Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme/Texte entier

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Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme
Poésies de Sainte-BeuveMichel Lévy frères. (p. 3-172).


VIE
POÉSIES ET PENSÉES
de
JOSEPH DE LORME


Sic ego eram illo tempore, et flebam amarissime, et requiescebam in amaritudine.

Saint Augustin. Confess., liv. IV.

Je l’ai vu, je l’ai plaint ; je le respectais ; il était malheureux et bon. Il n’a pas eu des malheurs éclatants ; mais, en entrant dans la vie, il s’est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d’ennuis ; il y est resté, il y a vécu, il y a vieilli avant l’âge, il s’y est éteint.

Senancour, Oberman.



(MARS 1829)


VIE
de
JOSEPH DELORME




L’ami dont nous publions en ce moment les Œuvres nous a été enlevé bien jeune, il y a environ cinq mois. Peu d’heures avant de mourir, il a légué à nos soins un journal où sont consignées les principales circonstances de sa vie, et quelques pièces de vers consacrées presque toutes à l’expression de douleurs individuelles. En parcourant ces pages mélancoliques, dont la plupart nous étaient inconnues (car notre pauvre ami observait même avec nous la pudeur discrète qui sied à l’infortune), en suivant avec une curiosité mêlée d’émotion les épanchements de chaque jour dans lesquels s’en allait obscurément une sensibilité si vive et si tendre, il nous a semblé que nous devions à la mémoire de notre ami de ne pas laisser périr tout à fait ces soupirs de découragement, ces cris de détresse, qui étaient devenus des chants de poëte ; ces consolations pleines de larmes, qui s’étaient passées dans la solitude, entre la Muse et lui. Et comme les poésies seules, sans l’histoire des sentiments auxquels elles se rattachent, n’eussent été qu’une énigme à demi comprise, nous avons essayé de tracer une description fidèle de cette vie tout intérieure à laquelle nous avions assisté durant le cours d’une liaison bien chère, et dont nous-même avions surveillé les crises avec tant de sollicitude et d’angoisses. Dans ce travail délicat, le journal est resté constamment sous nos yeux, et nous n’avons fait souvent que le transcrire. À toute époque, et à la nôtre en particulier, une publication de cette nature ne s’adresse, nous le savons, qu’à une classe déterminée de lecteurs, qu’un goût invincible pour la rêverie, et d’ordinaire une conformité douloureuse d’existence, intéressent aux peines de cœur harmonieusement déplorées. Mais si ce petit nombre perdu dans la foule ne reste pas insensible aux accents de notre ami, si ces pages empreintes de tristesse vont soulager dans leur retraite quelques-unes des âmes, malades comme la sienne, qu’un génie importun dévore, que la pauvreté comprime, que le désappointement a brisées, ce sera pour lui plus de bonheur et de gloire qu’il n’en eût osé espérer durant sa vie, et pour nous ce sera la plus douce récompense de notre mission pieuse.

Joseph Delorme naquit, vers le commencement du siècle, dans un gros bourg voisin d’Amiens. Fils unique, il perdit son père en bas âge, et fut élevé avec beaucoup de soin par sa mère et une tante du côté paternel. Sa condition était des plus médiocres par la fortune, quoique honnête par la naissance. De bonne heure imbu de préceptes moraux, et formé aux habitudes laborieuses, il se fit remarquer par son application à l’étude et par des succès soutenus. Mais déjà en secret sa jeune imagination allumait la flamme qui devait lui être si fatale un jour. Lui-même aimait à nous raconter et à nous peindre ses premières rêveries, fraîches, riantes et dorées, comme un poëte les a dans l’enfance. Élevé au bruit des miracles de l’Empire, amoureux de la splendeur militaire, combien de longues heures il passait à l’écart, loin des jeux de son âge, le long d’un petit sentier, dans des monologues imaginaires, se créant à plaisir mille aventures périlleuses, séditions, batailles et siéges, dont il était le héros ! Au fond de la scène, après bien des prouesses, une idée vague de femme et de beauté se glissait quelquefois, et prenait à ses yeux un corps. Il lui semblait, au milieu de ses triomphes, que sur un balcon pavoisé, derrière une jalousie entr’ouverte, quelque forme ravissante de jeune fille à demi voilée, quelque longue et gracieuse figure en blanc, se penchait d’en haut pour saluer le vainqueur au passage et pour lui sourire. C’était aux champs surtout que les dispositions romanesques de Joseph se développaient avec le plus de liberté et de charme. Il allait tous les ans passer deux mois de vacances au château d’un vieil ami de son père. Une jeune fille du voisinage, blonde, timide, et rougissant chaque année à son retour, entretenait en lui des mouvements inconnus qu’il réprimait aux yeux de tous, mais auxquels il s’abandonnait avec délices durant ses promenades aux bois. Là, il s’asseyait contre un arbre, les coudes sur les genoux et le front dans les mains, tout entier à ses pénsers, à ses souvenirs, et aux innombrables voix intérieures, plaintes sourdes et confuses, vagissements mystérieux d’une âme qui s’éveille à la vie ; on aurait dit le sauvage couché sur le sable, prêtant l’oreille tout le jour au murmure immense et incompréhensible des mers ; — et, quand on le cherchait le soir, à l’heure du repas (car il l’oubliait souvent), on le trouvait immobile à la même place qu’au matin, et le visage noyé de pleurs. Vers ce temps, une piété fervente qui s’était emparée de lui mêlait quelque chose de grave et d’innocent à ces émotions précoces, et empêchait ce cœur enfant de se laisser trop vite amollir aux tendresses humaines. Joseph, en effet, consacra bientôt aux offices de l’église presque toutes ses heures de loisir, et il s’imposait soir et matin de longues prières qui le rendaient calme et fort.

Il demeura dans ces dispositions heureuses jusqu’à l’âge de quatorze ans environ. C’est alors qu’il vint à Paris pour y achever ses études. Ses succès furent rapides et brillants comme à l’ordinaire ; mais de grands changements se passèrent en lui, qui décidèrent de son avenir. Si, au sortir du collège, plus insouciant et moins raisonneur, il se fût sans remords livré à ses penchants littéraires et poétiques, nul doute, selon nous, qu’il n’eût réussi à souhait, et qu’après quelques obstacles vivement franchis, quelques amertumes bien vite épuisées, il n’eût trouvé dans son âme vierge assez d’énergie pour suffire à tout ; ce nom si obscur se rattacherait aujourd’hui à plus d’une œuvre. Il en arriva tout autrement. La raison de Joseph, fortifiée dès l’enfance par des habitudes sérieuses, et soutenue d’une immense curiosité scientifique, s’éleva d’elle-même contre les inclinations du poëte pour les dompter. Elle lui parla l’austère langage d’un père, lui représenta les illusions de la gloire, les vanités de l’imagination, sa propre condition, si médiocre et si précaire, l’incertitude des temps, et de toutes parts, autour de lui, des menaces de révolutions nouvelles. Que faire d’une lyre en ces jours d’orages ? la lyre fut brisée. Joseph ne conserva même aucunes poésies de cette première époque. Sa vocation pour la philosophie et pour les sciences semblait se prononcer de plus en plus ; il s’y poussait avec toute l’ardeur d’un converti de la veille et tout l’orgueil d’un sage de dix-huit ans. Abjurant les simples croyances de son éducation chrétienne, il s’était épris de l’impiété audacieuse du dernier siècle, ou plutôt de cette adoration sombre et mystique de la nature qui, chez Diderot et d’Holbach, ressemble presque à une religion. La morale bienveillante de d’Alembert réglait sa vie. Il se serait fait scrupule de mettre le pied dans une église, et, en rentrant le dimanche soir, il aurait marché une lieue pour aller jeter dans le chapeau d’un pauvre le produit des épargnes de la semaine. Un amour infini pour la portion souffrante de l’humanité, et une haine implacable contre les puissants de ce monde, partageaient son cœur ; l’injustice le suffoquait, et faisait bouillir son sang. Voici quelques lignes d’un écrit daté de 1817, où il se rend compte à lui-même de ses motifs dans le choix d’une profession utile. On excusera le ton un peu solennel du morceau ; c’est l’accent vrai d’une jeune conviction.

« …… Éloigné par la médiocrité de ma condition et de ma fortune de cette carrière politique qui embrasse l’avenir comme le présent, prépare le bonheur de la postérité dans celui des contemporains, et d’où l’individu répand de vastes bienfaits sur les masses, je me suis tourné vers ces deux professions indépendantes et inviolables, auxquelles les hommes remettent le soin de ce qu’ils ont de plus cher, la santé, ou l’honneur et la fortune. Entre ces deux carrières, il m’a fallu opter. L’une d’abord, celle du barreau, me parut plus brillante et non moins utile que l’autre. Il est vrai que je venais d’admirer le Manouri dont Diderot parle dans sa Religieuse, et que j’étais plein de ses vertus. Mais je compris bientôt que ces occasions bienheureuses de rendre de grands services à la faiblesse et à l’innocence se présentent rarement, et sont comme étouffées par les épineuses chicanes qui dessèchent et déchirent. Je compris aussi que les hautes questions de droit naturel, de droit public, appartiennent au philosophe et au législateur bien plus qu’à l’avocat, et que le domaine de celui-ci se borne souvent aux champs stériles du droit civil, droit barbare, local, arbitraire.

« Ces inconvénients ne se rencontraient pas dans la médecine ; je me décidai pour elle. Elle est de tous les temps et de tous les lieux. Véritablement utile aux hommes, lorsqu’on l’exerce avec zèle et intelligence, souvent elle leur donne plus que la santé, elle leur rend le bonheur ; car tant de maladies viennent de l’âme, et la consolation morale en est le meilleur remède. L’argent d’ailleurs qu’on gagne auprès des riches permet non-seulement de n’en pas exiger des pauvres, mais de partager le sien avec eux ; de recevoir des uns pour rendre aux autres ; d’être un lien actif entre les conditions les plus opposées, et de réparer, en quelque sorte, cette inégalité que la société consacre et que désavoue la nature… »

Joseph se mit en devoir de tenir les promesses qu’il s’était faites à lui-même, et, dans ce but, les sacrifices d’aucun genre ne lui coûtèrent. Il cessa brusquement de visiter une jeune personne charmante avec laquelle il pouvait espérer, au bout de quelques années, une union assortie. Mais sa philanthropie un peu farouche craignait de s’emprisonner à tout jamais dans des affections trop étroites, et, comme on l’a dit, dans un égoïsme en deux personnes. D’ailleurs il s’était créé en perspective je ne sais quel idéal de mariage, dans lequel le sacrement n’entrait pour rien ; il lui fallait une mademoiselle La Chaux, une mademoiselle de Lespinasse ou une Lodoïska. Son premier amour pour la poésie se convertit alors en une aversion profonde. Il se sevrait rigoureusement de toute lecture enivrante pour être plus certain de tuer en lui son inclination rebelle. Il en voulait misérablement aux Byron, aux Lamartine, comme Pascal à Montaigne, comme Malebranche à l’imagination, parce que ces grands poëtes l’attaquaient par son côté faible. Mille fois nous avons gémi de ces accès d’aigreur, qui décelaient dans les résolutions de notre ami moins de calme et de sécurité qu’il ne s’efforçait d’en faire paraître ; mais les conseils eussent été inutiles, et Joseph n’en demandait jamais.

Ce qu’il souffrit pendant deux ou trois années d’épreuve continuelle et de lutte journalière avec lui-même ; quel démon secret s’acharnait à lui et corrompait ses études présentes en lui retraçant les anciennes ; quel tressaillement douloureux il ressentait à chaque triomphe nouveau de ses jeunes contemporains, et cette conscience de sa force qui lui retombait sur le cœur comme un rocher éternel, et ses nuits sans sommeil, et ses veilles sans travail, et son livre ou son chevet trempé de pleurs : c’est ce que lui seul a pu savoir, et ce que nous révèle en partie le journal auquel sa mélancolie croissante le ramenait plus souvent. Presque toutes les pages en sont datées de nuit, comme les Prières du docteur Johnson et les Poésies du malheureux Kirke White. On y apprend que la santé de Joseph s’était assez profondément altérée, et que ses facultés sans expansion avaient engendré à la longue, dans ses principaux organes, un malaise inexprimable. L’idée d’une infirmité mortelle se joignait donc à ses autres peines pour l’accabler. À part les besoins de ses études, il sortait peu, ne voyait intimement personne, et, à la rencontre, ses amis prenaient pour un sourire de paix et de contentement ce qui n’était que le sourire doux et gracieux de la douleur.

Un jour, c’était un dimanche, le soleil luisait avec cet éclat et cette chaleur de printemps qui épanouissent la nature et toutes les âmes vivantes. Au réveil, Joseph sentit pénétrer jusqu’à lui un rayon de l’allégresse universelle, et naître en son cœur comme une envie d’être heureux ce jour-là. Il s’habilla promptement, et sortit seul pour aller s’ébattre et rêver sous les ombrages de Meudon. Mais, au détour de la première rue, il rencontra deux amants du voisinage qui sortaient également pour jouir de la campagne, et qui, tout en regardant le ciel, se souriaient l’un à l’autre avec bonheur. Cette vue navra Joseph. Il n’avait personne, lui, à qui il pût dire que le printemps était beau, et que la promenade, en avril, était délicieuse. Vainement il essaya de secouer cette idée, et de continuer quelque temps sa marche : le charme avait disparu ; il revint à la hâte sur ses pas, et se renferma tout le jour.

Les seules distractions de Joseph, à cette époque, étaient quelques promenades, à la nuit tombante, sur un boulevard extérieur près duquel il demeurait. Ces longs murs noirs, ennuyeux à l’œil, ceinture sinistre du vaste cimetière qu’on appelle une grande ville ; ces haies mal closes laissant voir, par des trouées, l’ignoble verdure des jardins potagers ; ces tristes allées monotones, ces ormes gris de poussière, et, au-dessous, quelque vieille accroupie avec des enfants au bord d’un fossé ; quelque invalide attardé regagnant d’un pied chancelant la caserne ; parfois, de l’autre côté du chemin, les éclats joyeux d’une noce d’artisans, cela suffisait, durant la semaine, aux consolations chétives de notre ami ; depuis, il nous a peint lui-même ses soirées du dimanche dans la pièce des Rayons jaunes. Sur ce boulevard, pendant des heures entières, il cheminait à pas lents, voûté comme un aïeul, perdu en de vagues souvenirs, et s’affaissant de plus en plus dans le sentiment indéfinissable de son existence manquée. Si quelque méditation suivie l’occupait, c’était d’ordinaire un problème bien abstrus d’idéologie condillacienne ; car, privé de livres qu’il ne pouvait acheter, sevré du commerce des hommes, d’où il ne rapportait que trouble et regret, Joseph avait cherché un refuge dans cette science des esprits taciturnes et pensifs. Son intelligence avide, faute d’aliment extérieur, s’attaquait à elle-même, et vivait de sa propre substance comme le malheureux affamé qui se dévore.

Cependant, au milieu de ces tourments intérieurs, Joseph poursuivait avec constance les études relatives à sa profession. Quelques hommes influents le remarquèrent enfin, et parlèrent de le protéger. On lui conseilla trois ou quatre années de service pratique dans l’un des hôpitaux de la capitale, après quoi on répondait de son avenir. Joseph crut alors toucher à une condition meilleure : c’était l’instant critique ; il rassembla les forces de sa raison et se résigna aux dernières épreuves. S’il parvenait à les surmonter, et si, au sortir de là, comme on le lui faisait entendre, un patronage honorable et bienveillant l’introduisait dans le monde, sa destinée était sauve désormais ; des habitudes nouvelles commençaient pour lui et l’enchaînaient dans un cercle que son imagination était impuissante à franchir ; une vie toute de devoir et d’activité, en le saisissant à chaque point du temps, en l’étreignant de mille liens à la fois, étouffait en son âme jusqu’aux velléités de rêveries oisives ; l’âge arrivait d’ailleurs pour l’en guérir, et peut-être un jour, parvenu à une vieillesse pleine d’honneur, entouré d’une postérité nombreuse et de la considération universelle, peut-être, il se serait rappelé avec charme ces mêmes années si sombres ; et, les revoyant dans sa mémoire à travers un nuage d’oubli, les retrouvant humbles, obscures et vides d’événements, il en aurait parlé à sa jeune famille attentive, comme des années les plus heureuses de sa vie. Mais la fatalité qui poursuivait Joseph tournait tout à mal. À peine eut-il accepté la charge d’une fonction subalterne, et se fut-il placé, à l’égard de ses protecteurs, dans une position dépendante, qu’il ne tarda pas à pénétrer les motifs d’une bienveillance trop attentive pour être désintéressée. Il avait compté être protégé, mais non exploité par eux ; son caractère noble se révolta à cette dernière idée. Pourtant des raisons de convenance l’empêchaient de rompre à l’instant même et de se dégager brusquement de la fausse route où il s’était avancé. Il jugea donc à propos de temporiser trois ou quatre mois, souffrant en silence et se ménageant une occasion de retraite.

Ces trois ou quatre mois furent sa ruine. Le désappointement moral, la fatigue de dissimuler, des fonctions pénibles et rebutantes, la disette de livres, un isolement absolu, et, pourquoi ne pas l’avouer ? une vie misérable, un galetas au cinquième et l’hiver, tout se réunissait cette fois contre notre pauvre ami, qui, par caractère encore, n’était que trop disposé à s’exagérer sa situation. C’est lui-même, au reste, qu’il faut entendre gémir. Le morceau suivant, que nous tirons de son journal, est d’un ton déchirant. Quand son imagination malade se serait un peu grossi les traits du tableau, faudrait-il moins compatir à tant de souffrances ?

« Ce vendredi 14 mars 1820, 10 heures et demie du matin.

« Si l’on vous disait : Il est un jeune homme, heureusement doué par la nature et formé par l’éducation ; il a ce qu’on appelle du talent, avec la facilité pour le produire et le réaliser ; il a l’amour de l’étude, le goût des choses honnêtes et utiles, point de vices, et, au besoin, il se sent capable de déployer de fortes vertus. Ce jeune homme est sans ambition, sans préjugés. Quoique d’un caractère inflexible et d’airain, il est, si on ne l’atteint pas au fond, doux, tolérant, facile à vivre, surtout inoffensif ; ceux qui le connaissent veulent bien l’aimer, ou du moins s’intéresser à lui ; tout ce qu’ils lui peuvent reprocher, c’est d’être excessivement timide, peu parleur et triste. Il entre aisément dans les idées de tout le monde, et pourtant il a des idées à lui, auxquelles il tient, et avec raison. Ce jeune homme a toujours, depuis qu’il se connaît, reçu des éloges et des espérances : enfant, il a grandi au milieu d’encouragements flatteurs et de succès mérités ; depuis, il n’a jamais dérogé à sa conduite première, et il est resté irréprochable. Sa pureté est même austère par moments, quoique pleine d’indulgence envers autrui. Ce jeune homme a gardé son cœur, et il à près de vingt ans ; et ce cœur est sensible, aimant ; c’est le cœur d’un poëte. Il respecte les femmes ; il les adore quand elles lui paraissent estimables ; il ne demande au Ciel qu’une jeune et fidèle amie, avec laquelle il s’unisse saintement jusqu’au tombeau. Ce jeune homme a de modestes besoins ; le froid, la fatigue, la faim même, l’ont déjà éprouvé, et le plus étroit bien-être lui suffit. Il méprise l’opinion ou plutôt la néglige, et sait surtout que le bonheur vient du dedans. Il a une mère tendre enfin. Que lui manque-t-il ? Et si l’on ajoutait : Ce jeune homme est le plus malheureux des êtres. Depuis bien des jours, il se demande s’il est une seule minute où l’un de ses goûts ait été satisfait, et il ne la trouve pas. Il est pauvre, et jusqu’aux livres de son étude, il s’en passe, faute de quoi. Il est lancé dans une carrière qui l’éloigne du but de ses vœux, et, dans cette carrière même, il s’égare plutôt qu’il n’avance, dénué qu’il est de ressources et de soutien. Sa mére pour lui s’épuise, et ne peut faire davantage. Lui travaille, mais travaille à peu de lucre, à peu de profit intellectuel, à nul agrément. Ses forces portent à vide ; la matière leur manque ; elles se consument et le rongent. Les encouragements superficiels du dehors le replongent dans l’idée de sa fausse situation, et le navrent. La vue de jeunes et brillants talents qui s’épanouissent lui inspire, non pas de l’envie, il n’en eut jamais ! mais une tristesse resserrante. S’il va un jour dans ce monde qui lui sourit, mais où il sent qu’il ne peut se faire une place, il est en pleurs le lendemain ; et s’il se résigne, car il le faut bien, c’est la douleur dans l’âme et en baissant la tête. Qu’on ne lui parle pas de protecteurs, ils se ressemblent tous, plus ou moins ; ils ne donnent que pour qu’on leur rende, ou, s’ils donnent gratuitement, c’est qu’il ne leur en coûte nulle peine ; leur indifférence n’irait pas jusque-là. Sa fierté à lui, honorable et vertueuse, s’accommoderait mal de ces transactions coupables ou de ces méprisantes légèretés. Oh ! qui ne le plaindrait, ce jeune et malheureux cœur, si on y lisait ce qu’il souffre ! qui ne plaindrait cet homme de vingt ans (car on est homme à vingt ans quand on est resté pur), en le voyant, sous la tuile, mendier dans l’étude une vaine et chétive distraction ; non pas dans une étude profonde, suivie, attachante, mais dans une étude rompue, par haillons et par miettes, comme la lui fait le denier de la pauvreté ? Qui ne le plaindrait de cette cruelle impuissance où il est d’atteindre à sa destinée ? et quel être heureux, s’il n’avait souffert lui-même, ne sourirait de pitié à ces petites joies que l’infortuné se fait en consolation d’une journée d’ennui et de marasme ; joies niaises à qui n’a point passé par là, et que dédaignerait même un enfant : prendre dans la rue le côté du soleil ; s’arrêter à quatre heures sur le pont du canal, et, durant quelques minutes, regarder couler l’eau, etc., etc. Quant à ce besoin d’aimer qu’on éprouve à vingt ans… Mais moi, qui écris ceci, je rue sens défaillir ; mes yeux se voilent de larmes, et l’excès de mon malheur m’ôte la force nécessaire pour achever de le décrire… miserere !  »

On voit, par quelques mots de cette méditation, que la vieille colère de Joseph contre la poésie s’était déjà beaucoup apaisée ; il s’y glorifie d’avoir un cœur de poëte ; et en effet, durant ses heures d’agonie, la Muse était revenue le visiter. Un soir qu’il avait par hasard entendu un opéra à Feydeau, et qu’il s’en retournait lentement vers son réduit à la clarté d’une belle lune de mars, la fraîcheur de l’air, la sérénité du ciel, la teinte frémissante des objets, et les derniers échos d’harmonie qui vibraient à son oreille, agirent ensemble sur son âme, et il se surprit murmurant des plaintes cadencées qui ressemblaient à des vers. Ce fut pour lui comme un rayon de lumière saisi au passage à travers des barreaux. Dans ses longs tête-à-tête avec lui-même, sa morgue philosophique était bien tombée. Il avait compris que tout ce qui est humain a droit au respect de l’homme, et que tout ce qui console est bon aux malheureux. Il avait relu avec candeur et simplicité ces mélodieuses lamentations poétiques dont il avait autrefois persiflé l’accent. L’idée de s’associer aux êtres élus qui chantent ici-bas leurs peines, et de gémir harmonieusement à leur exemple, lui sourit au fond de sa misère et le releva un peu. L’art, sans doute, n’entrait pour rien dans ces premiers essais. Joseph ne voulait que se dire fidèlement ses souffrances, et se les dire en vers. Mais il y a dans la poésie même la plus humble, pourvu qu’elle soit vraie, quelque chose de si décevant, qu’il fut, par degrés, entraîné beaucoup plus loin qu’il n’avait cru d’abord, Pour le moment, son importante affaire était de recouvrer sa liberté ; après quatre mois de silence, il n’hésita plus ; un mot la lui rendit. Cela fait, incapable de rien poursuivre, renonçant à tout but, s’enveloppant de sa pauvreté comme d’un manteau, il ne pensa qu’à vivre chaque jour en condamné de la veille qui doit mourir le lendemain, et à se bercer de chants monotones pour endormir la mort.

Il reprit un logement dans son ancien quartier, et s’y confina plus étroitement que jamais, n’en sortant qu’à la nuit close. Là commença de propos délibéré, et se poursuivit sans relâche, son lent et profond suicide ; rien que des défaillances et des frénésies, d’où s’échappaient de temps à autre des cris ou des soupirs ; plus d’études suivies et sérieuses ; parfois, seulement, de ces lectures vives et courtes qui fondent l’âme ou la brûlent ; tous les romans de la famille de Werther et de Delphine ; le Peintre de Saltzbourg, Adolphe, René, Édouard, Adèle, Thérèse Aubert et Valérie ; Sénancour, Lamartine et Ballanche ; Ossian, Cowper et Kirke White.

À cette heure, la raison avait irrévocablement perdu tout empire sur l’âme du malheureux Joseph. Pour nous servir des propres expressions de son journal, « le roc aride, auquel il s’était si longtemps cramponné, avait fui comme une eau sous sa prise, et l’avait laissé battu de la vague sur un sable mouvant. » Nul précepte de vie, nul principe de morale ne restait debout dans cette âne, hormis quelques débris épars çà et là qui achevaient de crouler à mesure qu’il y portait la main. Du moins si, en se retirant de lui, la raison l’eût sans retour livré en proie aux égarements d’une sensibilité délirante, il eût pu s’étourdir dans ce mouvement insensé, et l’enivrement du vertige lui eût sauvé les brisures de la chute. Mais il semblait qu’un bourreau capricieux eût attaché au corps de la victime un lien qui la retenait par moments, pour qu’elle tombât avec une sorte de mesure. La Raison morte rôdait autour de lui comme un fantôme et l’accompagnait à l’abime, qu’elle éclairait d’une lueur sombre. C’est ce qu’il appelait avec une effrayante énergie « se noyer la lanterne au cou. » En un mot, l’âme de Joseph ne nous offre plus désormais qu’un inconcevable chaos où de monstrueuses imaginations, de fraiches réminiscences, des fantaisies criminelles, de grandes pensées avortées, de sages prévoyances suivies d’actions folles, des élans pieux après des blasphèmes, jouent et s’agitent confusément sur un fond de désespoir.

Mais le désespoir lui-même, pour peu qu’il se prolonge, devient une sorte d’asile dans lequel on peut s’asseoir et reposer. L’oiseau de mer, dont l’aile est brisée par l’orage, se laisse quelque temps bercer au penchant de la lame qui finit par l’engloutir. Joseph trouva bientôt ainsi des intervalles de calme pendant lesquels son mal allait plus lentement, et qui lui rendirent tolérables ses dernières années. Lorsque toute illusion s’est évanouie, et que, le premier assaut une fois essuyé, on a pris son parti avec le malheur, il en résulte dans l’âme, du moins à la surface, un grand apaisement. La faculté de jouir, que glaçait l’inquiétude, se relève et reverdit pour un jour. On sait qu’on mourra demain, ce soir peut-être ; mais, en attendant, on se fait porter à midi au soleil, sur le banc tapissé de chèvrefeuille, ou sous le pommier en fleurs. Joseph ne vivait plus aussi que de chaleur et de soleil, d’effets de lumière au soir sur les nuages groupés au couchant, et des mille aspects d’un vert feuillage clair-semé dans un horizon bleu. Plusieurs amis que le Ciel lui envoya vers cette époque, amis simples et bons, cultivant les arts avec honneur, et quelques-uns avec gloire, l’arrachèrent souvent à une solitude qui lui était mauvaise, et, par un admirable instinct familier aux nobles âmes, le consolèrent sans presque savoir qu’il souffrait. Joseph ne mourait pas moins à chaque instant, atteint d’une plaie incurable ; mais il mourait plus doucement, et il y avait des chants autour de lui aux abords de la tombe. Sa lyre à lui-même, grâce à de précieux secours, s’était montée plus complète et plus harmonieuse ; ses plaintes y résonnaient avec plus d’abondance et d’accent. Nous l’avons beaucoup vu en ces derniers temps ; il était en apparence fort paisible, assez insouciant aux choses de ce monde, et, par moments, d’une gaieté fine qu’on aurait crue sincère. Sa mélancolie ne transpirait guère que dans ses confidences poétiques ; et encore, à sa manière courante de réciter ses vers entre amis, on aurait dit qu’il ne les prenait pas au sérieux ; quelque sombre que fût l’idée, il ne disait jamais les derniers mots de la pièce qu’en souriant ; plus d’une fois il nous arriva de le plaisanter là-dessus. Joseph avait pour principe de ne pas étaler son ulcère, et, sans le journal qu’il a laissé, nous n’en aurions jamais soupçonné tout le ravage. Quoi qu’il en soit, ses poésies suffisent pour faire comprendre les sentiments actifs qui le rongeaient alors. Nous y renvoyons le lecteur, n’empruntant ici du journal qu’un court passage qui jette un dernier jour sur le cœur de notre ami. Ce passage paraît avoir été écrit seulement peu de semaines avant sa mort, et ne se rattache à rien de ce qui précède. Nous n’avons pu nous procurer aucun renseignement qui le complétât.


« Lundi, 2 heures du matin.

« Que faire ? à quoi me résoudre ? faut-il donc la laisser épouser à un autre ? — En vérité, je crois qu’elle me préfère. Comme elle rougissait à chaque instant, et me regardait avec une langueur de vierge amoureuse, quand sa mère me parlait de l’épouseur qui s’était présenté, et tâchait de me faire expliquer moi-même ! Comme son regard semblait se plaindre et me dire : Ô vous que j’attendais, me laisserez-vous donc ravir à vos yeux, lorsqu’un mot de votre bouche peut m’obtenir ? — Aussi, qu’allais-je y faire durant de si longs soirs, depuis tant d’années ? Pourquoi ces mille familiarités de frère à sœur, chaque parure nouvelle étalée par elle avec une vanité enfantine, admirée de moi avec une minutieuse complaisance ; ces gants, ces anneaux essayés et rendus, et ces lectures d’hiver au coin du feu, en tête à tête avec elle, près de sa mère sommeillante ? C’était un enfant d’abord ; mais elle a grandi : je la trouvais peu belle, quoique gracieuse, et pourtant j’y revenais toujours. Ce n’était de ma part, je l’imaginais du moins, que vieille amitié, désœuvrement, habitude. Mais les quinze ans lui sont venus, et voilà que mon cœur saigne à se séparer d’elle. — Et qui m’empêcherait de l’épouser ? Suis-je ruiné, corps et âme, sans espoir ? Son jeune sang peut-être rafraichirait le mien ; ses étreintes aimantes m’enchaîneraient à la terre ; je recommencerais mon existence ; je travaillerais, je suerais à vivre : je serais homme. — Délire ! et les dégoûts du lendemain, et les tracasseries de la gène, et mes incurables besoins de solitude, de silence et de rêves ! Elle serait malheureuse avec moi ; la misère m’a dépravé à fond ; il pourrait survenir, Dieu m’en garde ! d’horribles moments où je serais tenté… Nos enfants, d’ailleurs, nous payeraient-ils nos peines ? les filles seraient-elles sages et belles, les fils honnêtes et laborieux ? Seraient-ils tous, envers nous, enfants respectueux et tendres ? l’ai-je toujours été moi-même ? — Non, une main invisible m’a retranché du bonheur ; j’ai comme un signe sur le front, et je ne puis plus ici-bas m’unir avec une âme. Allez dire à la feuille arrachée, qui roule aux vents et aux flots, de prendre racine en terre dans la forêt, et de devenir un chêne. Moi, je suis cette feuille morte ; je roule quelque temps encore, et l’automne va me pourrir. — Mais elle pleurera, elle, à ton silence ; passée aux bras d’un autre, elle te regrettera toute sa vie, et tu auras corrompu sa destinée. Oui, elle pleurera durant huit jours d’un regret mêlé de dépit ; elle rougira et pâlira tour à tour à mon nom ; elle soupirera même, sans le vouloir, à la première nouvelle de ma mort. Mais, dès la seconde pensée, elle se félicitera d’en avoir épousé un qui vit ; chaque enfant de plus l’attachera à sa condition nouvelle ; elle y sera heureuse si elle doit l’être ; et, arrivée un jour au terme de l’âge, à propos d’une scène d’enfance racontée un soir à la veillée, elle se souviendra de moi par hasard, comme de quelqu’un qui s’y trouvait présent, et qu’elle aura autrefois connu. »

Joseph s’était retiré l’été dernier à un petit village voisin de Meudon ; il y mourut, dans le courant d’octobre, d’une phthisie pulmonaire, compliquée, à ce qu’on croit, d’une affection de cœur. Une triste consolation se mêle pour nous à l’idée d’une fin si prématurée. Si la maladie s’était prolongée quelque temps encore, il était à craindre qu’il n’en eût pas attendu l’effet ; du moins, à la lecture du recueil, on ne peut guère douter qu’il n’ait secrètement nourri une pensée sinistre.

En nous efforçant d’arracher cette humble mémoire à l’oubli, et en risquant aujourd’hui, au milieu d’un monde peu rêveur, ces poésies mystérieuses que Joseph a confiées à notre amitié, nous avons dû faire un choix sévère, tel sans doute qu’il l’eût fait lui-même s’il les avait mises au jour de son vivant. Parmi les premières pièces qu’il composa, et dans lesquelles se trahit une grande inexpérience, nous ne prenons qu’un seul fragment, et nous l’insérons ici parce qu’il nous donne occasion de noter un fait de plus dans l’histoire de cette âme souffrante. Après avoir essayé de retracer l’enivrement d’un cœur de poète à l’entrée de la vie, Joseph continue en ces mots ;


Songe charmant, douce espérance !
Ainsi je revois à quinze ans ;
Aux derniers reflets de l’enfance,
À l’aube de l’adolescence,
Se peignaient mes jours séduisants.

Mais la gloire n’est pas venue ;
Mon amante auprès d’un époux
De moi ne s’est plus souvenue,
Et de ma folie inconnue
Ma mère se plaint à genoux.

Moi, malheureux, je rêve encore,
Et, poète désenchanté,
À l’autel du Dieu que j’adore
Sous la cendre je me dévore,
Foyer que la flamme a quitté.

Avez-vous vu, durant l’orage,
L’arbre par la foudre allumé ?
Longtemps il fume ; en long nuage
Sa verte sève se dégage
Du tronc lentement consumé.

Oh ! qui lui rendra son jeune âge ?
Qui lui rendra ses jets puissants,
Les nids bruyants de son feuillage,
Les rendez-vous sous son ombrage,
Vos rameaux, la nuit gémissants ?


Qui rendra ma fraîche pensée
À son rêver délicieux ?
Quel prisme à ma vue effacée
Repeindra la couleur passée
Où nageaient la terre et les cieux ?

Était-ce une blanche atmosphère,
Le brouillard doré du matin,
Ou du soir la rougeur légère,
Ou cette pâleur de bergère
Dont Phébé nuance son teint

Était-ce la couleur de l’onde
Quand son cristal profond et pur
Réfléchit le dame du monde ?
Ou l’œil bleu de la beauté blonde
Luisait-il d’un si tendre azur ?

Mais bleue encore est la prunelle ;
Mais l’onde encore est un miroir ;
Phébé toujours luit aussi belle ;
Chaque matin l’aube est nouvelle,
Et le ciel rougit chaque soir.

Et moi, mon regard est sans vie ;
Dans l’univers décoloré
Je traîne l’inutile envie
D’y revoir la lueur ravie
Qui d’abord l’avait éclairé.

Je soulève en vain la paupière ;
Sans l’œil de l’âme, que voit-on ?
Ô Ciel, ôte-moi ta lumière ;
Mais rends-moi ma flamme première ;
Aveugle-moi comme Milton !


Enfant, je suis Milton ! relève ton courage ;
N’use point ta jeunesse à sécher dans le deuil ;
Il est pour les humains un plus noble partage
Avant de descendre au cercueil !

Abandonne la plainte à la vierge abusée,
Qui, sur ses longs fuseaux se pâmant à loisir,
Dans de vagues élans se complaît, amusée
Au récit de son déplaisir.


Prise, brise, il est temps, la quenouille d’Alcide ;
Achille, loin de toi cette robe aux longs plis !
Renaud, ne livre plus aux guirlandes d’Armide
Tes bras trop longtemps amollis.

Tu rêves, je le sais, le laurier des poètes ;
Mais Pétrarque et le Dante ont-ils toujours rêvé
En ces temps où luisait, dans leurs nuits inquiètes,
Des partis le glaive levé ?

Et moi, rêvais-je alors qu’Albion en colère,
Pareille à l’Océan qui s’irrite et bondit,
Loin d’elle rejetait la race impopulaire
Du tyran qu’elle avait maudit ?

Il fallut oublier les mystiques tendresses,
Et les sonnets d’amour, dits à l’écho des bois ;
Il fallut, m’arrachant a mes douces tristesses,
Corps à corps combattre les rois.

Éden, suave Éden, berceau des frais mystères,
Pouvais-je errer en paix dans tes bosquets pieux,
Quand Albion pleurait, quand le cri de mes frères
Avec leur sang montait aux cieux ?

Je croyais voir alors l’Ange à la torche sainte :
Terrible, il me chassait du divin paradis,
Et, debout à la porte, il en gardait l’enceinte,
Ainsi qu’il la garda jadis.

Sur moi, quand je fuyais, il secoua sa flamme ;
Sion, quel chaste amour en moi fut allumé !
Dans tes embrassements je répandis mon âme,
De Sion enfant bien-aimé.

Sur Sion qui gémit la voix du Seigneur gronde ;
Il vient la consoler par ces terribles sons ;
Silence aux flots des mers, aux entrailles du monde !
Silence aux profanes chansons !

Non, la lyre n’est pas un jouet dans l’orage ;
Le poète n’est pas un enfant innocent,
Qui bégaye un refrain et sourit au carnage
Dans les bras de sa mère en sang.

Avant qu’a ses regards la patrie immolée
Dans la poussière tombe, elle l’a pour soutien :
Par le glaive il la sert, quand sa lyre est voilée ;
Car le poète est citoyen.


— Ainsi parlait Milton ; et ma voix plus sévère,
Par degrés élevant son accent jusqu’au sien,
Après lui murmurait : « Oui, la France est ma mère,
Et le poète est citoyen. »


Tout ce discours de Milton révèle assez quelle fièvre patriotique fermentait au cœur de Joseph, et combien les souffrances du pays ajoutèrent aux siennes propres, tant que la cause publique fut en danger. C’était le seul sentiment assez fort pour l’arracher aux peines individuelles, et il en a consacré, dans quelques pièces, l’expression amère et généreuse. Plus d’un motif nous empêche, connue bien l’on pense, d’être indiscret sur ce point. À une époque d’ailleurs où les haines s’apaisent, où les partis se fondent, et où toutes les opinions honnêtes se réconcilient dans une volonté plus éclairée du bien[1], les réminiscences de colère et d’aigreur seraient funestes et coupables, si elles n’étaient avant tout insignifiantes. Joseph le sentait mieux que personne. Il vécut assez pour entrevoir l’aurore de jours meilleurs, et pour espérer en l’avenir politique de la France. Avec quel attendrissement grave et quel coup d’œil mélancolique jeté sur l’humanité, sa mémoire le reportait alors aux orages des derniers temps ! En nous parlant de cette Révolution dont il adorait les principes, et dont il admirait les hommes, combien de fois il lui arrivait de s’écrier avec lord Ormond dans Cromwell :

Triste et commun effet des troubles domestiques !
À quoi tiennent, mon Dieu, les vertus politiques ?
Combien doivent leur faute à leur sort rigoureux,
Et combien semblent purs qui ne furent qu’heureux !

Et qu’il enviait un divin poète d’avoir pu dire, parlant à sa lyre tant chérie ;

Des partis l’haleine glacée
Ne t’inspira point tour à tour ;
Aussi chaste que la pensée,

Nul souffle ne t’a caressée,
Excepté celui de l’amour !


Par ses goûts, ses études et ses amitiés, surtout à la fin, Joseph appartenait d’esprit et de cœur à cette jeune école de poésie qu’André Chénier légua au dix-neuvième siècle du pied de l’échafaud, et dont Lamartine, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Émile Deschamps, et dix autres après eux, ont recueilli, décoré, agrandi le glorieux héritage. Quoiqu’il ne se soit jamais essayé qu’en des peintures d’analyse sentimentale et des paysages de petite dimension, Joseph a peut être le droit d’être compté à la suite, loin, bien loin de ces noms célèbres. S’il a été sévère dans la forme, et pour ainsi dire religieux dans la facture ; s’il a exprimé au vif et d’un ton franc quelques détails pittoresques ou domestiques jusqu’ici trop dédaignés ; s’il a rajeuni ou refrappé quelques mots surannés ou de basse bourgeoisie exclus, on ne sait pourquoi, du langage poétique ; si enfin il a constamment obéi à une inspiration naïve et s’est toujours écouté lui-même avant de chanter, on voudra bien lui pardonner peut-être l’individualité et la monotonie des conceptions, la vérité un peu crue, l’horizon un peu borné de certains tableaux ; du moins son passage ici-bas dans l’obscurité et dans les pleurs n’aura pas été tout à fait perdu pour l’art : lui aussi, il aura eu sa part à la grande œuvre ; lui aussi, il aura apporté sa pierre toute taillée au seuil du temple ; et peut-être sur cette pierre, dans les jours à venir, on relira quelquefois son nom.


Paris, février 1829.


PREMIER AMOUR


Un autre plus heureux, va unir son sort à celui de mon amie. Mais, quoiqu’elle trompe ainsi mes plus chère espérances, dois-je la moins aimer ?
Mackensie, l’Homme sensible.


Printemps, que me veux-tu ? pourquoi ce doux sourire,
Ces fleurs dans tes cheveux et ces boutons naissants ?
Pourquoi dans les bosquets cette voix qui soupire,
Et du soleil d’avril ces rayons caressants ?

Printemps si beau, ta vue attriste ma jeunesse ;
De biens évanouis tu parles à mon cœur ;
Et d’un bonheur prochain ta riante promesse
M’apporte un long regret de mon premier bonheur.

Un seul être pour moi remplissait la nature ;
En ses yeux je puisais la vie et l’avenir ;

Au musical accent de sa voix calme et pure,
Vers un plus frais matin je croyais rajeunir.

Oh ! combien je l’aimais ! et c’était en silence !
De son front virginal arrosé de pudeur,
De sa bouche où nageait tant d’heureuse indolence,
Mon souffle aurait terni l’éclatante candeur.

Par instants j’espérais. Bonne autant qu’ingénue,
Elle me consolait du sort trop inhumain ;
Je l’avais vue un jour rougir à ma venue,
Et sa main par hasard avait touché ma main.

Que de fois, étalant une robe nouvelle,
Naïve, elle appela mon regard enivré,
Et sembla s’applaudir de l’espoir d’être belle,
Préférant le ruban que j’avais préféré !

Ou bien, si d’un pinceau la légère finesse
Sur l’ovale d’ivoire avait peint ses attraits,
Le velours de sa joue, et sa fleur de jeunesse,
Et ses grands sourcils noirs couronnant tous ses traits ;

Ah ! qu’elle aimait encor, sur le portrait fidèle
Que ses doigts blancs et longs me tenaient approché,
Interroger mon goût, le front vers moi penché,
Et m’entendre à loisir parler d’elle près d’elle !

Un soir, je lui trouvai de moins vives couleurs :
Assise, elle rêvait : sa paupière abaissée
Sous ses plis transparents dérobait quelques pleurs ;
Son souris trahissait une triste pensée.

Bientôt elle chanta ; c’était un chant d’adieux.
Oh ! comme, en soupirant la plaintive romance,

Sa voix se fondait toute en pleurs mélodieux,
Qui, tombés en mon cœur, éteignaient l’espérance !

Le lendemain un autre avait reçu sa foi.
Par le vœu de ta mère à l’autel emmenée,
Fille tendre et pieuse, épouse résignée,
Sois heureuse par lui, sois heureuse sans moi !

Mais que je puisse au moins me rappeler tes charmes ;
Que de ton souvenir l’éclat mystérieux
Descende quelquefois au milieu de mes larmes,
Comme un rayon de lune, un bel Ange des cieux !

Qu’en silence adorant ta mémoire si chère,
Je l’invoque en mes jours de faiblesse et d’ennui ;
Tel en sa sœur aînée un frère cherche appui,
Tel un fils orphelin appelle encor sa mère.


À LA RIME


C’est de la pièce suivante que date la conversion de Joseph à une facture plus sévère. Cette pièce a déjà été publiée ailleurs, comme l’ouvrage d’un ami qui s’est prêté en cela au caprice et à la modestie du poëte, mais qui se croit aujourd’hui obligé de faire restitution sur sa tombe.


Rime, qui donnes leurs sons
Aux chansons,
Rime, l’unique harmonie
Du vers, qui, sans tes accents,
Frémissants,
Serait muet au génie ;


Rime, écho qui prends la voix
Du hautbois
Ou l’éclat de la trompette,
Dernier adieu d’un ami
Qu’à demi
L’autre ami de loin répète ;

Rime, tranchant aviron,
Éperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d’or, aiguillon d’acier
Du coursier
À la crinière fumante ;

Agrafe, autour des seins nus
De Vénus,
Pressant l’écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;

Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l’éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;

Anneau pur de diamant
Ou d’aimant,
Qui, jour et nuit, dans l’enceinte
Suspends la lampe, ou le soir
L’encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;


Clef, qui, loin de l’œil mortel,
Sur l’autel
Ouvres l’arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;

Ou plutôt, fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière ;

Ô Rime ! qui que tu sois,
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Corrigé, je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.

Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas ;
Quand la Muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t’implore !

Dans un vers tout défleuri,
Qu’a flétri
L’aspect d’une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer,
La syllabe solitaire.


Sur ma lyre, l’autre fois,
Dans un bois,
Ma main préludait à peine :
Une colombe descend,
En passant,
Blanche sur le luth d’ébène.

Mais au lieu d’accords touchants,
De doux chants,
La colombe gémissante
Me demande par pitié
Sa moitié,
Sa moitié loin d’elle absente.

Ah ! plutôt, oiseaux charmants,
Vrais amants,
Mariez vos voix jumelles ;
Que ma lyre et ses concerts
Soient couverts
De vos baisers, de vos ailes ;

Ou bien, attelés d’un crin
Pour tout frein
Au plus léger des nuages,
Traînez-moi, coursiers chéris
De Cypris,
Au fond des sacrés bocages.



AU LOISIR


Loisir, où donc es-tu ? le matin, je t’implore ;
Le jour, ton charme absent me trouble et me dévore ;
Le soir vient, tu n’es pas venu ;
La nuit, j’espère enfin veiller à ta lumière ;
Mais déjà le sommeil a fermé ma paupière,
Avant que mes yeux t’aient connu.

Loisir, es-tu couché sur quelque aimable rive,
Au bord d’un antre frais, près d’une onde plaintive
Te montres-tu sous le soleil ?
Ou de jour, abusant Psyché qui se lamente,
Ne descends-tu jamais aux bras de ton amante
Que sur les ailes du Sommeil ?

Sylphe léger, ton vol effleure-t-il la terre,
À l’heure de silence, où Phébé solitaire
Visite un berger dans les bois ?
As-tu fui pour toujours par delà les nuages ?
Et dans les cœurs épris de tes vagues images
N’es-tu qu’un rêve d’autrefois ?

Loisir, entends mes vœux : sur le lac de la vie
Errant depuis un jour, et déjà poursuivie
Des flots et des vents courroucés,
Au milieu des écueils, sans timon, sans étoiles,
Ma nef m’emporte et fuit ; j’entends crier mes voiles,
Et mes jeunes bras sont lassés.


Mais, si tes yeux d’en haut s’abaissaient sur ma tête,
À ton regard serein céderait la tempête,
Et je verrais le ciel s’ouvrir ;
Les vents m’apporteraient une fraîcheur nouvelle,
Et la vague apaisée, autour de ma nacelle,
En la berçant viendrait mourir.

Moi, le front appuyé sur la rame immobile,
J’aimerais savourer la volupté tranquille
D’un éternel balancement ;
Ou j’aimerais, la tête en arrière étendue,
L’œil entr’ouvert, mêler mon âme répandue
Aux flots d’azur du firmament.

Et puis, je chanterais le Loisir et ses charmes,
Ses souris nonchalants, la douceur de ses larmes,
Larmes sans cause et sans douleurs ;
Ses accents qu’accompagne une lyre d’ivoire ;
Sur son front, le plaisir couronné par la gloire,
Et le laurier parmi des fleurs.

Mais le Loisir a fui, tandis que je l’appelle,
Comme au cri du chasseur l’alouette rebelle,
Comme une onde qu’on veut saisir ;
Le Temps s’est réveillé ; ma tâche recommence :
Adieu besoins du cœur, solitude, silence,
Adieu Loisir, adieu Loisir !


SONNETS


To labour doom’d and destin’d to be poor.
Penrose.


I


Quand l’avenir pour moi n’a pas une espérance,
Quand pour moi le passé n’a pas un souvenir,
Où puisse, dans son vol qu’elle a peine à finir,
Un instant se poser mon Âme en défaillance ;

Quand un jour pur jamais n’a lui sur mon enfance,
Et qu’à vingt ans ont fui, pour ne plus revenir,
L’Amour aux ailes d’or, que je croyais tenir,
Et la Gloire emportant les hymnes de la France ;

Quand la Pauvreté seule, au sortir du berceau,
M’a pour toujours marqué de son terrible sceau,
Qu’elle a brisé mes vœux, enchaîné ma jeunesse,

Pourquoi ne pas mourir ? de ce monde trompeur
Pourquoi ne pas sortir sans colère et sans peur,
Comme on laisse un ami qui tient mal sa promesse ?


II


— Pauvre enfant, qu’as-tu fait ? qu’avais-tu pour mourir ?
Te fallait-il de l’or pour te plaire à la vie ?
Quoi ! d’un pareil regret ton âme poursuivie
Sous la pourpre et la soie espérait moins souffrir !



— Non ; la pourpre et la soie auraient pu me couvrir
Sans prendre à leur réseau ma vanité ravie ;
Par de meilleurs zéphyrs ma jeunesse servie,
Loin d’un soleil pompeux, aurait aimé fleurir.

Il ne m’aurait fallu, sur un coin de la terre,
Qu’un loisir innocent, un chaume solitaire ;
Les trésors de l’étude à côté d’un ami ;

Et, vers l’heure où le jour fuit sous l’ombre naissante,
Une main pour répondre à ma main frémissante,
Un sein où me pencher, les yeux clos à demi.



RÊVERIE

À mon ami V. P. (VICTOR PAVIE.)


Il est soir : la lune s’élance
Sur son trône mystérieux ;
Les astres roulent en silence ;
Comme un lac immobile, immense,
Mon âme réfléchit les cieux.

Dans les ondes de la pensée,
Dans ce beau lac aux sables d’or,
La voûte des cieux balancée

À mes yeux se peint, nuancée
De couleurs plus molles encor.

Amoureux de la grande image,
D’abord j’en jouis à loisir ;
Bientôt désirant davantage,
Poëte avide, enfant peu sage,
J’étends la main pour la saisir.

Adieu soudain voûte étoilée,
Blanche lumière, éclat si pur !
Au sein de mon âme ébranlée,
Phébé tremblante s’est voilée ;
L’image a perdu son azur.

Phébé, ne voile plus ta face !
Je renonce à mon fol espoir.
Lors, par degrés, le flot s’efface,
L’âme s’apaise, et sa surface
Des cieux redevient le miroir.

Irai-je, pour saisir l’image,
De l’onde encor troubler le cours ?
Non ; mais penché sur le rivage,
Puisque la nuit est sans nuage.
Je veux rêver, rêver toujours.



LE SUICIDE[2]


Quand Platon autrefois, saisi d’une ardeur sainte,
Du haut du Sunium, et par delà l’enceinte
De l’immense horizon,
Aux disciples, en cercle assemblés pour l’entendre,
Montrait du doigt ce monde où notre âme doit tendre
Et que voit la Raison ;

L’un d’eux, tout enivré des paroles du maître,
Désormais ne pouvant du terrible peut-être
Porter l’anxiété,
Pour finir un tourment que chaque instant prolonge,
Monte sur un rocher, s’en précipite, et plonge
Dans l’immortalité.

Par un désir moins pur, par un moins beau délire,
Désenchanté de vivre, et fatigué de lire
Au livre d’ici-bas,

Charles, sans espérer là-haut un meilleur monde,
Gravissait, pour mourir, un roc que l’air et l’onde
Minent de leurs combats.

Sous mille traits charmants il s’était peint la vie
Aux jours où la jeunesse en songes est ravie ;
Mais ces jours sont passés ;
Mais il comprend enfin, il raille sa chimère.
Et, prêt à la briser, il tient la coupe amère.
En disant : C’est assez.

Sa main, du bien, du mal, n’a point pesé la somme :
L’œil bon de l’Éternel, veillant d’en haut sur l’homme
Comme sur un enfant,
N’est pour lui qu’un œil morne, une éteinte prunelle
Où jamais n’a brillé de l’âme paternelle
Un rayon échauffant.

Il n’a point de son être entendu le mystère ;
Et dès lors en son cœur une voix solitaire,
Implacable remords.
Sphinx caché qui punit une erreur comme un crime,
Pour un sens mal compris le condamne à l’abîme
Et le pousse à la mort.

Il y va ; mais, du roc près d’atteindre la crête,
Il se tourne pour voir, monte encor, puis s’arrête,
Jette encore un regard :
En ces lieux tant maudits un charme se révèle ;
Ils ont pris à ses yeux une teinte nouvelle
À l’heure du départ.

Derrière un voyageur, s’arrondit et s’incline
Par un penchant plus doux, et se change en colline
Un aride coteau ;

Après qu’on l’a franchi, l’âpre sentier s’efface,
Et le sol en fuyant semble voiler sa face
Sous un plus vert manteau.

L’aspect du mal souffert repose l’âme usée ;
La sueur de midi nous retombe en rosée,
Quand le jour va finir ;
Le passé s’adoucit aux yeux de la souffrance,
Autant qu’aux jeunes yeux où reluit l’espérance
S’embellit l’avenir.

Un ciel plus pur déjà s’est entr’ouvert pour Charle,
Sur son chemin de mort tout s’anime et lui parle
De bonheur et d’amour ;
L’autan fougueux n’est plus qu’un zéphyr qui caresse ;
Le roc à peine fend la vague qui le presse
Et qui meurt alentour.

Un Génie a passé sur ce désert sauvage,
Des bouquets d’orangers aux sables du rivage
Mêlent leurs rameaux verts ;
L’Océan au soleil se dore d’étincelles,
Et d’écume il blanchit sous les mille nacelles
Dont ses bords sont couverts,

Mais Charles toujours monte et s’avance à l’abîme ;
Il y touche : devant ce spectacle sublime,
La mer, les cieux, les bois,
Il hésite un moment ; puis, s’asseyant au faite,
Avant de s’en aller, il veut voir une fête
Pour la dernière fois.

Ce n’est pas un regret, un espoir qui l’enchaîne ;
C’est pur désir de voir, curiosité vaine,
Qui le retarde encor.

Le cygne va partir, son aile se déploie ;
Rien qu’un frêle ruban, un léger fil de soie,
Ne retient son essor.

La brise, recueillant les trésors de la plage,
Lui porte des parfums confondus en nuage
Avec des bruits charmants ;
Et devant lui, pareils à des Ombres chéries,
Glissent sur des flots d’or en des barques fleuries
D’heureux couples d’amants.

Plus d’un, près du rocher, tout en passant, l’appelle
Et, d’en bas lui lançant une gaieté cruelle,
Le convie au bonheur…
Jouissez du bonheur, vous que le Ciel protège.
Qu’il aime, et dont jamais un rêve sacrilège
N’a traversé le cœur !

Il est pour les humains d’effroyables pensées ;
Les âmes qu’en tombant ces flèches ont blessées
Ne sauraient en guérir ;
La vie en est gâtée, et chaque heure trop lente
Y laisse en s’écoulant une trace sanglante :
On n’a plus qu’à mourir.

Charles sourit d’en haut à la folie humaine ;
Ineffable sourire ! oh ! qu’il est pur de haine,
Qu’il est plein de douceur !
Telle une sœur mourante, à l’agonie en proie,
Sourit aux jeux naïfs, à l’innocente joie
De sa plus jeune sœur.

Cependant, à la fin, quelque vapeur légère,
Quelque nuage errant, d’une ombre passagère
Couvrira le tableau ;

Le soleil un instant voilera son visage,
Et sans la rallumer laissera son image
S’éteindre au fond de l’eau,

Ce sera l’heure alors. Et quand, d’un flot docile
Mollement ramenés vers un retour facile,
Et poussés par le flux,
Les joyeux promeneurs regagneront la terre,
Celui que, le matin, ils virent solitaire,
Ils ne le verront plus.



LE SONGE


Quand autrefois dans cette arène,
Où tout mortel suit son chemin,
En coureur que la gloire entraine,
Je m’élançais, l’âme sereine,
En flambeau brillant à la main ;

Des Muses belliqueux élève,
Quand je rêvais nobles assauts,
Couronne et laurier, lyre et glaive,
Étendards poudreux qu’on enlève,
Baisers cueillis sous des berceaux ;

Partout vainqueur, amant, poëte,
Pensais-je, hélas ! que mon flambeau,
Au lieu de triomphe et de fête,

N’éclairerait que ma défaite
Et mes ennuis jusqu’au tombeau ?

La destinée à ma jeunesse
Semblait sourire avec amour ;
J’aimais la vie avec ivresse,
Ainsi qu’on aime une maîtresse
Avant la fin du premier jour.

Il a fui, mon rêve éphémère…
Tel, d’un sexe encore incertain,
Un bel enfant près de sa mère
Poursuit la flatteuse chimère
De son doux rêve du matin.

Tout s’éveille, et, lui, dort encore ;
Déjà pourtant il n’est plus nuit ;
L’aube blanchit devant l’Aurore :
Sous l’œil du Dieu qui la dévore,
L’Aurore rougit et s’enfuit.

Il dort son sommeil d’innocence ;
Avec l’aube son front blanchit ;
Puis par degrés il se nuance
Avec l’Aurore qui s’avance
Et qui bientôt s’y réfléchit.

Un voile couvre sa prunelle
Et cache le ciel à ses yeux ;
Mais un songe le lui révèle ;
En songe, son âme étincelle
Des rayons qui peignent les cieux.


Ô coule, coule, onde nouvelle,
Suis mollement ton cours vermeil !
Peux-tu jamais couler plus belle
Que sous la grotte maternelle,
Aux premiers rayons du soleil ?

Que j’aime ce front sans nuage,
Qu’arrose un plus frais coloris !
Bel enfant, quel charmant présage
Parmi les fleurs de ton visage
Fait soudain éclore un souris ?

Dans la vie encore ignorée
As-tu cru voir un bonheur pur ?
Un Ange te l’a-t-il montrée
Brillante, sereine, azurée,
À travers ses ailes d’azur ?

Ou quelque bonne fée Urgèle,
Promettant palais et trésor
Au filleul mis sous sa tutelle,
Pour te promener t’aurait-elle
Ravi sur son nuage d’or ?

Mais le soleil suit sa carrière,
Et voilà qu’un rayon lancé
De l’enfant perce la paupière ;
Ses yeux s’ouvrent à la lumière ;
Il pleure… le songe est passé !



LE DERNIER VŒU


Vous le savez, j’ai le malheur de ne pouvoir être jeune.        Sénancour, Oberman.


Vierge longtemps rêvée, amante, épouse, amie,
Charmant fantôme, à qui mon enfance endormie
Dut son premier réveil ;
Qui bien des fois mêlas, jeune et vive Inconnue,
À nos jeux innocents la caresse ingénue
De ton baiser vermeil ;

Qui depuis, moins folâtre et plus belle avec l’âge,
De loin me souriais dans l’onde de la plage,
Dans le nuage errant ;
Dont j’entendais la voix, de nuit, quand tout repose,
Et dont je respirais sur le sein de la rose
Le soupir odorant ;

Étoile fugitive et toujours poursuivie ;
Ange mystérieux, qui marchais dans ma vie,
Me montrant le chemin,
Et qui d’en haut penchant ton cou frais de rosée,
Un doigt vers l’avenir, à mon âme épuisée
Semblais dire : Demain !

Demain n’est pas venu ; je n’ose plus l’attendre.
Mais si pourtant encor, fantôme doux et tendre,
Demain pouvait venir ;

Si je pouvais atteindre ici-bas ton image,
D’un cœur rempli de toi mettre à tes pieds l’hommage,
Ô vierge, et l’obtenir !

Ah ! ne l’espère point ;… ne crains point que je veuille
Entre tes doigts fleuris sécher la verte feuille
Du bouton que tu tiens,
Verser un souffle froid sur tes destins rapides,
Un poison dans ton miel, et dans tes jours limpides
L’amertume des miens.

Un mal longtemps souffert me consume et me tue ;
Le chêne, dont toujours l’enfance fut battue
Par d’affreux ouragans,
Le tronc nu, les rameaux tout noircis, n’est pas digne
D’enlacer en ses bras et d’épouser la vigne
Aux festons élégants.

Non ; c’en est fait, jamais ! ni son regard timide,
Où de l’astre d’amour tremble un rayon humide,
Ni son chaste entretien,
Propos doux comme une onde, ardents comme une flamme,
Serments, soupirs, baisers, son beau corps, sa belle âme,
Non, rien, je ne veux rien !

Rien, excepté l’aimer, l’adorer en silence ;
Le soir, quand le zéphyr plus mollement balance
Les rameaux dans les bois,
Suivre de loin ses pas sur l’herbe défleurie,
Épier les détours où fuit sa rêverie,
L’entrevoir quelquefois ;

Et puis la saluer, lui sourire au passage,
Et, par elle chargé d’un frivole message ;
Obéir en volant ;

Dans un mouchoir perdu retrouver son haleine,
Baiser son gant si fin ou l’amoureuse laine
Qui toucha son cou blanc ;

Mais surtout, cher objet d’une plainte éternelle,
Autour de toi veiller, te couvrir de mon aile,
Prier pour ton bonheur,
Comme, auprès du berceau d’une fille chérie,
Une veuve à genoux veille dans l’ombre et prie
La mère du Seigneur !

Ce sont là tous mes vœux, et j’en fais un encore :
Qu’un jeune homme à l’œil noir, dont le front se décore
D’une mâle beauté ;
Qui rougit en parlant ; au cœur noble et fidèle ;
Le même que souvent j’ai vu s’asseoir près d’elle
Et lire à son côté ;

Qu’un soir il la rencontre au détour d’une allée,
Surprise, et cachant mal l’émotion voilée
De son sein palpitant ;
Qu’alors un regard vienne au regard se confondre,
Écho parti d’une âme et pressé de répondre
À l’âme qui l’attend !

Aimez-vous, couple heureux, et profitez de l’heure :
Pour plus d’un affligé qui souffre seul et pleure
Ce soir semblera long ;
Allez ; l’ombre épaissie a voilé la charmille,
Et les sons de l’archet appellent la famille
Aux danses du salon.

Confiez vos soupirs aux forêts murmurantes,
Et, la main dans la main, avec des voix mourantes
Parlez longtemps d’amour ;

Que d’ineffables mots, mille ardeurs empressées,
Mille refus charmants gravent dans vos pensées
L’aveu du premier jour !

Et moi qui la verrai revenir solitaire,
Passer près de sa mère, et rougir, et se taire,
Et n’oser regarder ;
Qui verrai son beau sein nager dans les délices,
Et de ses yeux brillants les humides calices
Tout prêts à déborder ;

Comme un vieillard témoin des plaisirs d’un autre âge,
Qui sourit en pleurant et ressent moins l’outrage
De la caducité,
Me laissant un instant ravir à son ivresse,
J’adoucirai ma peine et noierai ma tristesse
En sa félicité.


ADIEUX À LA POÉSIE


Rivage où ma frêle carène
Avait fui pour ne plus sortir,
Au large le flot me rentraîne ;
Mon penchant sur tes bords m’enchaîne ;
Faut-il rester ? faut-il partir ?

Un soir (à peine, à doux rivage,
Deux printemps sont depuis passés)

Tu me recueillis du naufrage,
Errant sans voile, et sous l’orage
Ramant avec des bras lassés.

Oh ! qu’alors défaillait mon âme !
Combien de fois en ces moments
Je souhaitai laisser la rame,
Et, roulant au gré d’une lame,
Rendre ma vie aux éléments !

Mais l’Espérance aux vœux timides
Me tendit la main près du bord ;
Je baisais les sables humides,
J’embrassais les rochers arides,
Heureux de vivre et d’être au port.

Moins doux est à la jeune épouse
Le lit où vont couler ses pleurs :
Moins douce est la verte pelouse
Qui, loin de la foule jalouse,
Cache deux amants sous les fleurs.

Pourtant ce n’est pas une plage
Où croit le myrte, l’oranger ;
Ce n’est pas l’onde avec l’ombrage,
Des colombes dans le feuillage,
Des alcyons qu’on voit nager ;

Ni l’aspect gracieux de l’anse
Qui prête son charmant abri
À la nacelle où se balance,
De longues heures, en silence,
Baïa, ton poëte chéri.


Mais, au lieu d’une tiède brise,
Des vents l’orageuse rumeur
Bat des rochers à tête grise,
Et de la vague qui se brise
Gémit l’éternelle clameur.

Sur une grève désolée,
Pour tromper mes ennuis amers,
Tout le jour, ma lyre exilée
Répétait sa plainte mêlée
Au bruit monotone des mers.

Si parfois, après la tempête,
Un rayon perçant le brouillard
Donnait au jour un air de fête,
Et, tombé d’en haut sur ma tête,
Me réchauffait comme un vieillard,

Ma bouche alors aimait redire
Un reste de songe amoureux ;
Sur ma lèvre errait un sourire ;
Un chant s’échappait de ma lyre,
Comme un écho des temps heureux.

Lieux de repos et de tristesse
Où j’espérais bientôt mourir,
De vous laisser qui donc me presse ?
Quelle voix me parle sans cesse
Et de lutter et de souffrir ?

C’est qu’on n’a pas pour tout partage
De soupirer et de rêver ;
Que sur l’Océan sans rivage
Il faut poursuivre son voyage,
Dût-on ne jamais arriver.


Qu’importe que pour ma nacelle
Ne batte aucun cœur virginal ?
Qu’aucune main chère et fidèle
Au haut du phare qui m’appelle
N’attache en tremblant le fanal ?

Qu’un soir, où ma voile attendue
N’aura point blanchi sur les flots,
Jamais une amante éperdue,
Près de mon cadavre étendue,
Ne le soulève avec sanglots ;

Et puis de sa tête baissée
Tirant son long voile de deuil,
N’en couvre ma tête glacée,
Et longtemps baisée et pressée
Ne la pose dans le cercueil ?

Qu’importe ? il faut rompre le câble ;
Il faut voguer, voguer toujours,
Ramer d’un bras infatigable,
Comme vers un port secourable,
Vers le gouffre où tombent nos jours ;

Où s’abîment tristesse et joie,
Amer et riant souvenir ;
Où, paré de crêpe et de soie,
Notre mât s’agite, tournoie
Et s’engloutit sans revenir.

Adieu donc, ô grève chérie !
Un instant encore, et je pars ;
Adieu plage toujours meurtrie
Des flots et des vents en furie,
Désert si doux à mes regards !


Adieu douleur longue et profonde ;
Adieu tant de jours écoulés
À contempler l’écume et l’onde,
À méditer le vent qui gronde,
À pleurer les biens envolés !

Souvent, quand la brume abaissée
Obscurcira le ciel couvert,
Tu brilleras à ma pensée,
Étoile dans ma nuit placée,
Ô souvenir du mal souffert ;

Et durant sa course nouvelle,
Mon âme, prête à s’épuiser,
Vers le passé tournant son aile,
Comme une colombe fidèle,
Sur toi viendra se reposer.


À MON AMI V. H. (VICTOR HUGO.)


Entends-tu ce long bruit doux comme une harmonie,
Ce cri qu’à l’univers arrache le génie
Trop longtemps combattu,
Cri tout d’un coup sorti de la foule muette,
Et qui porte à la gloire un nom de grand poëte,
Noble ami, l’entends-tu ?

À l’étroit en ce monde où rampent les fils d’Ève,
Tandis que, l’œil au ciel, tu montes où t’enlève
Ton essor souverain,

Que ton aile se joue aux flancs des noirs nuages,
Lutte avec les éclairs, ou qu’à plaisir tu nages
Dans un éther serein ;

Poussant ton vol sublime et planant, solitaire,
Entre les voix d’en haut et l’écho de la terre,
Dis-moi, jeune vainqueur,
Dis-moi, nous entends-tu ? la clameur solennelle
Va-t-elle dans la nue enfler d’orgueil ton aile
Et remuer ton cœur ?

Ou bien, sans rien sentir de ce vain bruit qui passe,
Plein des accords divins, le regard dans l’espace
Fixé sur un soleil,
Plonges-tu, pour l’atteindre, en des flots de lumière,
Et bientôt, t’y posant, laisses-tu ta paupière
S’y fermer au sommeil ?

Oh ! moi, je l’entends bien ce monde qui t’admire.
Cri puissant ! qu’il m’enivre, ami ; qu’il me déchire !
Qu’il m’est cher et cruel !
Pour moi, pauvre déchu, réveillé d’un doux songe,
L’aigle saint n’est pour moi qu’un vautour qui me ronge
Sans m’emporter au ciel !

Comme, un matin d’automne, on voit les hirondelles
Accourir en volant, au rendez-vous fidèles,
Et sonner le départ ;
Aux champs, sur un vieux mur, près de quelque chapelle,
On s’assemble, et la voix des premières appelle
Celles qui viennent tard.

Mais si, non loin de là, quelque jeune imprudente,
Qui va rasant le sol de son aile pendante,
S’est prise dans la glu,

Captive, elle entend tout : en bruyante assemblée
On parle du voyage, et la marche est réglée,
Et le départ conclu ;

On s’envole ; ô douleur ! adieu plage fleurie,
Adieu printemps naissant de cette autre patrie
Si belle en notre hiver !
Il faut rester, subir la saison de détresse,
Et l’enfant sans pitié qui frappe et qui caresse,
Et la cage de fer.

C’est mon emblème, ami ;… mais si, comme un bon frère,
Du sein de ta splendeur à mon destin contraire
Tu veux bien compatir ;
Si tu lis en mon cœur ce que je n’y puis lire,
Et si ton amitié devine sur ma lyre
Ce qui n’en peut sortir ;

C’est assez, c’est assez : jusqu’à l’heure où, mon âme
Secouant son limon et rallumant sa flamme
À la nuit des tombeaux,
Je viendrai, le dernier et l’un des plus indignes,
Te rejoindre, au milieu des aigles et des cygnes,
Ô toi, l’un des plus beaux !



SONNET


Enfant, je m’étais dit et souvent répété :
« Jamais, jamais d’amour ; c’est assez de la gloire ;
« En des siècles sans nombre étendons ma mémoire,
« Et semons ici-bas pour l’immortalité. »

Plus tard, je me disais : « Amour et volupté,
« Allez, et gloire aussi ! que m’importe l’histoire ?
« Fantôme au laurier d’or, vierges au cou d’ivoire,
« Je vous fuis pour l’étude et pour l’obscurité. »

Ainsi, jeune orgueilleux, ainsi longtemps disais-je ;
Mais comme après l’hiver, en nos plaines, la neige
Sous le soleil de mars fond au premier beau jour,

Je te vis, blonde Hélène, et dans ce cœur farouche,
Aux rayons de tes yeux, au souffle de ta bouche,
Aux soupirs de ta voix, tout fondit en amour.


RETOUR À LA POÉSIE


En vain j’ai fui la plage oisive ;
En vain ma rame avec effort
Fatigue la vague plaintive ;
Toujours ma nacelle dérive,
Et je reviens toujours au bord.


Pourtant je m’étais dit : « Courage !
« Osons vivre, sachons souffrir ;
« Soyons homme, et si vient l’orage,
« Tant mieux, luttons, dût sous sa rage
« L’esquif en éclats s’entr’ouvrir. »

Projets d’enfant ! sagesse antique !
J’ai beau dans ma simplicité
Jurer Mentor et le Portique ;
Sans cesse une ombre fantastique
Me rend ce bord que j’ai quitté.

De nuit, ô Phébé, quand tu n’oses
Éclairer qu’à demi les flots,
Comme une corbeille de roses
Au berceau d’Aphrodite écloses,
Je crois voir nager ma Délos.

Ces mêmes plages mensongères
Reviennent encor voltigeant,
Phébé, dans ces vapeurs légères
Qui parfois semblent des bergères
Dansant à ton autel d’argent.

Parmi les rougeurs de l’aurore
Chaque matin je crois les voir ;
Le soleil me les montre encore
Dans ces nuages que lui dore
Au couchant la pourpre du soir.

À ma vision point de trêve !
Jusque sous des cieux obscurcis,
À travers la brume, je rêve
Au lieu de bosquets quelque grève
Triste, bruyante, aux flancs noircis.


Île sauvage ou fortunée,
Toujours la même, ô lieu charmant,
Vers toi ma boussole est tournée,
Vers toi ma proue est ramenée
Par un secret enchantement !

Toujours j’y reviens, soit que l’onde
Grondant sous moi, pauvre nocher,
Du sein d’une lame profonde
Me jette comme une algue immonde
Sur quelque débris de rocher ;

Soit que, plus molle et sans secousse,
N’enflant ma voile qu’à demi,
Elle me berce, elle me pousse
Et me dépose dans la mousse
Comme un alcyon endormi.

Restons-y donc : un Dieu l’ordonne ;
Écoutons la plage gémir,
Le flot qui bat, le ciel qui tonne,
Et sous la brise monotone
Écoutons mon âme frémir.

Trop longtemps incomplet génie,
Distrait jusqu’au pied de l’autel,
J’ai senti comme une agonie
La lutte entre mon harmonie
Et les bruits d’un monde mortel.

L’âme ressemble au lac immense
De rocs sublimes entouré ;
Dessus, autour, ombre et silence ;
Mais que le prêtre vienne et lance
Un regard sur le flot sacré,


Que d’éclat derrière cette ombre,
Et quel beau firmament reluit !
Plus l’œil plonge sous le flot sombre,
Plus il voit d’étoiles sans nombre
Dans ce qui lui semblait la nuit.

On emporte de ce rivage
Un saint effroi mêlé d’amour.
Pour l’œil tout plein de cette image
Le soleil n’est plus que nuage,
Et pâle est la lueur du jour.

Souvent à des festins de joie,
Convive malgré moi venu,
Assis sur des coussins de soie,
La coupe en main, je suis en proie
Au souci d’un mal inconnu.

Si le contagieux délire
Effleure mon front moins obscur,
Soudain au milieu d’un sourire,
Pareil à ce Roi, je crois lire
Des mots étranges sur un mur.

Les roses tombent de ma tête,
De ma main les gâteaux de miel ;
Adieu le festin et la fête !
Je vais consulter le prophète :
Ô Daniel ! ô Daniel !

Ineffaçable caractère
Que je trouve écrit en tout lieu !
Cruel et sublime mystère
Qui corrompt les dons de la terre
Et cache l’énigme de Dieu ;


La foule riante et sereine
Ne voit rien ou regarde ailleurs ;
L’élu que le génie entraîne
Est toujours, sans qu’on le comprenne,
En butte aux profanes railleurs.

De nuit, sur une tour obscure,
Et sous la bise qui sifflait,
Lorsqu’un fantôme à lourde armure,
Poussant un lugubre murmure,
Fit trois fois signe au jeune Hamlet ;

D’abord Hamlet, hors de lui-même,
Recule, puis, le glaive en main,
Revient et suit, hagard et blême,
Ce spectre qu’il craint et qu’il aime,
Et qui lui montre son chemin ;

Il le suit le long des murailles,
Entre avec lui dans la forêt,
Arrive au champ des funérailles,
Et là s’émurent ses entrailles
En entendant l’affreux secret.

Le matin, sa face pâlie
Marquait un sinistre tourment ;
Chacun déplora sa folie,
Et la désolée Ophélie
Ne reconnut plus son amant.

Tel est le destin du poëte :
Errer ici-bas égaré ;
Invoquer le grand Interprète ;
Écouter la harpe secrète,
Et se mirer au lac sacré !


SONNET


Sur un front de quinze ans les cheveux blonds d’Aline,
Débordant le bandeau qui les voile à nos yeux,
Baignent des deux côtés ses sourcils gracieux :
Tel un double ruisseau descend de la colline.

Et sa main, soutenant ce beau front qui s’incline,
Aime à jouer autour, et dans les flots soyeux
À noyer un doigt blanc, et l’ongle curieux
Rase en glissant les bords où leur cours se dessine.

Mais, au sommet du front, où le flot séparé
Découle en deux ruisseaux et montre un lit nacré,
Là, je crois voir Amour voltiger sur la rive ;

Nager la Volupté sur deux vagues d’azur ;
Ou sur un vert gazon, sur un sable d’or pur,
La Rêverie assise, aux yeux bleus et pensive.



BONHEUR CHAMPÊTRE

À mon ami E. T. de La R.


Lorsqu’un peu de loisir me rend à la campagne,
Et qu’un beau soir d’automne, à travers champs, je gagne
Les grands bois jaunissants ;

Que le bruit de mes pas sur les feuilles séchées,
Réveillant mille voix en mon âme cachées,
Berce et calme mes sens ;

Que je songe au bonheur, à ce flottant nuage
Qu’un rayon de soleil de loin dore au passage
Et qu’emporte le vent ;
Que je songe à la vie, à ces jeunes années
Si fraîches d’espérance et si vite fanées ;
Souvent, alors, souvent,

Las de m’être égaré de clairière en clairière,
Et d’avoir du long bois côtoyé la lisière,
Si soudain au détour
J’aperçois, sur le seuil d’une cabane blanche,
À table, un vigneron, joyeux comme au dimanche,
Et ses fils à l’entour,

Je me dis : Ô bonheur ! pourtant j’en étais digne !
À l’ombre d’un pommier, au pied de cette vigne,
Et sous ce petit mur,
Quelques amis, l’étude, à mon âme calmée
Suffisaient ; oui, c’est là près d’une épouse aimée
Qu’il fallait vivre obscur.

Je dis, et, tout marchant, je caresse mon rêve :
Ma femme est jeune et belle, et son amour m’élève
Des fils qui me sont chers ;
Ma maison au hameau, parmi toutes, est celle
Où vous voyez un toit dont l’ardoise étincelle,
Et des contrevents verts.

Les matins de printemps, quand la rosée enivre
Le gazon embaumé, je sors avec un livre
Par la porte du bois ;

Les soirs d’hiver, autour du foyer qui pétille,
À haute voix je lis à ma jeune famille
Les récits d’autrefois.

Les champs, l’obscurité, des enfants, une femme,
Nul regret du passé, nul désir en mon âme…
Ainsi je vais rêvant…
Mais j’ai vu du faubourg fumer les cheminées ;
J’ai regagné la ville aux nuits illuminées
Et le pavé mouvant.

Adieu l’illusion ! qu’elle était vaine et folle !
Ce souffle matinal, ce parfum qui s’envole,
Ce gazon du chemin,
Cette main à baiser, à presser dans la mienne,
Tout cela, pour un jour, c’est enivrant ; mais vienne,
Vienne le lendemain !

L’amour passe, et la fleur, où d’abord l’œil se pose,
Pâlit sous le regard et n’est plus une rose ;
Le calice a jauni.
Et puis, quand l’homme est seul, loin du bruit et du monde,
Du profond de son cœur plus haut s’élève et gronde
La voix de l’Infini.

Parle, que nous veux-tu, voix puissante et bizarre ?
Tantôt c’est un soupir, tantôt une fanfare,
Un chant, un cri de nuit ;
Tantôt j’entends des chars emportés par des fées,
Et tantôt c’est la Gloire agitant des trophées
Qui passe et qui s’enfuit.

L’enclos qu’on aimait tant devient triste ; on dessine
Un palais fantastique, et, comme aux jours d’Alcine,
Des lieux d’enchantement ;

Et bientôt, pour saisir la proie insaisissable,
En idée on franchit monts et plaines de sable
Sur un coursier fumant.

On s’élance, on retombe, on brûle sous l’ombrage ;
Le cœur saigne et gémit ; en lui-même est l’orage
Dont les coups l’ont blessé.
La nuit, point de sommeil ; et l’épouse inquiète,
Passant sa douce main sur le front du poëte,
Lui dit : « T’ai-je offensé ? »

Parfois en un vallon où règne le silence,
Où l’ardeur qu’à midi d’aplomb le soleil lance
Meurt sur un vert rideau,
L’on voit du sein d’un roc, qui s’ouvre en grotte obscure,
Parmi la mousse et l’herbe, avec un long murmure
Jaillir un courant d’eau.

Pourtant jamais aux bords de l’onde murmurante,
Malgré le poids du jour et la soif dévorante,
Ne boit le voyageur ;
Jamais un front de vierge, incliné sur la rive,
N’y mire, en se lavant, sa parure naïve
Et sa chaste rougeur.

Car qu’importe la mousse, et l’ombre, et le silence,
Et qu’en effleurant l’onde un souffle frais balance
Les rameaux sur son cours ?
Cette onde dans sa source est comme du bitume ;
Elle brûle et dévore, et toujours elle écume,
Et bouillonne toujours.



SONNETS

À madame ***.


La fine del mio amore fu già il saluto di questa donna, ed in quello dimorava la beatitudine del fine di tutti i miei desideri.
Dante, Vita nuova.


I


Ô laissez-vous aimer !… ce n’est pas un retour,
Ce n’est pas un aveu que mon ardeur réclame ;
Ce n’est pas de verser mon âme dans votre âme,
Ni de vous enivrer des langueurs de l’amour ;

Ce n’est pas d’enlacer en mes bras le contour
De ces bras, de ce sein ; d’embraser de ma flamme
Ces lèvres de corail si fraîches ; non, Madame,
Mon feu pour vous est pur, aussi pur que le jour.

Mais seulement, le soir, vous parler à la fête,
Et tout bas, bien longtemps, vers vous penchant la tête,
Murmurer de ces riens qui vous savent charmer ;

Voir vos yeux indulgents plus mollement reluire ;
Puis prendre votre main, et, courant, vous conduire
À la danse légère… Ô laissez-vous aimer !


II


Madame, il est donc vrai, vous n’avez pas voulu,
Vous n’avez pas voulu comprendre mon doux rêve ;
Votre voix m’a glacé d’une parole brève,
Et vos regards distraits dans mes yeux ont mal lu.

Madame, il m’est cruel de vous avoir déplu :
Tout mon espoir s’éteint et mon malheur s’achève ;
Mais vous, qu’en votre cœur nul regret ne s’élève,
Ne dites pas : « Peut-être il aurait mieux valu… »

Croyez avoir bien fait ; et, si pour quelque peine
Vous pleurez, que ce soit pour un peigne d’ébène,
Pour un bouquet perdu, pour un ruban gâté !

Ne connaissez jamais de peine plus amère ;
Que votre enfant vermeil joue à votre côté,
Et pleure seulement de voir pleurer sa mère !



CAUSERIE AU BAL

À la même.


Et je vous ai revue, et d’espérance avide
J’ai rougi ; près de vous un fauteuil était vide ;
Et votre œil sans courroux sur moi s’est reposé,
Et je me suis assis, et nous avons causé :

« — Que le bal est brillant, et qu’une beauté blonde,
« Nonchalamment bercée au tournant d’une ronde,
« Me plaît ! sa tête penche ; elle traîne ses pas.
« — Vous, Madame, ce soir, vous ne dansez donc pas ?
« — Oui, j’aime qu’en valsant une tête s’incline ;
« J’aime sur un cou blanc la rouge cornaline,
« Des boutons d’oranger dans des cheveux tout noirs,
« Les airs napolitains qu’on danse ici, les soirs ;
« Surtout j’aime ces deux dernières barcarolles ;
« Hier on me les chantait, et j’en sais les paroles.
« — Qu’un enfant de quatre ans, n’est-ce pas ? dans un bal
« Est charmant, quand, tout fier, et d’un pas inégal,
« Il suit une beauté qui par la main le guide,
« Et qui le baise après, rayonnant et timide.
« — Au milieu de ce bruit, comme votre enfant dort,
« Madame ! ses cheveux sont, au soir, d’un blond d’or.
« Il sourit ; en rêvant, lui passe une chimère ;
« Il entr’ouvre un œil bleu : c’est bien l’œil de sa mère. »
— Et mille autres propos. Mais qu’avez-vous déjà ?
J’ai cru revoir l’air froid qui souvent m’affligea.
Avons-nous donc fait mal ? d’une voix qui soupire
Ai-je effrayé ce cœur, ou d’un trop long sourire ?
Ai-je parlé trop bas ? ai-je d’un pied mutin
Agacé sous la robe un soulier de satin ?
Saisi trop vivement un éventail qui glisse ?
Serré la main qui fuit, au bord de la pelisse ?
Ai-je dit un seul mot de regrets et d’amours ?…
Mais qu’au moins nous causions et longtemps et toujours !



LE CÉNACLE


Quand vous serez plusieurs réunis en mon nom, je serai avec vous.


En ces jours de martyre et de gloire, où la hache
Effaçait dans le sang l’impur crachat du lâche
Sur les plus nobles fronts ;
Où les rhéteurs d’Athène et les sages de Rome
Raillaient superbement les fils du Dieu fait homme
Qu’égorgeaient les Nérons,

Quelques disciples saints, les soirs, dans le cénacle
Se rassemblaient, et là parlaient du grand miracle,
À genoux, peu nombreux,
Mais unis, mais croyants, mais forts d’une foi d’ange :
Car des langues de feu voltigeaient, chose étrange !
Et se posaient sur eux.

Moins mauvais sont nos jours. Pourtant on y blasphème,
Et des railleurs encor lancent leur anathème
Au Dieu qu’on ne voit pas.
Si le poëte saint, apôtre du mystère,
Descend, portant du ciel quelque chose à la terre :
 « Où court-il de ce pas ?

« Que nous veut ce chanteur dans sa fougue insensée ? »
Et voilà qu’un mépris fait rentrer la pensée
Au cœur qui la cachait,
Comme au penchant des monts l’hiver qui recommence
Suspend l’onde lancée et la cascade immense
Qui déjà s’épanchait.


Que faire alors ? se taire ?… oh ! non pas, mais poursuivre,
Mais chanter, plein d’espoir en Celui qui délivre,
Et marcher son chemin ;
Puis les soirs quelquefois, loin des moqueurs barbares,
Entre soi converser, compter les voix trop rares
Et se donner la main ;

Et là, le fort qui croit, le faible qui chancelle,
Le cœur qu’un feu nourrit, le cœur qu’une étincelle
Traverse par instants ;
L’âme qu’un rayon trouble et qu’une goutte enivre,
Et l’œil de chérubin qui lit comme en un livre
Aux soleils éclatants,

Tous réunis, s’entendre, et s’aimer, et se dire :
Ne désespérons point, poëtes, de la lyre,
Car le siècle est à nous. —
Il est à vous ; chantez, ô voix harmonieuses,
Et des humains bientôt les foules envieuses
Tomberont à genoux.

Parmi vous un génie a grandi sous l’orage,
Jeune et fort ; sur son front s’est imprimé l’outrage
En éclairs radieux ;
Mais il dépose ici son sceptre, et le repousse ;
Sa gloire sans rayons se fait aimable et douce
Et rit à tous les yeux.

Oh ! qu’il chante longtemps ! car son luth nous entraîne,
Nous rallie et nous guide, et nous tiendrons l’arène,
Tant qu’il retentira ;
Deux ou trois tours encore, aux sons de sa trompette,
Aux éclats de sa voix que tout un chœur répète,
Jéricho tombera !


Et toi, frappé d’abord d’un affront trop insigne,
Chantre des saints amours, divin et chaste cygne,
Qu’on osait rejeter,
Oh ! ne dérobe plus ton cou blanc sous ton aile ;
Reprends ton vol et plane à la voûte éternelle
Sans qu’on t’ait vu monter.

Un jour plus pur va luire, et déjà c’est l’aurore :
Poëtes, à vos luths !… Pourquoi tarder encore,
Ô vous, le plus charmant ?
Sous quels doigts merveilleux la mélodie a-t-elle
Ou tissus plus soyeux, ou plus riche dentelle,
Ou plus fin diamant ?

Fuyez des longs loisirs la molle enchanteresse ;
La gloire est là (partez !) qui du regard vous presse
Et vous convie au jour :
Hâtez-vous ; quelle voix plus tendrement soupire,
Et mêle dans nos yeux plus de pleurs au sourire
Quand vous chantez l’amour ?

Mais un jeune homme écoute, à la tête pensive,
Au regard triste et doux, silencieux convive,
Debout en ces festins :
Il est poëte aussi ; de sa palette ardente
Vont renaître en nos temps Michel-Ange avec Dante
Et les vieux Florentins.

Fraternité des arts ! union fortunée !
Soirs dont le souvenir, même après mainte année,
Charmera le vieillard !
Lorsqu’enfin tariront ces délices ravies,
Que le sort, s’attaquant à de si chères vies
(Oh ! que ce soit bien tard),

Aura mis à son rang le grand homme qui tombe
Et fait, comme toujours, un autel de sa tombe,
Alors, si l’un de nous,
Le dernier, le plus humble en ces banquets sublimes
(Car le sort trop souvent aux plus nobles victimes
Garde les premiers coups),

S’il survit, seul assis parmi ces places vides,
Lisant, des jeunes gens les questions avides
Dans leurs yeux ingénus,
Et des siens essuyant une larme qui nage,
Il dira tout ému des pensers du jeune âge :
 « Je les ai bien connus ;

« Ils étaient grands et bons. L’amère jalousie
« Jamais chez eux n’arma le miel de poésie
 « De son grêle aiguillon,
« Et jamais dans son cours leur gloire éblouissante
« Ne brûla d’un dédain l’humble fleur pâlissante,
 « Le bluet du sillon. »


Est-il besoin de faire remarquer que, dans son Cénacle, Joseph n’a introduit que quelques poëtes et un jeune et grand peintre réellement unis entre eux et avec lui par des rapports intimes d’amitié et de voisinage ? Il n’a pu prétendre exclure d’un Cénacle idéal plus vaste et plus complet tant d’autres artistes qu’il ne nomme pas. (Note de l’Éditeur.)


POUR UN AMI

LA VEILLE DE LA PUBLICATION D’UN PREMIER OUVRAGE.


C’est demain, c’est demain qu’on lance,
Qu’on lance mon navire aux flots ;

L’onde en l’appelant se balance
Devant la proue ; amis, silence !
Ne chantez pas, gais matelots !

Demain je quitte le rivage
Où dormit longtemps mon radeau ;
Là-bas m’attend plus d’un orage,
Plus d’un combat, quelque naufrage
Sur un banc de sable à fleur d’eau.

Oui, le naufrage ! on touche, on sombre ;
L’ouragan seul entend vos cris ;
Puis le matin vient chasser l’ombre ;
Sur le ciel bleu pas un point sombre,
Sur l’abîme pas un débris.

Ne chantez pas ! quand même encore,
Sur mainte mer, sous maint climat,
Aux feux du soleil qui le dore,
Battu de la brise sonore,
Mon pavillon, au haut du mât

Déployant sa flamme azurée
Et ses immortelles couleurs,
Recevrait de chaque contrée,
En passant, la perle nacrée,
L’ivoire, l’encens ou des fleurs ;

Quand, ma voile au loin reconnue,
On verrait la foule à grands pas
S’agiter sur la grève nue,
Les forts saluer ma venue,
Ô mes amis, ne chantez pas !


Cela vaut-il ce que je laisse,
Tant de silence, et tant d’oubli ;
Et ce gazon où la tristesse,
De mon âme éternelle hôtesse,
Inclinait un front recueilli ;

Alors que mon mât de misaine,
De la hache ignorant les coups,
Dans les grands bois était un chêne,
Et qu’au bruit de l’onde prochaine
Tout le jour je rêvais dessous ?

Oh ! j’y versai plus d’une larme ;
Mais les larmes ont leur douceur ;
Mais la tristesse a bien son charme ;
Son front à la fin se désarme,
Et c’est pour nous comme une sœur.

Point de crainte alors ; sous la branche
Point d’œil profane ; et si parfois
D’un lac frais la surface blanche,
Où d’en haut la lune se penche,
M’arrachait au gazon des bois ;

Si dans une barque d’écorce,
Ou de glaïeul, ou de roseau,
Ou de liane trois fois torse,
À ramer j’essayais ma force
Comme dans l’air un jeune oiseau ;

Nul bruit curieux sur la rive
Ne troublait mon timide essor,
Sinon quelque nymphe furtive ;
Mon âme n’était plus oisive,
Et c’était du repos encor.


Mais, depuis, l’orgueil en délire
A pris mon cœur comme un tyran ;
Je ne sais plus à quoi j’aspire ;
Ma nacelle est un grand navire,
Et me voilà sur l’Océan.

C’est demain, c’est demain qu’on lance,
Qu’on lance mon navire aux flots ;
L’onde en l’appelant se balance
Devant la proue ; amis, silence !
Ne chantez pas, gais matelots !



SONNET

À Ronsard
pour un ami qui publiait une édition de ce poète.


À toi, Ronsard, à toi, qu’un sort injurieux
Depuis deux siècles livre aux mépris de l’histoire,
J’élève de mes mains l’autel expiatoire
Qui te purifiera d’un arrêt odieux.

Non que j’espère encore, au trône radieux
D’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire ;
Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :
Vulcain impunément ne tomba point des cieux.

Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes ;
Que, déchiré longtemps par des rires profanes,
Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’honneur !


Qu’on dise : Il osa trop, mais l’audace était belle ;
Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,
Et de moins grands, depuis, eurent plus de bonheur.


LES RAYONS JAUNES[3]


Lurida præterea fiunt quaecumque…
Lucrèce, liv. IV.


Les dimanches d’été, le soir, vers les six heures,
Quand le peuple empressé déserte ses demeures
Et va s’ébattre aux champs,
Ma persienne fermée, assis à ma fenêtre,
Je regarde d’en haut passer et disparaître
Joyeux bourgeois, marchands,

Ouvriers en habits de fête, au cœur plein d’aise ;
Un livre est entr’ouvert, près de moi, sur ma chaise :
Je lis ou fais semblant ;
Et les jaunes rayons que le couchant ramène,
Plus jaunes ce soir-là que pendant la semaine,
Teignent mon rideau blanc.


J’aime à les voir percer vitres et jalousie ;
Chaque oblique sillon trace à ma fantaisie
Un flot d’atomes d’or ;
Puis, m’arrivant dans l’âme à travers la prunelle,
Ils redorent aussi mille pensers en elle,
Mille atomes encor.

Ce sont des jours confus dont reparaît la trame,
Des souvenirs d’enfance, aussi doux à notre âme
Qu’un rêve d’avenir :
C’était à pareille heure (oh ! je me le rappelle)
Qu’après vêpres, enfants, au chœur de la chapelle,
On nous faisait venir.

La lampe brûlait jaune, et jaune aussi les cierges ;
Et la lueur glissant aux fronts voilés des vierges
Jaunissait leur blancheur ;
Et le prêtre vêtu de son étole blanche
Courbait un front jauni, comme un épi qui penche
Sous la faux du faucheur.

Oh ! qui dans une église, à genoux sur la pierre,
N’a bien souvent, le soir, déposé sa prière,
Comme un grain pur de sel ?
Qui n’a du crucifix baisé le jaune ivoire ?
Qui n’a de l’Homme-Dieu lu la sublime histoire
Dans un jaune missel ?

Mais où la retrouver, quand elle s’est perdue,
Cette humble foi du cœur, qu’un Ange a suspendue
En palme à nos berceaux ;
Qu’une mère a nourrie en nous d’un zèle immense ;
Dont chaque jour un prêtre arrosait la semence
Aux bords des saints ruisseaux ?


Peut-elle refleurir lorsqu’a soufflé l’orage,
Et qu’en nos cœurs l’orgueil, debout, a dans sa rage
Mis le pied sur l’autel ?
On est bien faible alors, quand le malheur arrive,
Et la mort… faut-il donc que l’idée en survive
Au vœu d’être immortel !

J’ai vu mourir, hélas ! ma bonne vieille tante,
L’an dernier ; sur son lit, sans voix et haletante,
Elle resta trois jours,
Et trépassa. J’étais près d’elle dans l’alcôve ;
J’étais près d’elle encor, quand sur sa tête chauve
Le linceul fit trois tours.

Le cercueil arriva, qu’on mesura de l’aune ;
J’étais là… puis, autour, des cierges brûlaient jaune,
Des prêtres priaient bas ;
Mais en vain je voulais dire l’hymne dernière ;
Mon œil était sans larme et ma voix sans prière,
Car je ne croyais pas.

Elle m’aimait pourtant… ; et ma mère aussi m’aime,
Et ma mère à son tour mourra ; bientôt moi-même
Dans le jaune linceul
Je l’ensevelirai ; je clouerai sous la lame
Ce corps flétri, mais cher, ce reste de mon âme ;
Alors je serai seul ;

Seul, sans mère, sans sœur, sans frère et sans épouse ;
Car qui voudrait m’aimer, et quelle main jalouse
S’unirait à ma main ?…
Mais déjà le soleil recule devant l’ombre,
Et les rayons qu’il lance à mon rideau plus sombre
S’éteignent en chemin…


Non, jamais à mon nom ma jeune fiancée
Ne rougira d’amour, rêvant dans sa pensée
Au jeune époux absent ;
Jamais deux enfants purs, deux anges de promesse,
Ne tiendront suspendus sur moi, durant la messe,
Le poêle jaunissant.

Non, jamais, quand la mort m’étendra sur ma couche,
Mon front ne sentira le baiser d’une bouche,
Ni mon œil obscurci
N’entreverra l’adieu d’une lèvre mi-close !
Jamais sur mon tombeau ne jaunira la rose,
Ni le jaune souci !

— Ainsi va ma pensée, et la nuit est venue ;
Je descends, et bientôt dans la foule inconnue
J’ai noyé mon chagrin :
Plus d’un bras me coudoie ; on entre à la guinguette,
On sort du cabaret ; l’invalide en goguette
Chevrote un gai refrain.

Ce ne sont que chansons, clameurs, rixes d’ivrogne,
Ou qu’amours en plein air, et baisers sans vergogne,
Et publiques faveurs ;
Je rentre : sur ma route on se presse, on se rue ;
Toute la nuit j’entends se traîner dans ma rue
Et hurler les buveurs.


LE SOIR DE LA JEUNESSE

À mon ami ***


Oui, vous avez franchi la jeunesse brûlante :
Vous avez passé l’âge où chaque heure est trop lente,
Où, tout rêvant, on court, le front dans l’avenir,
Et déjà s’ouvre à vous l’âge du souvenir.
Oui, l’amour a pour vous mêlé joie et souffrance ;
Vous l’avez ressenti souvent sans espérance,
Vous l’avez quelquefois, inspiré sans bonheur ;
Vos lèvres ont tari le philtre empoisonneur.
Oui, bien des fois, les nuits, errant à l’aventure
Sur vos grands monts, au sein de la verte nature ;
Suivant, sous les pins noirs, les sentiers obscurcis,
Au bord croulant d’un roc vous vous êtes assis,
Et vous avez tiré des plaintes de votre âme,
Comme au bord de l’abîme un cerf en pleurs qui brame.
Oui, vous avez souvent revu, depuis, ces lieux,
Les mêmes qu’autrefois, mais non plus à vos yeux,
Car vous n’étiez plus seul ; et la nuit étoilée,
Et la sèche bruyère encore échevelée,
Les longs sapins ombreux, les noirs sentiers des bois,
Tout prenait sous vos pas des couleurs et des voix ;
Et lorsqu’après avoir marché longtemps ensemble,
Elle attachée à vous comme la feuille au tremble,
Vous tombiez sous un arbre, où la lune à l’entour
Répandait ses rayons comme des pleurs d’amour,
Et qu’elle vous parlait de promesse fidèle
Et de s’aimer toujours l’un l’autre ; alors, près d’elle,
Sentant sur votre front ses beaux cheveux courir,

Vous avez clos les yeux et désiré mourir.
Oui, vous avez goûté les délices amères ;
El quand il a fallu rompre avec ces chimères,
Votre cœur s’est brisé, mais vous avez vaincu ;
La raison vigilante au rêve a survécu ;
Et maintenant, debout, à votre âme enfin libre
Dans la région calme assurant l’équilibre,
Et sur un axe fixe aux cieux la balançant,
Vous lui tracez sa marche avec un doigt puissant ;
Vous lui dites d’aller où vont les nobles astres,
En cet Océan pur, serein et sans désastres,
Où Kant, Platon, Leibnitz, enchaînant leur essor,
Aux pieds de l’Éternel roulent leurs sphères d’or ;
Et vous ne craignez pas que cette flamme esclave,
Ce volcan mal éteint qui couve sous la lave,
Ne s’éveille en sursaut, et comme un noir torrent
N’inonde l’astre entier de son feu dévorant ?

C’est bien, et je vous crois ; mais prenez garde encore,
Veillez sur vous, veillez, de la nuit à l’aurore,
De l’aurore à la nuit. — Mais si parfois, le soir,
Sous les blancs orangers vous aimez vous asseoir,
Oh ! ne promenez pas votre âme curieuse
De la blonde aux yeux bleus à la brune rieuse ; —
Mais ne prolongez pas le frivole entretien,
Quand, près d’un doux visage et votre œil sous le sien,
Votre haleine mêlée aux parfums de sa bouche,
Votre main effleurant la martre qui vous touche,
Oubliant à loisir le Portique et Platon,
Vous causez d’un bijou, d’un bal ou d’un feston ; —
Mais, rarement au soir, quand la tête oppressée
Se fatigue et fléchit sous sa haute pensée,
Bien rarement, ouvrez, pour respirer l’air pur,
La persienne qui cache un horizon d’azur,

De peur qu’une guitare, une molle romance
Soupirée au jardin, un doux air qu’on commence
Et qu’on n’achève pas, quelque fantôme blanc
Qui se glisse à travers le feuillage tremblant,
Ne viennent, triomphant d’un cœur qui les défie,
Toute la nuit troubler votre philosophie ; —
Jamais surtout, berçant votre esprit suspendu,
Sur la fraîche ottomane en désordre étendu,
Un roman à la main, jamais ne passez l’heure
À gémir, à pleurer avec l’amant qui pleure ;
Car vous en souffrirez ; car, à certain moment,
Vous jetterez le livre, et dans l’égarement
Vous vous consumerez en émotions vaines ;
De votre front brûlant se gonfleront les veines ;
De votre cœur brisé les lambeaux frémiront,
Et pour se réunir encor s’agiteront.
Tel le serpent, trahi sous l’herbe qui le cache,
Et qu’a tranché soudain un pâtre à coups de hache :
Il se dresse, il se tord en cent tronçons cuisants,
Et rejoint ses anneaux au soleil tout luisants. —
Veillez sur vous, veillez ; la défaite est cruelle :
Si vous saviez, hélas ! ce qu’en un cœur rebelle
Enfantent de tourments les transports sans espoir,
Les rêves sans objet et des regrets au soir !
Oh ! point d’étude alors qui charme et qui console,
Arrosant d’un parfum chaque jour qui s’envole ;
Point d’avenir alors, ni d’oubli : l’on est seul,
Seul en son souvenir comme en un froid linceul.
L’âme bientôt se fond, et déborde, et s’écoule,
Pareille au raisin mûr que le vendangeur foule ;
On s’incline au soleil, on jaunit sous ses feux,
Et chaque heure en fuyant argente nos cheveux.
Ainsi l’arbre, trop tôt dépouillé par l’automne :
On dirait à le voir qu’il s’afflige et s’étonne,

Et qu’à terre abaissant ses rameaux éplorés
Il réclame ses fleurs ou ses beaux fruits dorés.
Les bras toujours croisés, debout, penchant la tête,
Convive sans parole, on assiste à la fête.
On est comme un pasteur frappé d’enchantement,
Immobile à jamais près d’un fleuve écumant,
Qui, jour et nuit, le front incliné sur la rive,
Tirant un même son de sa flûte plaintive,
Semble un roseau de plus au milieu des roseaux,
Et qui passe sa vie à voir passer les eaux.


LA CONTREDANSE

À une demoiselle infortunée.


Après dix ans passés, enfin je vous revois ;
Après dix ans ! c’est vous ;… au bal, comme autrefois ;
Oh ! venez et dansons ; vous êtes belle encore ;
Un riche et blanc soleil suit la vermeille aurore,
Et la rose inclinée, ouvrant aux yeux sa fleur,
Mêle un parfum suave à sa molle pâleur.
Laissez là cet air froid ; osez me reconnaître ;
Souriez comme aux jours où, sous votre fenêtre,
Écolier de douze ans, je ne sais quel espoir
Toujours me ramenait, rougissant de vous voir.
Levez ces yeux baissés et ces paupières blondes ;
Donnez la main, donnez, et tous deux dans les rondes,
Parmi les pas, les chants, les rires babillards,
Devisons d’autrefois comme font les vieillards.


Dix ans, oh ! n’est-ce pas ? c’est bien long dans la vie,
Et c’est aussi bien court ; les faux biens qu’on envie,
Tant de maux qu’on ignore, et les rêves déçus,
Doux essaims envolés aussitôt qu’aperçus ;
Des êtres adorés que la tombe dévore ;
Baiser deux yeux mourants et de ses mains les clore ;
Dans un âpre sentier marcher sans avenir,
Monter, toujours monter, et ne voir rien venir ;
Aimer sans espérance, ou brûler et se fondre
À se sentir aimer, et ne pouvoir répondre ;
Souvent un pain amer, souvent la Pauvreté,
Au milieu d’un banquet où l’on n’est qu’invité,
Près de nous dans l’éclat s’asseyant comme une ombre ;
Tout cela mille fois, et des larmes sans nombre,
Voilà ce que dix ans amènent en leur cours ;
Puis, quand ils sont passés, dix ans, ce sont dix jours.
Parlez, n’est-ce pas vrai ? depuis ces dix années,
Vos doigts frais ont cueilli bien des roses fanées ;
Bien des pleurs ont noyé ce sourire amolli,
Et sous plus d’un éclair ce beau front a pâli.
Oui, vous avez connu la lutte avec les choses ;
L’arbre a blanchi le sol de fleurs à peine écloses,
Et la source, au sortir du rocher paternel,
A gémi bien longtemps sans réfléchir le ciel.
Je sais tout, j’ai tout lu dans votre œil doux et tendre ;
J’ai tant souffert aussi que je dois vous comprendre.

Et pourtant, ces longs jours perdus pour le bonheur,
Ces épis arrachés aux mains du moissonneur,
Ce printemps nuageux, ce matin sans aurore,
Ces fruits morts dans la fleur qui les recèle encore,
Cette jeunesse enfin sans joie et sans amours,
Hélas ! ce sont pour nous les plus beaux de nos jours.
Car au moins, sur les bords du sentier qu’on se fraie,

Tous les blés ne sont pas dévorés par l’ivraie ;
Un bluet, un pavot, mariant leurs couleurs.
Ont reposé notre œil et distrait nos douleurs ;
Des vents jaloux parfois a sommeillé la rage,
Et le soleil de loin a joué dans l’orage.

Mais plus tard tout s’éteint ; la foudre est sans éclat ;
Au devant un sol gris, au-dessus un ciel plat ;
Un calme qui vous pèse, un air qui vous enivre ;
La vie est commencée, on achève de vivre.
Oh ! prévenons ce temps (mieux nous vaudrait mourir) !
Et, si des maux soufferts les cœurs peuvent guérir ;
S’ils peuvent oublier ;… si la marche est légère,
Lorsqu’étendant la main on touche une main chère,
Lorsqu’au sein de la foule, ou dans un bois profond,
Une âme inséparable à notre âme répond ;…
Si deux sources d’eau vive en naissant égarées,
Arrivant au hasard de lointaines contrées,
Après avoir, aux bords des rochers déchirants,
En cascades bondi, grondé comme torrents,
Avoir vu sous les monts des voûtes obscurcies,
Baigné des lits fangeux et des rives noircies,
Lasses enfin d’errer toujours et de gémir,
Peuvent en un lac bleu se fondre et s’endormir,
Et, sous l’aile du vent qui rase l’onde unie,
Enchanter leurs roseaux d’une longue harmonie…
Mais, pardon ! je m’égare ; on a fini, je crois,
Et le piano qui meurt, ne couvre plus ma voix ;
Et vos regards distraits, et votre main pendante,
Tout me dit de calmer une ardeur imprudente.
Adieu, demain je pars : ayez de meilleurs jours ;
C’est pour dix ans peut-êre encore,… ou pour toujours !


VŒU


Pour trois ans seulement, oh ! que je puisse avoir
Sur ma table un lait pur, dans mon lit un œil noir,
Tout le jour du loisir ; rêver avec des larmes,
Vers midi, me coucher à l’ombre des grands charmes ;
Voir la vigne courir sur mon toit ardoisé,
Et mon vallon riant sous le coteau boisé ;
Chaque soir m’endormir en ma douce folie,
Comme l’heureux ruisseau qui dans mon pré s’oublie ;
Ne rien vouloir de plus, ne pas me souvenir.
Vivre à me sentir vivre !… Et la mort peut venir[4].


PROMENADE


….. Sylvas inter reptare salubres.
Horace.
Reptare per limitem.
Pline le Jeune.


S’il m’arrive un matin et par un beau soleil
De me sentir léger et dispos au réveil,
Et si, pour mieux jouir des champs et de moi-même,
De bonne heure je sors par le sentier que j’aime,
Rasant le petit mur jusqu’au coin hasardeux,
Sans qu’un fâcheux m’ait dit : « Mon cher, allons tous deux ; »

Lorsque sous la colline, au creux de la prairie,
Je puis errer enfin, tout à ma rêverie,
Comme loin des frelons une abeille à son miel,
Et que je suis bien seul en face d’un beau ciel ;
Alors… oh ! ce n’est pas une scène sublime,
Un fleuve résonnant, des forêts dont la cime
Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus !
Laissons Chateaubriand, loin des traces profanes,
À vingt ans s’élancer en d’immenses savanes,
Un bâton à la main, et ne rien demander
Que d’entendre la foudre en longs éclats gronder,
Ou mugir le lion dans les forêts superbes,
Ou sonner le serpent au fond des hautes herbes ;
Et bientôt, se couchant sur un lit de roseaux,
S’abandonner pensif au cours des grandes eaux.
Laissons à Lamartine, à Nodier, nobles frères,
Leur Jura bien-aimé, tant de scènes contraires
En un même horizon, et des blés blondissants,
Et des pampres jaunis, et des bœufs mugissants,
Pareils à des points noirs dans les verts pâturages,
Et plus haut, et plus près du séjour des orages,
Des sapins étagés en bois sombre et profond,
Le soleil au-dessus et les Alpes au fond.
Qu’aussi Victor Hugo, sous un donjon qui croule,
Et le Rhin à ses pieds, interroge et déroule
Les souvenirs des lieux ; quelle puissante main
Posa la tour carrée au plein cintre romain,
Ou quel doigt amincit ces longs fuseaux de pierre,
Comme fait son fuseau de lin la filandière ;
Que du fleuve qui passe il écoute les voix,
Et que le grand vieillard lui parle d’autrefois !
Bien ; il faut l’aigle aux monts, le géant à l’abîme,
Au sublime spectacle un spectateur sublime.

Moi, j’aime à cheminer et je reste plus bas.
Quoi ! des rocs, des forêts, des fleuves ?… oh ! non pas,
Mais bien moins ; mais un champ, un peu d’eau qui murmure,
Un vent frais agitant une grêle ramure ;
L’étang sous la bruyère avec le jonc qui dort ;
Voir couler en un pré la rivière à plein bord ;
Quelque jeune arbre au loin, dans un air immobile,
Découpant sur l’azur son feuillage débile ;
À travers l’épaisseur d’une herbe qui reluit,
Quelque sentier poudreux qui rampe et qui s’enfuit ;
Ou si, levant les yeux, j’ai cru voir disparaître
Au détour d’une haie un pied blanc qui fait naître
Tout d’un coup en mon âme un long roman d’amour…,
C’est assez de bonheur, c’est assez pour un jour.
Et revenant alors, comme entouré d’un charme,
Plein d’oubli, lentement, et dans l’œil une larme,
Croyant à toi, mon Dieu, toi que j’osais nier !
Au chapeau de l’aveugle apportant mon denier,
Heureux d’un lendemain qu’à mon gré je décore,
Je sens et je me dis que je suis jeune encore,
Que j’ai le cœur bien tendre et bien prompt à guérir,
Pour m’ennuyer de vivre et pour vouloir mourir.


MES LIVRES

À mon ami Paul L… (LE BIBLIOPHILE JACOB)


Nunc veterum libris
Horace.


J’aime rimer et j’aime lire aussi.
Lorsqu’à rêver mon front s’est obscurci,

Qu’il est sorti de ma pauvre cervelle,
Deux jours durant, une églogue nouvelle,
Soixante vers ou quatre-vingts au plus,
Et qu’au réveil, lourd encore et l’âme ivre,
Pour près d’un mois je me sens tout perclus,
Ô mes amis, alors je prends un livre.
Non pas un seul, mais dix, mais vingt, mais cent ;
Non les meilleurs, Byron le magnanime,
Le grand Milton ou Dante le puissant ;
Mais tous Anas de naissance anonyme
Semés de traits que je note en passant.
C’est mon bonheur. Sauriez-vous pas, de grâce,
En quel recoin et parmi quel fatras
Il me serait possible d’avoir trace
Du long séjour que fit à Carpentras
Monsieur Malherbe ; ou de quel air Ménage
Chez Sévigné jouait son personnage ?
Monsieur Conrart savait-il le latin
Mieux que Jouy ? consommait-il en plumes
Moins que Suard ? le docteur Gui Patin
Avait-il plus de dix mille volumes ?

Problèmes fins, procès toujours pendants,
Qu’à grand plaisir je retourne et travaille !
Vaut-il pas mieux, quand on est sur les dents,
Plutôt qu’aller rimailler rien qui vaille,
Se faire rat et ronger une maille ?

En cette humeur, s’il me vient sous la main,
Le long des quais, un vélin un peu jaune,
Le titre en rouge et la date en romain,
Au frontispice un saint Jean sur un trône,
Le tout couvert d’un fort blanc parchemin,
Oh ! que ce soit un Ronsard, un Pétrone,

Un A-Kempis, pour moi c’est un trésor,
Que j’ouvre et ferme et que je rouvre encor :
Je rôde autour et du doigt je le touche ;
Au parapet rien qu’à le voir couché,
En plein midi, l’eau me vient à la bouche ;
Et lorsque enfin j’ai conclu le marché,
Dans mon armoire il ne prend point la place
Où désormais il dormira caché,
Que je n’en aie au moins lu la préface.

On est au bal ; déjà sur le piano
Dix jolis doigts ont marqué la cadence ;
Sur le parquet déjà la contredanse
Déroule et brise et rejoint son anneau.
Mais tout d’un coup le bon Nodier qui m’aime,
Se souvenant d’avoir, le matin même,
Je ne sais où, découvert un bouquin
Que souligna de son crayon insigne
François Guyet (c’est, je crois, un Lucain),
De l’autre bout du salon m’a fait signe ;
J’y cours, adieu, vierges au cou de cygne !
Et, tout le soir, je lorgne un maroquin.
On l’a bien dit ; un cerveau de poëte,
Après cent vers, a grand besoin de diète,
Et pour ma part j’en sens l’effet heureux.
Quand j’ai huit jours cuvé mon ambroisie,
Las de bouquins et de poudre moisie,
Je reprends goût au nectar généreux.
Pas trop pourtant ; peu de sublime encore ;
L’eau me suffit, qu’un vin léger colore.

Vers ce temps-là l’on me voit au jardin,
Un doigt dans Pope, Addison ou Fontane,
Quitter vingt fois et reprendre soudain,

Comme en buvant son sorbet la sultane ;
Chaulieu m’endort à l’ombre d’un platane ;
Vite au réveil je relis le Mondain.
Je relis tout ; et bouquets à Climène
Et Corilas entretenant Ismène,
Et l’Aminta chantant son inhumaine ;
Mais la Chartreuse est surtout à mon gré ;
Et, mieux refait, la troisième semaine,
Je puis aller jusqu’à Goldsmith et Gray.
Dès lors la Muse a repris sa puissance,
Et mon génie entre en convalescence.

Car si, le soir, sous un jasmin en fleurs,
Édouard en main, je songe à Nathalie,
Et que bientôt un nuage de pleurs
Voile à mes yeux la page que j’oublie ;
Car de Tastu si le luth adoré,
Au bruit d’une eau, sous un saule éploré,
Me fait rêver à la feuille qui tombe,
Et que non loin gémisse une colombe ;
Si sur ma lèvre un murmure sacré,
Comme un doux chant d’abeille qui butine,
Trois fois ramène un vers de Lamartine,
Et qu’en mon cœur une corde ait vibré ;
Oh ! c’en est fait ; après tant de silence
Je veux chanter à mon tour ; je m’élance,
Les yeux au ciel et les ailes au vent,
Et me voilà rimeur comme devant.


LE CALME


Ma muse dort comme une marmotte de mon pays… Comme il vous plaira, ma verve ; ce qu’il y a de sûr, c’est que je ne ferai rien sans vous.
Ducis.


Souvent un grand désir de choses inconnues,
D’enlever mon essor aussi haut que les nues,
De ressaisir dans l’air des sons évanouis,
D’entendre, de chanter mille chants inouïs,
Me prend à mon réveil ; et voilà ma pensée
Qui, soudain rejetant l’étude commencée,
Et du grave travail, la veille interrompu,
Détournant le regard comme un enfant repu,
Caresse avec transport sa belle fantaisie,
Et veut partir, voguer en pleine poésie.
À l’instant le navire appareille : et d’abord
Les câbles sont tirés, les ancres sont à bord,
La poulie a crié ; la voile suspendue
Ne demande qu’un souffle à la brise attendue,
Et sur le pont tremblant tous mes jeunes nochers
S’interrogent déjà vers l’horizon penchés.
Adieu, rivage, adieu ! — Mais la mer est dormante,
Plus dormante qu’un lac ; mieux vaudrait la tourmente !
Mais d’en haut, ce jour-là, nul souffle ne répond ;
La voile pend au mât et traîne sur le pont.
Debout, croisant les bras, le pilote, à la proue,
Contemple cette eau verte où pas un flot ne joue,
Et que rasent parfois de leur vol lourd et lent
Le cormoran plaintif et le gris goëlan.
Tout le jour il regarde, inquiet du voyage,
S’il verra dans le ciel remuer un nuage,

Ou frissonner au vent son beau pavillon d’or ;
Et quand tombe la nuit, morne, il regarde encor
La quille où s’épaissit une verdâtre écume,
Et la pointe du mât qui se perd dans la brume.


LE RENDEZ-VOUS

À mon ami Alfred de M… (MUSSET).


Séduite à mes serments, si la vierge innocente,
Après bien des combats, et de sa mère absente
Oubliant les leçons pour la première fois ;
Si la veuve, à la fin de son deuil de six mois,
Qui le matin encor, se mirant sous la moire,
A cru voir à vingt ans jaunir son front d’ivoire ;
Ou si la jeune épouse, aux bras du vieil époux,
M’a du doigt pour minuit marqué le rendez-vous ;
Si j’y cours avant l’heure et que déjà j’y voie
La persienne entr’ouverte et l’échelle de soie,
Et du haut du balcon tapissé de jasmin
Une main qui descend au-devant de ma main ;
Lorsqu’en mes bras ardents j’ai pris ma bien-aimée ;
Que, l’emportant au lit, blanche et demi-pâmée,
Après bien des fureurs, de longs efforts perdus,
Des baisers gémissants de moi seul entendus,
J’ai senti dans mon sein se cacher son visage,
Et que nos yeux mourants, pleins d’un vague présage,
Se confondent longtemps en un regard de miel,
Ou vont se rencontrer sur un même astre au ciel ;
Non, je ne me dis pas ; Demain ce regard tendre,
Ce son de voix si frais qu’on tressaille à l’entendre,

Ce long col arrondi, ce visage penché
Et comme sous une aile entre deux bras caché,
Et dans ces blonds cheveux ces blanches mains errantes
(Tels deux cygnes voguant sous des eaux transparentes),
Et ces gouttes de pleurs que j’aime à voir courir,
Et ce sein nu…, demain, tout cela doit mourir !
Non… je me dis : Demain, en ces yeux moins timides,
Nageront au réveil des éclairs plus humides ;
Plus de désirs vermeils embraseront ce teint :
Plus de langueur jouera dans ce sourire éteint ;
Elle sera plus belle et plus touchante encore ;
Sa voix en me nommant frémira plus sonore,
Et ce bras, aujourd’hui si rebelle à saisir,
Tombera de lui-même aux abords du plaisir.
Mais moi, demain, lassé d’un bonheur trop facile,
Retrouvant le dégoût en mon âme indocile,
Moi qui toujours poursuis en de vaines amours
Un même être rêvé qui m’échappe toujours,
Demain, le cœur saignant d’une plaie éternelle,
Malgré les doux serments relus dans sa prunelle,
Les baisers, les grands bras prêts à me retenir,
Demain, je sortirai pour ne plus revenir ;
Car je foule la fleur sitôt qu’elle est ravie,
Et mon bonheur, à moi, n’est pas de cette vie.

Et, dès qu’il est éclos, ce penser odieux,
Comme un oiseau de nuit, vingt fois passe à mes yeux,
Obscurcissant mon ciel de son aile jalouse ;
Et que ce soit la vierge, ou la veuve, ou l’épouse,
Une ombre entre elle et moi, muette, vient s’asseoir,
Et sur ce lit corrompt le plaisir dès ce soir.



MA MUSE


Non, ma Muse n’est pas l’odalisque brillante
Qui danse les seins nus, à la voix sémillante,
Aux noirs cheveux luisants, aux longs yeux de houri ;
Elle n’est ni la jeune et vermeille Péri,
Dont l’aile radieuse éclipserait la queue
D’un beau paon, ni la fée à l’aile blanche et bleue,
Ces deux rivales sœurs, qui, dès qu’il a dit oui,
Ouvrent mondes et cieux à l’enfant ébloui.
Elle n’est pas non plus, ô ma Muse adorée !
Elle n’est pas la vierge ou la veuve éplorée.
Qui d’un cloître désert, d’une tour sans vassaux,
Solitaire habitante, erre sous les arceaux,
Disant un nom ; descend aux tombes féodales ;
À genoux, de velours inonde au loin les dalles,
Et, le front sur un marbre, épanche avec des pleurs
L’hymne mélodieux de ses nobles malheurs.

Non ; — mais, quand seule au bois votre douleur chemine,
Avez-vous vu là-bas, dans un fond, la chaumine
Sous l’arbre mort ? auprès, un ravin est creusé ;
Une fille en tout temps y lave un linge usé.
Peut-être à votre vue elle a baissé la tête ;
Car, bien pauvre qu’elle est, sa naissance est honnête.
Elle eût pu, comme une autre, en de plus heureux jours
S’épanouir au monde et fleurir aux amours ;
Voler en char, passer aux bals, aux promenades ;
Respirer au balcon parfums et sérénades ;
Ou, de sa harpe d’or éveillant cent rivaux,
Ne voir rien qu’un sourire entre tant de bravos.

Mais le ciel dès l’abord s’est obscurci sur elle,
Et l’arbuste en naissant fut atteint de la grêle.
Elle file, elle coud, et garde à la maison
Un père vieux, aveugle et privé de raison.
Si, pour chasser de lui la terreur délirante,
Elle chante parfois, une toux déchirante
La prend dans sa chanson, pousse en sifflant un cri,
Et lance les graviers de son poumon meurtri.
Une pensée encor la soutient ; elle espère
Qu’avant elle bientôt s’en ira son vieux père.

C’est là ma Muse, à moi ; ma Muse pour toujours ;
Les nuits, je la possède ; elle s’enfuit les jours ;
De moi seul visitée, à tout autre inconnue,
Ô chaste Muse, ô sœur chaque soie bienvenue,
Hâte-toi ; la nuit tombe, et ton vieux père dort.
Oh ! bien loin des heureux, ou sous le chêne mort,
Ou sur le rocher gris d’où pleure une bruyère,
Ou le long du sentier taillé dans la carrière,
Fuyons ; égarons-nous ensemble ; asseyons-nous,
Moi sur la terre froide, et toi sur mes genoux.
Vierge, relève un peu ce long crêpe de veuve ;
Oublie un peu tes maux ; que ta parole pleuve
Goutte à goutte, plaintive, à mon cœur enflammé
Aussi fraîche qu’aux fleurs est la rosée en mai ;
Et pâle, dénouant ta chevelure brune,
Redeviens belle encore aux rayons de la lune.
Ô Muse, alors dis-moi, Muse chère à jamais,
Les noms mystérieux des âmes que j’aimais ;
Puis porte mes regards à la céleste toile,
Et par leurs noms aussi nomme-moi chaque étoile ;
Dis quel astre mystique, au fond du firmament,
Cent mille fois scintille en un même moment
En cent mille couleurs ; le couchant, ses miracles ;

Le soleil disparu comme en des tabernacles ;
À travers des lambeaux de nuages en sang,
La lune blanche et pure aiguisant son croissant…
Surtout dis-moi qu’il est là-haut un meilleur monde,
Où pour les cœurs choisis un saint bonheur abonde.


À M…[5]


Ô vous qui, lorsque seul et la tête baissée
Je suivais mon chemin,
Tout d’abord sur mon front avez lu ma pensée,
Et m’avez pris la main ;

Dont l’amitié voudrait à mon âme souffrante
Sauver le poids des maux,
Et rattacher mes jours, comme une vigne errante,
À de meilleurs rameaux ;

Soit que je lève enfin, soit que je courbe encore
Ce triste front jauni,
Que ma nuit continue ou que vienne l’aurore,
Ami, soyez béni !

Déjà s’enfuit de vous l’âge ardent, où les rêves
Sont des éclairs de feu ;

Votre âme, comme un lac enfermé dans ses grèves,
Réfléchit un ciel bleu ;

Un ciel profond et bleu, plus d’une blanche étoile
Aux rayons pleins d’amour,
Plus d’un monde inconnu, qui passe, et que nous voile
Ce qu’on nomme le jour.

Vivez ! votre parole a des douceurs qu’on aime ;
Parlez de vérité ;
Sage, parlez longtemps de justice suprême,
D’éternelle beauté !

Que savez-vous du Ciel ? que devient l’âme en peine
Au sortir des bas lieux ?
Enseignez lentement, calme et tout d’une haleine,
Immense, harmonieux !

Car, sur une montagne à l’Hymette pareille,
Dormant un jour, dit-on,
Vous eûtes, tout enfant, le baiser d’une abeille,
Comme autrefois Platon.


LE PLUS LONG JOUR DE L’ANNÉE

À Laure
imité de wordsworth


Quittons le berceau de feuillage
Et les bords fleuris du torrent ;
Le soleil, las d’un long voyage,
S’est couché derrière un nuage,
Et déjà le jour est mourant.


Le soir, qui lentement arrive,
Détache le réseau vermeil
Qui couvrait la terre captive,
Comme un pêcheur fait sur la rive
Ses filets séchés au soleil.

Une fraîche haleine soupire
Dans le saule et dans le roseau ;
Le soir et son paisible empire
Sont chers à tout ce qui respire,
À la fleur, à l’homme, à l’oiseau.

Puis surtout aucune journée
N’a de soir si beau qu’aujourd’hui ;
Plus haut notre âme est ramenée,
Car le plus long jour de l’année,
Ô Laure, en ce jour nous a lui.

Pourtant, ô blonde jeune fille,
Tu vas folâtrer, comme avant,
Sur le gazon devant la grille,
Ou sous l’odorante charmille
Des jasmins qui tremblent au vent.

File ta trame fortunée,
Ô la plus belle du vallon ;
Au doux printemps, la matinée
Sait-elle ce que la journée
A de plus court ou de plus long ?

Qui voudrait troubler, dès l’aurore,
L’alouette dans sa chanson,
La vive abeille qui picore,
L’hirondelle, étrangère encore,
La linotte au bord du buisson ?


Mais dans l’amitié qui nous lie,
Sans te troubler, ne puis-je pas,
À cette heure où rien ne s’oublie,
Mêler à ta jeune folie
Quelques mots sérieux tout bas ?

Et, tandis que l’ombre abaissée
Nous empêche déjà de voir,
Tenant la blanche main pressée,
T’apprendre une grave pensée
Avant le baiser du bonsoir ?

L’Été, — c’est l’Océan qui roule
Des flots dont les bords sont couverts ;
Chaque jour est un flot qui coule,
Et qu’un reflux bientôt refoule
Au gouffre glacé des hivers.

Ainsi, sur cette plage humaine,
Nos jours d’abord montent un peu,
Et l’homme rêve un grand domaine ;
Puis un prompt reflux les remmène ;
Ainsi tu l’as voulu, mon Dieu !

Et nous, égarés dans le rêve,
Nous ne croyons pas au déclin ;
L’arbre, au printemps, reprend sa sève[6],
La fleur chaque avril se relève,
Et notre cœur est toujours plein !

Ô jeune fille, sois plus sage,
Et, quand ton déclin va venir,

Ne laisse pas le frais ombrage
Ni les fruits d’or dans le feuillage
Te voiler le sombre avenir.

Mais, avant que ta nuit s’avance,
Mais dès aujourd’hui, dès ce soir,
Au rivage où, muette, immense,
L’Éternité pour toi commence,
Viens de bonne heure, viens t’asseoir.

Vois-y tomber comme une goutte
Ces ruisseaux au cours incertain,
Portant sur leur mouvante roule
La foule crédule qui doute,
Et sur chaque barque un destin.

Au-dessus, l’éclatante roue
Fait tourner les astres au ciel ;
Et cependant le vent se joue,
Le flot grossit, la barque échoue ;
Chaque astre revient éternel.

Toi, dont la nef est la dernière,
Ô toi, qui chantes et qui ris,
Quand va s’élargir la rivière,
Et que bien loin fuiront derrière
Tapis de mousse et bords fleuris ;

Alors, en la beauté qui passe,
Malheur, si tu croyais encor !
Que faire, hélas ! au sombre espace
Où tout s’abîme, ou tout s’efface,
Si l’on n’a pas une ancre d’or ?

Maître austère aux leçons divines,
Le Devoir gronde par amour ;

Il a parlé, tu le devines ;
À la main le sceptre d’épines ;
À ton front les roses d’un jour !

Blanche reine de la pelouse,
Arme-toi de grave douceur ;
Sois prudente comme une épouse ;
Que plus d’une Éloa jalouse
Te reconnaisse pour sa sœur ;

Jusqu’à l’heure auguste, suprême,
Où, parmi les Anges ravis,
Tu fleuriras, Ange toi-même,
Fleuron du sacré diadème
Tombé sur l’éternel parvis !


LA VEILLÉE

À mon ami V. H. (VICTOR HUGO).


Minuit, 21 octobre.


Mon ami, vous voilà père d’un nouveau-né ;
C’est un garçon encor : le Ciel vous l’a donné
Beau, frais, souriant d’aise à cette vie amère ;
À peine il a coûté quelque plainte à sa mère.
Il est nuit ; je vous vois :… à doux bruit, le sommeil
Sur un sein blanc qui dort a pris l’enfant vermeil ;
Et vous, père, veillant contre la cheminée,

Recueilli dans vous-même, et la tête inclinée,
Vous vous tournez souvent pour revoir, ô douceur !
Le nouveau-né, la mère, et le frère et la sœur,
Comme un pasteur joyeux de ses toisons nouvelles,
Ou comme un maître, au soir, qui compte ses javelles.
À cette heure si grave, en ce calme profond,
Qui sait, hors vous, l’abîme où votre cœur se fond,
Ami ? qui sait vos pleurs, vos muettes caresses ;
Les trésors du génie épanchés en tendresses ;
L’aigle plus gémissant que la colombe au nid ;
Les torrents ruisselants du rocher de granit,
Et, comme sous les feux d’un été de Norvége,
Au penchant des glaciers mille fontes de neige ?
Vivez, soyez heureux, et chantez-nous un jour
Ces secrets plus qu’humains d’un ineffable amour !
— Moi, pendant ce temps-là, je veille aussi, je veille,
Non près des rideaux bleus de l’enfance vermeille,
Près du lit nuptial arrosé de parfum,
Mais près d’un froid grabat, sur le corps d’un défunt.
C’est un voisin, vieillard goutteux, mort de la pierre ;
Ses nièces m’ont requis, je veille à leur prière.
Seul, je m’y suis assis dès neuf heures du soir.
À la tête du lit une croix en bois noir,
Avec un Christ en os, pose entre deux chandelles
Sur une chaise ; auprès, le buis cher aux fidèles
Trempe dans une assiette, et je vois sous les draps
Le mort en long[7], pieds joints, et croisant les deux bras.
Oh ! si, du moins, ce mort m’avait durant sa vie
Été longtemps connu ! s’il me prenait envie
De baiser ce front jaune une dernière fois !

En regardant toujours ces plis roides et droits,
Si je voyais enfin remuer quelque chose,
Bouger comme le pied d’un vivant qui repose,
Et la flamme bleuir ! si j’entendais crier
Le bois de lit !… ou bien si je pouvais prier !
Mais rien : nul effroi saint, pas de souvenir tendre ;
Je regarde sans voir, j’écoute sans entendre ;
Chaque heure sonne lente, et lorsque, par trop las
De ce calme abattant et de ces rêves plats,
Pour respirer un peu je vais à la fenêtre
(Car au ciel de minuit le croissant vient de naître),
Voilà, soudain, qu’au toit lointain d’une maison,
Non pas vers l’orient, s’embrase l’horizon,
Et j’entends résonner, pour toute mélodie,
Des aboiements de chiens hurlant dans l’incendie.


DÉVOUEMENT[8]


Que faire de la vie ? ah ! plutôt qu’en ma couche
Une nuit, le teint vert, les dents noires, l’œil louche,
Plié sur mon séant, un bras hors du rideau,
Remêlant quelque poudre au fond d’un verre d’eau,
M’assoupir lâchement sous une double dose,
Que ne puis-je, en mourant, servir à quelque chose !

C’eût bien été ma place, en ces jours désastreux,
Où des bourreaux sanglants se dévoraient entre eux.
Le juste par sa mort proteste et se retire.
Que j’eusse alors, tout fier, porté comme au martyre,
Après Roland, Charlotte, et le poëte André,
Ma tête radieuse à l’échafaud sacré !
Même aujourd’hui, qu’après les tempêtes civiles
La Concorde, au front d’or rit d’en haut sur nos villes,
Et qu’il n’est ni couteau ni balle à recevoir
Pour le Roi, pour le peuple, enfin pour un devoir ;
Si du moins, en secret, des dévouements intimes
Pouvaient aux mains du Sort échanger les victimes,
Et si, comme autrefois, l’homme obtenait des Cieux
De racheter les jours des êtres précieux !
Ô mes amis si chers, lorsque dans nos soirées
J’ai senti sous les chants vos voix plus altérées,
Sous vos doigts merveilleux de plus mourants accords,
Et l’âme trop ardente en de trop faibles corps ;
Lorsque je vois se fondre une face jaunie,
Et des yeux se creuser sous un front de génie,
Et tomber vos cheveux et vos tempes maigrir ;
Ô mes amis, pour vous que je voudrais mourir !
Et pour la vierge encor, qui, tremblante, inconnue,
Au torrent l’autre jour me tendit la main nue,
Et qui, blanche, demain, va porter à l’autel,
Près de l’amant qu’elle aime, un germe, hélas ! mortel,
Pour cette vierge encore, offrant au Ciel propice
Dans leur calice amer mes jours en sacrifice,
Afin que, rose et fraîche, elle puisse guérir,
Sans qu’elle en sache rien, que je voudrais mourir !



Tacendo il nome di questa gentilissima.
Dante, Vita nuova.


Toujours je la connus pensive et sérieuse :
Enfant, dans les ébats de l’enfance joueuse
Elle se mêlait peu, parlait déjà raison ;
Et, quand ses jeunes sœurs couraient sur le gazon,
Elle était la première à leur rappeler l’heure,
À dire qu’il fallait regagner la demeure ;
Qu’elle avait de la cloche entendu le signal ;
Qu’il était défendu d’approcher du canal,
De troubler dans le bois la biche familière,
De passer en jouant trop près de la volière :
Et ses sœurs l’écoutaient. Bientôt elle eut quinze ans,
Et sa raison brilla d’attraits plus séduisants :
Sein voilé, front serein où le calme repose,
Sous de beaux cheveux bruns une figure rose,
Une bouche discrète au sourire prudent,
Un parler sobre et froid, et qui plaît cependant ;
Une voix douce et ferme, et qui jamais ne tremble,
Et deux longs sourcils noirs qui se fondent ensemble.
Le devoir l’animait d’une grave ferveur ;
Elle avait l’air posé, réfléchi, non rêveur :
Elle ne rêvait pas comme la jeune fille,
Qui de ses doigts distraits laisse tomber l’aiguille,
Et du bal de la veille au bal du lendemain
Pense au bel inconnu qui lui pressa la main.
Le coude à la fenêtre, oubliant son ouvrage,
Jamais on ne la vit suivre à travers l’ombrage
Le vol interrompu des nuages du soir,
Puis cacher tout d’un coup son front dans son mouchoir.

Mais elle se disait qu’un avenir prospère
Avait changé soudain par la mort de son père ;
Qu’elle était fille aînée, et que c’était raison
De prendre part active aux soins de la maison.
Ce cœur jeune et sévère ignorait la puissance
Des ennuis dont soupire et s’émeut l’innocence.
Il réprima toujours les attendrissements
Qui naissent sans savoir, et les troubles charmants,
Et les désirs obscurs, et ces vagues délices
De l’amour dans les cœurs naturelles complices.
Maîtresse d’elle-même aux instants les plus doux,
En embrassant sa mère, elle lui disait vous.
Les galantes fadeurs, les propos pleins de zèle
Des jeunes gens oisifs étaient perdus chez elle ;
Mais qu’un cœur éprouvé lui contât un chagrin,
À l’instant se voilait son visage serein :
Elle savait parler de maux, de vie amère,
Et donnait des conseils comme une jeune mère.
Aujourd’hui la voilà mère, épouse, à son tour ;
Mais c’est chez elle encor raison plutôt qu’amour.
Son paisible bonheur de respect se tempère ;
Son époux déjà mûr serait pour elle un père ;
Elle n’a pas connu l’oubli du premier mois,
Et la lune de miel qui ne luit qu’une fois,
Et son front et ses yeux ont gardé le mystère
De ces chastes secrets qu’une femme doit taire.
Heureuse comme avant, à son nouveau devoir
Elle a réglé sa vie… Il est beau de la voir,
Libre de son ménage, un soir de la semaine,
Sans toilette, en été, qui sort et se promène
Et s’asseoit à l’abri du soleil étouffant,
Vers six heures, sur l’herbe, avec sa belle enfant.
Ainsi passent ses jours depuis le premier âge,
Comme des flots sans nom sous un ciel sans orage,

D’un cours lent, uniforme, et pourtant solennel ;
Car ils savent qu’ils vont au rivage éternel.

Et moi qui vois couler cette humble destinée
Au penchant du devoir doucement entraînée,
Ces jours purs, transparents, calmes, silencieux,
Qui consolent du bruit et reposent les yeux,
Sans le vouloir, hélas ! je retombe en tristesse ;
Je songe à mes longs jours passés avec vitesse,
Turbulents, sans bonheur, perdus pour le devoir,
Et je pense, ô mon Dieu ! qu’il sera bientôt soir !


L’ENFANT RÊVEUR


Abandonnant tout à coup mes jeunes compagnons, j’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive ou entendre la pluie tomber sur le feuillage.
René


À mon ami ***.


Où vas-tu, bel enfant ? tous les jours je le vois,
Au matin, t’échapper par la porte du bois,
Et, déjà renonçant aux jeux du premier âge,
Chercher dans les taillis un solitaire ombrage ;
Et le soir, quand, bien tard, nous te croyons perdu,
Répondant à regret au signal entendu,
Tu reviens lentement par la plus longue allée,
La face de cheveux et de larmes voilée.
Qu’as-tu fait si longtemps ? tu n’as pas dans leurs nids
Sous la mère enlevé les petits réunis ;

Pour un chapelet d’œufs, dont tous les ans l’on change,
Jamais tu ne troublas fauvette ni mésange ;
Hier encor tu lâchas un bouvreuil prisonnier,
Et tu n’aimes qu’au bois les soupirs du ramier.
Dans tous nos environs, une lieue à la ronde,
Jamais tu n’as pu voir de jeune fille blonde,
Et d’un an plus que toi, qui vienne tous les jours
T’attendre innocemment, veuille jouer toujours,
Et te donne à tenir sa boucle dégrafée ;
Puis sous les clairs taillis le bois n’a plus de Fée.
Où vas-tu cependant ? et que fais-tu si seul ?
L’autre jour je passais : assis contre un tilleul,
Le front sur les genoux, sur les yeux tes mains blanches,
Dans les cheveux noyé comme un tronc dans ses branches,
Ému profondément, tu gémissais tout bas,
Et tu ne levas point la tête au bruit des pas.
De quoi peux-tu pleurer, bel enfant, à ton âge ?
Déjà ton jour d’hier a fui sur un nuage ;
Un brouillard si doré couvre ton avenir :
À l’horizon, de loin, qu’as-tu cru voir venir ?
Ah ! serais-tu de ceux (je commence à le craindre),
De ceux qu’embrase un feu que rien ne peut éteindre,
Que dévore en naissant un regret éternel,
L’absence de quelque être oublié par le Ciel,
De ceux dont l’âme tremble à des voix inconnues,
Et gémit en dormant comme un lac sous les nues ?

D’abord le lac est frais, et claires sont les eaux ;
À peine un vent plaintif incline les roseaux ;
Et l’enfant amoureux de suaves murmures,
Des saules entr’ouvrant les pleureuses ramures,
Avance un front vermeil, comme entre les lilas,
Son amphore à la main, penchait le bel Hylas.
Dans ce grand lac de l’âme il regarde et s’arrête :

Un pur soleil levant, des flots rasant la crête,
Émaille au loin l’écume, et d’un éclat changeant
Peint le dos des poissons écaillés en argent.
Ô jeune enfant, prends garde ; il en est temps encore ;
Ne reviens pas au lac tous les jours dès l’aurore ;
Loin de ta mère, enfant, ne viens pas jusqu’au soir
Te mirer, écouter et pleurer sans savoir.
D’abord ce ne seront que vagues mélodies
Dans les joncs, par degrés quelques voix plus hardies ;
Mais un jour te viendra l’âge d’homme, et pour lors
Tu verras en ces eaux naître et fuir de beaux corps ;
Et tu voudras nager, et bien loin les poursuivre.
On te dira des mots dont tout le cœur s’enivre,
Et tu répondras oui. — Brûlant, plein de rougeur,
De son rocher déjà s’est lancé le plongeur,
Et l’onde refermée a blanchi sur sa tête,
Comme un gouffre qui prend et garde sa conquête ;
Un triste écho succède, et le rideau mouvant
Des saules d’alentour frissonne sous le vent.
Pauvre enfant qui plongeais avec une foi d’ange,
Qu’à ton œil détrompé soudainement tout change !
Au lieu des blancs cristaux, des bosquets de corail,
Des nymphes aux yeux verts assises en sérail
Et tressant sous leurs doigts, à défaut de feuillages,
Les solides rameaux semés de coquillages,
Qu’as-tu vu sous les eaux ? précipices sans fond,
Arêtes de rocher, sable mouvant qui fond,
Monstres de toute forme entrelacés en groupe,
Serpents des mers, dragons à tortueuse croupe,
Crocodiles vomis du rivage africain,
Et, plus affreux que tous, le vorace requin.
C’en est fait, pauvre enfant, de ta jeunesse amère,
Et sur le bord en vain t’appellera ta mère.

Et quand tu reviendrais, par miracle échappé,
Quand, aux feux de midi séchant ton corps trempé,
Tu sentirais un peu renaître ton courage,
Et que, pâle à jamais des scènes du naufrage,
Sur ton luth vierge encor, sur ta flûte de buis,
Tu voudrais les chanter durant les longues nuits,
Personne sous tes chants ne suivra ta pensée,
Et de loin on rira de la plainte insensée.

Et quand (nouveau miracle !) à la lyre soumis,
Enchanté de ces maux divinement gémis,
Plein des cris arrachés à tes douleurs sublimes
Et de ces grands récits qui rouvrent les abîmes,
Tout mortel ici-bas qui souffrit un seul jour
Adorerait ton nom et t’aimerait d’amour,
Toi poëte, toujours, comme un enfant sauvage,
Sous un charme inconnu t’égarant au rivage,
Tu vivras à rêver sur l’éternel tableau,
À regarder encor tomber tes pleurs dans l’eau,
À saisir dans la voix de l’écume plaintive
Quelque nom oublié de nymphe fugitive,
À voir aux flots du lac un soleil onduler :
Et l’affreux souvenir revenant, s’y mêler
Gâtera tout, soleil, flots bleus, doux noms de femme…
Malheur à qui sonda les abîmes de l’âme !



À M. A… DE L… (lamartine)


Ces chantres sont de race divine : ils possèdent le seul talent incontestable dont le Ciel ait fait présent à la terre.
René
.


Ô toi qui sais ce que la terre
Enferme de triste aux humains,
Qui sais la vie et son mystère,
Et qui fréquentes, solitaire,
La nuit, d’invisibles chemins ;

Toi qui sais l’âme et ses orages,
Comme un nocher son élément,
Comme un oiseau sait les présages,
Comme un pasteur des premiers âges
Savait d’abord le firmament ;

Qui sais le bruit du lac où tombe
Une feuille échappée au bois,
Les bruits d’abeille et de colombe,
Et l’Océan avec sa trombe,
Et le Ciel aux immenses voix ;

Qui dans les sphères inconnues
Ou sous les feuillages mouillés,
Ou par les montagnes chenues,
Ou dans l’azur flottant des nues,
Ou par les gazons émaillés,

Pèlerin à travers les mondes,
Messager que Dieu nous donna,

Entends l’alcyon sur les ondes,
Ou les soupirs des vierges blondes,
Ou l’astre qui chante : Hosanna !

Sais-tu qu’il est dans la vallée,
Bien bas à terre, un cœur souffrant,
Une pauvre âme en pleurs, voilée,
Que ta venue a consolée
Et qui sans parler te comprend ?

J’aime tes chants, harpe éternelle !
Astre divin, cher au malheur,
J’aime ta lueur fraternelle !
As-tu vu l’ombre de ton aile,
Beau cygne, caresser la fleur ?

Est-ce assez pour moi que mon âme
Frémisse à ton chant inouï ;
Qu’écoutant tes soupirs de flamme,
Comme à l’ami qui la réclame,
Dans l’ombre elle réponde : Oui ;

Qu’aux voix qu’un vent du soir apporte
Elle mêle ton nom tout bas,
Et ranime son aile morte
À tes rayons si doux…, qu’importe,
Hélas ! si tu ne le sais pas ?

Si dans ta sublime carrière
Tu n’es pour elle qu’un soleil
Versant au hasard sa lumière,
Comme un vainqueur fait la poussière
Aux axes de son char vermeil ;


Non pas un astre de présage
Luisant sur un ciel obscurci,
Un pilote au bout du voyage
Éclairant exprès le rivage,
Un frère, un ange, une âme aussi !

Mais que tu saches qu’à toute heure
Je suis là, priant, éploré ;
Mais qu’un rayon plus doux m’effleure
Et plus longtemps sur moi demeure,
Je suis heureux… et j’attendrai.

J’attendrai comme un de ces Anges
Aux filles des hommes liés
Jadis par des amours étranges,
Et pour ces profanes mélanges
De Dieu quelque temps oubliés.

En vain leurs mortelles compagnes
Les comblaient de baisers de miel ;
Ils erraient seuls par les campagnes.
Et montaient, de nuit, les montagnes,
Pour revoir de plus près le Ciel ;

Et si, plus prompt que la tempête,
Un Ange pur, au rameau d’or,
Vers un monde ou vers un prophète
Volait, rasant du pied la tête
Ou de l’Horeb ou du Thabor,

Au noble exilé de sa race
Il lançait vite un mot d’adieu,
Et, tout suivant des yeux sa trace,
L’autre espérait qu’un mot de grâce
Irait jusqu’au trône de Dieu.



LE CREUX DE LA VALLÉE


La solitude est mauvaise à celui qui n’y vit pas avec Dieu.
René.


Au fond du bois, à gauche, il est une vallée
Longue, étroite ; à l’entour, de peupliers voilée ;
Loin des sentiers battus ; à peine du chasseur
Connue, et du berger : l’herbe en son épaisseur
N’agite sous vos pas couleuvre ni vipère ;
À toute heure, au mois d’août, un zéphyr y tempère,
À l’ombre des rameaux, les cuisantes chaleurs
Qui sèchent le gazon et font mourir les fleurs.
Mais vers le bas surtout, dans le creux, où la source
Se repose et sommeille un moment dans sa course,
Et par places scintille en humides vitraux,
Ou murmure invisible à travers les sureaux,
Que le vallon est frais ! l’alouette y vient boire,
La sarcelle y baigner sa plume grise et noire,
La poule d’eau s’y pendre au branchage mouvant.
En me promenant là, je me suis dit souvent :
Pour qui veut se noyer la place est bien choisie.
On n’aurait qu’à venir, un jour de fantaisie,
À cacher ses habits au pied de ce bouleau,
Et, comme pour un bain, à descendre dans l’eau :
Non pas en furieux, la tête la première ;
Mais s’asseoir, regarder ; d’un rayon de lumière
Dans le feuillage et l’eau suivre le long reflet ;
Puis, quand on sentirait ses esprits au complet,
Qu’on aurait froid, alors, sans plus traîner la fête,
Pour ne plus la lever, plonger avant la tête.

C’est là mon plus doux vœu, quand je pense à mourir.
J’ai toujours été seul à pleurer, à souffrir ;
Sans un cœur près du mien j’ai passé sur la terre ;
Ainsi que j’ai vécu, mourons avec mystère,
Sans fracas, sans clameurs, sans voisins assemblés.
L’alouette, en mourant, se cache dans les blés ;
Le rossignol, qui sent défaillir son ramage,
Et la bise arriver, et tomber son plumage,
Passe invisible à tous comme un écho du bois :
Ainsi je veux passer. Seulement, un… deux mois,
Peut-être un an après, un jour… une soirée,
Quelque pâtre inquiet d’une chèvre égarée,
Un chasseur descendu vers la source, et voyant
Son chien qui s’y lançait sortir en aboyant,
Regardera : la lune avec lui qui regarde
Éclairera ce corps d’une, lueur blafarde ;
Et soudain il fuira jusqu’au hameau, tout droit.
De grand matin venus, quelques gens de l’endroit,
Tirant par les cheveux ce corps méconnaissable,
Cette chair en lambeaux, ces os chargés de sable,
Mêlant des quolibets à quelques sots récits,
Deviseront longtemps sur mes restes noircis,
Et les brouetteront enfin au cimetière ;
Vite on clouera le tout dans quelque vieille bière,
Qu’un prêtre aspergera d’eau bénite trois fois ;
Et je serai laissé sans nom, sans croix de bois !

Et durant ces beaux plans d’un bonheur que j’espère,
Que devient, croyez-vous, et l’herbe sans vipère,
Et le zéphyr, et l’onde aux mobiles vitraux,
Et l’abeille qui chante et picore, aux sureaux,
Et, de longs peupliers tout à l’entour voilée,
À gauche, au fond du bois, la tranquille vallée ?



EN M’EN REVENANT UN SOIR D’ÉTÉ


vers neuf heures et demie.


Que faudrait-il, hélas ! pour que cette grande âme
Reprit goût à la vie et ranimât sa flamme ?
Jeune, comme il vieillit ! comme il se traîne seul !
À le voir si voûté, l’on dirait un aïeul !
Il se ride, il jaunit, il penche vers la tombe ;
Du front, chaque matin, une mèche lui tombe.
Sans doute, bien des coups, dès longtemps, l’ont blessé ;
Son destin finira, tel qu’il a commencé,
Dans l’ennui, dans les pleurs ; il connaît trop la vie,
Et combien tout est vain dans tout ce qu’on envie ;
Sans doute, il sait trop bien ce que valent de soins
La gloire, le bonheur, — fantômes ! — Mais, au moins,
Si quelque chose ici le consolait encore !
Car son génie ardent, chaque nuit, se dévore,
Comme la lampe, au soir, laissée en un caveau,
Sans qu’une vierge y verse un aliment nouveau.

Est-elle donc bien loin, la vierge, où donc est-elle,
Qui pourrait ranimer cette lampe immortelle ?…

Peut-être elle a passé, ce soir, tout près de lui,
Mais pour la lui montrer la lune n’a pas lui ;
Peut-être, lorsqu’au parc il prit la grande allée.
Elle était sur sa route, assise et non voilée ;
Mais, lui, marchait sans voir et le front soucieux,
Ou bien un éventail la cachait à ses yeux ;
Un regard eût tout fait ! — Peut-être c’était celle
Que je vis l’autre jour, au lac, sur la nacelle.

Non pas qu’elle ait, je pense, un cœur capable, au fond,
De sentir le poëte et son amour profond,
Qu’elle vaille bien mieux qu’Adèle ou que Fanie[9],
Ni qu’elle entende fort ce que c’est que génie.
Mais elle est blonde et blanche ; elle a le front brillant,
Et sa bouche, où scintille un ivoire riant,
Comme pour écouter, s’ouvre avec nonchalance ;
Mais elle a deux beaux yeux qui parlent en silence ;
Mais elle sait placer à propos un souris,
Et, quand elle soupire, on croit qu’elle a compris.


LA GRONDERIE


Voici bientôt huit jours qu’un soir, en nous quittant,
Le lendemain du bal où nous causâmes tant,
Vous me disiez : « Ami, demain soyons plus sages ;
« Sachons nous contenir devant tous ces visages ;
« Causons moins, car ma mère enfin devinera.
« Invitez plus souvent ma cousine Eudora,
« Et je veux faire aussi semblant de me distraire
« Avec monsieur Alfred, cet ami de mon frère. »

Et dès le lendemain, amant triste et soumis,
J’observai de mon mieux vos ordres ennemis ;
J’affectai d’être gai, d’avoir l’humeur légère,
De m’éprendre, en valsant, d’une ardeur passagère,
Et, la valse finie, enivré d’un coup d’œil,
De conter mille riens, debout près d’un fauteuil.

Surtout, au grand dépit de plus d’une voisine,
Je fis danser trois fois votre belle cousine ;
Je vantai son bouquet, son peigne de corail ;
Je tins nonchalamment son folâtre éventail ;
Au départ, ce fut moi qui sur son cou d’ivoire,
Sur son sein demi-nu jetai sa mante noire,
Et, durant tout ce temps, à peine si j’osai
M’apercevoir qu’Alfred avait beaucoup causé.

Mais, quand, deux jours après, las de tant de contrainte,
Au rendez-vous du parc je me glissai sans crainte,
Quand je courus à vous, tout fier et tout joyeux,
Dévorant du regard un regard de vos yeux,
Au lieu de mots charmants comme après une absence,
Et de baisers pour prix de mon obéissance,
D’un ton froid et piqué vous m’avez dit : « Merci :
« Bienheureux est l’amant qui dissimule ainsi !
« Il échappe à l’envie, aux malices jalouses ;
« Il ne compromet point les vierges, les épouses,
« Et son amante en paix ne peut que le louer
« D’un rôle que si vite il sait si bien jouer.
« Et moi je sais aussi dissimuler sans doute ?
« Monsieur Alfred n’est pas un rival qu’on redoute ?
« Mais j’entends quelque bruit ; — (et rompant là-dessus :)
« Vite, séparons-nous de peur d’être aperçus. »

Et comme au bal d’hier, guéri de ma prudence,
Je vous invitai presque à chaque contredanse,
Que je pris vos deux mains, et qu’assis près de vous
J’eus bientôt réveillé tous les clins d’œil jaloux,
Voilà que tendrement vous me grondez encore ;
Ce mutuel amour que votre mère ignore,
Il le faudrait couvrir d’un voile à tous les yeux ;
Puis revient la cousine au rôle officieux ;

Et dans ces doux projets qu’invente le caprice,
Ces conseils, ces baisers afin que j’obéisse,
Nous prolongeons le soir et nos instants si courts…
Oh ! je veux mériter d’être grondé toujours !


À ALFRED DE M. (musset.)


Pour moi, je me mis à rêver au lieu d’avoir du plaisir.
Sémancour, Oberman.


Les flambeaux pâlissaient, le bal allait finir,
Et les mères disaient qu’il fallait s’en venir ;
Et l’on dansait toujours, et l’heure enchanteresse
S’envolait : la fatigue aiguillonnait l’ivresse.
Ô quel délire alors ! Plus d’un pâle bouquet
Glisse d’un sein de vierge et jonche le parquet.
Une molle sueur embrase chaque joue ;
Aux fronts voluptueux le bandeau se dénoue
Et retombe en désordre, et les yeux en langueur
Laissent lire aux amants les tendresses du cœur ;
Les mains sentent des mains l’étreinte involontaire ;
Tous ces seins haletants gardent mal leur mystère ;
On entend des soupirs ; sous les gants déchirés
On froisse des bras nus, à plaisir dévorés,
Et la beauté sourit d’un regard qui pardonne,
Et plus lasse, en valsant, se penche et s’abandonne.
Moi, je valsais aussi ce soir-là, bienheureux,
Entourant ma beauté de mon bras amoureux,
Sa main sur mon épaule, et dans ma main sa taille ;
Ses beaux seins suspendus à mon cœur qui tressaille

Comme à l’arbre ses fruits, — quand d’un accent bien doux :
« Que je suis lasse, ami ! dit-elle : asseyons-nous. »
Et nous voilà tous deux assis, un peu derrière,
Moi, son bouquet ravi parant ma boutonnière,
En main son éventail, jouissant de la voir
Passer, pour s’essuyer, à son front son mouchoir ;
Et la trouvant si belle, et la jambe si fine,
Petite, en corset noir, à la taille divine,
Aux yeux, aux cheveux bruns, et la croyant à moi,
Mon cœur bondissait d’aise et j’étais comme un roi.
Mais cette voix bientôt, qui sans cesse s’élève
Du milieu des plaisirs pour gâter notre rêve,
S’éleva dans mon cœur et me dit : « Jeune amant,
« Amant si plein d’espoir, pèse bien ce moment.
« Jouis bien, jouis bien de cet instant rapide ;
« Mire ton front si pur à ce flot si limpide,
« Car le flot va courir ; et, je te le promets,
« Ces cinq minutes-là ne reviendront jamais.
« Non, quand cette beauté, pour tes rivaux si fière,
« À toi se donnerait dès demain tout entière ;
« Quand mille autres bientôt, prises à ton amour,
« Voudraient dans tes cheveux se baigner tour à tour
« Et passer à ton cou leurs chaînes adorées ;
« Quand beaucoup, vers le soir, dans les bois rencontrées,
« Pâles s’en reviendraient au logis tout pleurant,
« Et mourraient, et prieraient pour ton âme en mourant ;
« Quand pour prix des soupirs de ta vie inquiète,
« Descendue en tes nuits, la Gloire, ô grand poëte,
« De son aile effleurant ton luth harmonieux,
« Emporterait ton nom et tes chants dans les cieux ;
« Non, dans tous ces plaisirs, dans ces folles merveilles,
« Tu ne reverras pas cinq minutes pareilles
« À celles de ce soir. — Oh ! retiens-les longtemps,
« Cœur gonflé d’avenir, amant de dix-sept ans. »

Ainsi parlait la voix dans mon âme oppressée ;
Et moi, silencieux, écoutant ma pensée,
Par degrés je sentais la tristesse arriver ;
Oubliant de jouir, j’étais près de rêver ;
Quand Elle, tout à coup reposée et légère,
Honteuse d’avoir fui la valse passagère,
Reprit son éventail tombé sur mes genoux,
Et m’en frappa, disant : « À quoi donc pensez-vous ? »
Et je revins à moi ; ma main saisit la sienne,
Et je revis ses yeux, sa grâce italienne,
Son beau sein si brillant dans le noir du satin ; —
Et nous valsions encor quand parut le matin.


L’ATTENTE


imité de schiller.


La grille s’ouvre ! il est bien l’heure ;
J’entends comme un verrou crier…
Non ; c’est un jonc qu’un souffle effleure ;
C’est la brise du soir qui pleure
Dans des branches de coudrier.

Oh ! pour mieux recevoir ma jeune bien-aimée,
Feuillage, embellis-toi ; fleurissez, verts gazons ;
Berceaux, pour mieux couvrir sa pudeur enflammée,
En alcôve entr’ouvrez vos discrètes cloisons ;

Et quand son pied, pliant sous un beau corps qui penche,
Cherchera son chemin jusqu’à moi qui l’attends,
Longs rameaux, qu’au passage écarte sa main blanche,
Jouez dans ses cheveux, sans l’arrêter longtemps !

Silence ! derrière la haie
Qui donc court si vite ? avançons !…
Non, c’est un oiseau qui s’effraie
Et s’enfuit, comme si l’orfraie
Planait d’en haut sur les buissons.

Jour, ton flambeau pâlit ; hâte-toi de l’éteindre !
Vers d’autres horizons quand tu t’en es allé,
La Nuit au ciel désert se glisse sans rien craindre,
Silencieuse, en noir et le front étoilé.
La confidence éclose à ta lueur si douce,
Ô Nuit, loin des jaloux, fuit l’œil ardent du jour.
Oh ! que ton astre seul, sur le tapis de mousse,
Argenté à nos fronts nus les rougeurs de l’amour !

Mais quoi ? l’on dirait qu’on appelle ;
C’est comme sa voix qu’on entend…
Non, pas encor… ce n’est pas elle ;
C’est un cygne qui bal de l’aile
Et qui fait des ronds dans l’étang.

Autour de moi dans l’air montent mille harmonies ;
La cascade à deux pas murmure comme un chant ;
Une dernière fois levant ses fleurs jaunies,
La tige encor se tourne aux baisers du couchant ;
Demi-voilée à l’œil la pêche veloutée,
Ou sous le pampre vert la grappe au sein vermeil,
Sourit en se cachant, pareille à Galatée ;
Un vent humide arrose où passa le soleil.


Pourtant la voici… Rien n’empêche
D’entendre son pas dans le bois.
Non… ce n’est qu’une feuille sèche,
Ou la poire mûre ou la pêche
Qui tombe à terre de son poids.

La teinte du couchant de plus en plus s’efface ;
L’aile du crépuscule en éteint les couleurs.
La Lune, alors, ôtant le voile de sa face,
Regarde sans témoins, se penche sur les fleurs,
Telle une fiancée autour de sa corbeille ;
Et la Terre, posant son beau front endormi,
Semble une jeune épouse, et sous le ciel sommeille,
Longs cheveux, seins épars, bras ployés à demi,

Mais dans la brume fantastique
J’ai vu sa robe d’un blanc pur…
Non, c’est le marbre d’un portique.
Une Pomone, un Mars antique,
Sous les ifs au feuillage obscur.

Pourquoi battre si vite à ces folles idées,
Mon cœur ? mon pauvre cœur, pourquoi t’enfler ainsi,
Et dans mon sein bondir à vagues débordées ?
J’ai beau regarder… rien… Je me dévore ici ;
L’ombrage est sans fraîcheur… Oh ! pourvu qu’elle vienne !
Oh ! seulement l’entendre ! oh ! seulement la voir !
Seulement son soupir, ou sa main dans la mienne,
Ou les plis de son schall qui flotte au vent du soir !

Et durant l’ardente prière
Déjà luisait l’heureux moment ;
Car elle, arrivant par derrière,
M’avait aperçu la première,
Et couvrait de baisers l’amant.



APRÈS UNE LECTURE D’ADOLPHE


Passé vingt ans, quand l’âme aux rêves échappée
S’aperçoit un matin qu’elle s’était trompée,
Et, rejetant l’espoir d’un jeune et frais amour,
Se dit avec effroi qu’il est trop tard d’un jour,
Oh ! pourquoi, quelque part, en l’une des soirées
Où j’aime tant, au son des valses adorées,
Au bruit des mots riants sortis des cœurs séduits,
M’asseoir et m’oublier et bercer mes ennuis,
Pourquoi ne pas enfin trouver une âme tendre,
Affligée elle-même et qui saurait m’entendre,
Deux yeux noirs d’où les pleurs auraient coulé longtemps,
Une brune, un peu pâle, ayant bientôt trente ans,
Ou veuve, ou presque veuve ; et qui, lasse du monde,
Heureuse d’accepter un cœur qui lui réponde,
Le veuille à soi, l’enlève ? — et tous les deux d’accord,
Dans sa terre, en Anjou, Touraine ou Périgord,
Nous irions nous aimer d’une amour longue et forte.
Ce serait un château, gothique ou non, qu’importe !
Mais de grands bois touffus tout autour du manoir,
Des charmilles, un parc, où bien avant, au soir,
On pourrait s’égarer au bord des eaux courantes,
Et se dire longtemps des paroles mourantes.
Et quel bonheur encore, au lever, le matin,
Quand ses cheveux, sentant la rosée et le thym,
Roulent en noirs anneaux autour d’un cou d’albâtre,
Moi près d’elle, à genoux, son esclave idolâtre,
De réciter tout haut, en mariant nos voix,
Les doux chants nés d’hier ou connus d’autrefois,

De nous associer à ces plaintes chéries,
Et de mêler, après, aux molles causeries
Chacun des noms divins qu’un poëte adora,
Elvire et Béatrix, Gulnare et Médora !
En hiver, quand il neige, au coin du feu qu’on aime,
Pour nous, après causer, la volupté suprême,
Ce serait de nous lire un roman tour à tour :
Non pas quelque beauté captive en une tour,
D’éternels souterrains, des spectres et des chaînes,
Mais des romans de cœur pleins d’amoureuses peines,
Où l’art sait retracer, sous l’éclat de nos mœurs,
Ce mal délicieux dont je sens que je meurs,
Et dont tu meurs toi-même, ô ma belle complice,
Et dont mourut aussi Delphine, après Clarisse !
Puis, le roman fermé, toujours, d’un air jaloux
Nous dirions : Ces amants s’aimèrent moins que nous.
Point de fâcheux d’ailleurs ; point de prude voisine
Débitant d’un ton sec sa morale chagrine,
Et, durant plus d’une heure, installée au fauteuil,
Le visage allongé, comme aux jours de grand deuil.
Non, rien que nous ; nous seuls, nous pour toute la vie.
Et que m’importe à moi ce que dira l’envie ?
« Il se fait tort vraiment ; il perd son avenir,
« Et sa jeunesse ainsi dans l’ombre va finir. »
Allez, tourmentez-vous, ô sages que vous êtes ;
À chaque vent qui souffle agitez tous vos têtes ;
Heurtez-vous, foulez-vous dans un même chemin ;
En regrettant hier espérez pour demain ;
Poursuivez, haletants, une ombre qui recule,
Ou dans l’étude encor que votre sang se brûle,
Et, pâles de soucis, prononcez gravement
Que les jours sont perdus que l’on passe en s’aimant !
Moi désormais je vis pour celle que j’adore ;
Ce qu’on dira de nous je veux qu’elle l’ignore ;

Durant nos soirs d’hiver, ou l’été dans nos bois,
Pour lui remplir le cœur c’est assez de ma voix ;
Tout d’elle m’appartient ; mon amour l’environne,
Et ma main à loisir lui tresse une couronne,
Une noble couronne aux immortelles fleurs,
Et dont en rêve un Dieu m’a donné les couleurs.


Une légère teinte d’ironie n’est-elle pas répandue dans cette pièce, et le poëte n’y affecte-t-il pas, comme à plaisir, la langueur sentimentale ? C’est une simple conjecture que nous soumettons a la sagacité du lecteur.

(Note de l’Éditeur.)



PENSÉE D’AUTOMNE


Jardin du Luxembourg, novembre.


Au déclin de l’automne, il est souvent des jours
Où l’Année, on dirait, va se tromper de cours.
Sous les grands marronniers, sous les platanes jaunes,
Sous les pâles rideaux des saules et des aunes,
Si par un levant pur ou par un beau couchant
L’on passe, et qu’on regarde aux arbres, tout marchant,
À voir sur un ciel blanc les noirs réseaux des branches,
Et les feuilles à jour, aux inégales tranches,
Creuses par le milieu, les deux bords en croissants,
Figurer au soleil mille bourgeons naissants ;
Dans une vapeur bleue, à voir tous ces troncs d’arbre
Nager confusément avec leurs dieux de marbre,
Et leur cime monter dans un azur si clair ;
À sentir le vent frais qui parfume encor l’air ;

On oublie à ses pieds la pelouse flétrie,
Et la branche tombée et la feuille qui crie,
Trois fois, près de partir, un charme vous retient,
Et l’on dit : « N’est-ce pas le printemps qui revient ? »

Avant la fin du jour il est encore une heure,
Où, pèlerin lassé qui touche à sa demeure,
Le soleil au penchant se retourne pour voir,
Malgré tant de sueurs regrettant d’être au soir ;
Et, sous ce long regard où se mêle une larme,
La nature confuse a pris un nouveau charme ;
Elle hésite un moment, comme dans un adieu ;
L’horizon à l’entour a rougi tout en feu ;
La fleur en tressaillant a reçu la rosée ;
Le papillon revole à la rose baisée,
Et l’oiseau chante au bois en ramage brillant :
« N’est-ce pas le matin ? n’est-ce pas l’Orient ? »

Oh ! si pour nous aussi, dans cette vie humaine,
Il est au soir une heure, un instant qui ramène
Les amours du matin et leur volage essor,
Et la fraîche rosée, et les nuages d’or ;
Oh ! si le cœur, repris aux pensers de jeunesse
(Comme s’il espérait, hélas ! qu’elle renaisse),
S’arrête, se relève avant de défaillir,
Et s’oublie un seul jour à rêver sans vieillir,
Jouissons, jouissons de la douce journée,
Et ne la troublons pas, cette heure fortunée ;
Car l’hiver pour les champs n’est qu’un bien court sommeil :
Chaque matin au ciel reparaît le soleil ;
Mais qui sait si la tombe a son printemps encore,
Et si la nuit pour nous rallumera l’aurore ?



ROSE


Χαιρε σύ. — Καὶ σύ γε χαῖρε
Philodème, Épigr., 3 (Analecta de Brunck)


Entre les orangers, oh ! qu’il fait beau, le soir,
Se promener au frais, respirer et s’asseoir,
Voir passer cent beautés dont le regard enivre,
Et celles au long voile, et celles qu’on peut suivre !
Mais, assise à deux pas, avec son œil châtain
Et ses cheveux cendrés sur un cou de satin,
Plus blanche que jamais bergère au pied d’un hêtre
Son mouchoir à la main, j’ai cru la reconnaître,
C’est Rose. « Bonjour, Rose. » — « Ah ! c’est vous que je vois,
Méchant ; et n’être pas venu de tout un mois ! »
Et je m’assieds, pressant déjà sa main charmante ;
Rose aime à pardonner presque autant qu’une amante ;
Rose est bonne ; elle est faible, et son souris changeant
Vers les ingrats toujours revient plus indulgent.
Et d’abord, aux doux mots mêlés de gronderie,
Aux mille questions sur sa santé chérie,
Sur ses yeux plus éteints, son front plus pâle ; et puis
À mes soins empressés quand je la reconduis ;
À nous voir, si légers, descendre la terrasse,
Moi cherchant sous le schall sa taille que j’embrasse ;
Et, dès qu’à l’entresol sont tirés les verrous,
À nos baisers encore, à nos combats si doux,
Au fichu repoussé qu’enfle une gorge ardente,
Aux cheveux débouclés sous ma lèvre mordante,
Au sofa gémissant que voile un demi-jour,
Aux soupirs de l’alcôve, on dirait de l’amour.
Mais, hélas ! quand parmi ces fureurs de jeunesse

Tarit la jouissance,… avant qu’elle renaisse,…
Même aux bras l’un de l’autre, oh ! que l’amour est loin !
Car de quoi se parler, bien qu’on soit sans témoin ?
Et quels pleurs essuyer, et quels serments se faire
De vivre et de mourir pour l’être qu’on préfère ?
Quel souci de se voir en dépit des jaloux,
De régler longuement le prochain rendez-vous ?
Si ce sera demain, dans le parc, à la brune,
Ou sous la jalousie, au coucher de la lune ?
Et comment éviter les endroits hasardeux ?
Délicieux tourments ! nous en ririons tous deux.
Pourtant il faut causer, se dire quelque chose :
Je te demande alors, te voyant triste, ô Rose,
Ton pays, ta famille, et tes secrets ennuis,
Et l’emploi de tes jours ; je connais trop les nuits !
Comme ta jeune sœur que la pudeur décore,
Dis-moi, sage à quinze ans, voudrais-tu l’être encore ?
Rêves-tu quelquefois à l’avenir… longtemps ?
On n’aura pas toujours ces blonds cheveux flottants,
Ni sous les grains de nacre une épaule nacrée ;
On n’aura pas toujours, courtisane adorée,
Billets et bracelets, et doigts chargés d’anneaux,
Au bal autour de soi de galants dominos,
Des jeunes gens oisifs, sous la croisée ouverte,
À travers le rideau de soie à frange verte,
Épiant le regard qui doit les secourir,
Des cœurs désespérés s’obstinant à mourir,
Et, sans parler des vieux, entre les jeunes même,
Quelque beau préféré que tendrement l’on aime !
L’âge vient, la fraîcheur se fane, et l’abandon
Succède à tout ce bruit… Pardon, Rose, pardon !
Je vois à ta paupière une larme qui brille…
Ne m’en veux pas du moins et reste bonne fille.



ITALIE


À mon ami Paul F… (Foucher).


O ubi campi !


Et pourtant le bonheur m’aurait été facile !
Que le sort aussi bien n’a-t-il jeté mes pas
Au rivage d’Otrante, aux plaines de Sicile,
Aux bosquets de Pestum que je ne verrai pas[10] !

Là, de nuit sur un roc, et de jour sous l’ombrage,
Rêveur et nonchalant, couché comme un pasteur,
Loin de l’humain troupeau qu’a dispersé l’orage,
J’aurais aimé du ciel mesurer la hauteur.

J’aurais aimé le flot de ces rives fécondes,
Les citrons dans la haie où le ramier s’endort,
Quelques vapeurs dans l’air comme de blanches ondes,
Et les astres au lac comme des graviers d’or ;

Et les chants du pêcheur, fils d’une noble race,
Fort et vêtu de peaux, tel qu’un ancien Sabin,
Et la vierge, au front brun, au marcher plein de grâce,
Qui pend sa robe au myrte et descend dans le bain.


Pour échapper aux maux que fait la destinée,
Pour jouir ici-bas des fleurs de ma saison,
Et doucement couler cette humaine journée,
Que me faut-il ?… du ciel, de l’onde et du gazon,

Et, quand pâlit au soir la lumière affaiblie,
Une amoureuse voix, qui meurt à mon côté,
Qui dit non bien souvent et bien souvent l’oublie,
Des pleurs dans deux beaux yeux, un beau sein agité.

Que m’importent à moi les souvenirs antiques,
Et les os dispersés de tant d’illustres morts,
Et les noms qu’on veut lire au fronton des portiques,
Misène et son clairon, Caprée et ses remords,

Et les temples sous terre, et les urnes d’argile,
Tous ces objets si vains de si doctes débats ?
Et que m’importe encor le tombeau de Virgile,
El l’éternel laurier auquel je ne crois pas ?

Mais conte-moi longtemps, jeune Napolitaine,
Les noms harmonieux des arbres de ce bois ;
Nomme-moi les coteaux avec chaque fontaine,
Et les blanches villas qu’à l’horizon je vois ;

Dis-moi les mille noms de la sainte Madone
Dont tu baisas souvent le long voile doré,
Et ces autres doux noms que ton amour me donne
Et que me rend plus doux l’idiome adoré.

Oh ! jure de m’aimer ; alors je te veux croire.
Rien n’est sûr ici-bas qu’un humide baiser,
Que le rayon tremblant d’une prunelle noire,
Que de sentir un sein sous la main s’apaiser ;


Rien n’est sûr que de voir contre une épaule nue
Se briser en jouant des ondes de cheveux,
De cueillir les soupirs d’une bouche ingénue,
D’écouter succéder le silence aux aveux ;

De l’entendre jurer, quand tout change autour d’Elle,
Qu’un éternel amour doit pour vous l’enflammer,
Et de jurer aussi qu’on veut mourir fidèle…
Rien n’est sûr ici-bas, rien n’est bon que d’aimer !


À DAVID


statuaire.


À l’heure où l’on est loin de la foule envieuse,
Quand la neige, à minuit, lente, silencieuse,
Tombe aux toits endormis,
Et que seul, ô David, dans ton atelier sombre
Tu veilles au milieu de tes bustes sans nombre
Comme au milieu d’amis ;

Quand ton poêle s’éteint ; quand ta lampe mourante
Tremble à tous ces fronts blancs, et, comme une âme errante
Passe et joue à l’entour,
Bien des fois, n’est-ce pas ? l’enthousiasme austère
Par degrés te saisit et t’enlève à la terre,
Épris d’un noble amour !

Tu penses à la gloire, à l’oubli qu’on redoute,
À semer ici-bas le marbre sur la route
Où d’autres vont venir,

À prendre rang un jour au Panthéon sublime
Des hôtes immortels que ton ciseau ranime
Et garde à l’avenir.

Et déjà sous la lampe et ses rayons débiles,
Tu vois autour de toi tes marbres immobiles
Frémir et s’ébranler,
Ils vivent : un regard sort de chaque paupière ;
Comme le Commandeur, tous ces hommes de pierre
Te font signe d’aller.

Et bientôt, s’agitant, ils passent sur ta tête,
Puis repassent ; et toi, tu voudrais à la fête
Suivre ces grands vieillards :
Telles sur Ossian, au sein des nuits neigeuses,
Se penchent des aïeux les Ombres voyageuses
Que bercent les brouillards.

Le pan de leur manteau flotte aux vents et te touche ;
Ému, tu sens la voix expirer à ta bouche
Et tes yeux se mouiller ;
Et l’extase pour toi prolonge ce beau rêve,
Jusqu’à ce que ta lampe en mourant te l’enlève
Et te vienne éveiller.

Hélas ! dans les cités la foule qui sommeille ;
Çà et là, vers minuit, l’artiste en pleurs qui veille
Et lève au ciel les bras,
Et quelques noms sacrés que toujours lui ramène
Un ardent souvenir, c’est là la gloire humaine,
David, et tu l’auras !


Tu l’auras ; car, puisant dans ta pierre féconde,
D’Argos à Panama tu vas orner le monde
D’illustres monuments ;
Tu peuples de héros les vieux ponts de nos villes,
Les continents nouveaux, et les lointaines îles,
Et les tombeaux dormants.


SONNET

Pour un ami.


Que de fois, près d’Oxford, en ce vallon charmant,
Où l’on voit fuir sans fin des collines boisées,
Des bruyères couper des plaines arrosées,
La rivière qui passe et le vivier dormant,

Pauvre étranger d’hier, venu pour un moment,
J’ai reconnu, parmi les maisons ardoisées,
Le riant presbytère et ses vertes croisées,
Et j’ai dit en mon cœur : Vivre ici seulement !

Hélas ! si c’est là tout, qu’est-ce donc qui m’entraîne ?
Pourquoi si loin courir ? pourquoi pas la Touraine ;
Le pays de Rouen et ses pommiers fleuris ?

Un chaume du Jura, sous un large feuillage,
Ou bien, encor plus près, quelque petit village,
D’où, par delà Meudon, l’on ne voit plus Paris ?


SONNET


Chacun en sa beauté vante ce qui le touche ;
L’amant voit des attraits où n’en voit point l’époux ;
Mais que d’autres, narguant les sarcasmes jaloux,
Vantent un poil follet au-dessus d’une bouche ;

D’autres, sur des seins blancs un point comme une mouche ;
D’autres, des cils bien noirs à des yeux bleus bien doux,
Ou sur un cou de lait des cheveux d’un blond roux ;
Moi, j’aime en deux beaux yeux un sourire un peu louche :

C’est un rayon mouillé ; c’est un soleil dans l’eau,
Qui nage au gré du vent dont frémit le bouleau ;
C’est un reflet de lune aux rebords d’un nuage ;

C’est un pilote en mer, par un ciel obscurci,
Qui s’égare, se trouble, et demande merci,
Et voudrait quelque Dieu, protecteur du voyage.


SONNET


En ces heures souvent que le plaisir abrège,
Causant d’un livre à lire et des romans nouveaux,
Ou me parlant déjà de mes prochains travaux,
Suspendue à mon cou, tu me dis : Comprendrai-je ?


Et ta main se jouant à mon front qu’elle allége,
Tu vantes longuement nos sublimes cerveaux,
Et tu feins d’ignorer… Sais-tu ce que tu vaux,
Belle Ignorante aux blonds cheveux, au cou de neige ?

Qu’est toute la science auprès d’un sein pâmé,
Et d’une bouche en proie au baiser enflammé,
El d’une voix qui pleure et chante à l’agonie ?

Ton frais regard console en un jour nébuleux ;
On lit son avenir au fond de tes yeux bleus,
Et ton sourire en sait plus long que le génie.


SONNET

IMITÉ DE WORDSWORTH.


Je ne suis pas de ceux pour qui les causeries,
Au coin du feu, l’hiver, ont de grandes douceurs ;
Car j’ai pour tous voisins d’intrépides chasseurs,
Rêvant de chiens dressés, de meutes aguerries,

Et des fermiers causant jachères et prairies,
Et le juge de paix avec ses vieilles sœurs,
Deux revêches beautés parlant de ravisseurs,
Portraits comme on en voit sur les tapisseries.

Oh ! combien je préfère à ce caquet si vain,
Tout le soir, du silence, — un silence sans fin ;
Être assis sans penser, sans désir, sans mémoire ;


Et, seul, sur mes chenets, m’éclairant aux tisons,
Écouter le vent battre, et gémir les cloisons,
Et le fagot flamber, et chanter ma bouilloire !


SONNET


IMITÉ DE WORDSWORTH.


Ne ris point des sonnets, ô Critique moqueur !
Par amour autrefois en fit le grand Shakespeare ;
C’est sur ce luth heureux que Pétrarque soupire,
Et que le Tasse aux fers soulage un peu son cœur ;

Camoens de son exil abrége la longueur,
Car il chante en sonnets l’amour et son empire ;
Dante aime cette fleur de myrte, et la respire,
Et la mêle au cyprès qui ceint son front vainqueur ;

Spencer, s’en revenant de l’île des féeries,
Exhale en longs sonnets ses tristesses chéries ;
Milton, chantant les siens, ranimait son regard :

Moi, je veux rajeunir le doux sonnet en France ;
Du Bellay, le premier, l’apporta de Florence,
Et l’on en sait plus d’un de notre vieux Ronsard.



SONNET


IMITÉ DE KEATS.
(EN S’EN REVENANT UN SOIR DE NOVEMBRE.)


Piquante est la bouffée à travers la nuit claire ;
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles au ciel font froid en scintillant,
Et j’ai, pour arriver, bien du chemin à faire.

Pourtant, je n’ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d’argent dans le blanc firmament[11],
Ni de la feuille morte à l’affreux sifflement,
Ni même du bon gite où tu m’attends, mon frère !

Car je suis tout rempli de l’accueil de ce soir,
Sous un modeste toit où je viens de m’asseoir,
Devisant de Milton l’aveugle au beau visage ;

De son doux Lycidas par l’orage entraîné ;
De Laure en robe verte, en l’avril de son âge,
Et du féal Pétrarque en pompe couronné.



LA PLAINE

À mon ami Antoni D….. (DESCHAMPS).


Octobre.

Après la moisson faite et tous les blés rentrés,
Quand depuis plus d’un mois les champs sont labourés,
Qu’il gèlera demain, et qu’une fois encore
L’Automne, du plus haut des coteaux qu’elle dore,
Se retourne en fuyant, le front dans un brouillard,
Oh ! que la plaine est triste autour du boulevard !
C’est au premier coup d’œil une morne étendue,
Sans couleur ; çà et là quelque maison perdue,
Murs frêles, pignons blancs en tuiles recouverts ;
Une haie à l’entour en buissons jadis verts ;
Point de fumée au toit ni de lueur dans l’âtre ;
De grands tas aux rebords des carrières de plâtre ;
Des moulins qui n’ont rien à moudre, ou ne pouvant
Qu’à peine remuer leurs quatre ailes au vent,
Et loin, sur les coteaux, au-dessus des villages,
De longs bois couronnés de leurs derniers feuillages ;
Car, tandis que de l’arbre en la plaine isolé
Le beau feuillage au vent s’en est d’abord allé,
Les bois sur les coteaux, comme l’homme en famille,
Résistent plus longtemps : un pâle rayon brille
Sur ce front de verdure à demi desséché,
Quand pour d’autres déjà le soleil est couché.
Mais dans la plaine, quoi ? des jachères pierreuses,
Et de maigres sillons en veines malheureuses,

Que la bêche, à défaut de charrue, a creusés ;
Et sur des ceps flétris des échalas brisés ;
De la cendre par place, un reste de fumée,
Et le sol tout noirci de paille consumée ;
Parfois un pâtre enfant, à la main son pain bis,
Dans le chaume des blés paissant quelques brebis ;
À ses pieds son chien noir, regardant d’un air grave
Une vieille qui glane au champ de betterave.
Et de loin l’on entend la charrette crier
Sous le fumier infect, le fouet du voiturier,
De plus près les grillons sous l’herbe sans rosée,
Ou l’abeille qui meurt sur la ronce épuisée,
Ou craquer dans le foin un insecte sans nom ;
D’ailleurs personne là pour son plaisir, sinon
Des chasseurs, par les champs, regagnant leurs demeures,
Sans avoir aperçu gibier depuis six heures…
Moi pourtant je traverse encore à pas oisifs,
Et je m’en vais là-bas m’asseoir où sont les ifs.


STANCES

IMITÉ DE KIRKE WHITE.


Puisque, sourde à mon vœu, la fortune jalouse
Me refuse un toit chaste ombragé d’un noyer,
Quelques êtres qu’on aime et qu’on pleure, une épouse,
Et des amis, le soir, en cercle à mon foyer,

Ô nobles facultés, ô puissances de l’âme,
Levez-vous, et versez à ce cœur qui s’en va

L’huile sainte du fort, et ranimez sa flamme ;
Qu’il oublie aujourd’hui ce qu’hier il rêva.

Lorsque la nuit est froide, et que seul, dans ma chambre,
Près de mon poêle éteint j’entends siffler le vent,
Pensant aux longs baisers qu’en ces nuits de décembre
Se donnent les époux, mon cœur saigne, et souvent,

Bien souvent je soupire, et je pleure, et j’écoute.
Alors, ô saints élans, ô prière, arrivez ;
Vite, emportez-moi haut sous la céleste voûte,
À la troisième enceinte, aux parvis réservés !

Que je perde à mes pieds ces plaines nébuleuses,
Et l’hiver, et la bise assiégeant mes volets !
Que des sphères en rond les orgues merveilleuses
Animent sous mes pas le jaspe des palais ;

Que je voie à genoux les Anges sans paroles ;
Qu’aux dômes étoilés je lise, triomphant,
Ces mots du doigt divin, ces mystiques symboles,
Grands secrets qu’autrefois connut le monde enfant ;

Que lisaient les vieillards des premières années,
Qu’à ses fils en Chaldée enseignait chaque aïeul….
Sans plus songer alors à mes saisons fanées,
Peut-être j’oublierai qu’ici-bas je suis seul.



ESPÉRANCE


À mon ami Ferdinand D….. (DENIS).


Ce soleil-ci n’est pas le véritable, je m’attends à mieux.
Ducis.


Quand le dernier reflet d’automne
A fui du front chauve des bois ;
Qu’aux champs la bise monotone
Depuis bien des jours siffle et tonne,
Et qu’il a neigé bien des fois ;

Soudain une plus tiède haleine
A-t-elle passé sous le ciel :
Soudain, un matin, sur la plaine,
De brumes et de glaçons pleine,
Luit-il un rayon de dégel :

Au soleil, la neige s’exhale ;
La glèbe se fond à son tour ;
Et sous la brise matinale,
Comme aux jours d’ardeur virginale,
La terre s’enfle encor d’amour.

L’herbe, d’abord inaperçue,
Reluit dans le sillon ouvert ;
La sève aux vieux troncs monte et sue ;
Aux flancs de la roche moussue
Perce déjà le cresson vert.


Le lierre, après la neige blanche,
Reparaît aux crêtes des murs ;
Point de feuille, au bois, sur la branche ;
Mais le suc en bourgeons s’épanche,
Et les rameaux sont déjà mûrs.

Le sol rend l’onde qu’il recèle ;
Et le torrent longtemps glacé
Au front des collines ruisselle,
Comme des pleurs aux yeux de celle
Dont le désespoir a passé.

Oiseaux, ne chantez pas l’aurore,
L’aurore du printemps béni ;
Fleurs, ne vous pressez pas d’éclore :
Février a des jours encore,
Oh ! non, l’hiver n’est pas fini.




Ainsi, dans l’humaine vieillesse,
Non loin de l’éternel retour,
La brume par moments nous laisse,
Et notre œil, malgré sa faiblesse,
Entrevoit comme un nouveau jour :

Étincelle pâle et lointaine
De soleils plus beaux et meilleurs,
Reflet de l’ardente fontaine,
Aurore vague, mais certaine,
Du printemps qui commence ailleurs !



PENSÉES



Joseph avait l’habitude d’écrire sur des feuilles volantes, sur de petits carrés de papier, et quelquefois aux marges de ses livres, les idées, les remarques qu’il avait entendues de ses amis, ou qui lui venaient, à lui-même, dans ses lectures et ses promenades. Nous en avons ici réuni quelques-unes sous le titre de Pensées. Ces Pensées ont trait à divers points spéciaux de poésie et d’art, auxquels Joseph avait beaucoup réfléchi vers les derniers temps, et elles ne seront peut-être pas sans intérêt pour les lecteurs curieux de ces sortes de questions.


I

La vérité, en toutes choses, à la prendre dans son sens le plus pur et le plus absolu, est ineffable et insaisissable ; en d’autres termes, une vérité est toujours moins vraie, exprimée, que conçue. Pour l’amener à cet état de clarté et de précision qu’exige le langage, il faut, plus ou moins, mais nécessairement et toujours, y ajouter et en retrancher ; rehausser les teintes, repousser les ombres, arrêter les contours ; de là tant de vérités exprimées, qui ressemblent aux mêmes vérités conçues, comme, en sculpture, des nuages de marbre ressemblent à des nuages. C’est souvent un peu la faute de l’ouvrier, c’est toujours et surtout la faute de la matière. Est-ce à dire qu’il faille prendre garde d’exprimer la vérité, de peur de l’altérer ? Non, certes. Mais, quelque idée qu’on exprime, on ne saurait trop se souvenir de ce qu’on en laisse et de ce qu’on y met, y apporter, mentalement au moins, toutes les restrictions que supprime la tranchante célérité du langage, et avoir constamment sous l’œil de l’esprit le vaste et flottant exemplaire dans lequel on a taillé. Si l’écrivain philosophe et critique doit ainsi procéder pour se bien comprendre lui-même et ne pas être dupe de ses formules, à plus forte raison le lecteur de bonne foi doit-il s’habituer à voir les choses sous les mots, à tenir compte, chemin faisant, de mille circonstances sous-entendues, à suivre avec son auteur la large et moyenne voie, plutôt que de s’accrocher, comme un enfant mutin, aux ronces du fossé. De la sorte, que de discussions évitées, qui ne servent qu’à retarder et à fourvoyer auteur et lecteur ! Pour entendre cette note et la trouver vraie, on a besoin de faire ce que j’y conseille.


II

« Il y a toujours les trois quarts d’absurde dans tout ce que nous disons, » a dit un homme de génie de nos jours[12], et ce mot profond, quand il échappa à l’illustre professeur, était accompagné de ce demi-sourire socratique qui fait justice d’avance des moqueurs et de tous les gens d’esprit qui ne comprennent pas. Dans ce que nous écrivons, il y a toujours et presque nécessairement les trois quarts d’inexact, d’un incomplet qui a besoin de correctif, et qui donne beau jeu aux lecteurs de mauvaise volonté. Mais qui est-ce qui écrit pour les lecteurs de mauvaise volonté ?


III

Dans toutes les querelles littéraires du temps, M. de Chateaubriand est hors de cause ; et ce n’est pas là seulement un pur hommage rendu à l’illustre écrivain, c’est une justice. En répandant ses fécondes et salutaires influences sur tout le siècle, M. de Chateaubriand a mérité, pour mille raisons, de n’être pas plus spécialement adopté par certaine classe d’esprits que par certaine autre. Chacun l’admire à sa façon, et trouve pour ainsi dire son compte avec lui. Tout ce qu’il y a de jeune et de distingué se ressent de sa présence, et s’anime à quelques-uns de ses rayons. Avec Bonaparte, M. de Chateaubriand ouvre le siècle et y préside ; mais on ne peut dire de lui, non plus que de Bonaparte, qu’il ait fait école[13].

Il n’en est pas ainsi d’André Chénier ni de madame de Staël ; et, à vrai dire, l’ancien parti classique étant définitivement ruiné, c’est entre les disciples ou plutôt les successeurs de ce jeune poëte et ceux de cette femme célèbre que s’agite la querelle. Cela devait être. Lancée avant dans les choses de ce monde, mêlée à toutes les agitations politiques du temps, d’un infatigable mouvement d’esprit et d’une curiosité immense, improvisant et proclamant chaque jour des idées vraies ou fausses, mais neuves avant tout, prompte à deviner, à admirer et à transmettre ses admirations, madame de Staël semble avoir décidé de la vocation de beaucoup d’esprits distingués ; ou plutôt, les mêmes circonstances qui ont produit madame de Staël, agissant sur d’autres esprits de la même nature, les ont poussés dans les mêmes voies. Sans doute, depuis elle, des études philosophiques, historiques et littéraires, plus précises et plus profondes, sont venues donner aux esprits de cette école une maturité et un aplomb qui n’étaient ni du sexe ni de la position de l’illustre prêcheuse. Mais ce qui leur est resté commun avec elle, c’est la curiosité dans toutes les directions de la pensée humaine, une vaste et rapide intelligence des époques et des hommes, une mobilité et une capacité d’admiration excessives, un besoin d’expansion qui leur fait débiter toujours et partout leurs doctrines. Au milieu d’un pareil tourbillon d’idées et de paroles, on sent que la forme, le style (à prendre ce mot dans son sens le plus étendu), a dû être négligé souvent et brusqué quelquefois, sinon avec intention, du moins par nécessité, Ç’a été là le côté infirme du talent de madame de Staël et de ses disciples. En sentant fortement et même en régénérant l’art par de vivifiantes croyances, ils n’ont pas exécuté d’œuvre ; l’Exegi monumentum n’a pas été leur devise ; ils ont improvisé en causant ; ils ont esquissé au trait et moulé en argile ; ils n’ont pas achevé de tableau, ni sculpté en marbre. D’un autre côté, les successeurs d’André Chénier, isolés à l’origine par des circonstances particulières de naissance, de condition sociale et, si l’on veut, de préjugés, nourris et vivant au sein d’idées, étroites peut-être, mais hautes et fortes, se sont retirés de bonne heure des discussions et des tracasseries politiques, où une première fougue chevaleresque les avait lancés ; ils se sont fait, à part, et dans une atmosphère sereine, une vie de calme et de loisir ; laissant à d’autres les théories et la polémique, ils ont abordé l’art en artistes, et se sont mis amoureusement à créer. Mais, tout isolés qu’ils étaient du tourbillon, l’air du siècle montait jusqu’à eux, et ils le respiraient avec bonheur. Les vieux préjugés s’évanouissaient insensiblement à leurs yeux, et ne conservaient que leur sens mystique et sublime. Les grands résultats historiques et philosophiques du temps obtenaient de leur esprit, sinon adhésion complète, du moins examen sérieux ; et s’il leur reste encore aujourd’hui quelque progrès à faire de ce côté, si, de leur part, toute justice n’est pas rendue encore à certains travaux et à certains hommes, le temps achèvera ce qui est si bien commencé ; et, d’ailleurs, ce sont là des dissidences à peu près inévitables entre contemporains. Ce qui était surtout inévitable, et ce qui arrive en ce moment, c’est la querelle de la forme ou du style qui occupe si fort les deux écoles. Il n’y a pas bien longtemps qu’elles se sont aperçues combien elles différaient d’opinion sur ce point. Les voilà donc aux prises ; mais, selon nous, l’école poétique a pour elle ici toutes raisons de gagner sa cause. Car, ne pouvant nier la gravité du style et de la forme dans l’art, l’autre école est réduite à rappeler que le style et la forme ne viennent qu’après les idées, les conceptions et les sentiments ; que réduire l’art à une question de forme, c’est le rapetisser et le rétrécir outre mesure ; qu’à force de s’attacher à la forme, on court risque de tomber dans la science et de lâcher la poésie ; qu’on peut être grand poëte avec beaucoup d’indifférence pour les détails de facture, etc., etc. : toutes remarques fort justes que les successeurs d’André Chénier sont les premiers à reconnaître, et qui ne touchent en rien au fond de la question. Et, en effet, parce qu’on donne certains conseils de style et qu’on révèle certains secrets nouveaux de forme, on ne prétend pas contester la prééminence des sentiments et des conceptions ; et, si l’on ne juge pas à propos d’en parler, c’est que la critique éclairée des disciples de madame de Staël laisse peu à dire sur ce sujet, et que les idées en circulation, touchant la vérité locale, la peinture fidèle des caractères, la naïveté des croyances, le cri instinctif et spontané des passions, sont plus qu’il n’en faut au génie, sans pouvoir jamais suffire à la médiocrité. Quant aux détails techniques dont il s’agit, au contraire, le génie n’est pas tenu de les deviner du premier coup, et, lorsqu’on l’en aura averti, il ne sera ni moins grand ni moins libre pour s’y conformer. Les successeurs d’André Chénier, d’ailleurs, sont poëtes avant tout : ils laissent dire à d’autres tout ce qu’on peut dire d’excellent et de général sur l’art sans être artiste et praticien ; ils se contentent d’appeler l’attention sur un petit nombre d’articles de fine et délicate critique dont les poëtes seuls ont conscience, et que, seuls, ils peuvent signaler. Or, à examiner ces articles de très-près, il est difficile, selon moi, de ne pas être de l’avis des poëtes.


IV

Un des premiers soins de l’école[14] d’André Chénier a été de retremper le vers flasque du dix-huitième siècle, et d’assouplir le vers un peu roide et symétrique du dix-septième ; c’est de l’alexandrin surtout qu’il s’agit. Avec la rime riche, la césure mobile et le libre enjambement, elle a pourvu à tout, et s’est créé un instrument à la fois puissant et souple. Ceci pourtant demande quelques restrictions, ou plutôt quelques explications.

1° Même sous le régime de Boileau et de l’Art poétique, le vers du drame (tragédie ou comédie) avait conservé certaines franchises refusées au vers de l’épître, de la satire et de l’élégie.

2° Le vers de la comédie en particulier, sous la plume de Molière, avait été tout ce qu’il pouvait être ; la comédie des Plaideurs ne laisse rien non plus à désirer sur ce point.

3° Avant le régime de Boileau, Corneille avait mêlé le vers comique au tragique, comme dans le Cid et Nicomède.

Mais le Cid et Nicomède, les Plaideurs et les pièces en vers de Molière mis hors de cause, l’alexandrin de l’école nouvelle lui est tout à fait propre, et, pour en retrouver d’anciens exemples, il ne faut pas remonter moins haut que Bégnier, Baïf et Ronsard. Cette prétention irrite beaucoup certains critiques, qui, sans trop désapprouver les coupes et les enjambements de l’école nouvelle, répugnent à lui faire honneur de l’invention, et se piquent de retrouver dans l’alexandrin tragique de Racine tous ces prétendus perfectionnements modernes de mécanisme et de facture. À les entendre, lorsque André Chénier fait de bons vers, il ne les fait pas autrement que Racine. En supposant l’assertion exacte, ce serait déjà une innovation d’André Chénier d’avoir introduit dans le vers d’épître et d’élégie les franchises réservées jusque-là au vers tragique ; ce serait avoir marché d’un pas au delà de Boileau. Mais, malgré notre respect et notre admiration sans bornes pour l’alexandrin tragique de Racine, nous ne pouvons y voir que la vieille forme merveilleusement traitée, et nous défions qui que ce soit d’y découvrir rien de pareil à quelques exemples que nous allons citer en échantillons de la forme nouvelle.

André Chénier, après l’invocation de son Aveugle à Sminthée-Apollon, dit ;

C’est ainsi qu’achevait l’Aveugle en soupirant,
Et prés des bois marchait[15], faible, et sur une pierre
S’asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,
Le suivaient, accourus aux abois turbulents
Des molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants.

Et plus loin, dans le chant de l’Aveugle :

Commençons par les Dieux : — Souverain Jupiter,
Soleil qui vois, entends, connais tout : et toi, mer,
Fleuves, terre, et noirs Dieux des vengeances trop lentes,
Salut ! venez à moi, de l’Olympe habitantes,
Muses ; vous savez tout, vous, Déesses ! et nous,
Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous.


Le vieillard divin poursuit : il chante l’origine des choses ; le débrouillement du chaos, les premiers arts, les guerres des Dieux et des héros ; puis les combats humains, les assauts, les sacs de ville ;

Puis aussi les moissons joyeuses, les troupeaux
Bêlants ou mugissants, les rustiques pipeaux, etc.


Et dans une élégie, chef-d’œuvre de grâce et de mollesse :

Les belles font aimer ; elles aiment. Les belles
Nous charment tous. Heureux qui peut être aimé d’elles !
Sois tendre, même faible ; on doit l’être un moment ;
Fidèle, si tu peux. Mais conte-moi comment,
Quel jeune homme aux yeux bleus, etc.


Émile Deschamps, dans une épître à son ami Alfred de Vigny, lui parle de cette lyre antique,

Que Chénier réveilla si fraîche, et dont l’ivoire
S’échappa sanglant de ses mains.


Dans la traduction déjà célèbre, quoique inédite encore, de Roméo et Juliette, Mercutio, blessé à mort, s’écrie en plaisantant :

Le coup n’est pas très-fort ; non, il n’est pas, sans doute,
Large comme un portail d’église, ni profond
Comme un puits ; c’est égal ; la botte est bien à fond.


Victor Hugo dit dans un de ses chants grecs :

Un Klephte a pour tout bien l’air du ciel, l’eau des puits,
Un bon fusil bronzé par la fumée, et puis
La liberté sur la montagne.


Pierre Lebrun, dont le style chaud et franc, est bien supérieur à celui de son homonyme, tout blasonné de mythologie et de majuscules[16], dit au second chant de son Voyage en Grèce :


. . . . . . . . . . . . Les platanes épais
Près des sources encor se plaisent à s’étendre
En dômes transparents ; leurs rameaux n’ont jamais
Sur la terre laissé tomber un jour plus tendre.


Barthélemy et Méry, au second chant du dernier et du plus beau de leurs poëmes :

Aux premières lueurs de l’aube, sur la rive,
Épuisé de sa course un messager arrive.


Alfred de Vigny, dans la Dryade :

Ida ! j’adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs, mêlés de grappes et d’acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d’or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encor
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S’élancent ; et son œil, de feux étincelant,
Brille comme Phœbus sous le signe brûlant.


Al. Soumet, qui est souvent de l’école de Racine, s’en sépare lorsqu’il dit :

Oui, disait l’une, c’est notre douce patronne.
La sainte du berceau, l’ange des cœurs souffrants,
Oh ! venez sous mon toit guérir mes vieux parents
Qui sont malades. — L’autre en souriant la prie, etc.


Moi-même, s’il est permis de me citer après de tels noms sur une question de fait, trouverai-je chez Racine des exemples qui me justifieraient d’avoir écrit :

Les matins de printemps, quand la rosée enivre
Le gazon embaumé, je sors avec un livre
Par la porte du bois.


Et dans un sonnet :

Ce n’est pas un aveu que mon ardeur réclame ;

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce n’est pas d’enlacer en mes bras le contour

De ces bras, de ce sein ; d’embraser de ma flamme
Ces lèvres de corail si fraîches ; non, Madame, etc.


Et en parlant de ma Muse :

Elle n’est pas la vierge ou la veuve éplorée
Qui d’un cloître désert, d’une tour sans vassaux
Solitaire habitante, erre sous les arceaux,
Disant un nom ; descend aux tombes féodales, etc.


Et pour dernière citation :

… Oh ! ce n’est pas une scène sublime,
Un fleuve résonnant ; des forêts dont la cime
Flotte comme une mer, ni le front sourcilleux
Des vieux monts tout voûtés se mirant aux lacs bleus.


Ira-t-on conclure de ces différences essentielles que la forme de Racine ne se rencontre jamais chez André Chénier et ses successeurs ? Rien ne serait moins exact. En se permettant de jeter souvent le vers dans un nouveau moule, on ne s’est pas interdit de s’en tenir à l’ancien quand il suffisait ; suivant l’adage vulgaire, qui peut le plus peut le moins, et, envisagé de la sorte, l’alexandrin de Racine n’est qu’un cas particulier de la formule générale d’André Chénier. Nous reconnaîtrons même très-volontiers que ce cas doit rester le plus fréquent dans l’application. Sur vingt bons vers de l’école moderne, il y en aura toujours quinze qu’à la rigueur Racine aurait pu faire.


V

On rencontre de par le monde des critiques qui emploient tout leur esprit, et ils en ont beaucoup[17], à obscurcir les questions. Ne pouvant rompre la chaîne de certaines idées, ils se plaisent à l’embrouiller ; faisons-leur toucher au doigt deux ou dois anneaux ; et après cela qu’ils nient encore, s’ils le veulent obstinément.

1° L’alexandrin de Ronsard, de Baïf, de Régnier, est-il au fond le même que celui d’André Chénier ? Évidemment oui.

2° L’alexandrin d’André Chénier est-il celui de Racine ? Évidemment non.

3° Est-il davantage celui de Delille ? Pas le moins du monde.

4° Or, maintenant, l’alexandrin de l’école moderne ressemble-t-il à l’alexandrin d’André Chénier plus qu’à celui de Racine ou qu’à celui de Delille ? Évidemment oui.

La question une fois posée et résolue en ces termes, hâtons-nous d’ajouter que les poëtes modernes n’y mettent pas plus d’importance qu’il ne convient. On a commencé par les accuser de mépriser la forme ; maintenant on leur reproche d’en être esclaves. Le fait est qu’ils tiennent à la fois au fond et à la forme ; mais, celle-ci une fois trouvée, comme elle l’est aujourd’hui, ils n’ont plus guère à s’en inquiéter, et les chicanes que l’école critique soulève à ce propos ressemblent à une escarmouche d’arrière-garde, quand la tête de la colonne est passée.


VI

Outre les circonstances matérielles de coupes et d’enjambements qui distinguent l’alexandrin moderne de l’ancien, il y a entre ces deux sortes de vers d’autres différences non moins caractéristiques, quoique à peu près indéfinissables. Ainsi les poëtes de la nouvelle école abondent en une espèce de vers dont Rotrou a comme donné le type dans le second des deux suivants ; c’est saint Genest qui parle des chrétiens :

Moi-même les ai vus, d’un visage serein,
Pousser des chants aux cieux dans des taureaux d’airain.


Les vers de cette espèce sont pleins et immenses, drus et spacieux, tout d’une venue et tout d’un bloc, jetés d’un seul et large coup de pinceau, soufflés d’une seule et longue haleine ; et, quoiqu’ils semblent tenir de bien près au talent individuel de l’artiste, on ne saurait nier qu’ils ne se rattachent aussi à la manière et à la facture. On en trouve très-rarement de pareils dans la vieille école, même chez Racine, et les nouveaux poëtes en offrent des exemples en foule.

L’or reluisait partout aux axes de tes chars.

André Chénier.


Car, en de longs détours de chansons vagabondes,
Il enchaînait de tout les semences fécondes,
Les principes du feu, les eaux, etc.

André Chénier.


Ainsi le grand vieillard en images hardies
Déployait le tissu des saintes mélodies.
Les trois enfants, émus à son auguste aspect,
Admiraient, d’un regard de joie et de respect,
De sa bouche abonder les paroles divines,
Comme en hiver la neige au sommet des collines.

André Chénier.


Le rayon qui blanchit ces vastes flancs de pierre,
En glissant à travers les pans flottants du lierre,
Dessine dans l’enceinte un lumineux sentier.

Lamartine.


La ruine, abaissant ses voûtes inclinées.

Lamartine.


Tout jetait des éclairs autour du roi superbe.

Victor Hugo.



Les monts dont un rayon baigne les intervalles.

Victor Hugo.



Ondoyer sous les vents l’albâtre des panaches.

Émile Deschamps.



Le soleil et les vents dans ces bocages sombres
Des feuilles sur ses traits faisaient flotter les ombres,

Alfred de Vigny.



Les gants rompus livrant les bras, les mains trahies.

Paul Foucher.


Ces sortes de vers se lient assez intimement à la facture pour que moi, qui dans ma première manière ne m’en serais jamais avisé, j’en aie rencontré plus d’un depuis que je travaille à la moderne, ou, ce qui revient au même, à la manière des vieux d’avant Boileau :


De grands tas aux rebords des carrières de plâtre…
Remêlant quelque poudre au fond d’un verre d’eau…
À genoux, de velours inonde au loin les dalles.


Qu’ont de commun entre eux tous ces vers que je viens de citer et tous ceux que j’omets ? se ressemblent-ils autrement que par le plein, le large et le copieux ? Ça qu’il y a de certain, c’est qu’ils me font, à moi et à plusieurs de mes amis, l’effet d’être de la même famille.

Les langues anciennes ont à chaque pas de tels vers, et c’est le grand courant de leur fleuve en poésie. Pourquoi faut-il qu’en français on les compte ?


VII

Depuis quelque temps la mode s’introduit d’opposer Lamartine, aux poëtes de la nouvelle école, comme s’il n’en était pas, lui, le plus cher ornement et la plus noble gloire. « Vous parlez d’innovations, de réformes matérielles dans le vers, nous dit-on ; voyez Lamartine, il est parvenu à rendre tout ce qu’il y a de plus rêveur et de plus insaisissable dans l’âme humaine, et pourtant la facture de notre vers ne s’est guère modifiée sous sa main ; il suit l’ancienne manière, non celle de votre André Chénier ; il est négligé sans doute, incorrect et vague, mais jamais tendu ni pédant. »

Non, Lamartine ne suit pas la manière d’André Chénier, et, n’en eût-il jamais lu un seul vers, il ne serait ni moins grand ni autre qu’il n’est aujourd’hui ; mais soutenir que Lamartine suit la manière de Racine et de J. B. Rousseau, parce qu’on ne rencontre chez lui qu’un assez petit nombre de coupes et d’enjambements, c’est ignorer qu’il y a d’autres éléments intégrants de la forme poétique, lesquels, pour être plus mobiles et plus fluides, ne sont pas moins distinctifs et réels. L’insouciance et la profusion qui donnent une allure si particulière aux larges périodes de notre poëte, cette foule de participes présents tour à tour quittés et repris, ces phrases incidentes jetées adverbialement, ces énumérations sans fin qui passent flot à flot, ces si, ces quand, éternellement reproduits, qui rouvrent coup sur coup des sources imprévues, ces comparaisons jaillissantes qu’on voit à chaque instant éclore et se briser comme un rayon aux cimes des vagues ; tout cela n’est-il donc rien pour caractériser une manière ? Mais ce sont là des défauts, des incorrections, direz-vous : allez dire à l’Éridan, roi des fleuves, qui coule par les campagnes et sous les grands horizons de Lombardie à nappes épanchées, recevant ondées du ciel et ruisseaux tributaires, rapide et irrésistible à son milieu, comme incertain et avec des courants eu tous sens vers les bords, y déposant et reprenant au hasard roseaux et branchages flottants, et jonchant ses crêtes écumantes de mille gerbes de feu sous le soleil ; allez lui dire qu’il a tort de s’épandre et de se jouer en telle licence ; et, si votre voix charitable peut percer à travers sa grande voix, expliquez-lui bien comment, à part ces légères différences de nappes épanchées et de course vagabonde, il ressemble tout à fait d’ailleurs au noble et beau fleuve qui découle majestueusement dans la ville capitale entre deux quais réguliers de pierre de taille. C’est là, en effet, toute la ressemblance entre Racine et Lamartine. Et ce dernier, à prendre les choses par le fond, à examiner le moule intérieur de la forme et les traits caractéristiques du dessin, aurait plus de parenté encore, selon moi, avec André Chénier qu’avec l’illustre auteur d’Athalie. Qu’on relise, par exemple, l’Homère de Chénier, et ces paroles divines qui abondent de la bouche du grand vieillard.

Comme en hiver la neige au sommet des collines,


et puis qu’on décide après si, à l’exception d’une curiosité plus attentive et de quelque chose de plus gracieusement étrange dans le détail, ces flots de saintes mélodies ne se déroulent pas à la manière du grand fleuve Éridan ; si cet Homère de Chénier n’est pas le frère jumeau de celui de Childe-Harold, et si l’un comme l’autre poëte moderne n’aurait pas le droit de dire de lui-même, à la face de Racine étonné :


Quelquefois seulement, quand mon âme oppressée
Sent en rhythmes nombreux déborder ma pensée,
Au souffle inspirateur du soir dans les déserts,
Ma lyre abandonnée exhale encor des vers !
J’aime à sentir ces fruits d’une sève plus mûre
Tomber, sans qu’on les cueille, au gré de la nature ;
Comme le sauvageon secoué par les vents,
Sur les gazons flétris, de ses rameaux mouvants
Laisse tomber ses fruits que la branche abandonne,
Et qui meurent au pied de l’arbre qui les donne.

(Méditations.)


Mais, quand les fruits sont tombés, ou plutôt à mesure qu’ils tombent, la Muse d’André Chénier est là comme une jeune fille qui passe ; et elle les reçoit et les range dans une corbeille de jonc tressée de ses mains ; et, avant de les porter en offrande à l’autel de Palès, la jeune fille au teint frais et vermeil s’est mirée à la fontaine,

………… Et pour paraître belle,
L’eau pure a ranimé son front, ses yeux brillants ;
D’une étroite ceinture elle a pressé ses lianes,
Et des fleurs sur son sein, et des fleurs sur sa tête,
Et sa flute à la main………

(Idylles.)


La Muse de Lamartine ne se soucie pas même de cette parure agreste et naïve qui charme singulièrement dans l’autre Muse, sa sœur ; il semble qu’elle n’ait jamais pensé, elle, à se mirer, à se regarder rêver ou marcher, à tourner la tête pour voir flotter ses cheveux au vent ou sa robe aux buissons. Et pourtant que de charme aussi dans ce laisser-aller sans corbeille et sans ceinture ! Quelle simplicité irréfléchie, sans retour sur elle-même, si parfaite qu’elle ne va pas jusqu’à paraître naïve ! que de noblesse dans cet abandon, et souvent et à la fois quelle grâce suprême ! Ainsi, vers la fin de l’admirable pièce des Étoiles, quand le poëte, épris de ces fleurs du ciel dont le lis est jaloux, voudrait fleurir aussi, et bien loin de cette terre,

Jonchant d’un feu de plus les parvis du saint lieu,
Éclore tout d’un coup sous les pas de son Dieu ;

quand il raconte alors comment, se ressouvenant du globe natal, il reviendrait chaque nuit briller sur les monts qu’il aimait, glisser dans les rameaux, dormir sur les prés,

………… Et s’il est ici-bas
Un front pensif, des yeux qui ne se ferment pas,

les caresser d’une lueur fraternelle, se fondre en eux jusqu’à l’aube, et qu’au moment de s’évanouir ;

Son rayon en quittant leur paupière attendrie,
Leur laisserait encor la vague rêverie,
Et la paix et l’espoir ;…………

dans tout ce morceau, au milieu de la sublimité la plus tendre et ses plus divins épanchements, règne cette forme exquise aux douceurs souveraines,

cette grâce choisie qu’André Chénier connut si bien, mais dont certes il n’a donné nulle part un plus merveilleux exemple.

D’ailleurs, quand Lamartine, exprimant ce qu’il y a de plus rêveur et de plus inexplicable en l’âme humaine, se serait souvent passé avec bonheur d’une forme précise et sévère, en pourrait-on sérieusement conclure qu’il est, à plus forte raison, inutile de s’y asservir dans l’expression de sentiments moins fugitifs, dans la peinture d’un monde moins métaphysique et d’une vie plus réelle ? Parce qu’un beau nuage d’or flotte admirablement sur un horizon bleu, parce qu’une belle eau courante se joue et déborde au penchant du vallon, faut-il interdire au château gothique ses fenêtres en ogive et ses tours à créneaux ? à l’église romane ses pleins cintres massifs et ses huit angles de pierre en écailles sculptées ? au baron son armure d’acier à charnières, et la dentelle de sa cotte-de-mailles ? conclusion étrange, en vérité ! Disons tout le contraire : c’est précisément à mesure que la poésie se rapproche davantage de la vie réelle et des choses d’ici-bas, qu’elle doit se surveiller avec plus de rigueur, se souvenir plus fermement de ses religieux préceptes, et, tout en abordant le vrai sans scrupule ni fausse honte, se poser à elle-même, aux limites de l’art, une sauvegarde incorruptible contre le prosaïque et le trivial.


VIII

Lamartine, assure-t-on, aime peu et n’estime guère André Chénier. Cela se conçoit. André Chénier, s’il vivait, devrait comprendre bien mieux Lamartine qu’il n’est compris de lui. La poésie d’André Chénier n’a point de religion ni de mysticisme ; c’est, en quelque sorte, le paysage dont Lamartine a fait le ciel, paysage d’une infinie variété et d’une immortelle jeunesse, avec ses forêts verdoyantes, ses blés, ses vignes, ses monts, ses prairies et ses fleuves ; mais le ciel est au-dessus, avec son azur qui change à chaque heure du jour, avec ses horizons indécis, ses ondoyantes lueurs du matin et du soir, et, la nuit, avec ses fleurs d’or dont le lis est jaloux. Il est vrai que, du milieu du paysage, tout en s’y promenant, ou couché à la renverse sur le gazon, on jouit du ciel et de ses merveilleuses beautés, tandis que l’œil humain du haut des nuages, l’œil d’Élie sur son char, ne verrait en bas la terre que comme une masse un peu confuse ; il est vrai encore que le paysage réfléchit le ciel dans ses eaux, dans la goutte de rosée aussi bien que dans le lac immense, tandis que le dôme du ciel ne réfléchit pas les images projetées de la terre. Mais, après tout, le ciel est toujours le ciel, et rien n’en peut abaisser la hauteur.


IX

Un de mes amis a coutume de comparer les vers dithyrambiques d’André Chénier, où les coupes et les enjambements surabondent, à ces combats d’écorchés auxquels s’exerçait l’illustre et infortuné Géricault. Plus tard, si l’artiste avait vécu, il aurait peut-être jeté de la peau sur ces muscles.

— Un autre de mes amis a dit de certaines petites ballades de Victor Hugo, la Chasse du Margrave, le Pas d’armes du roi Jean, que ce sont des vitraux gothiques. On voit à tout instant sur la phrase poétique la brisure du rhythme comme celle de la vitre sur la peinture. C’est impossible autrement. L’essentiel, en ces courtes fantaisies, c’est l’allure, la tournure, la dégaine cléricale, monacale, royale, seigneuriale, du personnage, et sa haute couleur.

— Le vers français, l’alexandrin (tel qu’on l’avait fait en dernier lieu), ressemble assez à une paire de pincettes, brillantes et dorées, mais droites et roides : il ne peut fouiller dans les recoins[18].

— Nos vers modernes sont un peu coupés et articulés à la manière des insectes, mais, comme eux, ils ont des ailes.


X

J’ai entendu critiquer ce vers de Lamartine :

Pareille au grand César, qui, quand l’heure fut prête, etc. ;


et, en général, on reproche à l’école nouvelle son luxe de qui, de que et de quand. Je doute pourtant qu’on en trouve nulle part, chez les poëtes du jour, une aussi riche collection que dans ces quatre vers de Racine, très-passables d’ailleurs à mon gré :

Britannicus est seul :quelque ennui qui le presse,
Il ne voit à son sort que moi qui s’intéresse,
Et n’a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.


Cette citation m’a fait relire Britannicus; car, si l’on ouvre une fois Racine, il n’est pas facile de s’en arracher. J’y vois des vers que des critiques trop prompts et superficiels seraient peut-être tentés d’opposer à l’école moderne comme exemples de ces enjambements qu’elle croit avoir renouvelés de Régnier et de Ronsard. Ainsi Burrhus :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat qui sait mal farder la vérité.


Un disciple d’André Chénier aurait dit sans scrupule :

Je parlerai, Madame, avec la liberté
D’un soldat ; je sais mal farder la vérité.


Or, Racine ne se fût jamais avisé de pareille licence. Qu’aurait dit Boileau ? Donc les innovations actuelles, bonnes eu mauvaises, ne sont pas chimériques et ne se retrouvent nullement dans Racine.


XI

À propos de toutes les questions d’art poétique dans lesquelles j’ai la manie fort innocente de me délecter, il ne me vient jamais à l’esprit de citer l’abbé Delille, quoiqu’il ait essayé aussi d’innover ; mais il l’a fait si mesquinement, avec une intention si formelle de gentillesse et un dilettantisme si raffiné d’harmonie imitative, qu’il est allé précisément contre le but de l’art, et a retardé la réforme au lieu d’y aider. Delille était atteint de faux goût ; et le faux goût, une fois infiltré dans un talent, le corrompt à tout jamais et jusqu’en ses meilleures parties. Les vrais talents ont leurs défauts sans doute, et souvent graves : la vigueur de l’un touche à la rudesse ; la concision de l’autre, à l’obscurité. Celui-ci, d’une grâce si haute et si céleste, aura parfois une étrangeté d’élégance voisine de l’affectation ; celui-là, si vif et si charmant, ne se gardera pas toujours d’une verve trop sémillante. Mais ces défauts tiennent à des qualités, et n’en sont même que l’exagération ; ce sont, pour ainsi dire, des indispositions légères de gens sains et robustes ; ils n’y perdront pas un seul jour de vie, et, avec le temps, leur constitution finira par en triompher. Oh ! combien je préfère ces défauts francs et de bonne nature aux qualités viciées des autres ! On n’est jamais sûr, en effet, d’un talent de faux goût. Ses beautés mêmes se ressentent de la maladie et la trahissent. Jusque sous la fraîcheur de ce teint fleuri, j’entrevois un sang pauvre, des tissus en dissolution et l’ulcère des écrouelles. Et si la comparaison semble d’assez mauvais goût aux connaisseurs, je suis certain du moins qu’elle n’est pas de faux goût, car j’établis encore une distinction entre le mauvais et le faux, et je n’hésite pas au besoin à préférer l’un à l’autre.


XII

Tel filet d’idée poétique qui, chez André Chénier, découlerait en élégie, ou chez Lamartine s’épancherait en méditation, et finirait par devenir fleuve ou lac, se congèle aussitôt chez moi, et se cristallise eu sonnet ; c’est un malheur, et je m’y résigne.

— Une idée dans un sonnet, c’est une goutte d’essence dans une larme de cristal.


XIII

Il y a dans la manière de madame Tastu une nuance d’animation si ménagée, une blanche pâleur si tendre et si vivante, une grâce modeste qui s’efface si pudiquement d’elle-même ; son vers est tellement pour sa pensée, comme le voile de Sophronie, sans trop la couvrir et sans trop la montrer,

Non copri sue bellezze e non l’espose,


que, dans ces questions techniques de rhythme pur, il ne s’est pas présenté à mon idée un seul de ses vers ravissants. De tels vers, nés du cœur, vivent tout entiers par lui, et sont inséparables du sentiment qui les inspire. Fleuris à l’ombre du gynécée, ils se faneraient dans les arguments des écoles ; et cette gloire discrète, encore tempérée de mystère, est, à mon sens, la plus belle pour une femme poëte.


XIV

La critique littéraire, comme la politique, a inventé de nos jours je ne sais quel système de balance et de bascule qui consiste à rétrograder après s’être avancé, à défaire après avoir fait. Il y a assez longtemps que je loue Shakspeare, se dit un matin la Critique ; il est urgent de faire une réaction pour Racine. Et la voilà qui nous apprend comme une découverte toutes les belles qualités du poëte ; qu’il est pur, jamais enflé, d’une merveilleuse souplesse dans le mouvement du style. Grand merci, sans doute, de l’avertissement officieux ! Il est bon de ne pas tout à fait oublier ces sortes de choses, quoique M. de La Harpe les ait répétées après Voltaire, il y a une trentaine d’années. Si du moins c’était là tout ! si l’on s’en tenait à Racine ! si même on allait seulement jusqu’à défendre le style équivoque des tragédies de Voltaire ! il n’y aurait trop rien à redire, sinon : à quoi bon ? et qu’en voulez-vous conclure ? Mais la manie des réactions, qui est une véritable maladie de l’esprit critique, ne s’arrête pas en si bon train ; si je devine bien, et à en juger par quelques vagues symptômes, Delille, l’abbé Delille lui-même et son école sont à la veille d’une sorte de réhabilitation ; l’on se dira, comme une remarque toute neuve : « Mais, après tout, il y a du bon chez cet abbé que vous méprisez tant ; vous êtes bien souvent descriptifs à sa manière, et il est bien souvent pittoresque à la vôtre. Imitez-le moins, ou estimez-le davantage. » Qu’il y ait du bon chez Delille, des traits heureux de pinceau, et, par exemple, quelque quatre ou cinq beaux vers sur quarante, personne ne le niera, personne ne l’a jamais nié, et je ne vois pas ce qu’on gagnera à le proclamer bien haut. Mais que la manière de Delille ne soit pas radicalement fausse, que son badigeonnage descriptif se puisse comparer à la profusion pittoresque de nos jeunes modernes, que le lustre d’une miniature fardée ressemble à l’ardeur éblouissante du pinceau de Rubens ou de Titien, voilà ce qui est chose insoutenable selon moi, et ce qui marque un oubli complet du procédé des deux écoles.


XV

Le procédé de couleur dans le style d’André Chénier et de ses successeurs roule presque en entier sur deux points. 1° Au lieu du mot vaguement abstrait, métaphysique et sentimental, employer le mot propre et pittoresque ; ainsi, par exemple, au lieu de ciel en courroux mettre ciel noir et brumeux ; au lieu de lac mélancolique mettre lac bleu ; préférer aux doigts délicats les doigts blancs et longs[19]. Il n’y a que l’abbé Delille qui ait pu dire, en croyant peindre quelque chose :

. . . . . . . . Tombez, altières colonnades,
Croulez, fiers chapiteaux, orgueilleuses arcades !


Racine ne peint guère davantage quand il fait d’un monstre marin un indomptable taureau, un dragon impétueux, Parny parle du tendre feu qui brille dans les yeux d’Éléonore. 2° Tout en usant habituellement du mot propre et pittoresque, tout en rejetant sévèrement le mot vague et général, employer à l’occasion et placer à propos quelques-uns de ces mots indéfinis, inexpliqués, flottants, qui laissent deviner la pensée sous leur ampleur : ainsi des extases choisies, des attraits désirés, un langage sonore aux douceurs souveraines ; les expressions d’étrange, de jaloux, de merveilleux, d’abonder, appartiennent à cette famille d’élite. Il est aussi rare de les rencontrer chez Delille et ses disciples que d’y rencontrer le mot propre, le trait naïvement pittoresque. Le style d’André Chénier réunit ces deux sortes d’expressions et les relève l’une par l’autre. C’est comme une grande et verte foret dans laquelle on se promène : à chaque pas, des fleurs, des fruits, des feuillages nouveaux ; des herbes de toutes formes et de toutes couleurs ; des oiseaux chanteurs aux mille plumages ; et çà et là de soudaines échappées de vue, de larges clairières ouvrant des perspectives mystérieuses et montrant à nu le ciel.


XVI

Depuis que nos poëtes se sont avisés de regarder la nature pour mieux la peindre, et qu’ils ont employé dans leurs tableaux des couleurs sensibles aux yeux, qu’ainsi, au lieu de dire un bocage romantique, un lac mélancolique, ils disent un bocage vert et un lac bleu, l’alarme s’est répandue parmi les disciples de madame de Staël et dans l’école genevoise ; et l’on se récrie déjà comme à l’invasion d’un matérialisme nouveau. La splendeur de cette peinture inaccoutumée offense tous ces yeux ternes et ces imaginations blafardes. On craint surtout la monotonie, et il semble par trop aisé et par trop simple de dire que les feuilles sont vertes et les flots bleus. En cela peut-être les adversaires du pittoresque se trompent. Les feuilles, en effet, ne sont pas toujours vertes, les flots ne sont pas toujours bleus ; ou plutôt il n’y a dans la nature, à parler rigoureusement, ni vert, ni bleu, ni rouge proprement dit : les couleurs naturelles des choses sont des couleurs sans nom ; mais, selon la disposition d’âme du spectateur, selon la saison de l’année, l’heure du jour, le jeu de la lumière, ces couleurs ondulent à l’infini, et permettent au poëte et au peintre d’inventer aussi à l’infini, tout en paraissant copier. Les peintres vulgaires ne saisissent pas ces distinctions ; un arbre est vert, vite du beau vert ; le ciel est bleu, vite du beau bleu. Mais, sous ces couleurs grossièrement superficielles, les Bonington, les Boulanger devinent et reproduisent la couleur intime, plus rare, plus neuve, plus piquante ; ils démêlent ce qui est de l’heure et du lieu, ce qui s’harmonise le mieux avec la pensée du tout ; et ils font saillir ce je ne sais quoi par une idéalisation admirable. Le même secret appartient aux grands poëtes, qui sont aussi de grands peintres. Nous renvoyons les incrédules à André Chénier, à Alfred de Vigny, à Victor Hugo. Qu’on se tranquillise donc sur cette monotonie prétendue. Le pittoresque n’est pas une boîte à couleurs qui se vide et s’épuise en un jour ; c’est une source éternelle de lumière, un soleil intarissable.


XVII

L’esprit critique est de sa nature facile, insinuant, mobile et compréhensif. C’est une grande et limpide rivière qui serpente et se déroule autour des œuvres et des monuments de la poésie, comme autour des rochers, des forteresses, des coteaux tapissés de vignobles, et des vallées touffues qui bordent ses rives. Tandis que chacun de ces objets du paysage reste fixe en son lieu et s’inquiète peu des autres, que la tour féodale dédaigne le vallon, et que le vallon ignore le coteau, la rivière va de l’un à l’autre, les baigne sans les déchirer, les embrasse d’une eau vive et courante, les comprend, les réfléchit ; et, lorsque le voyageur est curieux de connaître et de visiter ces sites variés, elle le prend dans une barque, elle le porte sans secousse, et lui développe successivement tout le spectacle changeant de son cours.


XVIII

Il y a dans la poésie deux formes : 1° l’une qui lui est commune avec la prose, savoir : la forme grammaticale, analogique, littéraire ; 2° l’autre qui lui est propre et plus intime que la précédente, savoir : la forme rhythmique, métrique, musicale. La forme suprême de la poésie consiste à concilier ces deux formes partielles, et à faire qu’elles subsistent l’une dans l’autre. Mais cette alliance n’est pas toujours facile, et le poëte, lorsqu’il se croit dans la nécessité de sacrifier l’une à l’autre, incline naturellement à préférer la forme poétique, proprement dite. Cela est bon jusqu’à un certain point, surtout au commencement ; pourtant, dès que le poëte est entièrement sûr du moule, et qu’il possède la forme intime et essentielle, nous oserions lui conseiller de savoir y déroger parfois dans les cas douteux, et de se laisser aller de préférence à la forme vulgaire, bien que moins rigoureuse, quand elle a d’ailleurs sur l’autre l’avantage du naturel et de la simplicité.


XIX

Qu’a été jusqu’à ce jour l’élégie en France ? Je laisse Marot, Ronsard, et, dans le siècle suivant, Pellisson et madame de La Suze. Parny a eu de son temps la réputation de Tibulle français, mais, pour qui le relit aujourd’hui sans prévention, son élégie, facile, élégante et assez vive, manque tout à fait de profondeur dans le sentiment et de couleur dans le style ; ce n’est bien souvent qu’une épigramme ou un madrigal. Le Brun-Pindare est frappé de sécheresse et d’érudition. Restent donc, pour créateurs de l’élégie parmi nous, André Chénier et Lamartine. Ce dernier, en peignant la nature à grands traits et par masses, en s’attachant de préférence aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie, et sous ces horizons immenses, tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime, et a fait une fois pour toutes ce qui n’était qu’une seule fois possible. Le genre d’élégie créé par Lamartine a été clos par lui ; lui seul a le droit et la puissance de s’y aventurer encore : quiconque voudrait s’essayer dans le genre serait réduit à imiter le maître. Ce qui reste possible dans l’élégie, c’est quelque chose de moins haut et de plus circonscrit, ce sont des sentiments moins généraux encadrés dans une nature plus détaillée. On rentre alors dans le genre d’élégie d’André Chénier. Lorsqu’en effet ce grand poëte ne traite pas des sujets grecs, lorsqu’il s’occupe d’Euphrosine, de Glycère, de Camille, et de toutes ces blanches aux yeux noirs qu’il a tant aimées, il nous offre le plus parfait modèle de l’élégie d’analyse, si l’on peut ainsi s’exprimer. Il nous peint la nature avec curiosité, quoique sans minutie, et nous révèle son âme dans ses dispositions les plus délicates, mais sans tomber dans la psychologie ; car c’est un écueil à éviter pour le poëte qu’une science de botaniste ou de métaphysicien, et plusieurs Lackistes ne paraissent pas s’en être assez gardés. Mais, même dans les limites convenables, le champ de l’élégie d’analyse est immense, et, après André Chénier, il y a encore de quoi moissonner pour tous les talents. Pourtant, depuis André Chénier, on compte assez peu de productions de ce genre : deux élégies délicieuses de Charles Nodier, quelques-unes de Jules Lefèvre, de madame Tastu, de notre grand et cher Béranger ; celles d’Ulric Guttinguer, où tant d’âme et de grâce respire ; la jeune Emma, la Fête, d’Émile Deschamps, voilà jusqu’à ce jour presque toutes nos richesses. Et moi aussi, je me suis essayé dans ce genre de poëme, et j’ai tâché, après mes devanciers, d’être original à ma manière, humblement et bourgeoisement, observant la nature et l’âme de près, mais sans microscope, nommant les choses de la vie privée par leur nom, mais préférant la chaumière au boudoir, et, dans tous les cas, cherchant à relever le prosaïsme de ces détails domestiques par la peinture des sentiments humains et des objets naturels.


XX

Le sentiment de l’art implique un sentiment vif et intime des choses. Tandis que la majorité des hommes s’en tient aux surfaces et aux apparences, tandis que les philosophes proprement dits reconnaissent et constatent un je ne sais quoi au delà des phénomènes, sans pouvoir déterminer la nature de ce je ne sais quoi, l’artiste, comme s’il était doué d’un sens à part, s’occupe paisiblement à sentir sous ce monde apparent l’autre monde tout intérieur qu’ignorent la plupart, et dont les philosophes se bornent à constater l’existence ; il assiste au jeu invisible des forces, et sympathise avec elles comme avec des âmes ; il a reçu en naissant la clef des symboles et l’intelligence des figures : ce qui semble à d’autres incohérent et contradictoire n’est pour lui qu’un contraste harmonique, un accord à distance, sur la lyre universelle. Lui-même il entre bientôt dans ce grand concert, et, comme ces vases d’airain des théâtres antiques, il marie l’écho de sa voix à la musique du monde. Cela est vrai surtout du poëte lyrique, tendre et rêveur, et c’est ce qui en fait le plus souvent un être si indifférent aux débats humains, et si impatient des querelles d’alentour. Lui aussi, il dirait volontiers en certains moments, comme le spirituel épicurien M. de Stendhal, à propos des airs de Cimarosa : « Quelle folie de s’indigner, de blâmer, de se rendre haïssant, de s’occuper de ces grands intérêts de politique qui ne nous intéressent point !

 « . . . . . . . Amiamo or quando
« Esser si puote riamato amando. »


Ou du moins, s’il ne parle pas ainsi à l’heure des grands périls et des crises nationales, il aura soif d’ordre, de liberté, de sécurité ; et la chose publique une fois à l’abri d’un coup de main, laissant à d’autres plus empressés les soins d’une surveillance attentive et les tracas obscurs du ménage politique, il se rejettera bien avant dans sa solitude et son silence ; il en reviendra aux choses de l’âme, et à cette éternelle nature, si antique et chaque matin si nouvelle, si paisible à jamais et si peu muette ; il se mêlera tout entier à elle, et s’y oubliera par moments ; puis, ramené à soi, se ressouvenant d’avoir senti, et voulant s’en ressouvenir toujours, il traduira tous ces bruits, toutes ces voix, en langage humain, et s’enchantera de ses propres chants. Et comme il y a des heures dans la vie où la contemplation accable, où la voix se refuse au chant, où une tristesse froide et grise passe sur l’âme sans la féconder, l’artiste alors, pour échapper à cet ennui stérile et désolé, cherchera une distraction ingénieuse dans les questions d’art pur, les séparant, autant qu’il le pourra, des querelles littéraires, toujours si aigres et si harcelantes ; il se complaira aux détails techniques, aux rapports finement saisis, aux analyses du style et de la forme ; il préparera de longue main à l’inspiration des ressources et des secrets dont elle s’aidera au besoin et qui la feront à son insu plus puissante et plus libre ; il y gagnera pour le moment de combler un vide dans sa vie ; et par degrés, à propos de la manière d’exprimer les choses, il se sentira bientôt rendu au sentiment des choses exprimées. Pour moi, qui écris ces lignes, ç’a toujours été mon vœu le plus cher qu’une destinée pareille. S’il m’avait été donné d’organiser ma vie à mon plaisir, j’aurais voulu qu’elle pût avoir pour devise : L’art dans la rêverie, et la rêverie dans l’art.




  1. Ceci s’écrivait sous le ministère Martignac.
  2. Cette pièce s’est trouvée depuis insérée (sans qu’on s’explique comment) dans les Poésies posthumes d’Imbert Galloix (Genève, 1854) : nous la maintenons à Joseph Delorme. Il suffirait d’en remarquer les rimes scrupuleuses et presque superstitieuses d’exactitude, pour y reconnaître le nouveau converti à la rime ; Galloix n’a pas du tout le même système. Une strophe, chez lui, a été altérée ; c’est celle où Charle est à la fin du vers. Comme, dans sa version, le nom d’Arthur a été substitué partout à celui de Charles, il lui a fallu changer à cet endroit deux vers, et, si l’on compare, il est évident, par la faiblesse et l’impropriété des termes, que l’altération est de son côté. Le nom de Charles qui se trouve dans la pièce de Joseph Delorme n’est autre que le nom même du très-humble éditeur. On insiste à regret ; mais il faut se mettre en garde contre les injurieux soupçons des Saumaise futurs ; cette pauvre madame Des Houlières a bien été accusée d’avoir volé ses Moutons.
  3. Cette pièce est peut-être, de toutes celles de Joseph Delorme, celle qui a essuyé dans le temps le plus de critiques et d’épigrammes. Diderot a dit quelque part (Lettres à mademoiselle Voland) : « Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la lumière est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ?… Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change : il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil. Le rêveur qui laisse flotter sa pensée fait quelquefois comme ce fou dont parle Diderot : ainsi, ce jour-là, Joseph Delorme.
  4. Mihi sex menses satis sunt vitæ : septimum Orco spondeo.
    « Que j’aie six mois de bons, je donne à Pluton le septième. » C’est un vers de Cécilius, et qui est, dit-on, traduit de Ménandre. Cicéron l’a cité au livre II, 7, du traité De finibus. Joseph Delorme, quand il soupira son Vœu, ne savait rien de tout cela.
  5. On a supposé, dans une édition belge, que cette pièce était adressée à un philosophe célèbre auquel, ne serait-ce que par le ton calme et la couleur bleue, le portrait ne saurait se rapporter. Nous croirions bien plutôt que dans la pensée de Joseph Delorme il s’agissait de M. Jouffroy. — On trouvera, à la fin de ce volume, une lettre de M. Jouffroy lui-même sur Joseph Delorme.
  6. Rien ne justifie l’accent aigu sur séve ; on prononce seve avec l’accent grave. Une Académie française qui se serait souciée de la poésie en faisant son Dictionnaire n’aurait pas restreint comme à plaisir le nombre déjà si limité des mots qui riment entre eux, surtout lorsque la prononciation générale n’a rien qui y oblige.
  7. N’est-ce pas ainsi qu’Homère a parlé de la main fatale de la mort qui vous étend tout du long : Μοῖρ’ ὀλοὴ… τανηλεγέος θανάτοιο ? (Odyssée, liv. II. v. 100.)
  8. On trouverait dans le Globe du 4 novembre 1830 un assez piquant article sur Joseph Delorme, où les sentiments qu’exprime cette pièce sont surtout commentés. Il pourrait bien être de l’éditeur lui-même, qui aurait pris un demi-masque saint-simonien.
  9. C’est bien Fanie que l’on a droit d’écrire. — Petite Fanie, Φανίον en grec, veut dire proprement petite lumière, petit flambeau.
  10. Il n’y a plus de bosquets à Pestum, il y a d’admirables colonnes debout se dessinant sur le plus beau ciel, et des ronces au bas, des reptiles, et la fièvre la moitié de l’année : mais Joseph Delorme voyait Pestum en idée du milieu de sa plaine de Montrouge.
  11. C’est sans doute à dessein que le poëte a redoublé les sons en an, pour rendre l’effet du scintillement : les Anciens sont pleins de ces effets dans leurs peintures. Nos critiques prosaïques les réputent pour fautes en français.
  12. Un homme de génie, ou du moins qui joue à merveille le génie, qui frise le génie, — M. Cousin. Il ne lui a manqué peut-être, pour être un véritable homme de génie, qu’un peu de plomb dans la ceinture. Ce n’est pas l’élément igné ni volatil, c’est plutôt l’élément terreux qui lui a fait faute ; il s’emporte, il enjambe, il outrepasse. Mais dans le premier entrain de la marche, on n’épiloguait pas tant avec ses amis et maîtres, avec ses chefs auxiliaires ; on était lancé au pas de course sur toute la ligne, heureux de suivre et d’applaudir ceux qui précédaient.
  13. On voit avec quelle déférence et quelle révérence la jeune école romantique traitait M. de Chateaubriand, et comme elle s’efforçait de le mettre à l’aise à son égard. Il n’en a pourtant jamais su prendre son parti et n’a pu s’accommoder de cette génération de poëtes qui n’attendaient qu’un signe de lui, le grand aïeul, pour le saluer de plus près.
  14. Ce mot d’école et de disciple qui revient souvent, parce qu’il simplifie le langage, n’implique aucune idée d’imitation servile ; il exprime seulement une certaine communauté de principes et de vues sur l’art.
  15. L’exactitude grammaticale exigerait il marchait ; mais l’exemple ne subsiste pas moins.
  16. On a été plus juste ailleurs envers Le Brun le pindarique ; mais il est très-sensible, en cet endroit, que Joseph Delorme cherchait à rallier et rattacher à la cause de la rénovation poétique le plus de partisans et d’autorités possible parmi les poètes contemporains distingués.
  17. Cette pensée, ainsi que la XIVe, s’adressait à des critiques voisins et d’ailleurs amis, notamment à ceux du Globe qui, tout en favorisant devant le public les tentatives de l’école poétique, la surveillaient de côté, la harcelaient même et lui décochaient mainte objection. Joseph Delorme en avait pris un peu d’impatience.
  18. Ce mot, qu’on peut lire dans la seconde édition de la Poésie française au seizième siècle (1843, page 61), et que j’ai mis en circulation sous le couvert de Stendhal, avec un léger point d’interrogation, me paraît pouvoir être restitué plus sûrement à Joseph Delorme, qui s’occupait de ces détails techniques autant et plus que personne.
  19. Tout ceci est trop tranché et devient inexact. Lamartine a dit admirablement :

    Assis aux bords déserts des lacs mélancoliques.

    Il n’y a pas de lac bleu qui équivaille à cela. C’est ce qu’on a eu occasion d’exprimer en maint endroit des Critiques et Portraits, notamment tome II (édition de 1836), à propos de madame Desbordes-Valmore.