Victor Persat ou Mémoires d’un faux dauphin/3

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Victor Persat ou Mémoires d’un faux dauphin
L’Auvergne historique, littéraire et artistiquesérie 3, tome 1, années 1893-1894 (p. 272-285).

Journal de ma conduite

18 août 1826. — J’ai été transféré dans une voiture fermée. Mes douces paroles, spirituellement émises, m’ont valu la bienveillance des gardiens. Cette bienveillance continue le 18, jour où commence mon journal.
Je fus introduit dans un emplacement très propice à sa destination et placé pour la nuit dans une petite chambre extrêmement propre. Le seul désagrément de ma position est de n’avoir pour société que des êtres qu’il y a plus d’intérêt à fuir qu’à fréquenter. Ce dernier coup du sort est le plus cruel et mes persécuteurs espèrent bien que je n’y résisterai pas.
Le 15, le médecin de l’établissement, le docteur Fauvelle, vint me voir. Je lui présentai civilement un écrit par lequel je déclarais renoncer à ma Maison royale si on consentait à ne pas me considérer comme fou.
Le 16, le docteur revint et me fit couper les moustaches. Cela me fit songer à Samson dont les Philistins coupèrent les cheveux.
Le 17, j’ai demandé que l’on me transférât en Auvergne. J’ai tâché de faire comprendre au médecin que ce serait se compromettre que de me garder plus longtemps dans cette maison. — Mais, m’a-t-il dit, on ne peut en trouver une plus agréable et mieux tenue. — J’en conviens ; je serai peut-être plus mal dans celle du Puy-de-Dôme, mais j’aurai la facilité de voir mes amis, mes anciens compagnons d’armes et le tuteur que l’on m’a nommé. Tous m’aideront à traduire en justice la famille infâme qui, par ses déclarations, m’a amené où je suis.
Aujourd’hui 18, ma demande de transfert a été rejetée. J’indique au docteur que, n’ayant repris l’usage de la parole que vers l’âge de 10 ans, j’ai conservé depuis une grande difficulté d’élocution qui contribue à me faire considérer comme aliéné, mais que cette difficulté n’existe pas en langue espagnole que je parle couramment. Le docteur a répondu qu’en effet il me trouvait un profil espagnol et que je devais être fils d’un Grand d’Espagne. Comprenant l’ironie, j’ai sévèrement répliqué qu’il ignorait si j’étais le fils d’un charbonnier ou d’un souverain.

19. — J’ai réclamé une ration de vin ; on me l’a refusée parce que je ne travaillais pas. J’ai alors demandé à travailler comme maçon, métier qui m’est familier et dont je rougis d’autant moins que Louis XVI, qui était serrurier, avait fabriqué ma première truelle et mon premier marteau.

20. — J’ai donné lecture au médecin d’un mémoire par lequel je consens à abdiquer et à vivre dans la retraite, moyennant trois millions dont un lui sera versé concurremment avec trois autres personnes. Bien décidé en effet à n’accepter aucune dignité, je ne pourrai récompenser qu’en argent les services reçus.
Ma retraite aura une demi-lieue environ. Elle sera close de murs et inaccessible aux étrangers. Mon humanité et l’exemple à donner à mes enfants, dont les premiers cris seront apaisés par mes caresses paternelles, me feront un devoir de construire auprès de ma demeure un hospice où seront secourues toutes les misères. Ma maison sera ainsi composée : Mon épouse, âgée de 17 à 18 ans, ornée de la beauté et des vertus propres à captiver mon cœur (peu importe sa naissance) ; un ancien ecclésiastique, un médecin, un instituteur instruit dans toutes les langues, un maître de musique qui ait l’art de la peinture, un ex-militaire aussi habile dans la théorie que dans la pratique, toute espèce de domestiques qui seront plutôt des amis subalternes que des serviteurs ; ils seront de préférence mariés et leurs familles géreront les propriétés que j’aurai aux colonies. Mon clos aura tous les amusements permis par la loi de nature.
Je recueillerai auprès de moi ma sœur d’Angoulême ; nos mains, unies dans un même sentiment, élèveront deux tombeaux aux auteurs de nos jours...
Vous voyez, docteur, que si je parle mal je ne manque pas d’esprit.

21. — J’ai voulu reprendre mon discours, le docteur m’a tourné le dos.

22. — Il serait plus facile d’apprivoiser un corbeau que mon Esculape, tant sa bile est aigre. Je lui ai remis une lettre en espagnol dont voici la traduction : « Parler à un cœur de pierre, c’est vouloir prendre la lune avec les dents. Il est possible qu’un jour je vous voie pendu. Vous n’entendez pas ce que je vous dis ; il me paraît que vous êtes une cruche. Que Dieu ait pitié de vous, en attendant que le diable vous emporte. »

23. — J’ai montré au médecin le plan d’un monument pyramidal à élever à la mémoire de Louis XVI. J’ai voulu lui prouver que, si je ne suis pas architecte, je suis au moins un bon maçon, ce que l’on ne peut être sans avoir l’esprit sain.

24. — Je lui ai prouvé que non seulement je suis maçon, mais encore que je connais à merveille la charpente des moulins à sucre et à café pour lesquels j’ai fait d’importantes inventions aux colonies. Pour prouver mon talent, j’ai offert d’établir en petit des chefs-d’œuvre de constructions.

25 au 30. — La pyramide, les moulins à sucre, les chaudières avec coupes, dessins, élévations, épures, ont occupé tout mon temps. N’est-ce pas un moyen très délicat et très spirituel d’établir ma raison ?

31. — Je ferai tout au monde pour sortir de l’hospice. Je viens de remettre au docteur une lettre par laquelle je reconnais avoir fait le fou pour escroquer de l’argent, comme Bruneau, en me disant Dauphin. J’y ajoute que j’ai été condamné à Versailles, en 1817, sous un autre nom, etc. Je préfère cinq ans de galères que de continuer à vivre parmi les fous où – le diable les emporte – un homme d’esprit finirait par perdre la tête.

1er septembre :

La noirceur masque en vain les poisons qu’elle verse ;
Tout se sait tôt ou tard et la vérité perce ;
Par eux-mêmes souvent les méchants sont trahis.

Méditez cette maxime, docteur, avant de vous prêter aux calculs de mes ennemis qui veulent me garder dans ce séjour.

3. — On a bien compris que ma lettre du 31 n’était qu’une ruse pour comparaître en justice. Il faut qu’on me poursuive, que l’on me traite comme le plus grand scélérat. Je ne pêche pas par ignorance ; je sais fort bien que le coupable de lèse-majesté encourt la peine de mort. Mais j’agis avec discernement, car on ne pourra pas établir que je ne suis pas le Dauphin. Peut-être voudra-t-on alors me supprimer, mais mes yeux pénétrants sauront me garantir du danger. Quelque chose me dit, qu’à l’exemple de Charles XII de Suède, je mourrai debout.

4 à 10. — J’ai communiqué au docteur mes Mémoires, le jugement qui m’a frappé, mes plaidoyers et une chanson en quatre couplets avec refrain que j’ai composée pour ma sœur Charlotte sur l’air : L’Eau et le Vin. À lui de voir si je suis aliéné ou non.
Pour lui donner une idée de mes connaissances politiques, je lui ai remis en même temps ma proclamation au peuple français et les projets de lois générales qui y sont joints. J’ai libellé aussi d’autres lois sur les colonies, sur la liberté des esclaves et sur la création d’établissements hospitaliers pour les convalescents, les indigents et les enfants abandonnés. Le plus ancien de ces enfants deviendra l’héritier de la couronne à défaut absolu d’héritier du sang.

11 à 17. — J’ai été élevé au sein du peuple. Je ne fais pas l’éloge de mes vertus ; je dis simplement que souvent l’on me priva de mon gâteau pour soulager l’indigence. À 16 ans, je m’enrôlai et combattis pour la patrie. Mon courage prouve que je saurai faire respecter les lois que j’édicte. Je serai tout à la fois aimé du peuple et de la noblesse.
En politique, je m’appliquerai à faire connaître la différence qu’il y a entre un bon et un mauvais républicain. Il faudrait quatre feuilles pour énumérer les vertus que doit posséder le premier. Le second n’a que le masque de ces vertus ; il se peint la figure, mais on le discerne en examinant scrupuleusement sa conduite.
En matière de religion, je déclare que la religion catholique me paraît la plus rapprochée de Dieu et montre mieux les choses telles qu’elles sont. Les autres visent au même but. Il serait téméraire à qui que ce soit de violenter les consciences : Dieu seul a ce pouvoir. Le bon exemple est la seule contrainte que l’on doive employer.
J’exposerais plus amplement mes idées si l’on m’accordait le papier nécessaire.

18 et 19. — J’ai remis au docteur un conte ou une histoire, comme l’on voudra, pour démontrer qu’intégrité en toute chose amène bonne aubaine, et pour lui faire entendre par là qu’il ne doit pas chercher à disculper ses confrères qui ont abusé de moi.
Je mets tout par écrit, car, comme Ésope, je m’exprime difficilement ; mais la nature m’a doué comme lui d’un génie piquant qui me permet de faire des fables morales, plaisantes et même ironiques.

21 au 30. — Rien de nouveau.

2 octobre. — J’ai eu la facilité de m’évader, ce qui me porte à croire qu’il est l’heure de prendre en ce qui me concerne une décision. Cette facilité ne cache-t-elle pas un piège ? Un coup de fusil pourrait bien en être le résultat. J’ai le projet d’évadation, mais il est réfléchi. Les ténèbres de la nuit me préserveront d’une atteinte de loin ; de près, je donnerai à qui voudra m’arrêter du fil à retordre.

3. — Si je n’ai pas profité de la facilité que me donnaient la croisée et la porte ouvertes, c’est que je ne veux devoir ma liberté qu’à la seule équité.

13. — Il fut fait un faux rapport sur mon compte et l’on m’appliqua une douche. Prévoyant les extrémités dont je pouvais être l’objet, je me graissai la tête avec soin afin d’empêcher l’infiltration dans les pores de substances nuisibles. Ma pénétration m’a sauvé d’un grand danger. Sous les oreilles et au cou que je n’avais enduits que légèrement, il m’est survenu une boule dont j’ai extrêmement souffert. La peau de la tête a conservé durant plusieurs jours une dureté qui la rendait insensible. Mon onguent n’était que de la graisse de bouilli ; mais il était bon, paraît-il, puisqu’il a calmé la douleur. La quantité d’eau froide dont on m’a aspergé eût été plus propre à me donner une pleurésie qu’à agir utilement sur ma santé.

14. — On m’a transféré dans une autre clôture, la clôture Saint-Charles. Si j’y suis mieux, je ne vois là qu’une variation dans mon supplice. Mes forces décroissent et néanmoins mon courage augmente. Il faut si peu de chose pour me soustraire à mes bourreaux, que je me ris de leur méchanceté.

29. — Ma faiblesse s’accroît. Ô justice divine ! si je succombe, fais qu’une république bien établie me venge et gouverne ma patrie. Je n’accorde aucun pardon. Que le Ciel, indistinctement, frappe quiconque sera reconnu coupable ou complice de mes malheurs.
J’ai remis au docteur les strophes ci-après :


{{Bloc centré|

{{taille|L’Intrigue un jour dit au roi Charles
Qui paradait au Champ-de-Mars :

— J’ai sauvé le dauphin Louis,
Votre neveu sans contredit.


— Chacun est trompeur ou trompé,
Répondit ce roi débonnaire,
Il est fou ou il ne l’est pas ;
Il faut qu’il demeure comm’ça.

— Illustre roi si débonnaire,
Enfin ne redoutez-vous pas
Que l’Autriche se mette en guerre
Pour venger ce lâche attentat ?
………………………………………
………………………………………

— Et toi, duchesse d’Angoulême,
Ma sœur, n’as-tu pas entendu
Résonner le nom de ton frère
Fermé chez les esprits perdus ?
As-tu donc les entrailles
De ce comte d’Artois
Qui, sans souci de la mitraille,
Mange mon bien, loge chez moi !...
………………………………………
………………………………………|90}}

}}

4 novembre. — Je viens d’achever le dessin d’un tombeau à élever à la mémoire de Louis XVI et de Marie-Antoinette, avec cette légende : « Qui que tu sois, si ton cœur est ému, verse des larmes ; les malheurs ont tari la source des miennes. »

6. — J’ai retrouvé le roi mon père. Il est ici, clôture Saint-Charles, sous le nom de Fauquet. Avec lui est un nommé d’Alembert, chevalier de Saint-Louis, ancien médecin de Louis XVI. Avant que je fusse auprès de lui, je l’avais aperçu à travers une vitre et sa physionomie m’avait frappé. Aujourd’hui j’ai une certitude.
J’ai écrit à la sœur Alphonse, supérieure, pour lui signaler le fait et la prier de faire passer un mot à la duchesse d’Angoulême. Son père, sa mère, son frère vivants, bien que censés morts pour la France ! Il faudrait qu’elle fût totalement dénaturée pour ne pas accourir.
La supérieure a refusé de recevoir ma lettre.
Je ne puis encore divulguer ma découverte en public, on croirait que je suis fou. Il faut avec patience attendre le dénouement des décrets de la Providence.

8. — Je reprends force et appétit.

14 et 15. — Quand j’ai combiné le dessin du mausolée royal, j’ignorais l’existence de mon père. Quant à l’existence de ma mère, je n’avais pas voulu la révéler pour des motifs que l’on comprend. J’en avais cependant confié le secret au pasteur de l’hospice.

25. — J’ai adressé au docteur les lignes suivantes :
« Monsieur, je vous ai démontré que je possédais bien des connaissances ; je ne vous ai pas tout dit. Je ne suis pas novice dans votre art. J’ai fait plusieurs laborieux accouchements, amputations de jambes et autres traitements spéciaux. Il se présente une occasion de mettre mon savoir à l’épreuve. Il s’agit du nouvel arrivé qui ne mange pas et qui se trouve dans un état de stupidité complète. En peu de temps, je m’offre à lui rendre l’appétit et peut-être même l’esprit. Il suffit de lui mettre un bâillon frotté d’ail d’une grosseur convenable et de lui faire prendre du lait tiède. Le second jour, il demandera à manger ; le troisième jour, je prescrirai une ordonnance appropriée à son état. »

1er décembre. — À mon retour des armées, me trouvant oisif, je m’occupai habilement à tailler et greffer les arbres. Pourquoi ne m’utilise-t-on pas à cet usage, au moins à cultiver le jardin entre les repas ? L’occupation est un excellent remède pour varier les réflexions.

2. — Une des dames religieuses a su captiver mon cœur. Elle n’a rebuté ni mes chansons ni mes lettres amoureuses. Je la pousse vivement. En général expérimenté, je prévois les moindres mouvements de l’ennemi.

3. — J’ai adressé un mémoire au préfet, qui doit venir visiter l’hospice, pour lui confirmer l’existence de mon père sous le nom de Fauquet. L’individu dont il porte le nom a péri pour lui. On lui a déformé le nez, mais qu’on le mette à une forge et on verra son savoir-faire.

6. — À dater de ce jour jusqu’au jour de l’an, je n’écrirai qu’en cas extraordinaire. Le 1er janvier 1827, je suis résolu à jouer le tout pour le tout.

20. — On ne considère mes dessins et mes travaux, que comme des actes de démence. C’est décourageant. Il faut apprécier l’idée et non les défauts d’une œuvre.

25. — Il m’a été remis du papier. J’en ai profité pour informer le préfet que j’ai des propriétés aux colonies et qu’il est donc indispensable que l’on me mette à même de m’entretenir avec le tuteur que l’on m’a nommé, en m’expédiant dans le Puy-de-Dôme.

26. — J’ai dressé le règlement de notre salle. Le voici :

« Société des Aliénés


» Parmi nous point de fripons. Loyauté et patience, voilà notre devise.
» Afin de faire observer cette loi, moi, prince de Navarre, décrète ce qui suit :
» Tout contrevenant à notre devise recevra vingt-cinq coup de savate ; en cas de récidive, on augmentera la dose. »

3 janvier 1827. — J’ai écrit à la supérieure pour lui dire que je la considère comme la complice de mes ennemis. Le jour de l’An, j’ai néanmoins prié l’Être suprême, même pour mes bourreaux ; mais j’espère qu’il ne m’écoutera pas.

28. — J’ai fait au docteur Fauvelle la promesse suivante : « Si les événements tournent en faveur du droit et si l’on rend à César ce qui lui appartient, que je sois dauphin ou roi, vous mettrez la croix de Saint-Louis à votre poitrine et prendrez le titre de marquis d’Aubiat. »

2 février. — Écrit à M. Vidal, directeur de l’hospice, pour l’inviter à exécuter les ordres du préfet qui me congédie pour l’Auvergne et pour le rendre responsable sur sa tête de la copie du jugement du Havre qu’il détient indûment, malgré mes réclamations réitérées.

3. — En réponse à ma lettre au directeur, on m’a administré un bain et une douche. J’ai supporté le tout patiemment.

4. — Des harpies, êtres cruels cachés sous le voile des ténèbres, s’acharnent sur moi. Elles ont prétexté de ma lettre pour me faire doucher, espérant que la rigueur de la saison et mon tempérament épuisé me mettraient à fin. En réclamant la restitution de mon jugement, je n’avais fait qu’user de mon droit.

26. — J’ai assuré M. le Préfet que rien ne s’opposait à mon voyage. L’air de langueur empreint sur ma physionomie, provient de ma détention et ne nuit pas à ma santé.

3 mars. — Je ne prendrai plus la qualité de fils de Louis XVI avant d’avoir revu les lieux où s’écoula mon enfance et le château où l’on me déposa à ma sortie du Temple. Si ces lieux n’étaient pas conformes à mes souvenirs, je renoncerais à mes prétentions, car je ne serais plus alors qu’un orphelin de la Révolution.

22 à 26. — Je viens d’achever le dessin d’une colonne que je projette d’élever à la mémoire des Hauts faits d’armes des Troupes de terre et de mer. Elle est conçue d’après le modèle de la colonne Vendôme, mais perfectionnée. Des galeries permettront de circuler autour des cadres sur lesquels, classées en faits anciens et modernes, seront figurées les actions d’éclat de chaque personnage.

2 à 6 avril. — J’ai remis au docteur une chanson sur l’air de Marlborough. Il a saisi l’allusion : La Trinité se passe. Il m’a dit que si j’adoucissais ma poésie, ma captivité s’adoucirait. Je lui ai alors donné lecture de mon conte sur L’Hermite et les Rossignols qu’il met en cage. Hélas ! une fois prisonniers, les beaux oiseaux chanteurs qui le charmaient se changent en simples moineaux. Je lui ai enfin donné connaissance de mon conte sur un Navire naufragé. J’écris en prose de mon invention. Il a prétendu que je me nourrissais d’idées.

7. — Entre temps, j’ai arrêté le plan d’une maison de campagne, tout à la fois utile et agréable, celle que je désire occuper.

11. — J’ai fait savoir au Conseil d’administration de l’hospice que l’autorité du préfet ne saurait le mettre à couvert de la sévérité des lois, à raison de la séquestration arbitraire que je subis.

12. — J’ai tracé sur les murs de ma cabine quelques-unes des scènes qui doivent figurer dans les cadres de ma colonne des héros. Je citerai parmi elles : Eugène Beauharnais refusant de servir en 1815 ; Cambronne à Waterloo ; Moreau dans sa retraite ; Desaix à Marengo ; le maréchal Bonaparte au pont d’Arcole ; La Tour d’Auvergne, Jean Bart, Louis XIV ; les batailles navales de Duguay-Trouin (Persat écrit le duc è Trouin) ; Henri IV ; François Ier écrivant à sa mère : « Tout est perdu, fors l’honneur. »
Plus loin, dans mon dessin, on voit un cavalier saluant l’édifice et prêt à se mettre en route ; au bout de la route, un calvaire, emblème de la justice de Dieu et des hommes ; plus loin encore, un pont, à l’entrée duquel est un vieillard ; près du vieillard, un serpent et un aigle, figurant la tentation du mal et la destruction si l’on succombe, car, malgré la solidité du pont, on n’est pas sûr de le traverser. À la suite se trouvent un champ et un colombier, munis d’attributs agricoles, ce qui symbolise que le travail procure l’abondance, et l’abondance le bonheur et la vertu.
Je compte y placer encore Louis le Grand se reprochant la faiblesse qu’il a eue d’aimer les femmes d’autrui ; puis figurer le danger que l’on court en épousant une femme qui n’est pas de son goût, ce qui est impardonnable. Mes allégories seront encore très compliquées.

16. — Voici les personnes de la famille royale que j’ai reconnues. Louis XVI, sous le nom de Fauquet ; son épouse, en homme, sous le déguisement de Haguenon, de l’hospice de Rouen ; ma sœur, sous la figure de Lucien, orphelin de l’hospice des Enfants-Trouvés. Pommier Baronet doit être le duc de Berry ; celui qui a été assassiné à sa place ne s’attendait pas à ce qu’on lui fasse passer le goût du pain. Sœur Isidore serait la fille du comte d’Artois. Un nommé Letellier voudrait bien passer pour le duc d’Angoulême, mais il ne l’est pas, car j’ai rencontré ce dernier au Havre sous le nom de Leblanc. Vincent se donne également à tort pour le comte d’Artois, car j’ai vu mon cousin à la prison du Havre sous les haillons d’un mendiant.

22. — Ma dernière chanson a pour refrain :

Au duc de Bordeaux j’abdique mes droits.
Qu’il règne en paix sur ma patrie ! (bis)

24. — L’esprit naturel est plus profond que celui qui s’acquiert par l’étude. J’en trouve la preuve en moi-même. Mon esprit naturel, sans le concours d’aucun maître, m’a mis à même d’acquérir toutes les connaissances utiles à l’homme.
Ce qu’il y a de plus beau dans mon esprit, c’est de savoir borner mon ambition.
Je n’aspire ni à titres ni à dignités. Je ne vise qu’à me procurer une position honnête que j’aurais certainement acquise aujourd’hui à la sueur de mon front si je n’avais été victime aux colonies des menées cannibales qui m’ont relégué en ces lieux. Mon rêve est de voir mes champs fertiles tenus avec ordre, mes serviteurs, amis subalternes, dans une mise simple et propre, la physionomie reflétant le bonheur (leur moindre chagrin troublerait ma tranquillité) ; à mes côtés une jeune épouse, organe de mes sens ; on ne verrait donc pas la ronce flétrir la rose jolie ; mes cheveux blanchiraient sans que j’aie à me reprocher une infortune. De chers enfants offriraient un bien doux tableau au bord de ma tombe...

25. — J’ai écrit à la supérieure de vouloir bien dorénavant ne plus m’adresser la parole. Il est pénible en effet à une âme vertueuse d’être contrainte à témoigner son mécontentement, même à une coupable.

27. — Lorsque meurt un empereur de Russie, on place à toutes les frontières de l’empire des vedettes que l’on ne retire qu’à la prestation de serment de son successeur.
Je suis, moi, roi d’une nation qui, sous mes ordres, ne craindrait pas les forces de toutes les puissances réunies, et je n’ai pour vedettes que mes yeux et mon esprit. Ils doivent être vigilants. Ainsi hier je me suis aperçu qu’on me versait à boire différemment qu’aux autres. Comprenant ce qui se passait, j’ai échangé mon verre contre celui d’un autre détenu qui a été malade.

29. — Un peu avant midi, le directeur, accompagné de deux autres personnes, a visité notre clôture et m’a annoncé qu’avant peu je rentrerais chez moi.

30. — On m’a délivré mes effets nettoyés et rapiécés. Je me suis fait un devoir d’écrire aux gendarmes qui doivent m’accompagner que je n’étais pas Victor Persat, mais bien le fils de Louis XVI, naturalisé Espagnol.

1er mai. — Apparition du docteur. « Tout va pour le mieux, m’a-t-il dit ; êtes-vous satisfait ? » Je lui ai répondu que j’étais satisfait de l’espoir d’obtenir justice dans un autre département. Il m’a complimenté de mes croquis et m’a demandé de lui en laisser un comme souvenir.

2. — J’ai adressé mes derniers adieux à sœur Alphonse, supérieure de l’hospice : « Les bonnes nouvelles me ramènent toujours près de cette source d’eau limpide où quelquefois l’imagination ensemble dirigea nos pas. Et, là, des souvenirs charmants me retracent les traits qui si souvent embellirent ma captivité. Ces traits, que la nature a portés à la perfection, je les contemple comme étant une part de la divinité. Ô dame de mes pensées ! le docteur m’a dit que tout irait pour le mieux. Ce mieux, à n’en pas douter, se rapporte à ma liberté pleine et entière... Le papier me manque, belle dame ; je profite du restant pour vous renouveler mon amitié. »

4. — Je pars demain.

5. — Après le déjeuner, on m’a annoncé l’arrivée des gendarmes. Quand j’ai eu terminé avec le Directeur, je me suis livré à eux. Ils m’ont traité criminellement et, comme le fils de Dieu, je me suis vu attaché entre deux larrons.

Le voyage fut long. Deux mois durant, le pauvre Persat chemina à travers la France, de brigade en brigade, distribuant au cours de la route des petits papiers à tous venants.

De chaque geôle où il passait la nuit, son premier soin était d’écrire au Procureur du roi pour lui révéler sa naissance, lui raconter sa vie, lui dévoiler les crimes de La Fayette et protester contre le sort qui lui était fait. Si sa halte se prolongeait, comme à Louviers, à Évreux, à Dreux, à Chartres, à Artenay, à Orléans, ce n’étaient pas seulement les Procureurs ou Présidents de tribunaux, mais encore les Préfets, Sous-Préfets, Maires, Curés, Greffiers, Sergents de poste qui étaient inondés de sa prose. Parfois la curiosité amenait un visiteur au prisonnier ; les jeunes Substituts ne voulaient pas perdre l’occasion de voir un roi, même postiche, mangeant à la pistole.

{{taille|Après un repos de quelques jours à Orléans, où il avait présenté un mémorandum aux jurés de la Cour criminelle, il reprit son « chemin de croix de Dauphin ambulant ». La Ferté, Salbris, Vierzon, Bourges, La Charité, Nevers, Saint-Pierre furent ses étapes successives. Le 25 juin, il était à Saint-Pourçain où l’accueil de la population lui inspira des strophes de reconnaissance, strophes plus riches d’intention que de poésie.|110}}

La maison d’arrêt de Gannat lui ouvrit ses portes le 1er juillet. Après sa missive obligatoire au Procureur du roi, qui se rendit à la prison sur sa demande et qui accepta un échantillon de ses mémoires, notre personnage adressa aux habitants de la ville une proclamation débutant ainsi :

« Gannatois,

» Vous me voyez pour la seconde fois dans vos murs, escorté par la gendarmerie. La première fois c’était en juillet 1817. Pareille escorte m’a accompagné dans d’autres pays, en différentes années et en maintes circonstances, grâce aux ennemis cachés dans l’ombre qui méditent d’horribles desseins sur ma personne...

» Avez-vous su, qu’à 800 lieues de France, des intrigants tels que l’infâme marquis de La Fayette, vil hypocrite qui se masque du titre de républicain, m’ont fait la révélation de mon origine royale ?... »

Le malade semble de plus en plus exalté ; il parle de la Calotte, de Talleyrand-Périgord...

Enfin le 3 juillet 1827, à 2 heures de l’après-midi, il arrive à Riom, terme de son pèlerinage. On l’installe au dépôt des aliénés. « Si maintenant, s’écrie-t-il, je n’obtiens pas justice, il n’y a plus qu’à désespérer. » Et l’air natal lui souffle une bouffée poétique hallucinée, sur... les préparatifs de la campagne d’Alger :


Que font ces grands de la terre,
Tous ces héros à chignons ?
Pensent-ils que cette guerre
Se terminera en soup’ d’oignons ?
La France a payé trop cher
La guerre d’Espagne de just’ renom...


{{taille|Un fils Persat, ses deux sœurs, Mmes Bordes et Latour, quelques anciens camarades d’Ennezat accourent l’embrasser. Il est visité par le docteur Deval, médecin des hospices. Il écrit au Procureur général, puis il fait appeler M. Tailhand, avocat, son ancien défenseur devant la Cour d’assises, le conjure de prendre une seconde fois en mains la défense de ses intérêts et lui remet, pour servir à sa justification, le manuscrit de ses Mémoires.|110}}

Ce sont ces Mémoires, trouvés dans les papiers de M. Tailhand, qui sont aujourd’hui en notre possession et dont nous venons d’extraire la substance en faveur du public.


Avec le journal de Persat se tarit la source de renseignements positifs concernant le malheureux Dauphin d’Auvergne. Le silence et l’oubli se font autour de lui comme autour d’une actualité de la veille.

Sans s’arrêter à quelques données fantaisistes qui le réintègrent, dix ans plus tard, à la prison de Bicêtre d’où elles le font s’évader ensuite avec désinvolture, il est à croire que tous les adoucissements compatibles avec son état mental furent, à Riom, prodigués au malade qui recouvra sa liberté sous la tutelle de sa famille et sous la bienveillante sauvegarde de M. Tailhand, devenu, en 1830, Procureur général du ressort.

« Calmé par l’âge et par les privations, dit la notice de M. Francisque Mège, Persat mena une existence à peu près paisible, allant parfois dans les villages montrer la lanterne magique aux enfants. Il est mort, paraît-il, vers 1860, ne se souvenant plus de sa royauté imaginaire. »

J’aime beaucoup la légende, cette légende inoffensive qui dore les faits, comme le soleil d’été dore les fruits. Et la lanterne magique servant de couronnement à une vie royale faite de rêves, de chimères et de visions, caresse agréablement les caprices de mon imagination.

{{taille|Aussi ne heurterai-je qu’avec ménagement la tradition populaire. Je me bornerai à indiquer que Persat ne mourut ni en Auvergne, ni en 1860. Il vivait encore en 1878, et ce fut au mois de novembre de cette année qu’il expira, dans le département de la Seine, arrondissement de Sceaux, sur la commune de Saint-Maurice, canton de Charenton !!|110}}

Voici l’extrait de son acte de décès :

« L’an 1878, le 19 novembre, à 10 heures du matin, par-devant nous, officier de l’état civil de la commune de Saint-Maurice, sont comparus MM. Pierre Perron, âgé de 65 ans, et François Penel, âgé de 53 ans, employés, domiciliés en cette commune, voisins du défunt, lesquels nous ont déclaré que hier, à 6 heures 30 du soir, est décédé, ainsi que nous nous en sommes assurés, en cette commune, Grande-Rue, n° 51, M. Persat Victor, né à Ennezat (Puy-de-Dôme), le 10 décembre 1790, du mariage de Antoine Persat et de Jeanne Caussac, célibataire, caporal invalide, domicilié à Saint-Maurice, Grande-Rue, n° 51.

» Les comparants ont signé avec nous, maire, après lecture.

» Signé : Perron, Penel.
» Le Maire : Decorse. »

Cet acte a été transcrit à l’état civil d’Ennezat, sous la signature de M. Henri Gerzat, maire, le 25 janvier 1879.