Vie de Frédéric Douglass, esclave américain/09

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Traduction par S.-K. Parkes.
Pagnerre (p. 87-97).


CHAPITRE IX.


Je suis maintenant arrivé à une époque de ma vie, à partir de laquelle je puis donner des dates. En 1832, je quittai Baltimore, pour aller demeurer à Saint-Michel, chez le capitaine Thomas Auld. Il s’était alors écoulé plus de sept ans depuis que j’avais été dans la famille de mon ancien maître sur la plantation du colonel Lloyd. Nous étions donc presque étrangers l’un pour l’autre. Il était pour moi un nouveau maître, comme j’étais pour lui un nouvel esclave. J’ignorais son caractère et son humeur : il ignorait aussi les miens. Il ne nous fallut que très-peu de temps pour nous connaître parfaitement l’un et l’autre. J’appris à connaître sa femme, non moins que lui-même. Ils étaient bien assortis, car ils avaient tous deux une égale portion de lésinerie et de cruauté. Alors, pour la première fois, j’eus à endurer les tourments de la faim, qui se prolongèrent pendant sept ans. C’était un genre de souffrances que je n’avais pas éprouvées depuis mon départ de la plantation du colonel Lloyd. C’était une privation déjà assez dure dans ce temps-là où l’on ne me donnait jamais de quoi apaiser ma faim, mais cette privation était devenue dix fois plus dure après avoir demeuré chez M. Hughes, où j’avais toujours eu une nourriture suffisante et bonne. Je viens de dire que M. Thomas était avare, et c’est bien vrai. Ne pas donner assez à manger à un esclave, passe pour la marque la plus révoltante d’avarice même parmi les propriétaires. Voici la règle : Quelque grossière que soit la nourriture, peu importe, pourvu qu’il y en ait assez. Telle est la théorie ; et dans la partie de Maryland d’où je venais, telle est la pratique générale, quoiqu’il y ait des exceptions assez nombreuses. M. Thomas ne nous donnait pas une quantité suffisante de nourriture ni bonne ni grossière. Il y avait quatre esclaves dans la cuisine — ma sœur Élise, ma tante Priscille, Henriette et moi-même ; et on nous donnait moins d’un demi-boisseau de farine de blé par semaine, et bien peu d’autres choses, soit en viande soit en légumes. Ce n’était pas assez pour vivre. Nous étions donc réduits à la misérable nécessité de nous nourrir aux dépens de nos voisins. Il nous fallait tantôt mendier, et tantôt voler, selon que l’un nous était plus commode que l’autre, au moment du besoin ; car le second nous paraissait aussi légitime que le premier. Pauvres misérables ! il est arrivé bien des fois que nous mourions presque de faim, lorsqu’en même temps une grande quantité de nourriture se moisissait dans le garde-manger. Notre pieuse maîtresse le savait bien ; cependant cette maîtresse et son mari s’agenouillaient tous les matins et priaient Dieu de leur donner l’abondance.

Quelque méchants que soient les propriétaires, on n’en voit que rarement un qui soit privé de tous les traits de caractère qui attirent le respect. Cependant mon maître était de cette espèce rare. Je n’ai jamais entendu parler d’une seule action généreuse qu’il eût faite. L’avarice était ce qu’il y avait de plus saillant en lui, et les autres penchants (s’il en avait) étaient tous assujettis à celui-là. Il était avare ; et, comme les ladres, il n’avait pas le talent de cacher sa lésinerie. Le capitaine Auld n’était pas né propriétaire d’esclaves. Il avait été pauvre, ne possédant qu’un petit bateau à voiles, qui allait d’un point de la baie à l’autre. C’était par son mariage qu’il était devenu possesseur des esclaves qu’il avait : or, de tous les hommes, il n’y en a pas un qui soit pire propriétaire que celui qui le devient par adoption. Il était cruel, mais poltron. Il ordonnait sans fermeté. Dans sa manière de faire exécuter les ordres qu’il avait donnés, il était quelquefois d’une grande rigueur, quelquefois sans énergie. Tantôt, il parlait à ses esclaves avec la fermeté de Napoléon, et la fureur d’un démon, tantôt on l’aurait pris pour un homme égaré qui demandait son chemin. Il ne faisait rien de lui-même. Il aurait pu passer pour un lion, s’il y avait eu d’autres oreilles. Essayait-il de faire quelque chose de noble, son avarice se faisait de suite remarquer. Son air, ses discours, ses procédés ressemblaient, jusqu’à un certain point, à ceux des gens qui étaient nés propriétaires d’esclaves, mais comme il les avait copiés, ils étaient d’une gaucherie évidente. Il ne savait pas même être bon imitateur. Il avait toute la disposition à tromper, mais sans en avoir le talent. Il n’avait en lui-même aucunes ressources, aussi était-il obligé d’imiter les autres. Il en résultait qu’il était continuellement la victime de quelque inconséquence, et, par suite, un objet de mépris, même parmi ses esclaves. La possession d’esclaves qui étaient à lui et qui avaient à le servir, était quelque chose de nouveau et d’inattendu. Il était propriétaire d’esclaves, sans avoir la capacité nécessaire pour les bien tenir. Il ne pouvait parvenir à les gouverner par force, par crainte ou par ruse. Nous l’appelions rarement « notre maître, » mais ordinairement « le capitaine Auld, » et nous n’étions même guère disposés à lui donner ce titre. Je ne doute pas que notre conduite n’ait beaucoup contribué à le faire paraître gauche et par conséquent à le mettre de mauvaise humeur. Notre manque de considération pour lui a dû souvent bien l’embarrasser. Il voulait que nous l’appelassions « notre maître, » mais il manquait de la fermeté nécessaire pour nous y contraindre. Sa femme insistait pour nous y contraindre, mais en vain. Au mois d’août 1832, mon maître assista à une réunion de méthodistes en forme de camp, qui fut tenue sur le rivage de la baie, dans le comté de Talbot, et y reçut de fortes impressions religieuses. Je me flattais de la faible espérance que sa conversion l’engagerait à émanciper ses esclaves, ou du moins contribuerait à le rendre meilleur et plus humain qu’autrefois. Je fus trompé sous l’un et l’autre rapport. Cette conversion ne le porta ni à être plus humain envers ses esclaves, ni à les émanciper. Si la religion produisit aucun effet sur son caractère, ce fut pour le rendre plus cruel et plus détestable ; car je le trouvais bien pire après sa conversion qu’auparavant. Avant sa conversion, il s’appuyait sur sa propre dépravation pour lui servir en quelque sorte de bouclier dans sa barbarie sauvage ; mais après cet événement, il trouva dans la religion une sanction et un appui à sa cruauté comme propriétaire d’esclaves. Il affichait les plus grandes prétentions à la piété. Sa maison était une maison de prières. Il priait au matin, à midi et au soir. Il se distingua bientôt parmi ses compagnons qui l’élevèrent au rang de chef de classe et de moniteur. Il déploya une activité extrême dans ce qu’on appelle aux États-Unis les « Revivals » (sortes d’assemblées pour ranimer le zèle religieux) et se montra un instrument efficace entre les mains de l’église pour la conversion de plusieurs âmes. Sa maison était la maison adoptive des prédicateurs. Ils prenaient beaucoup de plaisir à y descendre, car quoiqu’il nous fît presque mourir de faim, il leur donnait en abondance de quoi se régaler. Il nous est arrivé d’y avoir trois ou quatre prédicateurs à la fois. Ceux qui y venaient le plus souvent pendant mon séjour, se nommaient M. Stocks, M. Ewery, M. Humphrey et M. Hickey. J’y ai aussi vu M. Georges Cookman. Nous autres esclaves, nous aimions ce M. Cookman. Il nous semblait être un brave homme. Nous étions persuadés qu’il avait employé son influence à engager M. Samuel Harrisson, propriétaire fort riche, à émanciper ses esclaves, et d’une manière quelconque, nous nous étions mis en tête qu’il travaillait à accomplir l’émancipation de tous les esclaves. Lorsqu’il était chez nous, on nous appelait toujours aux prières. Lorsque les autres s’y trouvaient, on nous y appelait aussi quelquefois, mais quelquefois on ne nous faisait pas venir. M. Cookman s’occupait de nous plus que les autres ministres. Il ne pouvait venir parmi nous sans laisser voir sa commisération pour nous, et quelque stupides que nous fussions, nous avions assez de sagacité pour nous en apercevoir.

Pendant mon séjour à Saint-Michel, il arriva qu’un jeune homme blanc, nommé M. Wilson, proposa de tenir une école du dimanche pour l’instruction de ceux des esclaves qui seraient disposés à apprendre à lire le Nouveau Testament. Nous ne nous réunîmes que trois fois, après quoi M. West et M. Fairbanks, tous deux chefs de classe, et plusieurs autres encore, vinrent fondre sur nous avec des bâtons et d’autres projectiles, nous chassèrent du local où nous étions, et nous défendirent de nous assembler de nouveau. Telle fut la fin de notre petite école du dimanche dans la pieuse ville de Saint-Michel.

J’ai déjà dit que mon maître trouvait dans la religion une sanction à ses actes de cruauté. Par exemple, je vais raconter un fait parmi plusieurs autres de nature à prouver la vérité de cette accusation. Je l’ai vu attacher une jeune femme boiteuse, et la fouetter sur les épaules nues avec une lourde peau de vache, au point que le sang rouge et chaud en découlait goutte à goutte. En justification de cet acte barbare, il citait le passage suivant des Écritures saintes. « Le serviteur qui a connu la volonté de son maître et qui ne s’est pas tenu prêt, et qui n’a point fait selon sa volonté, sera battu de plusieurs coups. »

Mon maître, après avoir ainsi déchiré à coups de fouet cette jeune fille, la retenait dans cette situation horrible pendant quatre ou cinq heures à la fois. Je sais personnellement qu’il lui est arrivé de l’attacher de bonne heure le matin et de la fouetter avant le déjeuner ; puis de la quitter pour aller à son magasin, de revenir pour dîner, et de la fouetter de nouveau, en la frappant sur les parties de son corps qui étaient déjà écorchées par les coups antérieurs de son fouet impitoyable. Voici comment s’explique cette cruauté envers Henriette. C’est qu’elle était presque incapable de travailler. Lorsqu’elle était encore enfant, elle était tombée dans le feu et en avait horriblement souffert. Elle avait eu les mains tellement brûlées dans cette occasion que, depuis, elle n’avait jamais pu s’en servir. Elle n’était guère propre qu’à porter de lourds fardeaux. Elle n’était donc pour mon maître qu’une source de dépenses ; et, comme l’avarice était son défaut dominant, la présence de cette malheureuse lui causait un mécontentement continuel. Il semblait désirer la mort de la pauvre fille. Un jour, il la donna à sa sœur, mais celle-ci ne se montra pas disposée à garder un cadeau inutile. Enfin, mon maître bienveillant, je cite ses propres paroles, « la mit à la porte, afin qu’elle eût à subvenir à ses propres besoins. » Voilà comment agissait un homme nouvellement converti. Il gardait la mère et expulsait la fille pour qu’elle eût à mourir de faim ! M. Thomas se trouvait au nombre des propriétaires pieux qui retiennent les esclaves dans les fers, uniquement dans le but charitable de « prendre soin d’eux. »

Mon maître et moi nous avions de fréquentes disputes. Il ne me trouvait pas du tout une humeur conforme à ses vues. La vie que j’avais menée dans la ville avait eu, disait-il, un effet pernicieux sur moi. Elle m’avait rendu propre à toute sorte de mal et incapable de faire rien de bon. Un de mes plus grands défauts était de laisser échapper son cheval, qui s’enfuyait alors à la ferme de son beau-père, située à cinq milles de Saint-Michel. Dans ce cas-là, j’avais à aller le chercher. J’avais une raison pour cette espèce de négligence ou plutôt de précaution ; c’est qu’on m’y donnait toujours quelque chose à manger. M. Guillaume Hamilton (c’était le beau-père de mon maître) donnait toujours assez à manger à ses esclaves. Je ne quittais jamais sa maison sans avoir de quoi satisfaire mon appétit, quelque motif que mon maître eût de désirer mon retour aussi vite que possible. Enfin, M. Thomas me dit qu’il était décidé à ne pas le supporter plus longtemps. Il y avait neuf mois que j’étais chez lui, et, pendant ce temps-là, il m’avait souvent fouetté avec rigueur, mais inutilement. Il me dit qu’il était résolu de m’envoyer quelque part, pour me faire dresser convenablement. Dans ce but, il me loua pour une année à un homme du nom d’Édouard Covey. Ce M. Covey était pauvre et ne possédait pas, mais louait seulement sa ferme. Il louait également les ouvriers qui cultivaient sa terre. M. Covey avait acquis une haute réputation dans l’art de dompter les jeunes esclaves, et cette réputation lui rapportait beaucoup. Elle lui fournissait le moyen de cultiver sa terre, en faisant beaucoup moins de dépense, qu’il n’aurait pu y parvenir sans une réputation de cette nature. Il y avait des propriétaires qui ne regardaient pas comme une grande perte de prêter à M. Covey leurs esclaves pendant une année, en considération de la manière dont il les façonnait, et sans aucune autre compensation. Il en résultait qu’il pouvait facilement se procurer l’assistance de jeunes esclaves. Outre les bonnes qualités naturelles de M. Covey, il avait l’avantage de faire profession de piété. C’était un béat, membre et chef de classe dans l’église méthodiste. Tout cela ajoutait du poids à sa réputation de « dompteur des esclaves. » J’étais au courant de tous ces faits, car je les tenais d’un jeune homme qui avait demeuré chez lui. Cependant, je vis ce changement avec plaisir ; car chez lui, du moins, j’étais certain d’avoir assez à manger, ce qui n’est pas une considération insignifiante pour un homme affamé.