


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Lorsque arriva le mois de mai, après un hiver si neigeux et refroidi que la rivière en demeura prise pendant près de six semaines, la Victoire, qui avait cassé les glaces en bonne route pour que les chevaux pussent marcher quand on menait vendre les porcs gras au marché de la ville, la Victoire, un peu fatiguée, tout de même, et qui commençait à traîner ses jambes, eut une émotion qui lui redonna des couleurs par toute la figure. Le curé vint la demander pour chanter les litanies de la Vierge, pendant le mois de Marie, avec les autres filles de la sainte confrérie, dans laquelle il voulait l’admettre. Et le droit jour de la Fête-Dieu, non pas à l’octave, elle devait être reçue et porter la bannière blanche en tête de la procession.

La fermière Catissou ronchonna bien dans ses dents qu’elle n’avait pas loué la Rouge pour lui faire brailler des litanies, mais elle n’osa pas dire non au curé ; et la Victoire s’en alla tous les soirs faire son service à la chapelle.

La clochette sonnait un bon quart d’heure, tout doucettement, pour donner à chacune le temps de changer son tablier et détrousser ses jupes ; puis les cierges s’allumaient tout au fond de l’église, dans un coin où il y avait une Notre-Dame avec son petit Jésus dans les bras, une couronne d’or sur la tête, et des fleurs de la saison dans des pots.

Alors, on entendait un grand tapage de sabots qui claquetaient du haut en bas des marches de pierre : c’étaient les filles de la confrérie qui accouraient.

Le curé en surplis se tenait devant l’autel, et il battait la mesure sur le dos de son bréviaire.

Après un temps, il entonnait le cantique en latin, et toutes les filles poussaient du haut de leur tête l’ora pro nobis plusieurs fois répété. Cette clameur s’envolait sous les voûtes qui en frémissaient, faisant pousser des cris aux oiseaux nichés dans les trous des fenêtres, et qui s’enfuyaient, éperdus, après avoir tournoyé plusieurs fois.

La nuit entrait par ces fenêtres en ogives tout en haut. La nuit était partout épandue, excepté dans le petit coin où luisaient les cierges. L’encens fumait, endormant les filles dans un embaumement mystique. Et puis, dans le silence, la voix du prêtre s’entendait sourde, monotone, comme un ronflement d’orgue soutenu et voilé par le registre bas.

Ensuite, une prière, et les cierges, un à un, s’éteignaient.

Alors le cliquetis des sabots revenait vers la porte, et les filles n’étaient pas dehors qu’elles s’éveillaient.

Sous le porche, guettaient les amoureux. On s’éparpillait, chacune tirant vers chez elle, par les chemins noirs qui tournaient çà et là, dans la bonne odeur des champs nouveaux, des fouillées fraîches, des lilas éclos et des haies recouvertes de leurs blanches robes du mois de mai.

La Victoire s’en revenait seule, n’ayant point de galant. Mais des visions lui tenaient compagnie. Elle revoyait longtemps la Vierge toute brillante avec son petit sur le poing, et ça l’attendrissait.

Elle s’attardait à marcher lourdement, les mains croisées sur son ventre, le visage triste et les yeux vagues. Et sa pensée obtuse faisait des efforts pour comprendre le rapprochement que le prêtre venait de faire entre la vie de la Sainte Vierge, dont il leur proposait l’exemple, et sa pauvre existence à elle, qui ressemblait mieux à celle d’une bête de somme.

Les subtilités de cet enseignement lui échappaient. Et quand vint le jour où le curé lui passa au cou le cordon bleu des Enfants de Marie, la Victoire n’avait pas encore compris le symbole angélique de cette décoration.

Néanmoins, elle s’empara docilement de la bannière lorsque toutes les cloches carillonnaient la sortie de la procession. Et elle marcha devant, suivie par quatre petites filles juponnées comme des ballons dans des robes de percale blanche, couronnées de roses jusqu’aux oreilles, et qui la tiraillaient par les quatre rubans de la bannière qu’elles cramponnaient de leurs doigts rouges.

Tout le village suivait, et le dais fermait la marche. Ce dais portait des panaches et il était frangé d’or. Deux mauvais gars morveux et pillards en semaine, propres et petits saints les dimanches et jours fériés, vêtus de surplis, balançaient l’encensoir et, marchant à reculons, jetaient en l’air des poignées de roses.

Le prêtre élevait l’ostensoir, et les glands du dais s’écartaient pieusement aux quatre coins entre les mains de quatre notables du bourg, dont l’un au moins passait pour un fieffé coquin, ladre et méchant payeur, détourneur d’héritage et accapareur du bien d’autrui, hypocrite et sournois, qui trompait le bon Dieu lui-même et aurait vendu son âme pour un écu.

Plus d’un autre, comme lui, et plus d’une aussi parmi les dévotes confites, la lèvre en avant, le chapelet dans les griffes, l’œil de travers pour compter les absentes et surveiller les autres, ne valaient pas le diable et juraient à voir, dans la suite du Dieu de miséricorde comme des chiens galeux dans la meute d’un roi. Mais le ciel était si bleu, si haut, avec sa lanterne d’or, rayonnante, éclairant la campagne fleurie, verte et embaumée ! L’air chaud avait de tels frissons de vie et d’amour ! Il y avait une si douce et si naïve poésie dans ce tableau tout grouillant de couleurs intenses, le blanc des robes, l’or des bannières, le rouge et le bleu des bonnets sur les têtes des jolies filles parées ! Les bonnes femmes, le dos voûté, priaient d’une si confiante ferveur ; les paysans gauches portaient à la main leur chapeau avec un respect si grave, que la procession passait comme une fête dans le plaisir et le recueillement de tous.

Elle montait à la croix du chemin, où le reposoir avait été dressé. La croix était enguirlandée : de loin, de haut, elle ouvrait ses bras chargés de fleurs. La montée était rude. On ralentissait. La Victoire était toute pâle, et le bois de la bannière lui tremblotait dans les mains.

La Jameau, qui gardait le reposoir avec d’autres femmes, la voyant venir, se frotta les yeux, pensant avoir mal vu. Puis, elle attacha ses yeux sur la Rouge avec une fixité terrible, et la fermière devint blanche comme sa coiffe. Ce qu’elle voyait, et elle ne voyait plus autre chose maintenant, c’était le ventre de la Victoire. Un ventre énorme, effrayant, qui lui tombait sur les jambes et lui remontait jusqu’à la gorge. Et ce ventre s’avançait portant la bannière des vierges.

Au pied de la croix, il y avait une table avec un linge blanc, deux vases dorés pleins de lys et des cierges.

La foule était agenouillée maintenant ; l’encens fumait, les chantres criaient le Tantum ergo, et, loin, jusqu’au bout de la procession, les fidèles répétaient le chant sacré. Puis, dans le silence, le prêtre éleva l’ostensoir. La sonnette de l’enfant de chœur tintinabulait, et l’on entendait dans les arbres siffler les merles et chanter les fauvettes.

La Victoire mit une main par terre pour se relever, et son visage suait malgré qu’elle fût très-pâle. Elle aperçut la Jameau qui la regardait, elle tira sa jupe par devant. Mais la jupe levait presque jusqu’à mi-jambes. Alors elle se tint penchée en avant pour le retour. Mais elle se méfiait ; et elle vit des gens qui riaient, d’autres qui s’indignaient en la regardant passer, menant ainsi le troupeau des vierges.

En rentrant à la ferme, le soir, elle souffrait par tout le corps et avec une peur qui la bouleversait. La Jameau l’attendait sur le seuil.

Quand elle la vit près d’entrer, elle lui saisit le bras rudement et lui cria une grosse injure. Victoire ne répondit rien, regardant devant elle, l’air hébété.

Alors, la Jameau s’emporta, lui montrant le poing, lui disant qu’elle avait porté la honte dans sa maison et qu’il fallait qu’elle fût une bien effrontée coquine pour avoir osé promener ainsi son infamie par tout le village. Puis elle lui demanda depuis combien de temps elle était grosse.

— Depuis les vendanges, répondit la Rouge.

La fermière ne disait plus un mot sans apostropher Victoire des noms les plus infâmes, comme elle fit pour lui demander quel était son galant.

Et la Rouge, baissant la tête, murmura qu’elle n’en avait pas.

La fermière demeura saisie. Comment, elle n’en avait pas ? Elle se livrait donc au premier venu, comme cela, sans savoir ? Alors elle ne savait pas qui l’avait mise en cet état ? Mais quelles horreurs avait-elle donc commises ?

Et la Jameau, hors d’elle, la souffleta en criant :

— Répondras-tu ?…

— C’est Périco, gémit la Victoire qui sanglotait.

— Périco ! mais il est marié depuis les fêtes de Noël ! Et il était accordé quand il vint chez nous. Il n’a pas pu te promettre le mariage. Alors pourquoi l’as-tu écouté ? C’est donc par vice, parce que tu es une vaurienne, une coureuse comme ta mère, dis, dis ?…

— Je ne savais pas… balbutia Victoire, la tête dans son mouchoir, étouffée de ses larmes qui lui gonflaient la gorge.

— Tu ne savais pas ! Tu n’avais pas la force de te défendre non plus, pas vrai ?

— J’ai pas pu, j’ai pas pu… recommençait toujours la Rouge, qui semblait vouloir s’expliquer ; elle marmotait des mots. Enfin, elle dit :

— C’est pas la force qui m’a manqué, au contraire, c’est que je voulais pas lui faire de mal, parce que, voyez, avant lui, personne jamais ne m’avait embrassée ! Jamais… Et alors, ça m’a tourné le cœur ; il m’aurait tuée que j’aurais pas pu me défendre.

On eût dit qu’elle se souvenait, à la voir regarder par terre, devant elle, avec un air doux, attendri, de ses petits yeux devenus rêveurs.

Mais la Jameau la réveilla.

— Eh bien, dit-elle, te voilà un enfant sur les bras, maintenant, c’est du propre ! Que vas-tu faire ?

Ces mots ramenèrent dans la pensée de Victoire le souvenir de ses visions des soirs de mai. Elle répondit naïvement, et avec une sorte de plaisir :

— Un enfant ! comme la Sainte Vierge.

— Misérable ! cria la fermière indignée. Oses-tu bien te comparer à celle que tu as outragée !

— Mais, reprit Victoire obstinée, elle a bien un enfant aussi, elle ?

C’est tout ce que la Rouge avait compris de plus rapprochant à sa situation, quand le prêtre lui proposait l’exemple des vertus de Marie, et qu’elle l’écoutait, les yeux levés pendant des heures sur cette douce figure de femme vierge, couronnée d’étoiles, qui portait son enfant dans ses bras.

Aussi, lorsqu’elle pleurait sur les remontrances et les reproches de la Jameau, c’était plutôt ses nerfs, tendus par la fatigue de la grossesse, qui la rendaient sensible, que le sentiment d’une honte réelle pour une faute dans laquelle elle ne comprenait pas bien quelle était sa part de responsabilité.

La Jameau lui déclara, avec le dernier mépris, qu’elle finirait mal, mais qu’elle ne voulait plus entendre parler d’elle. Et, sur l’heure, elle lui fit son compte.

La Rouge n’avait jamais pensé qu’elle pût quitter la ferme.

Quand elle se vit chassée, elle beugla et se jeta par terre si rudement, qu’elle se fût sûrement blessée, si elle eût été moins endurcie. Mais rien n’y fit : la Jameau était têtue, et de plus très-regardante sur le chapitre de l’honnêteté, sans la moindre charité, ni pitié pour quiconque avait failli.

Bon gré, mal gré, elle obligea la Victoire à ramasser ses hardes. Et, bien que la nuit fût arrivée, elle jeta dehors la fille avec son paquet et son ventre énorme qui la tourmentait parce qu’elle avait faim et qu’on oublia de la faire souper.

— Où vais-je aller ? criait-elle, s’accrochant à la porte.

— À l’hospice, d’où tu viens, répondit la Jameau ; c’est là où les vicieuses comme toi vont poser leur paquet. Bonsoir.

Et, sur elle, on barra la porte.

Victoire se délibérait de demeurer là, couchée en travers, jusqu’au lendemain. Elle ne bougea d’un bon temps, essayant d’endormir sa faim.

Mais voilà qu’une chose étrange se remua en elle, qui la fit souffrir à crier. Elle ne dit rien, mais se mit debout et prit, sur-le-champ, la route par le côté qui menait à la ville, à l’hospice.

Elle comprenait que le temps pressait. Et maintenant la peur la tenait d’accoucher là. Non peur pour elle, mais pour le petit qui arrivait. Il y avait bien une bonne heure de chemin, à pied et lourde comme elle était.

Le dos courbé sous le faix de ses hardes, elle quitta le village et s’engagea sur la route, déserte à cette heure, toute blanche de poussière sous le ciel très-étoilé, avec sa bordure de peupliers qui la rayent par le travers d’ombres égales.

En s’en allant, la Victoire pensait que sa mère, qu’elle n’avait jamais connue, avait dû l’enfanter ainsi, un soir, chassée aussi peut-être, et elle se demandait obstinément, avec un effort de sa pauvre cervelle étroite, quel mal elle et sa mère avaient donc fait.