Victoire la rouge/8

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Librairie Henry du Parc (p. 87-96).


viii


Quelques jours plus tard, on mariait Élise. La noce se fit aux Andrives. On était à la fin de juin. Les parents et amis des deux familles s’étaient abattus sur le logis des Maleyrac comme une compagnie de sauterelles. Il en était venu pendant deux jours tant et plus, si bien qu’on ne savait maintenant où les loger.

On avait couvert de draps une étalée de foin dans les greniers, et les jeunes gens couchaient là, non pour dormir, mais pour s’amuser à faire cent sottises niaises et bruyantes qui emplissaient la maison de vacarme. Toute la nuit, cela buvait et mangeait, et fumait, et chantait, tandis que toutes les chambres en dortoir étaient occupées par les dames et les fillettes que ce train de noce émoustillait. On avait chassé Victoire de sa mansarde pour en faire un cabinet de toilette. Elle porta ses couvertures dans une étable, sur un tas de paille fraîche où elle s’en venait dormir une heure ou deux par nuit, quand elle avait le temps.

Malgré le train d’enfer qu’il lui fallait mener à cette occasion, la Victoire se divertissait comme pas une, et jamais de sa vie elle n’avait tant ri. C’est qu’on lui avait donné des aides, d’abord, et parmi ceux-ci, le garçon de ferme qui lui parlait pour l’épouser. Volontiers, il trôlait autour des jupes de Victoire, soi-disant pour l’aider, et elle en crevait d’aise. Sa figure grêlée riait par tous les trous. Ensuite on s’occupait d’elle comme jamais elle ne l’avait vu. Cette jeunesse du grenier à foin la pourchassait, un peu fort quelquefois, et les uns l’attrapaient derrière une porte pour l’embrasser ou bousculer son corsage et ses hanches qu’elle sauvait à grande bourrade, mais en s’esclaffant, tout enflammée d’un plaisir de femme attaquée qui lui donnait des sensations nouvelles et joliment plaisantes.

L’un des frères du marié, surtout, un soldat, un dragon, avec des galons sur sa veste et une grande queue de cheval qui lui trimballait sur le cou, pendant au bout d’un casque d’or.

Dès qu’elle voyait venir ces jambes rouges, lestes, qui lui couraient après, elle en perdait le souffle, tant cet être nouveau et brillant l’émerveillait. Pourtant elle secouait ses bras et se faisait lâcher, se fâchant même parce qu’avec lui elle n’était pas la plus forte, et qu’il lui restait comme une angoisse de la brutalité formidable de l’homme. Lui, frisant sa courte moustache blonde, lui disait des mots galants avec des airs penchés et des soupirs et des yeux qui flambaient.

Au fond, la Victoire était flattée de sa conquête. N’était peut-être le paysan, qu’elle aimait comme son promis, se fût-elle désarmée pour le beau dragon au casque d’or qui parlait si bien.

Tout ça lui donnait de l’occupation pendant ces deux ou trois journées autant pour le moins que le service de madame Maleyrac ; mais, comme elle en semblait devenir plus leste, son service n’en souffrit point, au contraire.

Cependant, le jour des noces. Victoire était presque cassée de fatigue. Elle disait que les bras lui tombaient, et que les jambes lui rentraient dans le corps.

On l’avait habillée de neuf ; elle parut superbe. Sous son bonnet de tulle blanc, les mèches fauves de ses cheveux, plantés droits sur le front et les tempes, s’échappaient vigoureuses en tourbillonnements épais et rudes. Son visage lavé, et comme poudré par les taches rousses de sa peau laiteuse, était frais et gai.

Après le souper des maîtres, vers minuit, lorsqu’elle s’attabla, en ses atours, avec tout ce qui était du service, elle parut une personne d’importance, d’autant mieux qu’elle servait et ordonnait tout comme étant de la maison. Le garçon de ferme la regardait de plus en plus fort à mesure qu’il buvait et que la Victoire se montait la tête elle-même, à tant manger et boire, pour faire la noce. Elle aussi reluquait ses amoureux et se sentait tout autre à être enfin considérée et prisée pour ce qu’elle valait.

Elle pensait tout le temps à son prochain mariage, et ces idées la rendaient comme un peu folle, la faisant rire, avec des sueurs et des petits frissons de sa chair robuste.

Tantôt, elle se voyait marcher, toute roide, à grandes enjambées, en tête du cortége de ses invités, avec sa robe neuve, son châle de cachemire à dessins jaunes, son bonnet blanc à rubans de satin, et le bras passé sous celui du « novié » en veste longue, tandis que le violoneux jouerait des airs gais en ouvrant la marche.

D’autres fois, quand un coup de vin pur lui piquait les yeux, elle avait d’autres pensées, et elle s’en allait sur le dos de sa chaise en criant de rire, comme si on la chatouillait.

Et tout autour de la grande table de cuisine, éclairée par des chandelles de suif aux mèches fumantes, c’était un tapage de grosses voix rudes et de criailleries de filles qui montaient dans la fumée des plats et l’odeur vineuse, et la buée de ces souffles chauds, épais, aux senteurs violentes et comme saturées d’épices.

Une fois le beau dragon vint faire le tour des chaises en fumant son cigare.

Puis il revint encore portant sous ses deux bras des bouteilles coiffées d’argent, dont il fit éclater les bouchons à l’oreille des femmes épeurées. C’était du Champagne. Il versa lui-même une pleine verrée à la Victoire, qui l’avala d’un trait. Elle en demeura étourdie, la cervelle détraquée, les paupières battantes.

Le soldat s’appuyait à sa chaise, lui touchant le dos de son corps dont la chaleur l’engourdissait dans un plaisir inconscient.

Tout à coup, madame Maleyrac apparut dans sa superbe toilette de satin clair, si impérieuse et imposante que le silence se fit comme par miracle.

Elle déclara de haut qu’il était temps que cette orgie prit fin. En même temps son œil irrité courait par la table, où l’on avait dévoré des restes dont toute la famille eût vécu pendant une semaine.

Les paysans reculèrent leur chaise en baissant la tête. La Victoire fit le geste de se lever, mais ses jambes, molles, pliaient.

Alors le dragon demanda plaisamment si la mariée était couchée. Et malgré le respect, tous les rires s’échappèrent avec des mots çà et là qui chassèrent madame Maleyrac indignée.

Cependant les gens s’en allaient par groupes, tirant vers les granges pour s’y arranger jusqu’au jour.

Victoire essaya de mettre de l’ordre. Mais elle dut y renoncer.

La table tournait, et tout autour d’elle remuait, lui échappant des mains, tandis qu’elle baillait largement, les yeux déjà fermés par un sommeil invincible.

Elle fit un mouvement insouciant de ses épaules et prit sa lanterne pour s’en aller coucher. Tant pis, on verrait demain, elle n’en pouvait plus. Et rasant le mur, où elle se cognait, elle vint à l’étable, posa sa lumière sur une poutre en saillie, dégrafa ses jupes ; puis, toute lourde, elle se jeta sur la paille, avec déjà un ronflement de sa poitrine nue.

À ce moment, la porte de l’étable céda à une pression de genoux du dragon qui la guettait. Par l’ouverture, le ciel très-noir et tout brillant d’étoiles entra, avec une bouffée d’air frais et l’odeur douce de la nuit parfumée des champs. Le dragon, suffoqué par les senteurs nauséabondes des brebis suantes dans leur laine et vautrées dans leur paillée, laissa la porte ouverte.

Dans le silence qui s’était fait autour de la masure endormie, il entendait pépier vaguement les oiseaux et le rossignol vocaliser au loin dans les arbres.

La Victoire dormait dans ses cheveux rouges. Sa bouche gourmande était ouverte ; elle avait un souffle rude qui remuait autour de sa tête les dentelles grises des toiles immenses que les araignées tendaient.

Le dragon l’éveilla. Elle fit un rire en le poussant mollement. Elle ne voulait pas, non…

Mais sa sensualité de bête échauffée la faisait se livrer, malgré sa volonté, peut-être avec le grognement heureux d’un appétit robuste enfin satisfait.