Vie de Benjamin Franklin/Volume 1/09

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LA BELLE JAMBE
et
LA JAMBE DIFFORME.

I’L y a, dans le monde, deux sortes de gens, qui possédant également la santé, les richesses, deviennent les uns heureux et les autres malheureux. Cela provient, en très-grande partie, des différens points de vue, sous lesquels ils considèrent les choses, les personnes et les évènement, et de l’effet que cette différence produit sur leur ame.

Dans quelque situation que soient placés les hommes, ils peuvent y avoir des agrémens et des inconvéniens ; dans quelque société qu’ils aillent, ils peuvent y trouver des personnes et une conversation plus ou moins aimables ; à quelque table qu’ils s’asseyent, ils peuvent y rencontrer des mets et des boissons d’un meilleur ou d’un plus mauvais goût, des plats un peu mieux ou un peu plus mal apprêtés ; dans quelque pays qu’ils demeurent, ils ont du beau et du mauvais temps ; quel que soit le gouvernement sous lequel ils vivent, ils peuvent y avoir de bonnes et de mauvaises loix, et ces loix peuvent être bien ou mal exécutées ; quelque poëme, quelqu’ouvrage de génie qu’ils lisent, ils peuvent y voir des beautés et des défauts ; enfin, sur presque tous les visages, dans presque toutes les personnes, ils peuvent découvrir des traits fins, et des traits moins parfaits, de bonnes et de mauvaises qualités.

Dans ces circonstances, les deux sortes de gens dont nous venons de parler s’affectent différemment. Ceux qui sont disposés à être heureux ne considèrent que ce qu’il y a d’agréable dans les choses, et d’amusant dans la conversation, les plats bien apprêtés, la délicatesse des vins, le beau temps, et ils en jouissent avec volupté. Ceux qui sont destinés à être malheureux, observent le contraire, et ne s’entretiennent pas d’autre chose. Aussi, sont-ils, sans cesse mécontens, et par leurs tristes remarques, troublent les plaisirs de la société, offensent beaucoup de personnes et deviennent à charge par-tout où ils vont.

Si cette tournure d’esprit étoit donnée par la nature, les malheureux qui l’ont seroient très-dignes de pitié. Mais comme la disposition à critiquer, à trouver tout mauvais n’est, peut-être, d’abord qu’un effet de l’imitation, et devient insensiblement une habitude, il est certain que quelque forte qu’elle soit, ceux qui l’ont peuvent s’en défaire, lorsqu’ils sont convaincus qu’elle nuit à leur repos. J’espère que ce petit avis ne leur sera point inutile et les engagera à renoncer à un penchant qui, quoique dicté par l’imagination, a des conséquences très-sérieuses dans le cours de la vie, et cause des chagrins et des malheurs réels.

Personne n’aime les frondeurs, et beaucoup de gens sont insultés par eux. Aussi, ne les traite-t-on jamais qu’avec une politesse froide, quelquefois même on la leur refuse ; ce qui souvent les aigrit davantage et leur occasionne des disputes et de violentes querelles. S’ils désirent de s’élever à des emplois, et d’augmenter leur fortune, personne ne s’intéresse à leur succès, et ne fait un pas, ni ne dit un mot en leur faveur. S’ils essuient la censure publique, ou s’ils éprouvent quelque disgrâce, personne ne veut ni les défendre, ni les justifier. Au contraire, une foule d’ennemis blâme leur conduite, et s’efforce de les rendre complètement odieux. S’ils ne changent donc point d’habitude, et s’ils ne daignent pas trouver agréable ce qui l’est, sans se chagriner eux-mêmes pour chagriner les autres, tout le monde doit les éviter ; car il est toujours fâcheux d’avoir des rapports avec de pareilles gens, sur-tout lorsqu’on a le malheur de se trouver mêlé dans leurs querelles.

Un vieux philosophe de mes amis étoit devenu, par expérience, très-défiant à cet égard, et évitoit soigneusement d’avoir aucune liaison avec les frondeurs. Il avoit, comme les autres philosophes, un thermomètre, pour connoître le degré de chaleur de l’atmosphère, et un baromètre, pour savoir à l’avance, si le temps seroit beau ou mauvais. Mais comme on n’a point encore inventé d’instrument pour découvrir, au premier coup-d’œil, si un homme a le caractère chagrin, mon philosophe se servoit, pour cela, de ses jambes. Il avoit une jambe très-bien faite ; mais l’autre ayant éprouvé un accident, étoit crochue et difforme.

Lorsqu’il se trouvoit, pour la première fois, avec un homme qui regardoit plus sa jambe crochue que l’autre, il commençoit à s’en défier ; et si cet homme lui parloit de sa vilaine jambe et ne lui disoit rien de la belle, il n’en falloit pas davantage pour déterminer le philosophe à n’avoir plus aucun rapport avec lui.

Tout le monde n’a pas le baromètre à deux jambes. Mais, avec un peu d’attention, tout le monde peut observer les signes de cette fâcheuse disposition à chercher des défauts, et on peut prendre la résolution de fuir la connoissance de ceux qui ont le malheur de l’avoir. J’avertis donc ces gens pointilleux, chagrins, mécontens, que s’ils veulent être respectés, aimés et vivre heureux, ils doivent cesser de regarder la jambe crochue.