Vie de Claire-Clémence de Maillé-Brézé, princesse de Condé, 1628-1694/La princesse de Condé

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LA
PRINCESSE DE CONDÉ
(claire-clémence de maillé-brézé)
FEMME DU GRAND CONDÉ.



Claire-Clémence de Maillé-Brézé fut à l’âge de treize ans mariée à Louis de Bourbon, duc d’Enghien, le futur héros de Rocroi et de Lens ; et dès avant le mariage, et encore après, le jeune duc protesta par acte en forme qu’il cédoit à la violence et qu’il subissoit le pouvoir de l’autorité paternelle. Henri II, prince de Condé, qui exigeoit ce mariage, suivoit ses instincts de courtisan ambitieux et avide, en recherchant l’alliance du cardinal de Richelieu, dont Mlle de Brézé étoit la nièce par sa mère, Nicole du Plessis. Mlle de Montpensier, qui croyoit avoir plus de raison que personne de s’indigner de cette recherche, dit en propres termes que M. le Prince se mit aux pieds de Son Éminence pour lui demander à la fois Mlle de Brézé pour le duc d’Enghien, et M. de Brézé son frère pour Mlle de Bourbon, et qu’il n’échappa à la honte d’une double mésalliance que par la clémence du cardinal, qui lui répondit « qu’il vouloit bien donner des demoiselles à des princes, mais non des princesses à des gentilshommes[1]. »

Lenet, le serviteur assidu de la maison de Condé, et en ce temps-là le confident du duc d’Enghien, nous a conservé tout le détail de sa résistance. Il raconte qu’un jour à la chasse le jeune duc lui confia qu’il étoit résolu à s’enfuir et à se jeter dans Dôle pour se soustraire à la persécution de son père ; mais le vieux courtisan, instruit par le sort du comte de Soissons de ce qu’il en coûtoit de traiter légèrement les nièces de Richelieu, ne tint compte ni des répugnances de son fils, ni de ses protestations.

Mlle de Brézé entroit donc dans la famille de Condé par la voie détestable de l’autorité et de la politique. Son époux l’avoit en aversion ; sa belle-mère, Charlotte-Marguerite de Montmorency, la méprisoit ; Mme de Longueville, sa belle-sœur, ne l’estimoit pas ; Mlle de Montpensier déclare qu’elle lui faisoit pitié, et c’étoit le mot le plus doux qu’elle pût trouver pour une personne qui contrarioit si fort ses vues. Enfin M. le Prince, son beau-père, « la protégeoit sans l’aimer. »

Personnellement, la jeune duchesse méritoit-elle cette aversion et ces mépris ? Mademoiselle nous dit à la vérité qu’elle étoit gauche, et que « du côté de la beauté et de l’esprit elle n’avoit rien qui la mît au-dessus du commun. » Mais Mme de Motteville, moins passionnée et plus désintéressée dans ses jugements, lui reconnoît quelques avantages. « Elle n’étoit pas laide, dit-elle ; elle avoit les yeux beaux, le teint beau et la taille jolie… Elle parloit spirituellement, quand il lui plaisoit de parler… » Lenet, dont nous n’avons voulu donner le témoignage qu’en second à cause de son attachement à la famille, qui pouvoit le rendre suspect, déclare qu’elle étoit « brune et belle, et autant agréable qu’il y en eust à la cour[2]. » Mme de Motteville ajoute que si Mme de Condé n’eut pas toujours le talent de plaire au bal et dans les conversations, la fidélité qu’elle garda à son mari dans l’adversité, et le zèle qu’elle montra pour ses intérêts et pour ceux de son fils pendant la campagne de Guyenne, auroient dû compenser le malheur de n’avoir pu mériter, par de plus éminentes vertus, une réputation plus éclatante et mieux établie.

Il faut en quelque sorte ici deviner sous les façons de parler du temps quelles étoient ces vertus éminentes qui ont manqué à la princesse de Condé pour mériter l’estime de son mari ; ou se demander si la fidélité éprouvée, le courage, le dévouement n’étoient point alors des vertus éminentes. Ils l’étoient sans doute, et il est probable que ce que Mme de Motteville entend par ces mots, c’est plutôt l’éminence des qualités propres aux femmes, et qui en ce temps-là, plus que jamais, emportoient un genre d’illustration qui ressembloit vraiment à de la gloire : l’éclat de la beauté, de l’esprit, des grâces, de l’intrépidité, le charme, en un mot, que possédèrent à un si haut degré une Mme de Longueville, une Mme de Chevreuse, une Marie de Hautefort, une Mlle du Vigean.

Quoi qu’il en soit du mérite personnel de Mme la princesse de Condé, le peu qu’elle en avoit justifieroit-il le malheur de sa destinée ? Non : quelque beauté, de l’esprit, de la vertu, du courage ; un esprit timide peut-être, une vertu sans éclat, un courage même médiocre, prompt à se déconcerter, et qui avoit besoin pour se développer de la pression des événements et du danger ; ce n’étoit pas là sans doute de quoi appeler les furies implacables.

À considérer cette vie vraiment déplorable, et du commencement à la fin affligée de tous les genres de douleurs et d’humiliations, on devine l’ascendant d’une fatalité invincible, le guignon, la conjuration funeste des événements et du sort. Le malheur de Claire de Brézé commence dès ses premières années. Lorsqu’elle épousa le duc d’Enghien, à l’âge que l’on sait, il y avoit déjà six ans qu’elle avoit perdu sa mère, morte en 1635. Que devint son enfance, livrée à la négligence d’un père fantasque et libertin, gouverné dès avant son veuvage par une maîtresse, femme d’un de ses laquais qu’il fit tuer à la chasse afin d’être plus libre[3] ; d’un père à qui, dit Tallemant, — qui le prouve, — l’amour fit faire d’étranges choses, et qui, lors du mariage de sa fille, disoit négligemment, comme s’il se fût agi d’une autre : Ils vont faire cette petite fille princesse[3] ?

Le premier souvenir que les Mémoires aient conservé d’elle semble à lui seul tout un présage de son amère destinée. Dans un bal d’enfants, donné par Monsieur au Luxembourg, on imagina comme divertissement d’apporter des cages pleines d’oiseaux, auxquels on donnoit la volée dans la salle. Un de ces oiseaux, effarouché, s’alla glisser dans la fraise tuyautée et goudronnée de Mlle de Brézé qui, surprise et effrayée, « se mit à crier et pleurer avec tant de véhémence, qu’elle fit redoubler le rire que cet accident imprévu avoit causé dans toute l’assemblée. » Hélas ! pauvre enfant ! déjà pleurante et raillée ! Cette ironie insultant à son effroi et à son chagrin, elle devoit l’entendre toute sa vie.

Le jour de ses noces fut marqué par un autre accident, ridicule aussi, mais qui sans doute eût frappé de terreur l’âme d’une Romaine. Mlle de Brézé étoit petite, et, pour lui donner quelque avantage, on l’avoit chaussée de souliers si hauts, « qu’elle pouvoit à peine marcher. » En dansant une courante, elle glissa sur ses talons trop élevés, et… tomba. Mademoiselle, qui rapporte le second accident et aussi le premier, n’ajoute pas un mot de condoléance ; et certes elle n’avoit pas dû être des moins empressées à rire et de la frayeur de l’enfant et de la maladresse de la danseuse[4].

Mais voici des fatalités plus graves.

À la gaucherie de la provinciale timide et de la fille élevée sans mère s’ajoutent les trahisons du sort, la conspiration des événements et des passions contraires. Claire-Clémence ne tomba pas qu’une fois ce jour-là. Des obstacles inconnus, mystérieux, invisibles, auxquels son innocence se heurta, lui firent faire une chute plus profonde et plus douloureuse au-dessous du ridicule et du mépris.

En 1641, date de ce mariage funeste, le duc d’Enghien, à peine âgé de vingt ans, n’avoit encore servi que comme volontaire sous les ordres du maréchal de La Meilleraye, au siége d’Arras ; mais dès cette première campagne il avoit déjà montré par son activité, par son zèle, par sa témérité, l’impatience de l’obscurité et l’amour de la gloire dont il devoit s’emparer, si jeune encore, à deux ans de là.

Mademoiselle, plus croyable quand elle parle de Condé que quand elle parle de la princesse sa femme, nous apprend ce qu’avoit été avant ce début la jeunesse du duc d’Enghien, dans quelle dépendance le tenoit son père, et quelle vie appliquée et sans distraction il lui faisoit mener auprès de lui et dans les académies, après qu’il eut terminé ses études au collége des Jésuites de Bourges.

« Il l’avoit tenu, dit-elle, toujours à Dijon, sans lui rien donner et sans lui permettre aucune liberté : ce jeune prince s’ennuyoit de ne pas se faire connoître ; et il a bien paru depuis qu’il avoit dès ce temps-là des qualités pour le pouvoir faire avantageusement. » Ce premier siége et ces premiers combats l’avoient émancipé. Il s’en revint à Chantilly, affranchi par le péril et par le commandement qu’il avoit exercé (car, dit Lenet, les volontaires s’étoient montrés glorieux de mettre à leur tête un homme de cette élévation), ayant déjà mordu à ces fruits généreux dont il étoit affamé, et baptisé sur le champ de bataille par le sang du baron de La Ferté-Saint-Nectaire, blessé à côté de lui. M. Cousin a raconté, en quelques pages enchantées de ce beau livre, la Jeunesse de Mme de Longueville, quels étoient en ce temps-là les plaisirs de cette noble famille, la beauté des jardins de Chantilly, de Liancourt et de Ruel, les divertissements mêlés de haute galanterie et de badinage poétique, auxquels prenoient part Mlle de Bourbon et ses jeunes amies, le duc d’Enghien et ses compagnons d’armes, et Voiture, et Sarrazin, les beaux esprits de la maison. Phase de délices, enivrements passagers où, d’un côté, l’héroïsme relevoit la frivolité, et où, de l’autre, les traditions sévères de l’hôtel de Rambouillet sauvegardoient la foiblesse et la grâce. On les voit passer, ces jeunes vaillants et ces charmantes, sur ces terrasses et dans ces parterres merveilleux illustrés par Perelle et chantés par Sarrazin. Et à les voir ainsi marcher deux à deux, ou converser ensemble, ou rêver à l’écart, on croiroit réalisée la fiction délicieuse d’un d’Urfé, d’un Tasse ou d’un Watteau. Tout leur conseilloit l’amour : le lieu, la solitude, l’âge et leur noblesse même qui, en les faisant tous dignes, parce qu’ils étoient tous égaux, ôtoit jusqu’à l’appréhension d’une erreur, jusqu’au scrupule d’une décadence. Les nacelles qu’ils détachoient des rives de la pièce d’eau les menoient à l’Île d’Amour ; les bois et les étangs, la forêt profonde et les eaux dormantes évoquoient mille souvenirs mythologiques, et les vers charmants que rimoient facilement pour eux les plus gracieux maîtres de la poésie galante, ne leur parloient que de Diane, d’Astrée et d’Alcine. Ne cherchons plus à recomposer les paysages magnifiques de la vallée du Lignon, ni la forêt des Ardennes, ni le palais d’Armide ! Si jamais le bonheur, paré de toutes les grâces, de tous les prestiges de la jeunesse : beauté, splendeur du rang, luxe de la vie, vaillance, héroïsme ; si jamais la poésie du bonheur et de l’amour existèrent quelque part, ce fut dans ces lieux si beaux, peuplés d’êtres si choisis, si généreux, si également comblés de dons si rares.

On sait de quel roman délicat Condé fut en ce temps-là le héros à Chantilly et quelle en fut l’héroïne. Mlle du Vigean, une La Vallière sans foiblesse, qui porta au couvent des Carmélites le deuil de son unique et chaste amour, fut au dire de Mme de Motteville la seule que Condé ait véritablement aimée. Il n’est resté aucun portrait d’elle[5] ; et avant les généreuses recherches du biographe de Mme de Longueville, à qui la passion du savoir a fait poursuivre dans les archives du couvent et dans les manuscrits du temps les moindres traces de sa vie, on ignoroit jusqu’à ce doux prénom de Marthe « qui, dit-il, répond si bien à son caractère et à sa destinée. » À quoi bon demander si elle étoit belle ? Quelques vers de Voiture, où elle est comparée à l’aurore, à une fleur s’épanouissant, à l’innocence qui ignore son pouvoir et ses charmes, et une déclaration non suspecte de Mademoiselle, peu disposée à exagérer les mérites de celles qu’aimoit Condé, nous apprennent qu’elle étoit d’une beauté peu ordinaire. Sans le savoir, nous l’aurions bien cru. Le peu de bruit qui s’est fait autour de sa vie, marque d’un respect rare en ce temps-là, sa discrétion, sa fierté, la dignité de sa retraite, tout annonce une âme sérieuse et forte, digne d’être la compagne d’un héros, sa confidente, et peut-être même sa conseillère. Peut-être, dans ses entrevues d’adieu si déchirantes, où Condé prêt à rejoindre l’armée pleuroit et s’attendrissoit, nous dit-on, jusqu’à s’évanouir ; peut-être Mlle du Vigean pleuroit-elle moins que lui, quoique non moins affligée. Elle l’encourageoit sans doute ; et par sa fermeté, par la gravité de sa douleur, elle lui inspiroit une confiance plus mâle et des sentiments plus dignes de sa gloire.

« À la rigueur, dit M. Cousin, le duc d’Enghien pouvoit fort bien imaginer qu’il ne lui seroit pas impossible d’obtenir de son père et du roi, c’est-à-dire du cardinal de Richelieu, leur consentement à un mariage, disproportionné sans doute, mais qui n’avoit rien de dégradant. Mlle du Vigean étoit fort riche, et sa famille étoit en grand crédit. Richelieu la favorisoit, et il ne lui eût pas trop déplu de voir un prince du sang redescendre un peu de son rang. Le mariage qui fut imposé à Condé quelque temps après, n’étoit pas beaucoup plus relevé que celui-là. » Mais étoit-ce bien là qu’alloient ses pensées, et n’est-ce pas forcer un peu les choses que de sortir ici de la sphère éthérée du roman, de l’amour désintéressé et sans autre but que lui-même ? Du moins Lenet, sans se tromper sur la violence et sur la sincérité de la passion du duc d’Enghien pour Mlle du Vigean, nous le fait voir dans le même temps préoccupé de pensées, de projets tout différents. Il nous le montre, fidèle en cela au génie de sa maison, songeant à une alliance illustre et plus conforme à sa destinée. Mlle de Montpensier, plus jeune que lui de quelques années, n’étoit pas mariée, et aucun parti convenable ne se présentoit pour elle. Le jeune duc, raisonnant en grand seigneur et en prince du sang, pouvoit se promettre de grands avantages d’une union qui faisoit rentrer le nom et les biens des Montpensier dans la maison de Bourbon. Le cardinal et le roi, à qui tant d’avantages réunis dans une seule famille pouvoient donner ombrage, étoient vieux et maladifs. Aussi fut-ce la première objection qu’il opposa aux vues du prince son père, qu’il « ne pouvoit consentir à aucune alliance tant qu’une princesse de sa maison, belle, jeune, spirituelle et comblée de biens, seroit à marier[6]. » Ainsi il alloit, de l’intérêt de son amour à l’intérêt de sa grandeur, hésitant entre son affection et son orgueil ; mais voyant, quelque parti qu’il prît, pour se consoler de ce qu’il abandonnoit, soit la satisfaction de son cœur, soit l’accomplissement de son ambition.

C’est alors qu’elle arrive, la pauvre provinciale, gauche, on l’a dit, timide, peu habituée à la cour et au monde, sans mère qui la conseille, sans un père pour la gouverner ; médiocre d’esprit, ordinaire en beauté, ayant juste assez de l’un et de l’autre ce qu’il en falloit pour se faire écraser par la comparaison. Elle butte tout d’abord contre les deux plus terribles écueils que pût rencontrer son inexpérience : elle blesse le cœur de son mari dans ses deux passions les plus vives, son amour et son ambition. Tout tourne contre elle, sa jeunesse, son innocence et jusqu’à la toute-puissance de son oncle, qui ajoute au désespoir du jeune prince la honte d’épouser la nièce d’un favori.

On sait déjà quelle fut la résistance de Condé : en se soumettant, il conservoit encore l’espoir de s’affranchir, et pendant deux ans il eut la fermeté de ne rien entreprendre qui pût contrarier le projet qu’il avoit de rompre son mariage. Le cardinal n’ignoroit pas de quelle façon sa nièce étoit traitée. Il ressentoit vivement ces mépris et ces outrages, et ne prévoyoit que trop bien de quel affront suprême ils seroient suivis dès qu’il ne seroit plus là pour protéger sa famille.

Aussi, dans cette dernière année de sa vie, lorsque Condé se résolut à rentrer en faveur auprès de lui et à réparer l’offense qu’il avoit faite à son frère, l’archevêque de Lyon, en refusant de lui rendre visite, la première condition que le cardinal mit à ses bonnes grâces fut que le duc vivroit désormais en bon mari avec sa femme et même, comme dit Lenet qui souligne le mot, qu’il coucheroit avec elle de bonne foy.

Le duc, cette fois, s’exécuta, et s’exécuta même si bien, que, peu de jours après ce retour, la duchesse fut trouvée enceinte du duc de Bourbon. Il est vrai, comme l’ajoute encore le fidèle narrateur, qu’en rentrant à Paris, M. le duc trouva Mme la duchesse fort grandie et embellie.

La voilà donc mère ; et il semble qu’après cet événement décisif le duc dut renoncer à tout projet de séparation, et avoir dès lors pour sa femme le respect et les ménagements que méritoit au moins celle qui venoit de donner un héritier à sa maison. Il n’en fut rien ; et ce dernier affront prévu par son oncle, la nièce de Richelieu devoit le subir, sinon de fait, du moins d’intention : mais l’outrage en étoit-il moins dur ? C’est alors que tout conspire contre elle ! Le cardinal étoit mort, et Condé, déjà illustre par les victoires de Rocroi et de Thionville, trouvoit au ministère, au lieu d’un adversaire et d’un maître tout-puissant, un allié déjà obligé à lui par la gloire qu’il jetoit sur son pouvoir nouveau. Mme la Princesse qui n’avoit jamais pris son parti sur la mésalliance, encourageoit son fils. Mademoiselle prétend savoir que la rupture eût été autorisée si l’on avoit été assuré que Condé n’y avoit pas d’autre intérêt que d’épouser Mlle du Vigean.

Heureusement le Prince de Condé vivoit encore, et quoi qu’on ait dit de sa cupidité qui lui fit envisager surtout la perte de l’héritage du cardinal, il est certain qu’il prit le parti de l’honneur en s’opposant à la répudiation d’une épouse irréprochable, et doublement légitimée par la maternité. La reine partagea ce sentiment, et on ne put jamais l’amener à consentir au déshonneur immérité d’une vertueuse femme, déjà si malheureuse et, jusque dans son triomphe, si humiliée.

Elle devoit avoir son jour pourtant ; et ce jour, amené par tant de désastres et par la captivité de son mari, approchoit. Lors de l’arrestation des princes, tandis que la princesse douairière de Condé conféroit à Chantilly sur les meilleures mesures à prendre pour la délivrance des prisonniers et pour le salut de son petit-fils, la jeune princesse, dominant sa timidité, interrompit Lenet qui exposoit un plan de fuite et un plan de campagne, et après les plus humbles témoignages de respect et de déférence pour sa belle-mère, la supplia de ne point la séparer de son fils, protestant qu’elle le suivroit partout avec joie, quel que fût le danger, et qu’elle s’exposeroit à tout pour le service du prince son mari[7].

À partir de ce moment, nous avons, pour ainsi dire jour par jour dans les Mémoires de Lenet, les preuves du zèle et de la constance de la princesse de Condé. Elle s’échappe à pied de Chantilly avec son fils et une petite troupe de fidèles, et traverse Paris, d’où elle se rend en trois jours et par des chemins détournés à Montrond, lieu marqué par Lenet comme le plus sûr pour une retraite et le plus avantageux en cas de défense. Ses lettres à la reine et aux ministres, aux magistrats, à ses parents, sont pleines de noblesse et de fermeté. Menacée dans Montrond par La Meilleraye qui s’avançoit avec ses troupes, elle s’échappe encore à la faveur d’une partie de chasse, après avoir pourvu à la sûreté de la place et des places qui en dépendoient, et s’en va rejoindre à travers mille difficultés, tantôt à cheval et tantôt en litière ou en bateau, les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld, qui la conduisent à Bordeaux. Il faut lire dans Lenet tout le détail de ce pénible voyage et de cette pénible insurrection de Bordeaux, qu’il a racontée avec la minutie et avec l’animation d’un témoin et d’un acteur qui a été plus d’une fois au premier rang. Plus de timidité, plus de gaucherie ; en présence du danger, la fille du maréchal de Brézé s’est réveillée amazone et presque héroïne. Elle passe des revues, tient conseil, négocie, donne des ordres. À peine arrivée à Bordeaux, où son entrée fut un triomphe, elle assiége la chambre du Parlement pour faire enregistrer ses requêtes et ses protestations contre l’injuste détention de son mari. « Elle sollicitoit les juges à mesure qu’ils sortoient dans la grand’chambre, et fondoit en larmes en leur représentant le malheureux état de toute sa maison opprimée… Le jeune duc, qu’un gentilhomme (Vialas) portoit sur ses bras, se jetoit au cou des conseillers quand ils passoient, et les embrassant, leur demandoit les larmes aux yeux la liberté de monsieur son père, d’une manière si tendre, que ces messieurs pleuroient aussi amèrement que lui et que madame sa mère, et lui donnoient tous bonne espérance… » Elle harangue les magistrats, les supplie, les presse ; elle les protége même, le jour où le peuple de Bordeaux, les trouvant trop timides à son gré, leur voulut faire rapporter par force un arrêt contraire aux vues du parti des princes. Elle se rend au palais, et du haut des marches elle conjure cette foule furieuse et lui fait mettre bas les armes. « Et il faut advouer, dit Lenet, qu’elle avoit un talent particulier pour parler en public… et que rien ne pouvoit être mieux, plus à propos, et plus conforme à sa qualité que ce qu’elle disoit. » Ce jour-là, la princesse de Condé sur le perron de l’hôtel de ville de Bordeaux, ne paroît plus si indigne de Mme de Longueville à l’hôtel de ville de Paris, ni de Mlle d’Orléans à la porte Saint-Antoine. Brienne ajoute qu’elle travailla de ses mains, avec les dames de la ville, aux fortifications, et qu’elle voulut broder elle-même, sur les drapeaux de son armée, l’emblème et la devise de la rébellion : une grenade éclatant avec ce mot : coacta[8] !

On sait quel fut le résultat de ces trois mois de résistance : la paix conclue à Bourges, l’amnistie accordée à tous ceux qui avoient pris les armes en Guyenne, en un mot, toutes les conditions proposées par la princesse et les ducs concédées, hormis une seule, la principale, celle qui avoit été la première cause de tout ce soulèvement, la délivrance du prince de Condé que Mazarin persistoit à retenir prisonnier, tout en promettant de tout faire pour abréger sa captivité.

La princesse fut renvoyée à Montrond avec son fils, dépité sans doute de n’avoir pas vaincu, mais fière d’avoir tant osé et satisfaite d’avoir cette fois mérité sa prison. Il arriva pourtant ce jour, le jour de la reconnoissance et de la justice. Une fois déjà, étant encore à Vincennes, le prince en arrosant les tulipes chantées par Mlle de Scudéry, avoit dit à quelqu’un : Qui auroit jamais cru que j’arroserois des fleurs pendant que Madame la Princesse feroit la guerre ! Mais plus tard, la campagne de Bordeaux terminée, le prince encore prisonnier au Havre, envoyant une correspondance chiffrée à Lenet, y joignit un billet pour la princesse, et les termes en étoient si tendres que Lenet craignant que dans l’explosion de sa joie la princesse ne trahît le secret de cette correspondance, hésita quelques instants à lui en faire part. Ce billet, première et seule récompense du dévouement, du courage et de la constance, il faut le transcrire ici en gros caractères, comme la compensation tardive et avare d’une si longue méconnoissance, d’un si long mépris, de tant d’outrages cruels et immérités.

Il me tarde, madame, que je sois en état de vous embrasser mil fois pour toute l’amitié que vous m’avez témoigné, qui m’est d’autant plus sensible que ma conduite envers vous l’avoit peu méritée ; mais je sçauray si bien vivre avec vous a l’advenir, que vous ne vous repentirés pas de tout ce que vous avés faict pour moy, qui fera que je seray toute ma vie tout a vous et de tout mon cœur.

Pauvre Clémence de Maillé ! comme à ce premier témoignage d’une affection qu’elle avoit désespéré de gagner, son cœur si longtemps comprimé se desserre et s’épanouit ! et combien Lenet, en voyant cette folle expansion d’une joie si généreuse, dut se féliciter de n’avoir pas persévéré dans sa prudence de diplomate ! Elle prend la lettre, elle pleure, elle la baise ; elle la relit, elle veut la savoir par cœur (car elle peut la perdre !) ; puis elle choisit sur sa toilette son plus beau ruban (un beau ruban couleur de feu ! ), et y coud cette précieuse lettre, pour la pouvoir toujours porter sur elle, sous son vêtement, — sur sa chemise, — dit crûment Lenet, qui ajoute que ce délire de joie dura jusqu’au lendemain.

Hélas ! ce rayon fut le seul que Condé dans sa gloire laissa tomber sur elle, et il fut rapide. Le danger passé, la prison ouverte, Condé rétabli dans ses honneurs et dans son pouvoir, elle redevient l’épouse dédaignée, éloignée, humiliée. Mademoiselle, en la revoyant, demande s’il est vrai qu’elle ait eu part à ce qui s’étoit fait en son nom ? Au retour de Montrond (après la lettre !) elle l’a trouvée, il est vrai, plus habile ; mais elle est choquée de cette joie que montre la princesse à voir arriver le monde chez elle, jusque-là si abandonnée, et elle conclut que, « étant hors de son naturel, elle se surmontoit elle-même. » Après la conclusion de la paix à Bordeaux, la pauvre princesse encore tout échauffée de la lutte et pleine d’inquiétude sur l’avenir, vint avec son jeune fils se jeter aux genoux de la reine pour lui demander grâce et sûreté pour son mari. Tout ce que Mademoiselle remarque dans cette action, c’est que la princesse avoit mauvaise grâce, et que l’écharpe qui soutenoit son bras saigné de la veille étoit mise si ridiculement, aussi bien que le reste de son ajustement, que la reine et elle-même, Mademoiselle, « eurent grand’peine à s’empêcher de rire. »

Puis viennent des humiliations plus cuisantes et plus profondes en douleur. Deux fois la maladie la prend, et l’on prétend qu’elle va l’emporter. Et chaque fois cette nouvelle est accueillie à la cour comme l’annonce joyeuse d’un mariage ou d’une succession. On remarie Monsieur le Prince ; quelques-uns repensent à Mademoiselle : « Ce bruit vint jusqu’à moi, dit-elle, et j’y rêvai… » Malheureusement Madame la Princesse guérit ; et Mademoiselle put attendre Lauzun. Ailleurs, elle dit encore avec quelque dépit : « Madame la Princesse arriva en meilleure santé qu’on ne croyoit ; personne n’auroit cru qu’elle réchappât. »

Enfin un événement tragique, et dont les conséquences montrent sous un jour sinistre la persévérance des mauvais sentiments qu’on eut toujours pour elle dans la famille où elle était entrée, s’ajoute à cette suite à peine interrompue de tribulations, d’outrages, de maux et où ne devait manquer aucune sorte de calamités. Deux officiers de sa maison se prennent un jour de querelle et mettent l’épée à la main. La Princesse (elle avoit alors quarante-trois ans — 1671) se met entre eux pour les séparer, et elle reçoit un coup d’épée dans le côté. On fit le procès à celui qui l’avoit blessée. Quant à elle,

« Lorsqu’elle fut guérie, Monsieur le Prince la fit conduire à Châteauroux, qui est une de ses maisons. Elle y a été gardée très-longtemps en prison ; et à présent on lui donne seulement la permission de se promener dans la cour, toujours gardée par des gens que Monsieur le Prince tient auprès d’elle. Monsieur le duc fut accusé d’avoir conseillé à monsieur le Prince le traitement que recevoit madame sa mère : il étoit bien aise, à ce que l’on disoit, d’avoir trouvé un prétexte de la mettre dans un lieu où elle feroit moins de dépense que dans le monde[9]. »

Est-ce l’avarice héréditaire dans la maison de Condé qui se révèle par la pensée odieuse de cet indigne fils ? Pauvre femme ! trop dépensière, c’est là son crime. Elle avoit, il est vrai, follement mis ses diamants en gage à Bordeaux pour soutenir les frais de la guerre. Mais n’avoit-elle point, pour parer à ses prodigalités, apporté à M. le duc d’Enghien et à son père sa part de la fortune de Richelieu[10] ? Ces sages conseils d’un bon fils furent observés : la princesse de Condé étoit encore prisonnière à Châteauroux, lorsque le prince son mari mourut, en 1686 ; et par une précaution qui épouvante en donnant la mesure d’une haine implacable, il recommanda qu’elle continuât de l’être après sa mort. Cette fois, Mademoiselle trouve enfin une parole de pitié pour cette honnête femme persécutée : « J’aurois voulu, dit-elle en rapportant les derniers moments du prince, qu’il n’eût pas prié le roi que madame sa femme demeurât toujours à Châteauroux, et j’en fus fort fâchée… »

C’est là sans doute qu’elle mourut, en 1694, âgée de soixante-six ans. J’ai cherché dans les œuvres des prédicateurs et dans les recueils du temps une oraison funèbre à sa mémoire ; je n’en ai même pas trouvé la mention. Et j’en veux, je l’avoue, à Bossuet, de n’avoir pas, dans son panégyrique du héros, trouvé un mot d’éloge, de consolation, un mot de pitié même pour l’ombre malheureuse qu’il traîna derrière lui, « triste et souvent brisée. »

Au défaut d’une parole éloquente, nous avons ces humbles lignes où le fidèle Lenet a témoigné de la vertu et des mérites de l’héroïne de Bordeaux :

« Elle gagna l’affection d’une des plus considérables villes du royaume ; elle y soutint la guerre sans endetter sa maison ; elle donna le mouvement, par sa fermeté, à tout ce qu’on vit après éclore en faveur de M. son mari. Elle fit rétablir ses anciens amis et serviteurs dans leurs biens et dans leurs charges. Elle évita de tomber avec son fils entre les mains des ennemis de sa maison, et donna l’exemple à tout le royaume pour défendre l’innocence opprimée. Et surtout elle acquit, avec l’amitié et l’estime de M. son mari qui ne la croyoit pas capable de contribuer, autant qu’elle le fit, à sa liberté, celle de toute la France et, l’on peut dire, de toute l’Europe, qui vit faire avec étonnement à une jeune princesse sans expérience, tout ce que la prudence la plus consommée et la hardiesse la plus déterminée auroient pu entreprendre. »

Destinée mystérieuse, fatalité bizarre que ne justifient ni le démérite personnel, ni les torts, ni les fautes, et que ne purent conjurer ni l’amour, ni le dévouement, ni une vertu constante, éprouvée et respectée même de la calomnie.

  1. Tallemant des Réaux qui rapporte le même fait à peu près dans les mêmes termes, ajoute qu’il fut reproché publiquement au prince de Condé par l’avocat de Mme d’Aiguillon, contre laquelle il eut procès au sujet de la succession du cardinal.
  2. Outre le portrait-émail de Petitot, de la collection du Louvre, gravé par Ceroni pour l’ouvrage de Blaisot, déjà cité, on a plusieurs portraits gravés de la princesse de Condé. Le cabinet des estampes, rue de Richelieu, en possède huit d’auteurs différents : 1o par Moncornet, la figure tournée à droite ; 2o par Hollander, à gauche (dur) ; 3o par Daret, à droite, 1653 ; 4o le même, retourné ; 5o par Moncornet, à gauche, encadré, fond de paysage 1663 (35 ans) ; 6o le même ; 7o par Boutals ; 8o par de Jode, traits allongés, aspect jeune ; 9o par Humbelot, encadré, fond de jardin, portrait jeune, un peu différent des autres : le menton est fort, l’œil est intelligent. Ce joli portrait a été gravé après le siége d’Orbitelle, où fut tué le frère de C. de Maillé, en 1646.
  3. a et b On consultera avec profit sur le maréchal de Brézé (Urbain de Maillé, marquis de B., né en 1597, m. 1650), outre les Historiettes de Tallemant, t. II et tables de l’édit. de M. P. Paris, un article de M. Huillard-Bréholles dans la Revue contemporaine du 31 août 1863. Cet article, composé d’après une correspondance inédite, est écrit sur un ton d’apologie qui balance les dénigrements de des Réaux. Toutefois l’auteur de l’article, s’il est parvenu à réhabiliter le maréchal comme homme de guerre et comme diplomate, n’a pu nous montrer en lui un père bien vigilant, ni bien tendre. Il se contente de nous dire que le marquis, qui depuis la mort de sa femme avait remis Mlle de Brézé aux mains de Mme Bouthillier, femme du surintendant, « Ce qui était, remarque-t-il, la placer sous la tutelle directe de Richelieu, » ne resta pas cependant après cette séparation « indifférent au sort de sa fille, ni à ses progrès. » Selon M. H. Bréholles, le cardinal se serait chargé de pourvoir à l’éducation de sa nièce, comme à son établissement. Malgré un si illustre patronage, il ne paraît pas que l’éducation de Mlle de Brézé ait été bien suivie. « On ne lui avait, dit Mademoiselle, montré ni à lire ni à écrire, et il fallut après son mariage la mettre au couvent pour qu’elle l’apprît. » Nous avons eu sous les yeux une lettre d’elle, datée du 9 janvier 1642, c’est-à-dire deux ans après qu’elle fut mariée : elle avait donc environ quatorze ans. C’est une lettre d’enfant de huit ans pour l’orthographe comme pour le style, écrite en gros caractères inégaux et mal formés, en moyenne bâtarde, comme dirait un maître d’écriture. Nous ne pouvons manquer de rapporter ici cette pièce rare, en en donnant la reproduction fidèle :

    « A monsieur le Maréchal de Breszé de madame la duchesse d’Anguyen.

    « Monsieur

    « Je este priee de vous supplier de vouloir bien avoir la bonte de pardonner a un nomme le Brun dit St-Andre qui estoit de vostre compagnie de gardes hou de chevaux legers quy sen est venu sans conge celui quy men a priee est un Pere augustin quy vit comme un saint et priera bien dieu pour vous mon bon papa ce vous en suplie de luy vouloir bien remettre sa Faulte pour lamour de moy ce vous en conjure et de me faire l’honneur de me croire pour toute ma vie

    « Monsieur

    « votre tres humble et tres obeissante fille

    « ce 9me de janvier 1642

    C. de Maille

    « Monsieur mon beau père arrive samedi a Paris mon bon se porte bien dieu mersy bien de limpassiance de savoir de vos nouvelles » Le maréchal de Brézé était alors en Aragon occupé à faciliter par une diversion la conquête du Roussillon. — M. le comte de Béhague possédait une autre lettre de la princesse de Condé. Nous ne l’avons pas vue, et nous n’avons pu en retrouver la trace.

  4. Il n’y eut point de considération qui empêchât de rire toute la compagnie, sans en excepter M. le duc d’Enghien. (Mémoires de Mademoiselle, chap. II.)
  5. M. Cousin cite ce passage des Mémoires-Anecdotes de Segrais, d’après lequel il lui paroit qu’il ne seroit pas impossible de retrouver un portrait de Mlle du Vigean : « Mademoiselle m’a fait voir à Saint-Fargeau, dans son cabinet, un tableau où elle est représentée en Grâce, entre Mlle du Vigean et Mme de Montbazon. » (La Jeunesse de Mme de Longueville. App. du chap. II.)
  6. Lenet.
  7. Lenet.
  8. On peut consulter encore sur la conduite de la princesse de Condé pendant la défense de Bordeaux, sur sa bravoure et sa charité, l’excellent ouvrage de M. Alphonse Feillet, La misère au temps de la Fronde, 1862. Il la montre (p. 269) travaillant de ses mains avec les dames bordelaises, comme autrefois les héroïnes Siennoises, aux fortifications de la ville. « La princesse et les dames allaient en personne, chacune avec un petit panier, porter de la terre afin d’encourager les travailleurs. Le duc d’Enghien monté sur un petit cheval se montrait à tous les ateliers de terrassement, tantôt pliant sous le faix d’une hotte chargée de terre, tantôt blessant ses tendres mains à porter des pierres que sa mère rangeoit avec du ciment trempé de ses larmes, dit une lettre des Dames du parlement de Bordeaux aux Dames du parlement de Paris. »
  9. Mémoires de Mademoiselle, 2e partie, chap. XVII.
  10. Le cardinal avait donné en dot à sa nièce les terres d’Ansach, de Mouy, de Cambronne et de Plessiers-Billebaut, avec 300 mille livres en argent comptant. Cette somme devait être employée en l’acquit des dettes contractées par les Montmorency et les Condé. Huillard Bréholles, article cité.