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Victoire la rouge/6

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 59-72).


DEUXIÈME PARTIE




vi


Pendant vingt ans, M. et madame Maleyrac avaient vendu du fer avec la quincaillerie qui est jointe à ce commerce. Parmi les négociants de la petite ville de Ribérac, on les tenait pour notables.

Madame aidait à la vente les jours de marché ; mieux que personne elle avait la langue qu’il fallait pour entortiller les paysans. Les plus madrés n’en réchappaient pas sans y laisser leurs gros sous.

Le dimanche, elle s’habillait avec de la soie, du velours, des plumes ; elle conduisait sa fille Élise à la grand’messe, et, sous le porche de l’église, elle ne manquait guère de s’arrêter en rond avec d’autres bourgeoises de la ville pour faire des révérences, se rengorger, se donner des airs cossus et parler du renchérissement des choses et des méfaits de ses servantes.

Il y avait là quelques femmes d’avoués, des petites rentières, un monde fier enfin, qui prenait des façons distinguées pour se dire combien l’on était malheureux d’être obligé de se faire servir aujourd’hui, car ces filles avaient tous les vices. Chacune avait son histoire à raconter, et elle la disait très-haut pour être entendue par les petites bourgeoises qui passaient, très-vexées de n’avoir pas de servantes dont elles pussent se plaindre.

Ensuite, madame Maleyrac organisait dans « son salon » de petites sauteries le dimanche soir, sous le prétexte de faire amuser son Élise, mais en réalité pour faire du genre, faire parler de ses « soirées » et attirer chez elle les femmes de notaires ou d’avocats, la crème enfin, et qui venaient là parce qu’elles avaient des filles à marier.

M. Maleyrac, ayant gagné environ deux cent mille francs, vendit sa boutique et devint rentier.

Désormais, madame Maleyrac ne fréquenta plus que la haute bourgeoisie et porta sa robe de soie tous les jours.

Cependant, son ambition n’était point satisfaite : il lui fallait posséder une « campagne ». On acheta « les Andrives », une terre à vignobles, mais qui n’était pas bâtie. Tant mieux, on se ferait bâtir à son gré. Et ce gré se traduisit par une façon de château genre Louis XIII, défiguré par une belle pierre blanche, aux endroits où la brique rouge était indispensable, mais qui ne parut à madame Maleyrac ni assez « riche » ni assez « comme il faut ».

Le bâtiment leur coûta cent mille francs net. Quand il fallut le meubler, l’ancien marchand de fer jura comme un païen qu’il n’y mettrait pas un liard. Et pour cause : les Maleyrac se trouvaient à demi ruinés.

On répartit çà et là les vieux meubles de la ville, et cela parut tout à fait piteux aux invités qui vinrent pendre la crémaillère au château des Andrives.

Les chambres, très-bien peintes et tapissées, quelquefois n’avaient pas de chaises, ou bien c’était la table qui manquait. On voyait un pot à l’eau sur le marbre blanc d’une cheminée, ou bien encore le bougeoir reposait sur un vieux fauteuil qui servait de table de nuit. Les fenêtres sans rideaux montraient leurs vitres claires.

Cependant le salon paraissait moins vide grâce au grand vieux piano carré, avec ses supports énormes d’acajou massif, qui remplissait tout un coin. À l’autre bout le canapé, tout aplati par un long usage, et dont le reps vert montrait la ficelle de sa trame à ses deux bras. Il y avait au mur la Promenade de Bélisaire, portant son casque à la main pour mieux montrer qu’il était aveugle, et aussi une peinture représentant M. et madame Maleyrac quand ils étaient nouvellement mariés ; lui en cravate blanche, elle une rose à la main.

Mais mademoiselle Maleyrac datait ses lettres sur papier rosé du « château des Andrives ».

Il fallut toute l’économie habituelle de madame Maleyrac pour joindre les deux bouts avec les revenus qui leur restaient, et le train de réceptions qu’elle s’obstina à mener. Ces économies portaient naturellement sur le nécessaire. On mangeait mal, on s’habillait de loques quand on était seul, et les domestiques, toujours mauvais parce qu’on les prenait à bas prix, étaient traités comme des chiens, peut-être moins bien encore. Aussi ils défilaient comme une procession chez les châtelains des Andrives. Quand ceux-ci eurent épuisé la contrée et qu’il ne resta plus à vingt lieues à la ronde une fille mal famée qui n’eût fait ses huit jours au service des Maleyrac, l’ancienne marchande prit le train et s’en alla, au chef-lieu du département, chercher une servante à l’hospice.

— Précisément, lui dit la Mère supérieure, nous avons en ce moment une fille qui a toutes les qualités d’une bonne domestique. Seulement elle a besoin d’être surveillée.

— Oh ! chez moi, répliqua madame Maleyrac, les servantes sont gardées au doigt et à l’œil. Comme je leur dis : Je vous passerai bien des choses ; mais pour la conduite, si l’on vient à broncher, à la porte.

La Révérende Mère baissa plusieurs fois le menton d’un air grave et satisfait. Puis elle dit à la Sœur tourière de faire appeler Marie-Eugénie Victoire.

En l’attendant, on débattit le prix ; et madame Maleyrac fut très-agréablement surprise d’en être quitte pour cent trente francs par an, ce qui commençait à n’être plus que le salaire des petites bonnes dans la contrée où tout renchérissait. Elle pensa qu’il devait y avoir quelque chose là-dessous. Mais pourvu que la fille ne fût pas une voleuse, tant pis du reste, ma foi, puisque aujourd’hui on n’en pouvait plus trouver ni comme cela ni autrement.

Et elle vit approcher Victoire.

D’abord, elle la trouva un peu lourde ; mais elle lui parut si soumise avec son air honteux, les yeux baissés, qu’elle fut contente tout de même en réfléchissant qu’elle en ferait ce qu’elle voudrait et la mettrait au pas sans avoir à craindre, de celle-ci, les rebiffades et les insolences.

— Je veux bien vous prendre, sur les recommandations de madame la supérieure, lui dit-elle d’un ton fort noble, avec ce dédain qui marque bien la supériorité qu’on a sur de telles petites gens, en même temps qu’une douceur feinte de la voix, naturellement aigre, voulait persuader Victoire de la grande patience et bonté de sa nouvelle maîtresse.

— Mais, ajouta madame Maleyrac, il faut me promettre d’être sage et d’accomplir exactement tous vos devoirs religieux. Je vous apprendrai le service d’une grande maison, et quand vous sortirez de chez moi, vous pourrez vous présenter n’importe où. C’est à considérer, cela, ma fille. Voyons, êtes-vous décidée à tout faire pour me contenter ?

Victoire écoutait, devenant très-rouge, ne comprenant pas bien tout ce qu’on lui demandait. Mais la voix rude et brève de madame la supérieure la secoua. Elle lui avait dit violemment :

— Répondez donc, et remerciez madame qui veut bien avoir la bonté de se charger de vous.

Victoire balbutia :

— Oui, ma chère mère, je vous remercie bien.

Et elle faisait une révérence comme en passant devant l’autel, la tête baissée, honteuse.

— Je vous emmène, dit madame Maleyrac.

La supérieure ajouta, menaçante :

— Et vous m’entendez. Victoire ? si vous vous conduisez mal, il est inutile que vous reveniez ici, je ne vous recevrai pas. Vous me comprenez ? Je ne vous recevrai pas… Allez !

Madame Maleyrac tenait enfin un sujet qu’elle pourrait dresser et garder. Triomphante, elle l’emmena.

Bien qu’il n’y eût que deux heures de trajet environ pour le retour aux Andrives, tant en chemin de fer qu’en voiture, — la voiture de madame Maleyrac, une espèce de cabriolet d’occasion, qui l’attendait à la gare, — ces deux heures suffirent pour donner à Victoire un avant-goût des travaux forcés auxquels le sort venait de la condamner. Madame Maleyrac avait commencé par la mettre au courant, disait-elle, des habitudes de la maison et du service qu’elle aurait à faire. Le chapelet s’allongeait interminablement, et Victoire entendait nommer, pour la première fois, des choses dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. À chaque nouvelle phrase de sa maîtresse, qui débutait par dire : « Ensuite vous ferez cela… » Victoire ouvrait plus grands ses petits yeux effarés, et des sueurs lui coulaient sur la joue, tandis que madame Maleyrac se rengorgeait, satisfaite d’avoir enseigné tant de choses à une fille qui ne savait « rien de rien », et terminait en disant :

— Maintenant que vous savez tout ce que vous aurez à faire, j’espère que vous ne m’obligerez pas à vous le répéter.

La vue de la campagne autour des Andrives soulagea un peu la Victoire. Les près, les bois, les champs lui étaient familiers, et elle se rassura en apprenant qu’elle aurait aussi de l’occupation au dehors. Pour cela elle ne craignait personne. On le verrait bien.

On lui fit dételer la voiture, étriller le cheval, frotter les harnais, tirer le foin dans le râtelier ; et, derrière ses talons, madame Maleyrac répétait sans cesse :

— Allons, allons, dépêchons-nous ; il ne faut pas traîner comme cela. Vous n’êtes pas ici chez des paysans ; il faut être leste…

Et Victoire se hâtait.

Vite, on la poussa dans la cuisine. Elle tenait une casserole, on l’appela à grands cris pour défaire les bottines de mademoiselle.

Lorsqu’elle eut rompu tous les boutons dans ses gros doigts malhabiles, elle fut rappelée en bas par des glapissements de fureur : la casserole avait brûlé. Elle dut la récurer, et comme elle avait coutume de torcher les chaudières des paysans, elle défonça net la casserole. Madame Maleyrac ne se connaissait plus.

À table, elle ne sut jamais enlever les assiettes, en les empilant, et passer en même temps l’assiette blanche.

Les fourchettes dégringolaient sur les robes, la sauce coulait, Victoire tremblotait de peur. On lui dit qu’elle avait l’air « mouzon », et que rien n’était désagréable à voir comme une figure renfrognée. Alors elle pensa qu’il fallait rire quand elle faisait une sottise ; mais on l’avertit qu’elle était une « sans cœur », et qu’il ne fallait pas qu’elle prît des airs de se moquer des observations qu’on lui faisait.

Mais, vite, on l’arracha au lavage de ses assiettes pour l’envoyer traire les vaches, faire la paillée aux moutons, cuire aux porcs, fermer la volaille.

Encore toute puante de ces travaux, elle dut grimper dans les chambres, faire les couvertures, et toujours vite, vite, monter un verre d’eau sucrée à monsieur, allumer une flambée chez madame, porter des bougies, trimbaler du haut en bas, trébuchant aux marches, se cognant au mur, essoufflée, assourdie, hébétée, avec, dans les oreilles, les « dépêchez-vous donc » furieux de madame Maleyrac.

Cependant elle revint à sa cuisine, nettoya, frotta, lava, tandis que les chaussures crottées de toute la famille attendaient leur tour.

Alors elle s’assit et prit ses brosses.

Et pendant une heure, elle brossa d’un geste régulier et cadencé qui la faisait s’endormir.

Une petite lampe, dont la mèche avait été soigneusement baissée par madame Maleyrac, éclairait vaguement la Victoire accroupie, avec le va-et-vient de son coude, la somnolence de sa tête, l’écrasement de tout son corps de bête à travail, dans le silence profond de la nuit où, seule, elle veillait.

Quand elle se leva, étirant ses membres, il était minuit. Elle s’en fut coucher dans la mansarde qu’on lui avait montrée, tout en haut, et les pieds nus pour, en passant, n’éveiller personne.