Vie de Benjamin Franklin/Volume 1/08

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P É T I T I O N
DE LA MAIN GAUCHE,
À CEUX QUI SONT CHARGÉS D’ÉLEVER
DES ENFANS.

J’e m’adresse à tous les amis de la jeunesse, et je les conjure de jeter un regard de compassion sur ma malheureuse destinée, afin qu’ils daignent écarter les préjugés dont je suis victime.

Nous sommes deux sœurs jumelles ; et les deux yeux d’un homme ne se ressemblent pas plus, ni ne sont pas plus faits pour s’accorder l’un avec l’autre, que ma sœur et moi : cependant la partialité de nos parens met entre nous la distinction la plus injurieuse.

Dès mon enfance on m’a appris à considérer ma sœur comme un être d’un rang au-dessus du mien. On m’a laissé grandir sans me donner la moindre instruction, tandis que rien n’a été épargné pour la bien élever. Elle avoit des maîtres qui lui apprenoient à écrire, à dessiner, à jouer des instrumens : mais si par hazard je touchois un crayon, une plume, une aiguille, j’étois aussitôt cruellement grondée ; j’ai même été battue plus d’une fois, parce que je manquais d’adresse et de grâce. Il est vrai que quelquefois ma sœur m’associe à ses entreprises : mais elle a toujours grand soin de prendre le devant, et de ne se servir de moi que par nécessité, ou pour figurer auprès d’elle.

Ne croyez pas, messieurs, que mes plaintes ne soient excitées que par la vanité. Non. Mon chagrin a un motif bien plus sérieux. D’après un usage établi dans ma famille, nous sommes obligées, ma sœur et moi, de pourvoir à la subsistance de nos parens. Je vous dirai, en confidence, que ma sœur est sujette à la goutte, aux rhumatismes, à la crampe, sans compter beaucoup d’autres accidens. Or, si elle éprouve quelqu’indisposition, quel sera le sort de notre pauvre famille ? Nos parens ne se repentiront-ils pas alors amèrement d’avoir mis une si grande différence entre deux sœurs si parfaitement égales ? Hélas ! nous périrons de misère. Il me sera même impossible de griffonner une pétition, pour demander des secours ; car j’ai été obligée d’emprunter une main étrangère pour transcrire la requête que j’ai l’honneur de vous présenter.

Daignez, messieurs, faire sentir à nos parens l’injustice d’une tendresse exclusive, et la nécessité de partager également leurs soins et leur affection entre tous leurs enfans.

Je suis, avec un profond respect,
Messieurs,
Votre obéissante servante,
La Main Gauche