Victoire la rouge/9

La bibliothèque libre.
Librairie Henry du Parc (p. 97-114).


ix


Lorsque Victoire s’aperçut qu’elle était grosse encore une fois, une stupeur lui vint. Elle n’y comprenait rien, bien qu’elle eût gardé dans l’esprit, depuis la noce de mademoiselle, comme le souvenir d’une faute énorme qu’elle aurait à moitié rêvé d’avoir commise.

C’était donc vrai. Elle était retombée en plein malheur, comme autrefois, chez les Jameau, au village du Grand-Change. Il allait falloir recommencer à souffrir tout bas en serrant à les crever ses flancs robustes qui, tous les jours, gonflaient. Oui, mais ensuite, bientôt, quand ça se verrait ?

Et elle avait des heures d’hébétement, le regard vague, fixé devant elle, dans l’immobilité de tout son corps et l’oubli du travail commencé. Puis elle se remettait subitement à l’ouvrage, dans des à-coup de fureur : contre qui ? Elle n’en savait rien. C’était le malheur qui la poursuivait. Et elle levait, et elle rabaissait le bigot ou la pioche, faisant des entailles énormes dans la terre, comme si, à force de la creuser, toujours plus bas, elle allait y cacher sa faute.

D’autres fois, elle pleurait, non pas de honte encore, mais parce qu’elle avait dû refuser son promis, le premier, le seul homme qui eût voulu d’elle pour femme. Et il s’en était allé, bien triste. Même il s’était dégoûté de la terre, maintenant qu’il ne comptait plus sur les deux bras de Victoire pour l’aider à la retourner, et il s’était fait soldat.

Elle pensait comme ils auraient été heureux ensemble, dans une de ces petites maisons basses, au ras des champs, avec des étables autour, et des bêtes qui leur auraient appartenu et de la belle récolte qu’ils auraient ramassée, pour eux, non pour les autres, cette fois. Comme elle aurait trimé, avec son homme auprès d’elle ; et comme c’eut été bon, cette vie-là, au plein soleil !

Et voilà que son ventre montait, montait. Bientôt elle ne pourrait plus le cacher, et on allait la jeter à la porte, comme la Jameau, en lui criant des injures.

Eh bien, où irait-elle, puisqu’on ne voulait plus la recevoir à l’hospice ? D’ailleurs, elle n’oserait jamais s’y représenter. Et, du même coup, elle perdait son enfant, un petit qui venait d’avoir ses deux ans et qu’on avait promis de lui rendre si elle se conduisait bien.

Elle s’était bien conduite, cependant, elle avait fait tout ce qu’elle avait pu pour que l’on fût content d’elle et que l’on n’eût rien à dire sur sa sagesse. Jamais elle ne s’était laissée embrasser par les garçons, parce qu’elle se rappelait comme ça la rendait toute bête et plus molle qu’une guenille. Elle l’avait même bourré de coups de poing toute la journée de la noce, ce beau dragon qui lui disait dans l’oreille des choses si douces, qu’elle en avait l’estomac retourné comme si elle allait faire une maladie. Et puis le soir… elle ne savait plus. Mais ce n’était pas sa faute.

Elle lui avait bien dit qu’elle ne voulait pas ! Maintenant, tout le malheur était pour elle.

Et en remuant ces idées dans sa tête, Victoire pensait (quelquefois à ce beau dragon, si tendre, qui lui viendrait en aide, peut-être, si elle pouvait lui dire.

Dans son isolement absolu de tout être humain qui prît pitié d’elle, celui-ci lui revenait de plus en plus à la pensée, comme un unique espoir.

Victoire en avait encore pour trois mois avant ses couches ; mais déjà sa grossesse apparaissait. Et madame Maleyrac, qui n’avait aucune raison de la soupçonner, l’accusait d’en prendre trop à son aise avec la nourriture et les loisirs. Décidément cette fille engraissait. Et ce fait inouï chez elle lui donnait quelque orgueil ; elle en tirait gloire, et appelait souvent l’attention des gens sur cette grosse gourmande de Victoire qui la ruinait à remplir son ventre immense.

Victoire, devenue sournoise, surprenait bien parfois des regards singuliers que ces remarques attiraient sur elle. Mais elle feignait d’en rire, et si niaisement, que les soupçons se détournaient.

Cependant elle avait fini par arranger quelques idées dans sa pauvre cervelle étroite, et qui prirent, après bien des efforts, la forme d’un projet. Elle persuada madame Maleyrac qu’il lui serait facile de réaliser une économie en l’envoyant elle-même à la ville porter les provisions d’œufs et de légumes qu’elle envoyait chaque semaine, par le chemin de fer, à sa fille, mariée et installée à Ribérac. Madame Maleyrac sauta sur cette idée, qui, malgré tout, ne lui serait pas venue, car il s’agissait pour Victoire de faire ses vingt-cinq kilomètres, aller et retour, dans la même journée. Et Victoire affirmait qu’elle ferait quand même, avant de partir, et le soir, au retour, tout le travail de la maison, comme si de rien n’était.

Le jour suivant, Victoire était en route, chargée comme un mulet, un panier à chaque bras, un troisième sur la tête bien d’aplomb dans le creux d’un torchon roulé en couronne et lui meurtrissant le front. Mais elle ne sentait rien et elle trottait, le ventre lourd, les pieds nus, ses sabots pendus à sa cotte par une ficelle.

C’était en janvier ; la route était sèche, poudrée de blanc par le grésil ; le soleil pâle n’échauffait point l’air, mais il rendait moins âpre le coup de fouet qui cinglait en plein le visage rouge de la Victoire, dans la rapidité de sa course. Elle soufflait d’un souffle énorme, qui s’échappait en buée blanche au devant de sa bouche, et les gens qui passaient disaient, la voyant aller ainsi :

— Une rude fille tout de même !

Elle mit deux heures pour arriver où il lui en fallait bien trois, chargée comme elle l’était. Mais elle fit une pause dans la cuisine de mademoiselle Maleyrac, et, avec son air de grosse bête, elle se fit dire ce qu’elle voulait savoir : le beau dragon, le frère du marié était en garnison à Versailles.

— C’était-il loin, Versailles ?

Elle amusa beaucoup en demandant combien de jours il lui faudrait pour y aller à pied.

Puis elle sortit par la ville, après avoir chaussé ses bas et ses sabots, et rattaché proprement son fichu sur ses cheveux rouges et drus qui passaient frisottant au ras des yeux. Elle cherchait un bureau de placement.

Au coin de la place du Marché, elle demeura plantée devant une enseigne qu’elle épelait avec de rudes efforts de mémoire, car, depuis l’hospice, elle n’avait jamais regardé dans un livre. Et il fallait qu’elle fût poussée par une surexcitation qui lui élargissait, pour ainsi dire, ses facultés de voir et de comprendre, pour arriver à déchiffrer toute seule l’adresse qu’elle cherchait. C’était bien là.

Elle tourna le bouton de la porte, timidement, dans la crainte qu’il y eût beaucoup de gens devant lesquels il lui aurait fallu parler. Mais le bureau était vide. Et elle s’assit, soulagée, les pieds tirés vers le poêle, reposant enfin ses flancs qui semblaient lui tomber, et ne tenir à elle que par des fils tendus douloureusement.

L’agent la regardait, se frottant les mains en songeant à quelle cliente privilégiée il pourrait adresser cette gaillarde si bien bâtie pour le travail, et de figure honnête.

— Monsieur, dit-elle, avez-vous une place pour Versailles ?

— Hein ! vous dites ? Versailles !

— Oui, monsieur.

— Ah ! bien ! Je voudrais vous y voir ! Mais les voilà toutes : Paris, Versailles ! Dès qu’elles savent tourner une omelette, il faut qu’elles filent, et plus personne pour la province et la campagne, rien de propre, rien ! Voyons, ce n’est pas sérieux. Je vais vous envoyer dans une maison où vous aurez d’aussi bon gages qu’à Paris, ainsi ! Vous avez des certificats ?

Victoire rougit brusquement : elle n’avait pas pensé aux certificats.

Honteuse, elle baissa la tête.

— Hé ! hé ! reprit le placier, il paraît qu’il y a quelque anguille sous roche. Ah ! nous voulons aller à Versailles et nous n’avons pas de certificats. Hum !… Enfin, nous pourrons peut-être arranger cela, si vous êtes gentille. Tenez, ça vous coûtera vingt francs, mais nous vous placerons tout de même ; et une bonne place, encore. Je répondrai pour vous. Cela va-t-il ?

— Je vas vous dire, fit tout à coup la Victoire, en relevant un coin de son tablier qu’elle se mit à rouler dans ses doigts, c’est pas pour changer de place. Mon Dieu, c’est tout pareil, au bout du compte ; mais c’est parce qu’à Versailles il y a, il y a…

— Votre amoureux, hein ?

Victoire était pourpre, et ses yeux, qui avaient bonne envie de pleurer, clignotaient. Mais elle fit « oui » avec sa tête.

— Et qu’est-ce qu’il fait, votre galant ?

— Il est dragon.

— Tiens ! tiens !

Et puis, tout à coup, le placier devint sévère.

— Ce n’est pas propre du tout, ma fille, ce que vous voulez faire là. Suivre un amoureux, un soldat, un dragon !… Fi ! Ce n’est pas moi qui vous prêterai les mains. Mais si vous voulez être sage et vous placer ici, je…

Victoire éclata, se bouchant les yeux de son tablier.

— Mais je vous dis qu’il faut que je le voie, il le faut !…

Le placier interloqué murmura :

— Ah ! alors, écrivez-lui.

— Je sais pas écrire.

L’homme pensa qu’il pourrait rattraper d’une autre façon le louis qu’il avait voulu gagner avec elle. Tout de suite il dit :

— Mais c’est mon métier, moi, d’écrire pour les gens qui ne le savent pas. Voulez-vous que je fasse votre lettre ?

— Vrai, dit-elle, s’arrêtant net de pleurer. Et… vous ne direz à personne ce que je mettrai dedans ?

— À personne. Le secret professionnel, prononça gravement le placier.

Elle ne comprit pas, mais cette gravité lui donna confiance.

— Combien c’est-il ? dit-elle, fouillant sa poche.

— Vingt francs, parce que c’est vous.

— Merci bien, monsieur.

Et elle compta pièce à pièce la somme demandée.

Lui avait tiré une feuille de papier à lettre, qu’il étalait soigneusement avec sa main, comme une chose précieuse ; il fit plier le bout de sa plume sur son ongle ; puis toute chose étant en état, il se retourna vers Victoire qui suivait ces préparatifs d’un air d’étonnement respectueux, et lui dit :

— Voulez-vous dicter ?

— S’il vous plaît, monsieur ?

— Dites ce que vous voulez faire savoir à votre dragon, et je l’écrirai.

— Ah !…

Elle demeura pensive, embarrassée.

Enfin, elle se remua sur sa chaise, et, les mains jointes, regardant fixement le bout de ses sabots collés au poêle, elle dicta, faisant des pauses, quand elle éprouvait trop de honte à continuer et que sa gorge se serrait :

« C’est pour vous faire assavoir qu’un grand malheur m’est arrivé. Vous aurez la bonté de me venir en aide, parce que vous savez bien que ce n’est pas de ma faute. — Tout de même j’en ai bien du chagrin, à cause que personne ne voudra me croire, et que madame Maleyrac va me jeter à la porte. Alors où j’irai, s’il vous plaît ? — Si c’était un effet de votre bonté d’avoir pitié de moi, je vous serais bien reconnaissante, malgré que sans vous ça ne serait pas arrivé. Je vous fais écrire cette lettre pour vous apprendre que je suis grosse, depuis la noce de mademoiselle, que vous vous souvenez bien. Je suis une pauvre fille sans père ni mère, que même je viens de l’hospice et que je n’ai personne au monde qui voudra me retirer, et que je vais me trouver dehors bientôt, moi et mon enfant. — J’ai souvenance de vos bonnes paroles, et j’ai prié le bon Dieu pour qu’il vous dise de pas me laisser sans secours, comme quoi, par votre faute, je pourrais m’en aller mourir comme un chien, toute seule au coin d’un bois. Je vous prie de me faire réponse chez madame Maleyrac, aux Andrives, où je suis, en vous attendant, votre servante.

« Marie-Eugénie-Victoire. »

— Quelle adresse ? demanda le placier qui avait écrit avec un grand bruit de plume et rayé toute sa page de majuscules énormes. Victoire, penchée maintenant, regardait attentivement tous ces hiéroglyphes qui représentaient ce qu’elle avait dit, et l’on eût cru qu’elle essayait de lire, tandis que, seul, le mystère de ces lettres l’effarait. Lorsque l’enveloppe fut fermée, elle dicta : « Monsieur, monsieur Jules Pauliac, dragon, à Versailles. »

— Quel régiment ?

— Je sais pas, monsieur.

Elle prenait un air inquiet :

— Faudrait peut-être le savoir ?

— Oh ! ce n’est pas nécessaire, répondit vivement le placier, qui tenait à se débarrasser d’elle, maintenant qu’il avait gagné ses vingt francs. Voici la lettre, mettez un timbre, et à la poste. Bonjour, ma fille, à votre service, une autre fois.

— Bien obligée, monsieur.

Elle demanda du papier pour envelopper sa lettre qu’elle voulait envoyer très-propre, et elle sortit, en faisant une révérence profonde, comme elle en faisait au couvent.

Elle ne sentait plus sa fatigue, à présent qu’elle emportait sa lettre cachée sous son fichu, comme une relique dont le pouvoir mystérieux allait sûrement lui sauver la vie.

Des idées lui arrivaient coup sur coup dans son pauvre esprit si extraordinairement tendu. Elle se racontait des histoires sur la façon dont le dragon allait s’y prendre pour la tirer de peine. Jamais elle n’avait tant pensé, et cela lui faisait bourdonner les oreilles comme si on lui secouait dans la tête une volée de cloches.

Elle s’en revint aux Andrives, ses paniers vides enfilés dans le même bras jusqu’à l’épaule, les mains croisées sur son ventre, tapant rude et vite ses lourds sabots sur la terre sèche où le grésil revenait comme une poudrée de diamant.

En la voyant arriver, madame Maleyrac ne put s’empêcher de dire :

— Déjà !

— Oui bien, répondit gaiement la Victoire.

Et la courageuse fille, dont les flancs battaient sous la secouée de l’enfant robuste comme elle, s’en alla, sans repos, trimbaler par la grange et par les étables, jouant des muscles et abattant à pleins poings sa rude besogne de chaque jour.