Aller au contenu

Vidalenc - William Morris/conclusion

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (p. 197-200).
CONCLUSION


Si nous avons tenu à rattacher toutes ces tentatives vers la réalisation d’un art social à l’œuvre et à l’enseignement de William Morris, c’est qu’il nous apparaît à la fois comme l’initiateur du mouvement et la grande figure qui le domine. Nous n’ignorons pas que d’autres en même temps que lui, avant lui parfois, que Ruskin en Angleterre, que Léon de Laborde en France ont signalé l’erreur commise en séparant le grand art des arts mineurs, qu’ils ont tenté de réhabiliter le travail manuel de l’artisan, de réagir contre la spécialisation excessive et le mauvais goût public, mais il nous semble qu’aucune protestation n’a eu autant de force, n’a été aussi féconde que la sienne. À l’écrit, à la parole, Morris a joint la magie de l’exemple et plus que personne, il a contribué à créer une atmosphère générale de sympathie pour l’œuvre d’art. D’autres mouvements n’ont été possibles et n’ont réussi que parce qu’il avait à l’avance préparé le terrain, accoutumé les esprits, car, suivant le mot de Renan : « La plus belle récompense du génie créateur est d’avoir produit un mouvement par suite duquel il est dépassé. »

Cependant si nous avons essayé de montrer toute la beauté et toute l’importance de son œuvre, nous ne prétendons pas qu’elle marque un aboutissement, une réussite définitive. Plus fécond est son exemple puisqu’il nous a appris qu’il n’est guère de métier qui ne soit susceptible de perfectionnement artistique. Ce que Morris a fait pour la tapisserie, pour le vitrail, pour l’imprimerie, d’autres l’ont pu ou le pourront tenter pour la céramique, la ferronnerie, l’ameublement, etc.. suivant le magnifique programme du maître : « Ne négliger aucun objet susceptible de se parer de beauté. »

Il nous apparaît que la France, plus qu’aucune autre nation, peut et doit profiter de cet enseignement de Morris et recueillir ses idées. Dans le passé nos artisans avaient une réputation d’habileté, de bon goût, de conscience dans le travail, qui assurait aux produits de notre industrie une situation exceptionnelle sur les marchés internationaux ; la France était réputée la terre classique des bons ouvriers et des belles œuvres ; si pour l’importance de nos productions, la quantité de tonnes de houille et d’acier sortant chaque année de nos mines ou de nos usines, nous étions une puissance de second ordre, il nous restait la supériorité du bon goût, du fini, de l’élégance, et à cet égard, nous avions exercé une domination ininterrompue et sans conteste depuis Louis XIV.

Le XIXe siècle vit la fin de cette suprématie ; une à une les nations s’affranchissaient de notre tutelle artistique. Déjà en 1851 Léon de Laborde avait signalé l’insuffisance manifeste de toutes les grandes nations civilisées, sans en excepter la France, dans le domaine de l’art décoratif. Alors que la plupart des critiques se bornaient à reproduire les formules traditionnelles sur le mauvais goût étranger et la supériorité indiscutable du génie français, il eut, sans nier la valeur de nos envois, la très rare pénétration de montrer que nous commencions à perdre notre originalité. L’habileté technique de nos artisans restait hors de pair, mais dans nos produits s’affirmait une réelle pauvreté d’inspiration. L’appel de L. de Laborde ne fut pas entendu ; dans le grand mouvement de transformation artistique qui marque la seconde moitié du dernier siècle, la France ne fut qu’une tard venue. Protégés un moment par les succès d’autrefois, leur réputation, la situation acquise, nos industriels crurent qu’il leur serait possible de transgresser la grande loi qui veut que l’art soit en perpétuelle évolution sous peine de s’étioler, et il fallut tout l’effort de quelques esprits clairvoyants, de quelques artistes originaux, pour bien mettre en lumière la perte de notre prépondérance en matière de goût et indiquer les remèdes.

Mais n’est-il pas maintenant trop tard pour tenter de reconquérir cette suprématie artistique qui faisait la France grande entre toutes les nations ? D’aucuns l’affirment, cependant ce n’est pas une idée de découragement, un conseil de résignation à l’inévitable que nous entendons donner ; nous pensons avec Courajod qu’« avec l’art français qui ne dit jamais son dernier mot, avec cet art dont les transformations sont illimitées, l’avenir n’est pas fermé, et nous avons le devoir d’espérer des émotions inédites ». Quelles que soient les réserves que l’on veuille formuler sur le présent, il est impossible de nier l’effort vigoureux tenté un peu partout pour la réalisation d’un art social, de ne pas voir l’importance et la valeur de certains résultats acquis. C’est dans ce sens, croyons-nous, que la France doit s’orienter, elle fut jadis la grande initiatrice de beauté et d’intelligence, elle peut la redevenir. Et c’est pourquoi nous voudrions que dans notre démocratie on dispensât libéralement, en même temps que l’éducation générale, l’enseignement technique qui fait de l’artisan un véritable maître, un créateur dans son métier ; nous voudrions que cet enseignement technique ne se confinât pas en de vaines formules, dans le culte stérile du passé ; non par dédain, mais parce qu’il n’est pas de meilleures leçons que celles de la nature et de la vie.

Nous penserions n’avoir pas fait œuvre vaine si nous avions pu révéler à quelques-uns l’importance des intérêts engagés, la grandeur de l’œuvre entreprise et gagner quelques sympathies à un mouvement qui, selon le mot d’Anatole France, « s’efforce de mêler l’art consolateur à la vie quotidienne ».