Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Retour à la poésie

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En vain j’ai fui la plage oisive ;
En vain ma rame avec effort
Fatigue la vague plaintive ;
Toujours ma nacelle dérive,
Et je reviens toujours au bord.


Pourtant je m’étais dit : « Courage !
« Osons vivre, sachons souffrir ;
« Soyons homme, et si vient l’orage,
« Tant mieux, luttons, dût sous sa rage
« L’esquif en éclats s’entr’ouvrir. »

Projets d’enfant ! sagesse antique !
J’ai beau dans ma simplicité
Jurer Mentor et le Portique ;
Sans cesse une ombre fantastique
Me rend ce bord que j’ai quitté.

De nuit, ô Phébé, quand tu n’oses
Éclairer qu’à demi les flots,
Comme une corbeille de roses
Au berceau d’Aphrodite écloses,
Je crois voir nager ma Délos.

Ces mêmes plages mensongères
Reviennent encor voltigeant,
Phébé, dans ces vapeurs légères
Qui parfois semblent des bergères
Dansant à ton autel d’argent.

Parmi les rougeurs de l’aurore
Chaque matin je crois les voir ;
Le soleil me les montre encore
Dans ces nuages que lui dore
Au couchant la pourpre du soir.

À ma vision point de trêve !
Jusque sous des cieux obscurcis,
À travers la brume, je rêve
Au lieu de bosquets quelque grève
Triste, bruyante, aux flancs noircis.


Île sauvage ou fortunée,
Toujours la même, ô lieu charmant,
Vers toi ma boussole est tournée,
Vers toi ma proue est ramenée
Par un secret enchantement !

Toujours j’y reviens, soit que l’onde
Grondant sous moi, pauvre nocher,
Du sein d’une lame profonde
Me jette comme une algue immonde
Sur quelque débris de rocher ;

Soit que, plus molle et sans secousse,
N’enflant ma voile qu’à demi,
Elle me berce, elle me pousse
Et me dépose dans la mousse
Comme un alcyon endormi.

Restons-y donc : un Dieu l’ordonne ;
Écoutons la plage gémir,
Le flot qui bat, le ciel qui tonne,
Et sous la brise monotone
Écoutons mon âme frémir.

Trop longtemps incomplet génie,
Distrait jusqu’au pied de l’autel,
J’ai senti comme une agonie
La lutte entre mon harmonie
Et les bruits d’un monde mortel.

L’âme ressemble au lac immense
De rocs sublimes entouré ;
Dessus, autour, ombre et silence ;
Mais que le prêtre vienne et lance
Un regard sur le flot sacré,


Que d’éclat derrière cette ombre,
Et quel beau firmament reluit !
Plus l’œil plonge sous le flot sombre,
Plus il voit d’étoiles sans nombre
Dans ce qui lui semblait la nuit.

On emporte de ce rivage
Un saint effroi mêlé d’amour.
Pour l’œil tout plein de cette image
Le soleil n’est plus que nuage,
Et pâle est la lueur du jour.

Souvent à des festins de joie,
Convive malgré moi venu,
Assis sur des coussins de soie,
La coupe en main, je suis en proie
Au souci d’un mal inconnu.

Si le contagieux délire
Effleure mon front moins obscur,
Soudain au milieu d’un sourire,
Pareil à ce Roi, je crois lire
Des mots étranges sur un mur.

Les roses tombent de ma tête,
De ma main les gâteaux de miel ;
Adieu le festin et la fête !
Je vais consulter le prophète :
Ô Daniel ! ô Daniel !

Ineffaçable caractère
Que je trouve écrit en tout lieu !
Cruel et sublime mystère
Qui corrompt les dons de la terre
Et cache l’énigme de Dieu ;


La foule riante et sereine
Ne voit rien ou regarde ailleurs ;
L’élu que le génie entraîne
Est toujours, sans qu’on le comprenne,
En butte aux profanes railleurs.

De nuit, sur une tour obscure,
Et sous la bise qui sifflait,
Lorsqu’un fantôme à lourde armure,
Poussant un lugubre murmure,
Fit trois fois signe au jeune Hamlet ;

D’abord Hamlet, hors de lui-même,
Recule, puis, le glaive en main,
Revient et suit, hagard et blême,
Ce spectre qu’il craint et qu’il aime,
Et qui lui montre son chemin ;

Il le suit le long des murailles,
Entre avec lui dans la forêt,
Arrive au champ des funérailles,
Et là s’émurent ses entrailles
En entendant l’affreux secret.

Le matin, sa face pâlie
Marquait un sinistre tourment ;
Chacun déplora sa folie,
Et la désolée Ophélie
Ne reconnut plus son amant.

Tel est le destin du poëte :
Errer ici-bas égaré ;
Invoquer le grand Interprète ;
Écouter la harpe secrète,
Et se mirer au lac sacré !