Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/À la rime

La bibliothèque libre.

À LA RIME


C’est de la pièce suivante que date la conversion de Joseph à une facture plus sévère. Cette pièce a déjà été publiée ailleurs, comme l’ouvrage d’un ami qui s’est prêté en cela au caprice et à la modestie du poëte, mais qui se croit aujourd’hui obligé de faire restitution sur sa tombe.


Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons,
Rime, l’unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents,
Frémissants,
Serait muet au génie ;


Rime, écho qui prends la voix
Du hautbois
Ou l’éclat de la trompette,
Dernier adieu d’un ami
Qu’à demi
L’autre ami de loin répète ;

Rime, tranchant aviron,
Éperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d’or, aiguillon d’acier
Du coursier
À la crinière fumante ;

Agrafe, autour des seins nus
De Vénus,
Pressant l’écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;

Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l’éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;

Anneau pur de diamant
Ou d’aimant,
Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
Suspends la lampe, ou le soir
L’encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;


Clef, qui, loin de l’œil mortel,
Sur l’autel
Ouvres l’arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;

Ou plutôt, fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière ;

Ô Rime ! qui que tu sois,
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas ;
Quand la Muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t’implore !

Dans un vers tout défleuri,
Qu’a flétri
L’aspect d’une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer,
La syllabe solitaire.


Sur ma lyre, l’autre fois,
Dans un bois,
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend,
En passant,
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants,
De doux chants,
La colombe gémissante
Me demande par pitié
Sa moitié,
Sa moitié loin d’elle absente.

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
Vrais amants,
Mariez vos voix jumelles ;
Que ma lyre et ses concerts
Soient couverts
De vos baisers, de vos ailes ;

Ou bien, attelés d’un crin
Pour tout frein
Au plus léger des nuages,
Traînez-moi, coursiers chéris
De Cypris,
Au fond des sacrés bocages.