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Victor ou les Enfants au pouvoir/Acte III

La bibliothèque libre.
Robert Denoël (p. 83-Pl.).

Troisième Acte

La chambre à coucher.

Au lever du rideau la scène est vide. Entre Charles, 𝕷𝖊 𝕸𝖆𝖙𝖎𝖓 à la main. Aussitôt entré, il jette rageusement le journal, et s’étend tout habillé sur le lit.

Scène Première

CHARLES, puis ÉMILIE.
CHARLES PAUMELLE, allongé.

Quelle vie ! Ricane, ricane, imbécile ! Ah ce soir, j’en ai bu une fière gorgée ! Quels lapins ! Quels singes ! Quel miracle ! Petit, petit…, petit… (Il imite le bruit des pets et éclate de rire.) Ah, non ! (Déclamant.) Ida Mortemart, croupissant comme la Mer Morte. Ah ! les bulles… et çà crève ! Ida, dada, Ida, dada, Morte ? Mortemart ? J’en ai marre, marre, marre, marre…

(Entre Émilie Paumelle un mouchoir à la main, les yeux rouges.)
ÉMILIE

Quoi ?

CHARLES

Quoi ?

ÉMILIE

Rien.

CHARLES

Rien.

(Un temps. Charles saute du lit et se met à chanter en dansant autour de sa femme.)

CHARLES

Viens poupoule,
Viens poupoule, Viens…

(Il essaie de l’embrasser.)
ÉMILIE

Ah, non ! pas ce soir.

CHARLES

Zut ! Je m’en fiche.

ÉMILIE

Quel homme !

(Charles se recouche sur son lit.)
ÉMILIE, qui commence à se déshabiller.

Tu as l’intention de passer la nuit ?

CHARLES

Oui, je vais travailler.

ÉMILIE

Travailler ? Et à quoi, mon Dieu !

CHARLES

Je vais faire de la menuiserie.

(Émilie hausse les épaules et continue à se déshabiller. Elle passe derrière le paravent.)

ÉMILIE, invisible.

Je t’en supplie. Couche-toi, Charles.

CHARLES

Je suis couché.

ÉMILIE

Déshabille-toi, voyons. N’es-tu pas fatigué ?

CHARLES

Il faut que je travaille.

ÉMILIE

Couché ?

CHARLES

Je vais faire de la menuiserie.

(Il se lève et sort. Émilie est toujours derrière le paravent et sanglote. Charles rentre avec une boîte à outils. Il l’ouvre, en tire un marteau, des clous, un rabot, une scie, etc. Il se met à raboter le bois du lit.)

ÉMILIE, apparaît en toilette de nuit.

Charles ! Es-tu devenu complètement fou ? Tu rabotes ce lit, à présent.

CHARLES

Oui, je rabote ce lit.

ÉMILIE

Il est fou ! Il est complètement fou !

(Elle se jette sur l’autre lit et éclate en sanglots. Charles, après avoir enlevé son veston, continue son travail consciencieusement, en chantant. Il emploie tantôt la scie, tantôt le marteau et les clous, mais toujours avec une irritante lenteur.)

CHARLES

Frappe, frappe, pour la défense
De ton pipi, de ton papa.
Il faut son épée à la France,
Il faut son fusil au soldat !

(Soudain la mère se dresse et bondit comme un chat sur le dos de Charles. Charles d’un coup d’épaule s’en débarrasse. Émilie tombe, ramasse un marteau, et se rue sur Charles le bras levé. Charles la maîtrise, lui arrache le marteau des mains et la porte sur son lit. Puis, minutieusement, il range les outils dans la boîte.)

CHARLES

Là, assez travaillé pour ce soir. Demain je réparerai l’armoire à glace. (S’approchant d’Émilie.) Il me semble que tu as essayé de me tuer, tout à l’heure ?

ÉMILIE

Je ne sais pas.

CHARLES

Tu es toute excusée, Émilie. Mais ne recommence pas, sinon je me verrai dans la pénible obligation de te faire engendrer un nouveau petit Victor.

ÉMILIE

Victor ! (Elle sanglote.) Ne me parle pas de Victor. Non, Charles, pas ce soir, tu l’as dit toi-même, pas ce soir ! Je t’en supplie ! Je suis si fatiguée, si triste, je ne sais plus où nous sommes, ce que tu fais, ce que je fais…

CHARLES

Est-ce la faute de Victor ?

ÉMILIE

Je ne sais pas.

CHARLES

Est-ce la mienne ?

ÉMILIE

C’est la mienne, Charles. Je jure que c’est la mienne. Mais, pour l’amour du Ciel, dormons !

CHARLES

Facile à dire.

(Pendant toute la scène, Charles s’est déshabillé, et s’est mis en pyjama. Émilie s’est couchée. Charles va l’embrasser.)

CHARLES

Bonne nuit, Émilie, fais de bons rêves.

ÉMILIE

Bonne nuit, Charles. Pardonne-moi. Et jure-moi de ne plus parler de toute la nuit.

CHARLES, avec emphase.

Je te demande pardon.

(Charles se couche et éteint la lumière. Un long silence.)
ÉMILIE, appelant.

Charles !

CHARLES

Quoi ?

ÉMILIE

As-tu fermé la porte.

CHARLES

Oui.

(Tout à coup la bonne entre, un bougeoir à la main.)

Scène II

LES MÊMES, LILI
LILI

Madame a sonné ?

ÉMILIE

Je ne crois pas.

LILI

Je croyais que madame avait sonné… Madame et monsieur n’ont besoin de rien ?

CHARLES

Avez-vous fermé la porte ?

LILI

Quelle porte ?

CHARLES

Allez vous coucher, vous êtes trop bête.

LILI

Madame ne devrait pas laisser monsieur me parler ainsi.

ÉMILIE

Allez vous coucher.

LILI

Quelle maison !

CHARLES

Vous dites ?

LILI

Je dis que la porte est fermée, mais je ne sais pas laquelle.

(Elle sort.)

Scène III

CHARLES, ÉMILIE.
ÉMILIE

Elle aussi !

(Un long silence. Tous deux semblent s’être endormis.)
CHARLES, se levant.

Moi, c’est bien simple, je ne peux pas dormir.

(Il se rhabille en parlant seul et en s’échauffant jusqu’à la fin, où il éclate.)

CHARLES, il hurle en détachant les syllabes.

Je ne peux pas dormir. Je ne peux pas… Je ne peux pas… Je ne peux pas dormir. Dormir ? Je ne peux pas. Je ne peux pas. Je ne peux pas.

(Se parlant à soi-même.)

Assez.

(Se répondant.)

Soit. Assez. Mais je ne peux pas dormir.

ÉMILIE

As-tu fini, Charles ?

CHARLES

Bidet, réponds à madame, moi j’ai juré de ne pas lui parler durant toute la nuit.

ÉMILIE

Ah, c’est ainsi. Eh bien, moi aussi, je vais parler, je vais crier.

(Elle crie de toutes ses forces.)

Je vous salue Marie, pleine de grâces
Le Seigneur est avec vous, etc.

(Soudain, elle s’interrompt et retombe sur l’oreiller en pleurant bruyamment.)

CHARLES

Pleure, Émilie, ça soulage. Pleure, pleure.

(Il s’approche d’elle, lui caresse les cheveux, et lorsqu’elle est calmée, lui dit brusquement.)

CHARLES

Eh bien, oui, Thérèse est ma maîtresse.

ÉMILIE, d’une voix lointaine.

Je le sais. Je le savais.

CHARLES

Antoine est cocu.

ÉMILIE

Moi aussi.

CHARLES

Je vais te raconter.

ÉMILIE, s’asseyant sur le bord du lit.

Je t’écoute.

CHARLES, déconcerté.

Tu ne me crois pas ?

ÉMILIE

Non.

CHARLES

Tu ne veux pas croire que Thérèse est ma maîtresse ?

ÉMILIE

Mais si.

CHARLES

Alors, pourquoi veux-tu m’écouter ?

ÉMILIE

Pour me distraire. Je suis si triste, ce soir. Si triste.

CHARLES

Elle est stupide.

ÉMILIE

Mais, puisque tu as raison.

CHARLES

Raison. Ai-je raison ? Ah, tu parles de ma raison, tu veux parler de ma raison. J’oubliais. C’est vrai. Antoine est fou. Moi j’ai ma raison. J’ai raison. Tu es fine.

ÉMILIE

Et attentive. Je t’écoute.

(On frappe à la porte.)
CHARLES

Qui est là ?

VICTOR, derrière la porte.

C’est moi, Victor !

CHARLES

Que veux-tu ?

VICTOR

Je veux entrer.

CHARLES

Eh bien, entre !

(Entre Victor.)

Scène IV

CHARLES, ÉMILIE, VICTOR.
VICTOR

Je viens parce que je ne peux pas dormir.

CHARLES

Quoi ?

VICTOR

Je viens parce que je ne peux pas dormir. Et je ne peux pas dormir, premièrement parce que je suis malade, et deuxièmement parce que vous faites trop de bruit.

ÉMILIE

Tu es malade ?

VICTOR

… et parce que vous faites trop de bruit.

CHARLES

Nous faisons le bruit qu’il nous plaît de faire.

VICTOR

Et je suis malade.

CHARLES

Où as-tu mal ?

VICTOR, montrant son ventre.

Là.

ÉMILIE

Tu as mal au ventre ?

CHARLES

Qu’il aille au cabinet, s’il a mal au ventre.

ÉMILIE

On peut avoir mal au ventre, sans avoir besoin de faire caca.

CHARLES

Passe à la cuisine, bois un verre d’eau, couche-toi sur le dos, et respire longuement, ça passera. Bonsoir. Allez, viens nous embrasser, et au lit !

(Victor ne bouge pas.)
CHARLES

As-tu entendu ?

VICTOR

J’ai très mal au ventre, ne faites pas trop de bruit, parce que vous m’empêchez de dormir, et je n’ai pas sommeil. Alors je m’ennuie et puis, j’ai peur que vous finissiez par vous tuer, à force de remuer les meubles. Quelquefois on croit tirer dans une glace, et voilà que c’est par la porte vitrée. Et comme ici les fenêtres sont à niveau d’homme, et avec votre sacrée manie de mettre le revolver à côté du pot de chambre. Le ciel de lit pourrait bien se détacher un jour ; ceci dit pour ne pas en dire davantage. Et l’enfance est toujours coupable de nos jours. La Sainte-Enfance !

(Il sort le doigt levé.)

Scène IV

CHARLES, ÉMILIE.
CHARLES

Ma parole, mais c’est de la provocation au meurtre. Il veut absolument que… au fait, que veut-il ?

ÉMILIE

Dormir. Tu l’as entendu ; il a dit qu’il voulait dormir.

CHARLES

Émilie, écoute ! Raisonnons froidement. Soyons calmes. Mesurons une fois pour toutes la portée de nos actes. Pesons exactement le sens des mots et, si tu le veux, si nous le pouvons, recueillons-nous quelques instants.

(Un long silence.)
ÉMILIE

Eh bien ?

CHARLES

Eh bien, si nous ne dormons pas, j’ai l’impression que, ce soir, il va arriver un malheur. Que je vais te tuer, que tu vas me tuer. Je ne sais pas. Enfin, je sens la mort. Je la sens. Elle est là. Là, à portée de la main.

(Il tourne autour de la chambre en s’échauffant de plus en plus.)

Je la sens, tiens, comme la sueur qui me couvre les mains.

(Il prend un flacon d’eau de Cologne et le brise.)
ÉMILIE, essayant de plaisanter.

Elle sent l’eau de Cologne, ta mort.

CHARLES

Ah non, ne plaisante pas, Émilie, ne plaisante pas — ou… (Il ouvre le tiroir de la table de nuit prend le revolver, met en joue sa femme puis ouvre brusquement la fenêtre et jette l’arme dans le jardin.)

ÉMILIE

Veux-tu que je descende le chercher ?

CHARLES, la tête dans les mains.

C’est Victor ! C’est Victor ! C’est Victor !

(Tout à coup on entend une détonation au dehors.)
ÉMILIE

As-tu entendu ?

CHARLES

Qu’est-ce que c’est ?

(Il ouvre la fenêtre.)
CHARLES, à la fenêtre.

Qu’est-ce qu’il y a ? Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

UNE VOIX, au dehors.

C’est un pneu, monsieur un pneu qui vient d’éclater.

CHARLES, referme la fenêtre, calmement.

C’est un pneu ! (Long silence.)

CHARLES

Écoute encore, Thérèse… C’est Victor ! C’est sa faute. Mais il y avait Antoine, comprends-moi… C’est encore Victor ! Le général, cette ganache… rien sans Victor. Et la bonne, c’est sûrement Victor ! Esther, le cher ange… Ah ! Victor ! Mais surtout Ida. Ida Mortemart. Rappelle-toi… Victor ! Et nous, nous, j’ai compris. Victor ! Victor ! Toujours Victor !

(On frappe.)
ÉMILIE

Qui est là ?

VICTOR, derrière la porte.

C’est Victor ! Je suis malade et je ne peux pas dormir.

CHARLES, ouvrant la porte et sortant.

Attends, je vais te faire dormir.

(Bruit de coups, cris et exclamations du père à chaque coup : C’est Victor… C’est Victor…)

ÉMILIE, au père qui reparaît.

Qu’as-tu fait, Charles ?

CHARLES

Je l’ai fessé, nom de Dieu ! Fessé jusqu’au sang. Ah ! c’est Victor ! Eh bien soit, c’est Victor !

(Silence.)
ÉMILIE

Et après ?

CHARLES

Et après ?

(Charles éclate en sanglots.)
ÉMILIE

Non, Charles ! Non, pas toi ! ne pleure pas, Charles ! Charles ! Mon petit Charles ! C’est moi, Émilie, ta femme, la seule, celle qui… Enfin… Il n’y a pas si longtemps que tu voulais me tuer, que je voulais te tuer, que tu voulais toi-même te tuer ! Quel est ce vent, Jésus !

CHARLES, hors de lui

C’est un vent puant, comme la gueule du général, comme le cul d’Ida Mortemart, comme la fumée des drapeaux de Bazaine ! C’est un vent de folie… eeeeee.

ÉMILIE

C’est un vent de folie ! C’est vrai ! Mais je voudrais tant dormir !

CHARLES

Où est la bouteille de laudanum ?

ÉMILIE

Que veux-tu faire ?

CHARLES

Dormir.

ÉMILIE

Tu veux t’empoisonner, maintenant ?

CHARLES

Non quelques gouttes dans un verre d’eau, l’opium nous assommera. Assommons-nous.

ÉMILIE

La fiole est dans le placard, sur la deuxième planchette à droite, à côté de la liqueur Labarraque.

(Charles verse quelques gouttes de laudanum dans un verre qu’il remplit d’eau.)

CHARLES

Bois-en le tiers, et donne-moi le reste.

ÉMILIE

Tu es sûr, au moins…

CHARLES

Bois et donne.

(Elle boit en hésitant, et tend le verre à Charles qui l’avale d’un trait.)

CHARLES

Et maintenant, au plumard.

(Ils se couchent. La lumière s’éteint brusquement, puis se rallume très lentement. Pendant tout le monologue du père, on entend Victor crier et gémir.)

CHARLES, couché.

Émilie, nous sommes très calmes, maintenant. Nous allons dormir enfin, mais aucune drogue, aucune puissance au monde… Que d’étoiles !

(cris)…

Ne pourrait m’empêcher de te dire, le visage horizontal, de me confesser enfin, en quelques mots… Elle est si belle…

(gémissements)…

Grâce encore, Émilie. Tout en prenant le thé, la main suspendue sur le sucre, il y a trois ans, que j’aime Thérèse. Trois ans déjà. Avec un pied comme cinq feuilles de fraisier, elle va escalader le lit.

(cris.)

C’est à l’Hôtel de l’Europe. Je lui disais, avant que l’autre jambe ne monte “reste ainsi”.

(cris.)

Oh ! exactement comme ma moustache, mais verticale entre ses cuisses, et je me caressais le sourcil gauche, ou le sourcil droit, pendant que ses yeux riaient sous son aisselle.

(gémissements.)

Je ne t’ennuie pas, au moins ?

ÉMILIE

Pas du tout, mon chéri ! Thérèse dut être bien heureuse.

CHARLES

N’est-ce pas ?

ÉMILIE

Oui, et tu racontes si bien ! C’est comme si j’y étais. Encore.

(cris très prolongés.)
CHARLES

Tu es une sainte femme, Émilie !

ÉMILIE

Et Thérèse ?

CHARLES

Oh, Thérèse, c’est une grivette, un clisson, un poularic, une vinoseille, un marisignan, un pirosthète, je l’appelle mon rivarsort, ma vachinose, ma gruesaille. Thérèse, c’est une vache, mais une vache comme il n’y a pas de fleurs.

ÉMILIE

Et moi ?

CHARLES

Choisis.

ÉMILIE

Je suis ta femme.

(Entre Victor.)

Scène V

CHARLES, ÉMILIE, VICTOR.
VICTOR

Et moi, je suis ton fils.

CHARLES

C’est vrai, Émilie, tu es ma femme, et Victor est mon fils. Que je suis malheureux !

(Il sort en chemise.)

Scène VI

ÉMILIE, VICTOR.
ÉMILIE

Va te coucher, Victor !

VICTOR

Je suis malade.

ÉMILIE

Va te coucher, mon enfant.

VICTOR

Je souffre.

ÉMILIE

Tu as besoin de repos, va, Totor !

VICTOR

Good night, mother.

(Victor sort en se tenant le ventre.)

Scène VII

ÉMILIE.
ÉMILIE, à la fenêtre.

Charles ! Charles ! Où est-il ? Charles ! Rentre tu vas prendre froid ! Il va s’enrhumer ! Charles, pour l’amour du Ciel, rentre ! Ce n’est pas la peine de te cacher ! Je t’ai vu. Rentre !

VOIX DE CHARLES

Non.

ÉMILIE

Viens te coucher, Charles ! Cesse cette comédie.

VOIX DE CHARLES

Tu m’embêtes.

ÉMILIE

Ah, c’est ainsi.

(Elle ferme la fenêtre et se couche.)

(On voit qu’elle ne parvient pas à se calmer, elle se tourne tantôt à droite, tantôt à gauche. Soudain, elle saute du lit, met un kimono et sort par la gauche.

La scène reste vide quelques instants.

Pendant la courte absence d’Émilie, Esther entre par la porte vitrée du fond qui donne sur le jardin ; elle traverse la scène en silence, et pénètre par la droite dans la chambre de Victor.

Peu après Émilie et Charles rentrent dans leur chambre.)

Scène VIII

CHARLES, ÉMILIE.
CHARLES, entrant le premier

Ce laudanum ne nous aura donné que la colique.

ÉMILIE

Tu pouvais aller au vatère. En voilà des idées d’aller faire dans le jardin.

CHARLES

Ce n’est pas des idées, c’est une idée. Comme celle de me confesser tout à l’heure.

ÉMILIE, le gifflant à tour de bras.

Tiens ! Tiens ! Cochon ! Immonde porc ! Attrape ! Et ça encore ! Et celui-là ! Et maintenant, te couches-tu. Dis ? Te coucheras-tu ?

CHARLES, après les coups.

Je ne me défends pas. Je ne me défends plus. Tu as raison, je suis un dégoûtant, un être infâme et sans scrupules. Je croyais t’avoir demandé pardon. Non ? Eh bien, je te demande pardon !

ÉMILIE

Je te l’accorde. Mais l’Avenir te confondra !

CHARLES

L’avenir ? j’ai le pressentiment que l’avenir prend en effet tournure.

ÉMILIE

Quoi ?

CHARLES

Oh, ce n’est qu’un pressentiment…

ÉMILIE

Explique-toi !

CHARLES

Nous sommes perdus.

ÉMILIE

Perdus ?

CHARLES

Oui, perdus, corps, biens, âme. Il n’y a plus rien qui tienne dans cette maison. J’ai peur.

ÉMILIE

Peur de quoi.

CHARLES

J’ai peur.

(Un temps.)

J’ai peur de ne pas être à la hauteur.

ÉMILIE

À la hauteur ! Peut-on imaginer pareille bassesse !

CHARLES

Dormir ! Est-ce trop demander ?

(On sonne. Charles et Émilie se regardent. On sonne avec insistance.)
LILI, à la cantonnade.

Madame, on sonne, je crois.

CHARLES

Ah ! vous croyez ?

LILI

Je suis sûre qu’on sonne. Faut-il ouvrir ?

CHARLES

Évidemment. Qui peut venir à cette heure ?

ÉMILIE

Quelle heure est-il ?

CHARLES

Dimanche. (criant) Lili, avez-vous ouvert ?

LILI

Oui, monsieur, c’est Mme Magneau.

CHARLES

C’est Thérèse.

(Thérèse pénètre, affolée dans la chambre.)

Scène IX

CHARLES, ÉMILIE, THÉRÈSE.
THÉRÈSE MAGNEAU

Esther ! Où est Esther ?

CHARLES

Esther ?

THÉRÈSE

Oui, elle a quitté la maison en disant : je veux aller chez Victor. Victor sera mon papa, mon petit père.

CHARLES

C’est idiot.

THÉRÈSE

C’est stupide, en effet ! Ah ! quelle soirée. Où est Esther ?

ÉMILIE

Mais nous ne l’avons pas vue, ma pauvre amie. Si nous l’avions vue, nous vous le dirions. Je vous assure qu’elle n’est pas ici.

THÉRÈSE

Elle n’est pas ici ? (Méfiante.) Vous ne vous vengeriez pas sur elle, au moins ? Hein ? Vous ne me tueriez pas ma fille !

ÉMILIE

Tuer votre fille ? Et pourquoi faire, mon Dieu ! N’avons-nous pas assez à tuer dans notre propre famille.

CHARLES

Quoi ?

THÉRÈSE

Que dites-vous ?

ÉMILIE

Vous l’apprendrez bientôt, Thérèse ! Dieu veuille que ce ne soit pas à vos dépens.

THÉRÈSE

Ma fille est ici ! Vous entendez ? J’en suis aussi sûre que je m’appelle Thérèse.

CHARLES

Mais, Thérèse, soyez raisonnable… comment serait-elle entrée ?

ÉMILIE

Sortez !

CHARLES

Sortez, et revenez demain. Il y a trêve cette nuit. Demain nous réglerons tout cela.

THÉRÈSE

Mais si je veux ma fille, moi.

ÉMILIE

Je ne l’ai pas dans ma poche, votre fille, à la fin. Voulez-vous mon fils ?

CHARLES

Ne vous entêtez pas, Thérèse. Rentrez chez vous ! Ma parole d’honneur, Esther n’est pas venue.

THÉRÈSE, à Émilie.

Vous la cachez quelque part ! Vous avez voulu me l’étouffer dans le coffre à charbon, tout à l’heure, pour vous venger parce que je vous ai pris votre mari. Eh bien, oui, je vous l’ai pris, à votre barbe, et vous aussi, je vous aurais prise, si j’avais été un homme, et j’aurais même été capable de vous faire un enfant.

ÉMILIE

Elle m’aurait fait un enfant !

CHARLES

Ce n’est pas gentil, Thérèse, ce que vous dites là. Je ne vous en ai pas fait, moi.

THÉRÈSE

Pardon ! pardon, Émilie !

ÉMILIE

Moi, je ne vous pardonne rien, entendez-vous ? rien !

CHARLES

Rentrez chez vous, allez rejoindre Antoine.

THÉRÈSE

Ah ! ah ! ah ! (Elle rit nerveusement.) Antoine ! c’est lui qui m’a chassée. C’est lui le maboul. Antoine ! Il est sur le balcon en chemise. Par le flanc gauche ! Par le flanc droit ! En avant, mort aux Pruscos ! Esther s’est enfuie en hurlant. Elle réclamait Victor. Je l’ai cherchée par tout le quartier. Pourquoi ne serait-elle pas ici. Charles, tu ne vas pas me la saigner !

(Elle crie.)

Au meurtre ! Au meurtre !

(Charles lui met la main sur la bouche. On entend du bruit aux étages, des appels : Qu’y a-t-il, on s’égorge chez les Paumelle… Sonnerie à la porte.)

Scène X

LES MÊMES, LILI.
LILI, entrant.

Hein ? C’était bien la peine de me dire de fermer la porte, toute la maison est aux fenêtres ! La maison du crime ! Et taisez-vous ! ou je m’en vais, moi.

(Elle sort.)

Scène X

CHARLES, ÉMILIE, THÉRÈSE.
UNE VOIX

Qu’est-ce que c’est ?

LILI, dans la coulisse.

Ce n’est rien, c’est madame qui accouche.

UNE VOIX

Est-ce un garçon ?

UNE AUTRE VOIX

Est-ce une fille ?

LILI, même jeu.

C’est un bâtard !

(On entend des rires qui vont en décroissant, puis les fenêtres qui se referment. Les personnages pendant tout ce qui précède restent figés. La porte de droite s’ouvre. Entre Victor, menant Esther par la main. Esther se cache les yeux.)

Scène XII

LES MÊMES, VICTOR, ESTHER.
THÉRÈSE

Esther ! Esther ! Ma petite fille ! (à Émilie.) Hein ? vous la séquestriez ?

ÉMILIE, hausse les épaules, puis à Esther.

Comment es-tu entrée, mon bébé ?

ESTHER

Par le jardin.

ÉMILIE

Pourquoi es-tu venue ?

ESTHER

Je voulais voir Victor.

VICTOR

Elle venait me voir.

CHARLES

Pourquoi ? Que t’a-t-elle dit ?

VICTOR

Rien. Elle s’est couchée sur la descente de lit.

CHARLES

Elle n’a rien dit du tout ?

VICTOR, à Esther.

As-tu dis quelque chose ?

ESTHER

Oui. J’ai dit bonsoir Victor.

CHARLES

Et puis ?

VICTOR

Elle s’est endormie, et vous me l’avez réveillée. (à Thérèse.) Vous la voulez ? Reprenez-la. J’ai trop mal au ventre.

(Un long silence.)
ÉMILIE, en extase.

Oh ! Dieu soit loué ! J’ai compris, c’est le ciel qui nous l’a envoyée. C’est Dieu ! Je démêle dans cette apparence de fugue une miraculeuse intervention de la divine Providence ! À genoux, mes enfants ! À genoux, Charles ! À genoux, Thérèse ! Et remercions le Seigneur dont les desseins ne sont pas tout à fait impénétrables ! Nous voici réunis par la plus touchante des invraisemblances. Vous, la femme adultère, ne vous récriez pas ! Toi, le père indigne ! moi, la mère infortunée ! vous, mes enfants, témoins inévitables et porteurs de la rédemption !

THÉRÈSE

J’ai compris ! C’est vrai ! C’est juste ! c’est miraculeux ! Gloire au Seigneur !

CHARLES

C’est épatant, moi aussi je comprends ! Jésus ! Jésus !

ESTHER

Épatant ! Épatant !

VICTOR

Ouh ! que j’ai mal au ventre ! Ouh ! que j’ai mal au ventre !

ÉMILIE

Relevez-vous, tous ! relevez-vous ! Donnez-moi votre main, Thérèse. Placez-la sur la tête d’Esther. Donne-moi ta vilaine main de libertin, Charles, et place-la sur les cheveux de Victor, et priez, priez maintenant. Faites le serment solennel de renoncer à vos relations coupables.

CHARLES

Je jure de ne plus coucher avec vous, Thérèse, de ne plus te tromper, Émilie, et d’être le modèle des époux.

THÉRÈSE

Je jure sur ta tête, Esther, de renoncer à ma funeste passion pour Charles, et de soigner Antoine jusqu’à la mort.

ÉMILIE

Merci. Merci.

(Elle pleurniche, et tous s’embrassent deux à deux.)
VICTOR

C’est fini ? Hou la la, que j’ai mal au ventre ! Hou la la, que j’ai mal au ventre !

CHARLES

Ça ne va pas mieux, Victor ?

VICTOR

Là, c’est l’intestin grêle. C’est l’intestin grêle !

(On sonne.)
CHARLES

Encore ! Mais on ne fait que sonner. Je vais l’arracher cette sonnette à la fin.

ÉMILIE

Qui est là ?

(Lili entrant.)

Scène XIII

LES MÊMES, LILI, puis MARIA.
LILI

C’est Maria.

THÉRÈSE

Ma bonne ! (à Lili.) Que me veut-elle ?

LILI

Elle veut… Entrez Maria.

MARIA

Madame, je vous apporte mon tablier, et cette lettre. Il n’y a pas de réponse. Bonsoir la société.

(Elle sort.)

Scène XIV

CHARLES, ÉMILIE, THÉRÈSE, VICTOR, ESTHER.
THÉRÈSE, après avoir lu, s’effondrant.

Ah !

CHARLES, s’empressant.

Thérèse, qu’avez-vous ?

THÉRÈSE

Antoine, le maboul, il s’est pendu !

TOUS

Oh ! — Quoi ? — Hein ?

THÉRÈSE

Il s’est pendu, en chemise, au balcon.

CHARLES

Non.

THÉRÈSE

Lisez vous-même.

(Elle tend la lettre à Charles, qui la lit.)
— (Un long silence.)
THÉRÈSE

Lisez Charles, lisez à haute-voix. (Pendant la lecture Thérèse est convulsée de sanglots et de rires.)

CHARLES, lisant.

“Adieu, Thété. Je me balance. Le bâton de la toile cirée avec lequel tu faisais à l’occasion de si beaux gâteaux en pâte, je l’ai planté au porte-drapeau du balcon, après avoir noué à son extrémité la cordelière verte des doubles rideaux du salon. J’ai passé ma tête dans le nœud coulant extrême. Et maintenant je me balance. Je flotte au vent, car je suis le drapeau. Je suis le drapeau, parce que sous ma chemise de nuit on ne sera pas surpris de me trouver revêtu du dolman bleu et de la culotte rouge des dragons de l’Empereur. Je vais placer un dernier rouleau sur le cylindre du phonographe et mourir aux accents de Sambre et Meuse. Ma dernière volonté est qu’en rentrant à la maison tu brises le rouleau, avant même de me dépendre, et qu’on recherche pour Victor, entre les pavés de la place du Panthéon, la mandragore de ma dernière jouissance. Adieu Thété, adieu Thérèse.”

Antoine.

P.-S. — “Au fait, n’oublies pas de prier Charles de consoler sa fille ; À père cocu, fille adultérine. Tant mieux, ça coupera la race.”

(Un grand silence accablé.)
ESTHER

Qu’est-ce que ça veut dire cocu ?

(Pas de réponse.)
ESTHER

Qu’est-ce que ça veut dire cocu ?

THÉRÈSE

Un cocu c’est un oiseau.

ÉMILIE, pleurant.

Oh ! assez, assez, assez !

THÉRÈSE, se tordant les bras.

Trop, trop, beaucoup trop. Cela dépasse les bornes. La mesure est comble.

VICTOR

N’en jetez plus, la cour est pleine.

(Il sort en se tenant le ventre.)

Scène XV

LES MÊMES, moins VICTOR.
ESTHER, récitant.

Au foyer qui frissonne ?
Qui reviendra ? personne !
Pauvre petit oiseau !
Pauvre petit cocu…

ÉMILIE

Charles, tu vas reconduire Thérèse et Esther chez elles, et les aider à remplir toutes les formalités.

THÉRÈSE

Non Charles, je m’arrangerai bien toute seule, ne venez pas.

CHARLES

Voyons, Thérèse, devant la mort… Ah, tu es une sainte, tu es une sainte femme Émilie !

ÉMILIE

Allez, et j’espère, vous voyez que je suis franche, que je ne vous cache rien de mes pensées, j’espère que vous n’aurez pas le front de me tromper ce soir.

THÉRÈSE

Oh ! Émilie ! Êtes-vous folle ? Vous tromper ce soir ! D’ailleurs nous avons juré. Nous avons juré et vous avez pardonné.

ÉMILIE, au public.

Il n’y a pas de situation assez terrible.

CHARLES, faiblement.

Rassure-toi, rassure-toi.

(On entend un grand cri.)
CHARLES

Qu’est-ce que c’est ?

ÉMILIE, sortant et criant.

Victor ! Victor !

(Un long silence. Émilie reparaît en portant Victor évanoui dans ses bras.)

Scène XVI

LES MÊMES, VICTOR.
ÉMILIE

Oh ! c’est la fin de tout. Je l’ai trouvé évanoui dans le couloir. Partez ! Charles reconduit vite Thérèse et Esther, et ramène le docteur.

(Charles, Thérèse et Esther sortent précipitamment. On a couché Victor sur le lit. Émilie sanglote à son chevet.)

Scène XVII

ÉMILIE, VICTOR.
ÉMILIE

Victor ! Victor ! Mon Totor bien-aimé, mon chéri ! mon fils ! Car toi, du moins, tu l’es mon fils. Totor, fils d’Émilie et de Charles, je t’en supplie, réponds-moi. Oh, mon Dieu ! Marie, Joseph et tous les anges, déliez-lui au moins la langue, et qu’il parle, et qu’il réponde aux appels d’une mère dans la détresse. Victor ! Mon Victor ! Il se tait. Il est mort. Es-tu mort ? Si tu étais mort, je le sentirais. Rien n’est sensible comme les entrailles d’une mère.

(Victor se retourne en gémissant.)

Ah ! ah ! tu bouges. Tu n’es donc pas mort. Alors, pourquoi ne réponds-tu pas, dis ? Tu le fais exprès, tu nous persécutes, tu veux que je me torde les bras, que je me roule à terre. C’est cela que tu veux, hein ? Puisque tu remues ton grand corps il ne t’en coûterait pas plus de remuer ta petite langue. Il t’en coûterait moins. Tu ne peux pas parler ? Tu ne veux pas parler ? Une fois, deux fois ? Victor ! Une fois, deux fois, trois fois ? Tiens, tête de têtu.

(Elle le gifle.)
VICTOR

Si c’est pas malheureux, battre un enfant malade, un enfant qui souffre. Une mère qui gifle un enfant qui va mourir, qu’est-ce que c’est maman ?

ÉMILIE

Pardon, pardon, Victor. Je ne m’appartenais plus. Mais pourquoi aussi ne pas répondre ?

VICTOR

Qu’est-ce que c’est qu’une mère qui brutalise son fils moribond ?

ÉMILIE

Il fallait répondre, Totor, répondre mon petit.

VICTOR

Eh bien, je réponds… qu’une mère qui fait cela, c’est un monstre.

ÉMILIE

Pardon, Victor ! Je t’ai si souvent pardonné, tu peux bien après cette soirée, après cette nuit maudite, après toute la vie, tu peux bien… Mon Totor, songe que si tu allais mourir…

VICTOR

Tu crois que je vais mourir ?

ÉMILIE

Non, bien sûr ! Je ne sais pas ce que tu as. Que peux-tu avoir ? Non, ne t’inquiètes pas. Mourir, mais mon petit ce n’est pas possible. Tu es si jeune !

VICTOR

On meurt à tout âge.

ÉMILIE

Tu ne mourras pas, je ne veux pas que tu meures, je veux seulement que tu me pardonnes.

VICTOR

Allons, allons, bonne mère. Primo, je vais mourir, secondo, parce qu’il faut que je meure, et tertio, il faut donc que je te pardonne. Tu es pardonnée.

(Il lui donne sa bénédiction. Émilie sanglote et lui baise convulsivement la main.)

VICTOR

Il est des enfants précoces, dont la précocité confine au génie. Il est des enfants géniaux.

ÉMILIE

Quoi ?

VICTOR

… Mais écoute ! Hercule, dès le berceau, étranglait des serpents. Moi, j’ai toujours été trop grand pour qu’un tel prodige puisse vraisemblablement m’être attribué. Pascal, avec des ronds et des bâtons, retrouvait les propositions essentielles de la géométrie d’Euclide. Le petit Mozart, avec son violon et son archet, étonnera longtemps les visiteurs de la galerie de sculpture du Luxembourg. Le petit Frédéric jouait simultanément vingt parties d’échecs et les gagnait. Enfin, plus fort que tous, Jésus, dès sa naissance, était proclamé le Fils de Dieu. De tels précédents sont pour accabler le fils de Charles et d’Émilie Paumelle, lequel doit mourir à neuf ans très précis.

ÉMILIE

Mon chéri !

VICTOR

Très précis. Que me restait-il, je te le demande, dans le petit domaine familial tout encombré de mes prix d’excellence, que me restait-il ?

ÉMILIE

Mais, le travail, l’affection des tiens, et tu es fils unique.

VICTOR

Tu l’as dit, il me restait d’être fils unique. Unique. Aidé par la nature, j’ai neuf ans et j’ai deux mètres, je compris dès l’âge de cinq ans, j’avais alors un mètre soixante, que je devais me destiner à l’UNIQUAT.

ÉMILIE

À quoi ?

VICTOR

À l’Uniquat. J’ai cherché en silence, j’ai travaillé en secret, et j’ai trouvé.

ÉMILIE

Tu as trouvé ? Il délire.

VICTOR

Oui, Euréka ! j’ai trouvé les ressorts de l’Uniquat.

ÉMILIE

Pauvre enfant ! Et quels sont-ils ?

VICTOR

Les ressorts de l’Uniquat… Oh ce serait si facile si j’avais une feuille de papier et un crayon.

ÉMILIE

Veux-tu que j’aille t’en chercher ?

VICTOR

Non, non, c’est inutile. Je n’aurais pas la force d’écrire.

ÉMILIE

Alors ?

VICTOR

Cela ne fait rien, je vais essayer tout de même de t’expliquer. Les ressorts de l’Uniquat…

(Entre le père, suivi du docteur.)

Scène XVIII

ÉMILIE, VICTOR, CHARLES, LE DOCTEUR, puis LILI.
VICTOR

Ah, zut !

LE DOCTEUR

Bon. Voilà notre malade. Eh bien, mon petit, ça ne va pas ? On a bobo à son petit ventre ?

VICTOR

Ou, monsieur le docteur. J’ai bobo là. Dans le petit boyau.

LE DOCTEUR

Allons, ça ne doit pas être bien sérieux. Madame Paumelle, donnez-moi une serviette. Avez-vous une cuillère ? Oui. — Bon. Retourne-toi, mon petit, mets-toi sur le ventre. A-t-il de la température ?

CHARLES

Je ne sais pas, voyez vous-même.

(Charles sort nerveusement)
LE DOCTEUR

Nous allons voir ça. (Il prend la température rectale. — Un long silence. — Entre Charles, toujours nerveux, suivi de la bonne.)

LILI, à mi-voix.

Madame ! Madame !

ÉMILIE

Chut ! qu’est-ce qu’il y a ?

LILI

Écoutez.

(Elle prend Émilie à part et lui murmure quelques mots à l’oreille.)
ÉMILIE

Ce n’est pas possible.

(Charles fait quelques pas vers la porte.)
ÉMILIE, courant vers lui.

Charles !

CHARLES

Eh bien ?

ÉMILIE

Où vas-tu ? Viens ici.

(Charles hésite.)
ÉMILIE, lui paralysant le bras.

Donne-moi ça. Donne.

VICTOR, toujours sur le ventre,
et qui ne peut avoir rien vu de la scène.

Papa, écoute maman. Je suis si malade, et la fumée me dérange. Remets lui ta pipe, ainsi tu ne succomberas pas à la tentation.

(Charles remet un revolver à Émilie. Tous deux semblent extrêmement étonnés.)

VICTOR

Il ne faut pas trop appuyer sur le ressort de l’Uniquat.

LE DOCTEUR

Que dit-il ?

ÉMILIE

Il délire, docteur, il délire.

CHARLES

Oui, oui, il délire.

(Lili qui est restée immobile pendant toute la scène, disparaît.)

Scène XIX

LES MÊMES, moins LILI.
LE DOCTEUR, examinant le thermomètre.

Ce n’est pas étonnant qu’il délire. Il a… Il a une forte fièvre.

ÉMILIE

Docteur, votre avis ?

LE DOCTEUR

Attendez, je vais l’ausculter. (Il l’ausculte.) Compte Trente-cinq, trente-six, trente-sept…

VICTOR

… Trente-huit, trente-neuf, quarante,…

(L’auscultation se poursuit.)
CHARLES

Eh bien ?

LE DOCTEUR

Eh bien…

VICTOR, hurlant.

Hou la la, hou la la, hou la la, hou la la !

(Charles et Émilie s’agenouillent auprès du lit. Enfin Victor se calme et demande :)

VICTOR

À quelle heure suis-je né, maman ?

ÉMILIE

À onze heures trente du soir.

VICTOR

Quelle heure est-il ?

ÉMILIE

Il est… Quelle heure est-il Charles ?

CHARLES

Il est onze heures vingt-cinq.

VICTOR

Eh bien, je vais te dire, ma chère maman, quels sont les ressorts de l’Uniquat. Les ressorts de l’Uniquat sont…

CHARLES

Mais, enfin, docteur, de quoi meurt-il ?

LE DOCTEUR

Il meurt de…

VICTOR, l’interrompant.

Je meurs de la Mort. C’est le dernier ressort de l’Uniquat.

LE DOCTEUR

Que veut-il dire ?

CHARLES

Je n’ai jamais rien compris à cet enfant.

ÉMILIE

Et les autres, Victor, les autres ressorts ? vite, il est onze heures vingt-huit.

VICTOR

Les autres.

(Un temps.)

Je les ai oubliés.

(Il meurt.)
LE DOCTEUR

Et voilà le sort des enfants obstinés.

(Le docteur sort, tandis qu’un rideau noir tombe. On entend deux coups de feu. Le rideau se relève. Émilie et Charles sont étendus aux pieds du lit de l’enfant, séparés par un revolver fumant. Une porte s’ouvre, et la bonne paraît.)

LILI

Mais c’est un drame !

Rideau
Photographie prise au troisième acte de Victor ou les Enfants au pouvoir, pièce de Roger Vitrac mise en scène par Antonin Artaud, lors de sa création en 1928.

ACTE TROISIÈME