Victor ou les Enfants au pouvoir/Acte III
Troisième Acte
Au lever du rideau la scène est vide. Entre Charles, 𝕷𝖊 𝕸𝖆𝖙𝖎𝖓 à la main. Aussitôt entré, il jette rageusement le journal, et s’étend tout habillé sur le lit.
Scène Première
Quelle vie ! Ricane, ricane, imbécile ! Ah ce soir, j’en ai bu une fière gorgée ! Quels lapins ! Quels singes ! Quel miracle ! Petit, petit…, petit… (Il imite le bruit des pets et éclate de rire.) Ah, non ! (Déclamant.) Ida Mortemart, croupissant comme la Mer Morte. Ah ! les bulles… et çà crève ! Ida, dada, Ida, dada, Morte ? Mortemart ? J’en ai marre, marre, marre, marre…
Quoi ?
Quoi ?
Rien.
Rien.
(Un temps. Charles saute du lit et se met à chanter en dansant autour de sa femme.)
Viens poupoule,
Viens poupoule, Viens…
Ah, non ! pas ce soir.
Zut ! Je m’en fiche.
Quel homme !
Tu as l’intention de passer la nuit ?
Oui, je vais travailler.
Travailler ? Et à quoi, mon Dieu !
Je vais faire de la menuiserie.
(Émilie hausse les épaules et continue à se déshabiller. Elle passe derrière le paravent.)
Je t’en supplie. Couche-toi, Charles.
Je suis couché.
Déshabille-toi, voyons. N’es-tu pas fatigué ?
Il faut que je travaille.
Couché ?
Je vais faire de la menuiserie.
(Il se lève et sort. Émilie est toujours derrière le paravent et sanglote. Charles rentre avec une boîte à outils. Il l’ouvre, en tire un marteau, des clous, un rabot, une scie, etc. Il se met à raboter le bois du lit.)
Charles ! Es-tu devenu complètement fou ? Tu rabotes ce lit, à présent.
Oui, je rabote ce lit.
Il est fou ! Il est complètement fou !
(Elle se jette sur l’autre lit et éclate en sanglots. Charles, après avoir enlevé son veston, continue son travail consciencieusement, en chantant. Il emploie tantôt la scie, tantôt le marteau et les clous, mais toujours avec une irritante lenteur.)
Frappe, frappe, pour la défense
De ton pipi, de ton papa.
Il faut son épée à la France,
Il faut son fusil au soldat !
(Soudain la mère se dresse et bondit comme un chat sur le dos de Charles. Charles d’un coup d’épaule s’en débarrasse. Émilie tombe, ramasse un marteau, et se rue sur Charles le bras levé. Charles la maîtrise, lui arrache le marteau des mains et la porte sur son lit. Puis, minutieusement, il range les outils dans la boîte.)
Là, assez travaillé pour ce soir. Demain je réparerai l’armoire à glace. (S’approchant d’Émilie.) Il me semble que tu as essayé de me tuer, tout à l’heure ?
Je ne sais pas.
Tu es toute excusée, Émilie. Mais ne recommence pas, sinon je me verrai dans la pénible obligation de te faire engendrer un nouveau petit Victor.
Victor ! (Elle sanglote.) Ne me parle pas de Victor. Non, Charles, pas ce soir, tu l’as dit toi-même, pas ce soir ! Je t’en supplie ! Je suis si fatiguée, si triste, je ne sais plus où nous sommes, ce que tu fais, ce que je fais…
Est-ce la faute de Victor ?
Je ne sais pas.
Est-ce la mienne ?
C’est la mienne, Charles. Je jure que c’est la mienne. Mais, pour l’amour du Ciel, dormons !
Facile à dire.
(Pendant toute la scène, Charles s’est déshabillé, et s’est mis en pyjama. Émilie s’est couchée. Charles va l’embrasser.)
Bonne nuit, Émilie, fais de bons rêves.
Bonne nuit, Charles. Pardonne-moi. Et jure-moi de ne plus parler de toute la nuit.
Je te demande pardon.
Charles !
Quoi ?
As-tu fermé la porte.
Oui.
Scène II
Madame a sonné ?
Je ne crois pas.
Je croyais que madame avait sonné… Madame et monsieur n’ont besoin de rien ?
Avez-vous fermé la porte ?
Quelle porte ?
Allez vous coucher, vous êtes trop bête.
Madame ne devrait pas laisser monsieur me parler ainsi.
Allez vous coucher.
Quelle maison !
Vous dites ?
Je dis que la porte est fermée, mais je ne sais pas laquelle.
Scène III
Elle aussi !
Moi, c’est bien simple, je ne peux pas dormir.
(Il se rhabille en parlant seul et en s’échauffant jusqu’à la fin, où il éclate.)
Je ne peux pas dormir. Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je ne peux pas dormir. Dormir ? Je ne peux pas. Je ne peux pas. Je ne peux pas.
Assez.
Soit. Assez. Mais je ne peux pas dormir.
As-tu fini, Charles ?
Bidet, réponds à madame, moi j’ai juré de ne pas lui parler durant toute la nuit.
Ah, c’est ainsi. Eh bien, moi aussi, je vais parler, je vais crier.
Je vous salue Marie, pleine de grâces
Le Seigneur est avec vous, etc.
(Soudain, elle s’interrompt et retombe sur l’oreiller en pleurant bruyamment.)
Pleure, Émilie, ça soulage. Pleure, pleure.
(Il s’approche d’elle, lui caresse les cheveux, et lorsqu’elle est calmée, lui dit brusquement.)
Eh bien, oui, Thérèse est ma maîtresse.
Je le sais. Je le savais.
Antoine est cocu.
Moi aussi.
Je vais te raconter.
Je t’écoute.
Tu ne me crois pas ?
Non.
Tu ne veux pas croire que Thérèse est ma maîtresse ?
Mais si.
Alors, pourquoi veux-tu m’écouter ?
Pour me distraire. Je suis si triste, ce soir. Si triste.
Elle est stupide.
Mais, puisque tu as raison.
Raison. Ai-je raison ? Ah, tu parles de ma raison, tu veux parler de ma raison. J’oubliais. C’est vrai. Antoine est fou. Moi j’ai ma raison. J’ai raison. Tu es fine.
Et attentive. Je t’écoute.
Qui est là ?
C’est moi, Victor !
Que veux-tu ?
Je veux entrer.
Eh bien, entre !
Scène IV
Je viens parce que je ne peux pas dormir.
Quoi ?
Je viens parce que je ne peux pas dormir. Et je ne peux pas dormir, premièrement parce que je suis malade, et deuxièmement parce que vous faites trop de bruit.
Tu es malade ?
… et parce que vous faites trop de bruit.
Nous faisons le bruit qu’il nous plaît de faire.
Et je suis malade.
Où as-tu mal ?
Là.
Tu as mal au ventre ?
Qu’il aille au cabinet, s’il a mal au ventre.
On peut avoir mal au ventre, sans avoir besoin de faire caca.
Passe à la cuisine, bois un verre d’eau, couche-toi sur le dos, et respire longuement, ça passera. Bonsoir. Allez, viens nous embrasser, et au lit !
As-tu entendu ?
J’ai très mal au ventre, ne faites pas trop de bruit, parce que vous m’empêchez de dormir, et je n’ai pas sommeil. Alors je m’ennuie et puis, j’ai peur que vous finissiez par vous tuer, à force de remuer les meubles. Quelquefois on croit tirer dans une glace, et voilà que c’est par la porte vitrée. Et comme ici les fenêtres sont à niveau d’homme, et avec votre sacrée manie de mettre le revolver à côté du pot de chambre. Le ciel de lit pourrait bien se détacher un jour ; ceci dit pour ne pas en dire davantage. Et l’enfance est toujours coupable de nos jours. La Sainte-Enfance !
Scène IV
Ma parole, mais c’est de la provocation au meurtre. Il veut absolument que… au fait, que veut-il ?
Dormir. Tu l’as entendu ; il a dit qu’il voulait dormir.
Émilie, écoute ! Raisonnons froidement. Soyons calmes. Mesurons une fois pour toutes la portée de nos actes. Pesons exactement le sens des mots et, si tu le veux, si nous le pouvons, recueillons-nous quelques instants.
Eh bien ?
Eh bien, si nous ne dormons pas, j’ai l’impression que, ce soir, il va arriver un malheur. Que je vais te tuer, que tu vas me tuer. Je ne sais pas. Enfin, je sens la mort. Je la sens. Elle est là. Là, à portée de la main.
(Il tourne autour de la chambre en s’échauffant de plus en plus.)
Je la sens, tiens, comme la sueur qui me couvre les mains.
Elle sent l’eau de Cologne, ta mort.
Ah non, ne plaisante pas, Émilie, ne plaisante pas — ou… (Il ouvre le tiroir de la table de nuit prend le revolver, met en joue sa femme puis ouvre brusquement la fenêtre et jette l’arme dans le jardin.)
Veux-tu que je descende le chercher ?
C’est Victor ! C’est Victor ! C’est Victor !
As-tu entendu ?
Qu’est-ce que c’est ?
Qu’est-ce qu’il y a ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?
C’est un pneu, monsieur un pneu qui vient d’éclater.
C’est un pneu ! (Long silence.)
Écoute encore, Thérèse… C’est Victor ! C’est sa faute. Mais il y avait Antoine, comprends-moi… C’est encore Victor ! Le général, cette ganache… rien sans Victor. Et la bonne, c’est sûrement Victor ! Esther, le cher ange… Ah ! Victor ! Mais surtout Ida. Ida Mortemart. Rappelle-toi… Victor ! Et nous, nous, j’ai compris. Victor ! Victor ! Toujours Victor !
Qui est là ?
C’est Victor ! Je suis malade et je ne peux pas dormir.
Attends, je vais te faire dormir.
(Bruit de coups, cris et exclamations du père à chaque coup : C’est Victor… C’est Victor…)
Qu’as-tu fait, Charles ?
Je l’ai fessé, nom de Dieu ! Fessé jusqu’au sang. Ah ! c’est Victor ! Eh bien soit, c’est Victor !
Et après ?
Et après ?
Non, Charles ! Non, pas toi ! ne pleure pas, Charles ! Charles ! Mon petit Charles ! C’est moi, Émilie, ta femme, la seule, celle qui… Enfin… Il n’y a pas si longtemps que tu voulais me tuer, que je voulais te tuer, que tu voulais toi-même te tuer ! Quel est ce vent, Jésus !
C’est un vent puant, comme la gueule du général, comme le cul d’Ida Mortemart, comme la fumée des drapeaux de Bazaine ! C’est un vent de folie… eeeeee.
C’est un vent de folie ! C’est vrai ! Mais je voudrais tant dormir !
Où est la bouteille de laudanum ?
Que veux-tu faire ?
Dormir.
Tu veux t’empoisonner, maintenant ?
Non quelques gouttes dans un verre d’eau, l’opium nous assommera. Assommons-nous.
La fiole est dans le placard, sur la deuxième planchette à droite, à côté de la liqueur Labarraque.
(Charles verse quelques gouttes de laudanum dans un verre qu’il remplit d’eau.)
Bois-en le tiers, et donne-moi le reste.
Tu es sûr, au moins…
Bois et donne.
(Elle boit en hésitant, et tend le verre à Charles qui l’avale d’un trait.)
Et maintenant, au plumard.
(Ils se couchent. La lumière s’éteint brusquement, puis se rallume très lentement. Pendant tout le monologue du père, on entend Victor crier et gémir.)
Émilie, nous sommes très calmes, maintenant. Nous allons dormir enfin, mais aucune drogue, aucune puissance au monde… Que d’étoiles !
Ne pourrait m’empêcher de te dire, le visage horizontal, de me confesser enfin, en quelques mots… Elle est si belle…
Grâce encore, Émilie. Tout en prenant le thé, la main suspendue sur le sucre, il y a trois ans, que j’aime Thérèse. Trois ans déjà. Avec un pied comme cinq feuilles de fraisier, elle va escalader le lit.
C’est à l’Hôtel de l’Europe. Je lui disais, avant que l’autre jambe ne monte “reste ainsi”.
Oh ! exactement comme ma moustache, mais verticale entre ses cuisses, et je me caressais le sourcil gauche, ou le sourcil droit, pendant que ses yeux riaient sous son aisselle.
Je ne t’ennuie pas, au moins ?
Pas du tout, mon chéri ! Thérèse dut être bien heureuse.
N’est-ce pas ?
Oui, et tu racontes si bien ! C’est comme si j’y étais. Encore.
Tu es une sainte femme, Émilie !
Et Thérèse ?
Oh, Thérèse, c’est une grivette, un clisson, un poularic, une vinoseille, un marisignan, un pirosthète, je l’appelle mon rivarsort, ma vachinose, ma gruesaille. Thérèse, c’est une vache, mais une vache comme il n’y a pas de fleurs.
Et moi ?
Choisis.
Je suis ta femme.
Scène V
Et moi, je suis ton fils.
C’est vrai, Émilie, tu es ma femme, et Victor est mon fils. Que je suis malheureux !
Scène VI
Va te coucher, Victor !
Je suis malade.
Va te coucher, mon enfant.
Je souffre.
Tu as besoin de repos, va, Totor !
Good night, mother.
Scène VII
Charles ! Charles ! Où est-il ? Charles ! Rentre tu vas prendre froid ! Il va s’enrhumer ! Charles, pour l’amour du Ciel, rentre ! Ce n’est pas la peine de te cacher ! Je t’ai vu. Rentre !
Non.
Viens te coucher, Charles ! Cesse cette comédie.
Tu m’embêtes.
Ah, c’est ainsi.
(On voit qu’elle ne parvient pas à se calmer, elle se tourne tantôt à droite, tantôt à gauche. Soudain, elle saute du lit, met un kimono et sort par la gauche.
La scène reste vide quelques instants.
Pendant la courte absence d’Émilie, Esther entre par la porte vitrée du fond qui donne sur le jardin ; elle traverse la scène en silence, et pénètre par la droite dans la chambre de Victor.
Peu après Émilie et Charles rentrent dans leur chambre.)
Scène VIII
Ce laudanum ne nous aura donné que la colique.
Tu pouvais aller au vatère. En voilà des idées d’aller faire dans le jardin.
Ce n’est pas des idées, c’est une idée. Comme celle de me confesser tout à l’heure.
Tiens ! Tiens ! Cochon ! Immonde porc ! Attrape ! Et ça encore ! Et celui-là ! Et maintenant, te couches-tu. Dis ? Te coucheras-tu ?
Je ne me défends pas. Je ne me défends plus. Tu as raison, je suis un dégoûtant, un être infâme et sans scrupules. Je croyais t’avoir demandé pardon. Non ? Eh bien, je te demande pardon !
Je te l’accorde. Mais l’Avenir te confondra !
L’avenir ? j’ai le pressentiment que l’avenir prend en effet tournure.
Quoi ?
Oh, ce n’est qu’un pressentiment…
Explique-toi !
Nous sommes perdus.
Perdus ?
Oui, perdus, corps, biens, âme. Il n’y a plus rien qui tienne dans cette maison. J’ai peur.
Peur de quoi.
J’ai peur.
J’ai peur de ne pas être à la hauteur.
À la hauteur ! Peut-on imaginer pareille bassesse !
Dormir ! Est-ce trop demander ?
Madame, on sonne, je crois.
Ah ! vous croyez ?
Je suis sûre qu’on sonne. Faut-il ouvrir ?
Évidemment. Qui peut venir à cette heure ?
Quelle heure est-il ?
Dimanche. (criant) Lili, avez-vous ouvert ?
Oui, monsieur, c’est Mme Magneau.
C’est Thérèse.
Scène IX
Esther ! Où est Esther ?
Esther ?
Oui, elle a quitté la maison en disant : je veux aller chez Victor. Victor sera mon papa, mon petit père.
C’est idiot.
C’est stupide, en effet ! Ah ! quelle soirée. Où est Esther ?
Mais nous ne l’avons pas vue, ma pauvre amie. Si nous l’avions vue, nous vous le dirions. Je vous assure qu’elle n’est pas ici.
Elle n’est pas ici ? (Méfiante.) Vous ne vous vengeriez pas sur elle, au moins ? Hein ? Vous ne me tueriez pas ma fille !
Tuer votre fille ? Et pourquoi faire, mon Dieu ! N’avons-nous pas assez à tuer dans notre propre famille.
Quoi ?
Que dites-vous ?
Vous l’apprendrez bientôt, Thérèse ! Dieu veuille que ce ne soit pas à vos dépens.
Ma fille est ici ! Vous entendez ? J’en suis aussi sûre que je m’appelle Thérèse.
Mais, Thérèse, soyez raisonnable… comment serait-elle entrée ?
Sortez !
Sortez, et revenez demain. Il y a trêve cette nuit. Demain nous réglerons tout cela.
Mais si je veux ma fille, moi.
Je ne l’ai pas dans ma poche, votre fille, à la fin. Voulez-vous mon fils ?
Ne vous entêtez pas, Thérèse. Rentrez chez vous ! Ma parole d’honneur, Esther n’est pas venue.
Vous la cachez quelque part ! Vous avez voulu me l’étouffer dans le coffre à charbon, tout à l’heure, pour vous venger parce que je vous ai pris votre mari. Eh bien, oui, je vous l’ai pris, à votre barbe, et vous aussi, je vous aurais prise, si j’avais été un homme, et j’aurais même été capable de vous faire un enfant.
Elle m’aurait fait un enfant !
Ce n’est pas gentil, Thérèse, ce que vous dites là. Je ne vous en ai pas fait, moi.
Pardon ! pardon, Émilie !
Moi, je ne vous pardonne rien, entendez-vous ? rien !
Rentrez chez vous, allez rejoindre Antoine.
Ah ! ah ! ah ! (Elle rit nerveusement.) Antoine ! c’est lui qui m’a chassée. C’est lui le maboul. Antoine ! Il est sur le balcon en chemise. Par le flanc gauche ! Par le flanc droit ! En avant, mort aux Pruscos ! Esther s’est enfuie en hurlant. Elle réclamait Victor. Je l’ai cherchée par tout le quartier. Pourquoi ne serait-elle pas ici. Charles, tu ne vas pas me la saigner !
Au meurtre ! Au meurtre !
(Charles lui met la main sur la bouche. On entend du bruit aux étages, des appels : Qu’y a-t-il, on s’égorge chez les Paumelle… Sonnerie à la porte.)
Scène X
Hein ? C’était bien la peine de me dire de fermer la porte, toute la maison est aux fenêtres ! La maison du crime ! Et taisez-vous ! ou je m’en vais, moi.
Scène X
Qu’est-ce que c’est ?
Ce n’est rien, c’est madame qui accouche.
Est-ce un garçon ?
Est-ce une fille ?
C’est un bâtard !
(On entend des rires qui vont en décroissant, puis les fenêtres qui se referment. Les personnages pendant tout ce qui précède restent figés. La porte de droite s’ouvre. Entre Victor, menant Esther par la main. Esther se cache les yeux.)
Scène XII
Esther ! Esther ! Ma petite fille ! (à Émilie.) Hein ? vous la séquestriez ?
Comment es-tu entrée, mon bébé ?
Par le jardin.
Pourquoi es-tu venue ?
Je voulais voir Victor.
Elle venait me voir.
Pourquoi ? Que t’a-t-elle dit ?
Rien. Elle s’est couchée sur la descente de lit.
Elle n’a rien dit du tout ?
As-tu dis quelque chose ?
Oui. J’ai dit bonsoir Victor.
Et puis ?
Elle s’est endormie, et vous me l’avez réveillée. (à Thérèse.) Vous la voulez ? Reprenez-la. J’ai trop mal au ventre.
Oh ! Dieu soit loué ! J’ai compris, c’est le ciel qui nous l’a envoyée. C’est Dieu ! Je démêle dans cette apparence de fugue une miraculeuse intervention de la divine Providence ! À genoux, mes enfants ! À genoux, Charles ! À genoux, Thérèse ! Et remercions le Seigneur dont les desseins ne sont pas tout à fait impénétrables ! Nous voici réunis par la plus touchante des invraisemblances. Vous, la femme adultère, ne vous récriez pas ! Toi, le père indigne ! moi, la mère infortunée ! vous, mes enfants, témoins inévitables et porteurs de la rédemption !
J’ai compris ! C’est vrai ! C’est juste ! c’est miraculeux ! Gloire au Seigneur !
C’est épatant, moi aussi je comprends ! Jésus ! Jésus !
Épatant ! Épatant !
Ouh ! que j’ai mal au ventre ! Ouh ! que j’ai mal au ventre !
Relevez-vous, tous ! relevez-vous ! Donnez-moi votre main, Thérèse. Placez-la sur la tête d’Esther. Donne-moi ta vilaine main de libertin, Charles, et place-la sur les cheveux de Victor, et priez, priez maintenant. Faites le serment solennel de renoncer à vos relations coupables.
Je jure de ne plus coucher avec vous, Thérèse, de ne plus te tromper, Émilie, et d’être le modèle des époux.
Je jure sur ta tête, Esther, de renoncer à ma funeste passion pour Charles, et de soigner Antoine jusqu’à la mort.
Merci. Merci.
C’est fini ? Hou la la, que j’ai mal au ventre ! Hou la la, que j’ai mal au ventre !
Ça ne va pas mieux, Victor ?
Là, c’est l’intestin grêle. C’est l’intestin grêle !
Encore ! Mais on ne fait que sonner. Je vais l’arracher cette sonnette à la fin.
Qui est là ?
Scène XIII
C’est Maria.
Ma bonne ! (à Lili.) Que me veut-elle ?
Elle veut… Entrez Maria.
Madame, je vous apporte mon tablier, et cette lettre. Il n’y a pas de réponse. Bonsoir la société.
Scène XIV
Ah !
Thérèse, qu’avez-vous ?
Antoine, le maboul, il s’est pendu !
Oh ! — Quoi ? — Hein ?
Il s’est pendu, en chemise, au balcon.
Non.
Lisez vous-même.
Lisez Charles, lisez à haute-voix. (Pendant la lecture Thérèse est convulsée de sanglots et de rires.)
“Adieu, Thété. Je me balance. Le bâton de la toile cirée avec lequel tu faisais à l’occasion de si beaux gâteaux en pâte, je l’ai planté au porte-drapeau du balcon, après avoir noué à son extrémité la cordelière verte des doubles rideaux du salon. J’ai passé ma tête dans le nœud coulant extrême. Et maintenant je me balance. Je flotte au vent, car je suis le drapeau. Je suis le drapeau, parce que sous ma chemise de nuit on ne sera pas surpris de me trouver revêtu du dolman bleu et de la culotte rouge des dragons de l’Empereur. Je vais placer un dernier rouleau sur le cylindre du phonographe et mourir aux accents de Sambre et Meuse. Ma dernière volonté est qu’en rentrant à la maison tu brises le rouleau, avant même de me dépendre, et qu’on recherche pour Victor, entre les pavés de la place du Panthéon, la mandragore de ma dernière jouissance. Adieu Thété, adieu Thérèse.”
P.-S. — “Au fait, n’oublies pas de prier Charles de consoler sa fille ; À père cocu, fille adultérine. Tant mieux, ça coupera la race.”
Qu’est-ce que ça veut dire cocu ?
Qu’est-ce que ça veut dire cocu ?
Un cocu c’est un oiseau.
Oh ! assez, assez, assez !
Trop, trop, beaucoup trop. Cela dépasse les bornes. La mesure est comble.
N’en jetez plus, la cour est pleine.
Scène XV
Au foyer qui frissonne ?
Qui reviendra ? personne !
Pauvre petit oiseau !
Pauvre petit cocu…
Charles, tu vas reconduire Thérèse et Esther chez elles, et les aider à remplir toutes les formalités.
Non Charles, je m’arrangerai bien toute seule, ne venez pas.
Voyons, Thérèse, devant la mort… Ah, tu es une sainte, tu es une sainte femme Émilie !
Allez, et j’espère, vous voyez que je suis franche, que je ne vous cache rien de mes pensées, j’espère que vous n’aurez pas le front de me tromper ce soir.
Oh ! Émilie ! Êtes-vous folle ? Vous tromper ce soir ! D’ailleurs nous avons juré. Nous avons juré et vous avez pardonné.
Il n’y a pas de situation assez terrible.
Rassure-toi, rassure-toi.
Qu’est-ce que c’est ?
Victor ! Victor !
(Un long silence. Émilie reparaît en portant Victor évanoui dans ses bras.)
Scène XVI
Oh ! c’est la fin de tout. Je l’ai trouvé évanoui dans le couloir. Partez ! Charles reconduit vite Thérèse et Esther, et ramène le docteur.
(Charles, Thérèse et Esther sortent précipitamment. On a couché Victor sur le lit. Émilie sanglote à son chevet.)
Scène XVII
Victor ! Victor ! Mon Totor bien-aimé, mon chéri ! mon fils ! Car toi, du moins, tu l’es mon fils. Totor, fils d’Émilie et de Charles, je t’en supplie, réponds-moi. Oh, mon Dieu ! Marie, Joseph et tous les anges, déliez-lui au moins la langue, et qu’il parle, et qu’il réponde aux appels d’une mère dans la détresse. Victor ! Mon Victor ! Il se tait. Il est mort. Es-tu mort ? Si tu étais mort, je le sentirais. Rien n’est sensible comme les entrailles d’une mère.
Ah ! ah ! tu bouges. Tu n’es donc pas mort. Alors, pourquoi ne réponds-tu pas, dis ? Tu le fais exprès, tu nous persécutes, tu veux que je me torde les bras, que je me roule à terre. C’est cela que tu veux, hein ? Puisque tu remues ton grand corps il ne t’en coûterait pas plus de remuer ta petite langue. Il t’en coûterait moins. Tu ne peux pas parler ? Tu ne veux pas parler ? Une fois, deux fois ? Victor ! Une fois, deux fois, trois fois ? Tiens, tête de têtu.
Si c’est pas malheureux, battre un enfant malade, un enfant qui souffre. Une mère qui gifle un enfant qui va mourir, qu’est-ce que c’est maman ?
Pardon, pardon, Victor. Je ne m’appartenais plus. Mais pourquoi aussi ne pas répondre ?
Qu’est-ce que c’est qu’une mère qui brutalise son fils moribond ?
Il fallait répondre, Totor, répondre mon petit.
Eh bien, je réponds… qu’une mère qui fait cela, c’est un monstre.
Pardon, Victor ! Je t’ai si souvent pardonné, tu peux bien après cette soirée, après cette nuit maudite, après toute la vie, tu peux bien… Mon Totor, songe que si tu allais mourir…
Tu crois que je vais mourir ?
Non, bien sûr ! Je ne sais pas ce que tu as. Que peux-tu avoir ? Non, ne t’inquiètes pas. Mourir, mais mon petit ce n’est pas possible. Tu es si jeune !
On meurt à tout âge.
Tu ne mourras pas, je ne veux pas que tu meures, je veux seulement que tu me pardonnes.
Allons, allons, bonne mère. Primo, je vais mourir, secondo, parce qu’il faut que je meure, et tertio, il faut donc que je te pardonne. Tu es pardonnée.
(Il lui donne sa bénédiction. Émilie sanglote et lui baise convulsivement la main.)
Il est des enfants précoces, dont la précocité confine au génie. Il est des enfants géniaux.
Quoi ?
… Mais écoute ! Hercule, dès le berceau, étranglait des serpents. Moi, j’ai toujours été trop grand pour qu’un tel prodige puisse vraisemblablement m’être attribué. Pascal, avec des ronds et des bâtons, retrouvait les propositions essentielles de la géométrie d’Euclide. Le petit Mozart, avec son violon et son archet, étonnera longtemps les visiteurs de la galerie de sculpture du Luxembourg. Le petit Frédéric jouait simultanément vingt parties d’échecs et les gagnait. Enfin, plus fort que tous, Jésus, dès sa naissance, était proclamé le Fils de Dieu. De tels précédents sont pour accabler le fils de Charles et d’Émilie Paumelle, lequel doit mourir à neuf ans très précis.
Mon chéri !
Très précis. Que me restait-il, je te le demande, dans le petit domaine familial tout encombré de mes prix d’excellence, que me restait-il ?
Mais, le travail, l’affection des tiens, et tu es fils unique.
Tu l’as dit, il me restait d’être fils unique. Unique. Aidé par la nature, j’ai neuf ans et j’ai deux mètres, je compris dès l’âge de cinq ans, j’avais alors un mètre soixante, que je devais me destiner à l’UNIQUAT.
À quoi ?
À l’Uniquat. J’ai cherché en silence, j’ai travaillé en secret, et j’ai trouvé.
Tu as trouvé ? Il délire.
Oui, Euréka ! j’ai trouvé les ressorts de l’Uniquat.
Pauvre enfant ! Et quels sont-ils ?
Les ressorts de l’Uniquat… Oh ce serait si facile si j’avais une feuille de papier et un crayon.
Veux-tu que j’aille t’en chercher ?
Non, non, c’est inutile. Je n’aurais pas la force d’écrire.
Alors ?
Cela ne fait rien, je vais essayer tout de même de t’expliquer. Les ressorts de l’Uniquat…
Scène XVIII
Ah, zut !
Bon. Voilà notre malade. Eh bien, mon petit, ça ne va pas ? On a bobo à son petit ventre ?
Ou, monsieur le docteur. J’ai bobo là. Dans le petit boyau.
Allons, ça ne doit pas être bien sérieux. Madame Paumelle, donnez-moi une serviette. Avez-vous une cuillère ? Oui. — Bon. Retourne-toi, mon petit, mets-toi sur le ventre. A-t-il de la température ?
Je ne sais pas, voyez vous-même.
Nous allons voir ça. (Il prend la température rectale. — Un long silence. — Entre Charles, toujours nerveux, suivi de la bonne.)
Madame ! Madame !
Chut ! qu’est-ce qu’il y a ?
Écoutez.
Ce n’est pas possible.
Charles !
Eh bien ?
Où vas-tu ? Viens ici.
Donne-moi ça. Donne.
et qui ne peut avoir rien vu de la scène.
Papa, écoute maman. Je suis si malade, et la fumée me dérange. Remets lui ta pipe, ainsi tu ne succomberas pas à la tentation.
(Charles remet un revolver à Émilie. Tous deux semblent extrêmement étonnés.)
Il ne faut pas trop appuyer sur le ressort de l’Uniquat.
Que dit-il ?
Il délire, docteur, il délire.
Oui, oui, il délire.
Scène XIX
Ce n’est pas étonnant qu’il délire. Il a… Il a une forte fièvre.
Docteur, votre avis ?
Attendez, je vais l’ausculter. (Il l’ausculte.) Compte Trente-cinq, trente-six, trente-sept…
… Trente-huit, trente-neuf, quarante,…
Eh bien ?
Eh bien…
Hou la la, hou la la, hou la la, hou la la !
(Charles et Émilie s’agenouillent auprès du lit. Enfin Victor se calme et demande :)
À quelle heure suis-je né, maman ?
À onze heures trente du soir.
Quelle heure est-il ?
Il est… Quelle heure est-il Charles ?
Il est onze heures vingt-cinq.
Eh bien, je vais te dire, ma chère maman, quels sont les ressorts de l’Uniquat. Les ressorts de l’Uniquat sont…
Mais, enfin, docteur, de quoi meurt-il ?
Il meurt de…
Je meurs de la Mort. C’est le dernier ressort de l’Uniquat.
Que veut-il dire ?
Je n’ai jamais rien compris à cet enfant.
Et les autres, Victor, les autres ressorts ? vite, il est onze heures vingt-huit.
Les autres.
Je les ai oubliés.
Et voilà le sort des enfants obstinés.
(Le docteur sort, tandis qu’un rideau noir tombe. On entend deux coups de feu. Le rideau se relève. Émilie et Charles sont étendus aux pieds du lit de l’enfant, séparés par un revolver fumant. Une porte s’ouvre, et la bonne paraît.)
Mais c’est un drame !
ACTE TROISIÈME