Vie de Jésus (Strauss) 1/TROISIÈME CHAPITRE.

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TROISIÈME CHAPITRE.

ANNONCIATION DE LA CONCEPTION DE JÉSUS ; CONDUITE DE JOSEPH ;
VISITE DE MARIE AUPRÈS D’ÉLIZABETH.



§ XXIII.


Esquisse des différents récits, canoniques et apocryphes.

Dans les évangiles canoniques et dans les évangiles apocryphes on remarque, relativement à l’engendrement de Jésus, une gradation notable, où l’on remonte de plus en plus vers les commencements, et où ces commencements sont narrés plus brièvement ou plus longuement, d’une façon plus naturelle ou plus ornée. Marc et Jean supposent la naissance de Jésus donnée d’avance, et se contentent, dans le cours de leurs récits, de nommer Marie comme la mère (Marc, 6, 3), et Joseph comme le père de Jésus (Jean, 1, 46). Matthieu et Luc remontent plus haut, exposant le mode de génération de la personne messianique de Jésus, et relatant sa naissance avec les circonstances qui la préparèrent. Entre ces deux derniers, Luc s’élève encore un peu plus haut que Matthieu. En effet, d’après Matthieu, Marie, étant fiancée à Joseph, est trouvée enceinte ; le fiancé s’en offense, et il se dispose à la quitter. Mais l’ange du Seigneur l’assure, dans un rêve, de l’origine divine et de la haute destination de l’enfant de Marie, et il en résulte qu’il épouse Marie, mais sans avoir aucun rapport conjugal avec elle jusqu’à la naissance de Jésus (Matthieu, 1, 18-25) ; de cette façon, la grossesse de Marie existe d’abord, et ce n’est qu’ensuite qu’elle est justifiée par l’ange. Mais, dans Luc, cette grossesse est préparée et annoncée par une apparition céleste. Le même Gabriel, qui avait annoncé à Zacharie la naissance de Jean-Baptiste, annonce aussi à Marie, fiancée avec Joseph, la grossesse qui sera produite par l’opération d’une force divine ; en suite de quoi la mère future du Messie a, avec la mère de Jean, déjà enceinte, une rencontre très significative, et elle échange avec Élizabeth ses sentiments sous la forme d’un hymne (Luc, 1, 26-56). Tandis que Matthieu et Luc prenaient, du moins comme donné, le rapport entre Marie et Joseph, des évangiles apocryphes, nommément le Protévangile de Jacques et l’Évangile de la nativité de Marie[1], livres dont le contenu a été approuvé, pour la plus grande partie, même par les Pères de l’Église, s’efforcent aussi d’exposer comment ce rapport s’est établi ; ils remontent même jusqu’à la naissance de Marie, qu’ils font précéder d’une annonciation semblable à celle qui, suivant Luc, précéda la naissance de Jean-Baptiste et de Jésus. L’histoire de la naissance de Jean-Baptiste, dans Luc, est composée principalement d’après celles de Samson et de Samuel dans l’Ancien Testament ; de même l’histoire de la naissance de Marie, dans les apocryphes susdits, est composée d’après celle de Jean-Baptiste, concurremment avec celles de l’Ancien Testament.

Joachim, ainsi parle le récit apocryphe, et Anna (c’était aussi le nom de la mère de Samuel)[2] se sentaient malheureux (comme les parents de Jean-Baptiste) dans un mariage resté longtemps stérile ; alors ils ont tous deux, et en des lieux différents (comme les parents de Samson), l’apparition d’un ange qui leur annonce une fille, la mère future de Dieu, laquelle (comme Jean-Baptiste) est consacrée par l’ange à une vie naziréenne. Alors Marie (comme Samuel) est, dès sa première enfance, apportée dans le temple par ses parents, où, visitée, nourrie par des anges, et même honorée de visions divines, elle demeure jusqu’à sa douzième année. Devenue nubile, elle doit quitter le temple ; sa destination ultérieure est déterminée par un oracle rendu au grand-prêtre. Conformément à la prédiction d’Isaie, 11, 1, seq. : Egredietur virga de radice Jesse, et flos de radice ejus ascendet, et requiescet super eum spiritus Domini, cet oracle ordonna que tous les célibataires appartenant à la famille de David, en âge de se marier, d’après un des apocryphes[3], ou tous les veufs dans le peuple, d’après l’autre apocryphe[4], apportassent leur bâton, et que celui sur le bâton duquel (comme sur le bâton d’Aaron, 4 Mos., 17) un signe se manifesterait, à savoir, le signe annoncé dans le message d’Isaïe, épousât Marie. Ce signe se manifesta sur le bâton de Joseph : une fleur, comme il est dit dans la prophétie, y parut, et une colombe se posa sur le bout[5]. Joseph, d’après les apocryphes et les Pères de l’Église, était déjà vieux[6]. Mais il y a une différence entre l’Évangile de la nativité de Marie et le Protévangile de Jacques : d’après le premier, malgré le vœu de chasteté opposé par Marie, et malgré le refus de Joseph en raison de son grand âge, il y eut entre eux, sur l’ordre du grand-prêtre, des fiançailles réelles, et plus tard un mariage qui, dans l’esprit de l’écrivain, resta chaste sans aucun doute. Dans le Protévangile, au contraire, il n’est question, dès le commencement, ni de fiançailles ni de mariage, et il ne paraît s’agir que de la garde de la vierge par Joseph[7] ; celui-ci même, lors du voyage à Bethléem, doute s’il doit la faire inscrire comme fille ou comme femme, parce qu’il craint, en se disant son mari, de devenir ridicule à cause de la différence d’âge[8]. Là même où, dans Matthieu, Marie est appelée la femme de Joseph, ἡ γυνή, l’apocryphe ne la désigne, par précaution, que sous le nom de la jeune fille, ἡ παῖς, et évite même volontiers le mot prendre, παραλαϐεῖν, ou le change en garder, διαφυλάξαι[9], ce que font aussi plusieurs Pères de l’Église. Reçue dès lors dans la maison de Joseph, Marie, d’après le Protévangile, fut chargée avec plusieurs jeunes filles de faire de l’étoffe pour le rideau du Temple, et il lui échut, par le sort, de travailler la pourpre. Cependant, tandis que Joseph est absent pour des affaires, Marie reçoit la visite de l’ange. Joseph, à son retour, la trouve enceinte, et l’interroge, non comme son fiancé, mais comme le gardien responsable de son honneur. Cependant elle a oublié les paroles de l’ange, et elle assure qu’elle ignore la cause de sa grossesse. Alors Joseph s’occupant de se débarrasser secrètement de la garde de Marie, l’ange lui apparaît en songe et le tranquillise par ses explications. L’affaire vient à la connaissance des prêtres ; et tous deux, à cause du soupçon d’incontinence, sont obligés de boire l’eau de l’épreuve, ὕδωρ ἐλέγξεως ; mais n’en ayant reçu aucun dommage, ils sont acquittés ; puis viennent le cens et la naissance de Jésus[10].

Ces récits apocryphes ont été tenus pour historiques pendant longtemps dans l’Église, et ils ont été expliqués, comme les récits canoniques, d’une façon miraculeuse d’après le point de vue du supranaturalisme ; de même, dans les temps modernes, ils n’ont pu, non plus que les récits du Nouveau Testament, échapper à l’explication naturelle. Si, dans l’ancienne Église, la croyance aux miracles était si démesurément forte qu’elle ne s’arrêtait pas au Nouveau Testament, qu’elle allait jusqu’à embrasser des relations apocryphes, et qu’elle s’aveuglait sur leur caractère évidemment non historique, le rationalisme positif de quelques apôtres des lumières modernes fut tellement excessif, qu’ils crurent pouvoir l’appliquer même aux miracles apocryphes. Tel fut l’auteur de l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth : expliquant naturellement, sans hésiter, les récits de la descendance et de la jeunesse de Marie, il les a fait entrer dans le cercle de ses déductions[11]. De nos jours, où l’on comprend le caractère évidemment mythique de ces récits apocryphes, on jette un regard de compassion aussi bien sur les anciens Pères de l’Église que sur nos auteurs modernes d’explications naturelles. À la vérité, on y est autorisé en ce sens, que le caractère mythique ne peut être méconnu dans les récits apocryphes que par une grande ignorance. Mais, en y regardant de plus près, leur différence avec les récits canoniques sur les commencements de la vie de Jean-Baptiste et de Jésus ne paraît qu’une différence de forme ; de la même racine, que nous trouverons plus loin, sont sortis les uns comme rejetons sains et vigoureux, les autres comme pousses faibles et tout artificielles venues en arrière-saison. Toutefois, ces Pères de l’Église et ces auteurs d’explications naturelles avaient sur la majorité des théologiens actuels cet avantage, qu’ils ne se méprenaient pas sur la ressemblance fondamentale, et traitaient semblablement des narrations analogues, les expliquant ou toutes deux miraculeusement, ou toutes deux naturellement ; mais ils n’ont pas, comme c’est l’habitude aujourd’hui, expliqué les unes mythiquement et les autres historiquement.


§ XXIV.


Divergences des deux évangiles canoniques relativement à la forme
de l’annonciation.

Entrons, après cette esquisse générale, dans le détail de la manière dont la première annonce de la naissance future de Jésus arriva, d’après nos écrits canoniques, à Marie et à Joseph. Nous pouvons d’abord faire abstraction du fond même de cette annonciation, qui est que Jésus a été engendré par une opération extraordinaire du Saint-Esprit, et n’en prendre en considération que la forme, à savoir, à qui, quand et comment cette annonce fut donnée.

Comme la naissance de Jean-Baptiste, la conception de Jésus, d’après les récits des évangélistes, est annoncée par un ange. Mais, tandis que, pour Jean-Baptiste, il n’y avait que le seul évangile de Luc et qu’une seule description de l’apparition de l’ange, nous avons, pour Jésus, deux récits parallèles, mais non exactement concordants, dont la comparaison va nous occuper immédiatement. Abstraction faite, comme il a été dit, du fond, nous trouvons entre les deux récits, les différences suivantes : 1° le sujet de l’apparition ne s’appelle, dans Matthieu, que d’une manière indécise, ange du Seigneur, ἄγγελος Κυρίου ; dans Luc, c’est nommément l’ange Gabriel, ὁ ἄγγελος Γαϐριήλ ; 2° la personne à laquelle l’ange apparaît est, dans Matthieu, Joseph ; dans Luc, Marie ; 3° l’état dans lequel ils ont l’apparition de l’ange, est, dans Matthieu, un songe ; dans Luc, la veille ; 4° il y a aussi une différence relativement au temps de l’apparition : d’après Matthieu, ce n’est qu’après le commencement de la grossesse chez Marie que Joseph reçoit un avertissement divin ; dans Luc, cet avertissement est donné à Marie dès avant sa grossesse ; 5° enfin le but et l’effet de l’apparition sont différents : d’après Matthieu, c’est de tranquilliser postérieurement Joseph, devenu inquiet à cause de la grossesse de sa fiancée ; d’après Luc, c’est de prévenir tout ombrage par une annonce préliminaire.

Maintenant on demande : les deux évangélistes racontent-ils un seul et même fait, seulement avec des divergences, ou bien racontent-ils des faits différents, de sorte que leurs récits peuvent se réunir et se compléter l’un par l’autre ? Or, les divergences des deux relations sont si grandes et si essentielles, que la première supposition n’est guère admissible, si l’on ne veut porter atteinte à leur valeur historique : aussi la plupart des théologiens, tous ceux du moins qui voient ici une vraie histoire, merveilleuse ou naturelle, se sont décidés pour la seconde supposition. En effet, soutenant que le silence d’un évangéliste sur une particularité que l’autre raconte n’est pas une négation de cette particularité[12], ils fondent ensemble les deux récits de la manière suivante : 1° d’abord l’ange annonce à Marie sa grossesse prochaine (Luc) ; 2° ensuite Marie part pour aller trouver Élizabeth (même évangile) ; 3° après son retour, Joseph, découvrant la grossesse, prend de l’ombrage (Matthieu) ; 4° enfin lui aussi a l’apparition d’un ange (même évangile)[13].

Cet arrangement des circonstances a, comme Schleiermacher l’a déjà remarqué[14], beaucoup de difficultés ; et ce que l’un des évangélistes raconte, non seulement ne paraît pas supposer ce que l’autre rapporte, mais encore paraît l’exclure. D’abord la conduite de l’ange qui apparaît à Joseph est à peine explicable, si lui ou un autre ange a précédemment apparu à Marie ; il s’exprime en effet (dans Matthieu) comme si son apparition était la première en cette affaire ; il n’invoque pas de message céleste reçu antérieurement par Marie ; il ne fait à Joseph aucun reproche de n’avoir pas cru ; mais surtout, le soin que prend l’ange de donner à Joseph le nom de l’enfant attendu, avec les raisons détaillées de ce nom (Matthieu, 1, 21), aurait été tout à fait superflu, si l’ange (Luc, 1, 31) avait déjà indiqué ce nom à Marie.

Mais ce qui est encore plus incompréhensible, c’est la conduite des deux époux. Après l’apparition d’un ange qui lui annonçait une grossesse prochaine sans le concours de Joseph, qu’est-ce qu’une fiancée à sentiments délicats avait de plus pressé à faire que de communiquer à son fiancé le message céleste, pour prévenir la découverte déshonorante de son état par d’autres, et de mauvaises pensées dans l’esprit de son fiancé ? Mais justement Marie laisse faire cette découverte par d’autres, et excite par là le soupçon ; car évidemment les mots : on la trouva grosse, εὑρέθη ἐν γαστρὶ ἔχουσα (Matthieu, 1, 18), signifient que sa grossesse fut reconnue absolument sans sa participation ; évidemment aussi Joseph n’apprend l’état de Marie que de cette manière, car sa conduite est décrite comme la conséquence de cette découverte. Le Protévangile apocryphe de Jacques a senti tout ce qu’avait d’énigmatique une pareille conduite de la part de Marie, et il a essayé de lever la difficulté de la façon la plus conséquente peut-être du point de vue du supranaturalisme. Si Marie s’était souvenue, telle est l’argumentation sur laquelle repose le récit ingénieux de l’apocryphe, de la teneur du message céleste, elle devait le communiquer à Joseph ; comme elle ne paraît pas l’avoir fait, à en juger d’après la conduite de Joseph, il ne reste plus qu’à admettre que la communication mystérieuse qu’elle avait reçue dans un état d’exaltation s’effaça ensuite de son souvenir, et que la vraie cause de sa grossesse lui était inconnue à elle-même[15]. Dans le fait, pour le cas actuel, il n’y a guère d’autre parti à prendre qu’à se réfugier dans le merveilleux et l’incompréhensible. Les efforts que des théologiens modernes, supranaturalistes aussi, ont tentés pour expliquer le silence de Marie à l’égard de Joseph, et même pour y trouver un trait excellent de caractère, sont des efforts aussi téméraires que malheureux pour faire de nécessité vertu. D’après Hess[16], il dut en coûter beaucoup à Marie pour taire à Joseph la communication de l’ange, et il faut considérer cette retenue, dans une affaire connue seulement d’elle et du ciel, comme un signe de sa grande confiance en Dieu. Ce n’est pas en vain, s’est-elle dit en elle-même, que seule j’ai eu cette apparition ; si Joseph devait dès à présent en être informé, l’ange lui aurait aussi apparu. Mais, si toute personne qui a en partage une révélation supérieure pensait ainsi, combien ne faudrait-il pas de révélations particulières ? Suivant Hess, Marie se dit encore : C’est l’affaire de Dieu, je dois lui laisser le soin de convaincre Joseph. Ceci n’est pas autre chose que le principe des gens insouciants. Olshausen approuve les raisons de Hess, et il y ajoute sa remarque favorite, à savoir, que, dans des événements aussi extraordinaires, la mesure des rapports ordinaires du monde n’est pas applicable[17] ; jetant ainsi sous les pieds des considérations essentielles de délicatesse et de convenance.

L’Évangile de la nativité de Marie, et, à la suite de cet évangile, quelques modernes, entre autres l’auteur de l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth, ont supposé (c’est une explication qui est davantage au point de vue de l’explication naturelle), ont supposé que Joseph était éloigné de la demeure de sa fiancée au temps du message céleste. D’après eux, Marie est de Nazareth ; Joseph, de Bethléem, où il retourna après ses fiançailles ; il ne revint auprès de Marie qu’au bout de trois mois, et alors il découvrit la grossesse qui était survenue dans cet intervalle. Mais c’est sans aucun fondement, comme nous le verrons plus bas, dans les évangiles canoniques, que l’on admet des résidences différentes pour Marie et pour Joseph, et toute cette explication tombe dans le néant. Sans faire une telle supposition, on pourrait peut-être, en se tenant encore dans l’explication naturelle, se rendre raison du silence de Marie à l’égard de Joseph par la honte qu’elle ressentait à confesser un état si capable d’exciter le soupçon. Mais une personne aussi fortement convaincue du caractère divin de toute l’affaire, et aussi pleinement docile à sa destination mystérieuse que Marie le fut suivant Luc, 1, 38, ne pouvait pas avoir la langue liée par les petites considérations d’une fausse honte.

En conséquence, les auteurs des explications naturelles, pour sauver le caractère de Marie, sans faire tort à celui de Joseph, imaginèrent une communication, tardive, il est vrai, de Marie à Joseph, pour se rendre raison de l’incrédulité de ce dernier. Comme l’apocryphe de la Nativité de Marie, ils introduisirent un voyage, mais non de Joseph ; et ils se servirent du voyage de Marie près d’Élizabeth, indiqué par Luc, pour expliquer le retard de la communication. Avant ce voyage, dit Paulus, Marie ne se découvrit pas à Joseph : probablement elle voulut d’abord s’entendre avec son amie plus âgée sur la manière de faire cette communication, et pour savoir surtout si, comme mère du Messie, elle devait se marier. Ce n’est qu’à son retour qu’elle informe Joseph, probablement par d’autres, de ce qui en est et des promesses qu’elle a reçues. Cette première révélation ne trouve pas Joseph suffisamment préparé ; il est en proie à toutes sortes de pensées, flottant entre le soupçon et l’espérance, jusqu’à ce qu’enfin un songe le décide[18]. Mais d’abord, ici, c’est supposer au voyage de Marie un objet qui y est étranger dans le récit de Luc. Non pour demander conseil, mais pour s’assurer du signe donné par l’ange, Marie se rend auprès d’Élizabeth ; nulle inquiétude que l’amie doive calmer ne s’exprime par les discours de Marie à la mère future du précurseur, mais une joie orgueilleuse et que rien ne trouble. D’ailleurs un aveu si tardif ne peut justifier Marie. Est-ce la conduite d’une fiancée que de faire un voyage de plusieurs lieues après une révélation divine qui touchait le fiancé de si près et dans une affaire aussi délicate, de s’absenter pendant trois mois, et de faire insinuer par des tiers au fiancé ce qui ne pouvait plus se cacher ?

Celui qui ne veut pas admettre que Marie ait agi comme certainement nos évangélistes ne supposent pas qu’elle ait agi, celui-là doit admettre sans hésitation qu’elle communiqua à son fiancé le message aussitôt après l’avoir reçu, et que ce dernier ne lui accorda aucune créance[19]. Mais alors qu’on voie comment on se rendra compte du caractère de Joseph ! Hess est aussi d’opinion que Joseph, devant connaître Marie, n’aurait eu aucune raison de douter de son assertion, si elle l’avait instruit de l’apparition. Cependant, s’il a douté, ce soupçon paraît supposer une défiance à l’égard de sa fiancée, défiance peu compatible avec son caractère d’homme juste, ἀνὴρ δίκαιος, Matth., 1, 19, et une incrédulité pour le merveilleux qui n’est guère conciliable avec sa disposition ordinaire à recevoir des apparitions angéliques ; et, dans tous les cas, lors de l’apparition qu’il eut à son tour plus tard, cette incrédulité ne serait pas restée sans reproche.

Nos évangélistes ont voulu évidemment dépeindre le caractère de Joseph et de Marie comme exempt de tache ; or, inévitablement on arrive à des conséquences qui contredisent leurs intentions, si l’on veut faire concorder leurs récits et les compléter l’un par l’autre. Concluons donc que la conciliation est impossible et que leurs récits s’excluent. Il ne faut pas croire que l’ange s’est montré d’abord à Marie, puis à Joseph, mais il faut croire qu’il n’a apparu qu’à l’un des deux ; en conséquence, c’est seulement l’une ou l’autre des relations qui peut être considérée comme historique. À ce terme, on pourrait vouloir se décider pour l’une ou l’autre des relations d’après différentes considérations ; on pourrait trouver plus vraisemblable, au point de vue du rationalisme, le récit de Matthieu, parce que l’apparition de l’ange dans un songe est plus aisément susceptible d’une explication naturelle ; au point de vue du supranaturalisme, le récit de Luc, parce que le soupçon contre la Sainte Vierge y est écarté d’une manière plus digne de Dieu. Mais, à vrai dire, aucune des deux relations, à cet égard, n’a d’avantage essentiel. Toutes deux contiennent l’apparition d’un ange ; elles sont donc pressées de toutes les difficultés qui empêchent de croire à l’existence des anges et à leur apparition, d’après les raisons exposées plus haut lors de l’annonciation de la naissance de Jean-Baptiste ; dans toutes deux, la teneur du message angélique est, comme nous allons bientôt le voir, une impossibilité. Ainsi il ne reste plus aucun signe distinctif qui permette de rejeter l’une des relations et de conserver l’autre ; et, de toute nécessité, nous sommes, pour l’une et pour l’autre, rejetés sur le terrain mythique.

Sur ce terrain aussi disparaissent d’elles-mêmes les différentes explications que des théologiens, et surtout les auteurs d’explications naturelles, ont essayé de donner des deux apparitions angéliques. Paulus regarde l’apparition dans Matthieu comme un songe naturel produit par la communication que Marie lui avait faite de l’avis reçu par elle, et il assure que Joseph a dû certainement en être instruit ; car autrement on ne comprendrait pas comment, dans son rêve, il se ferait tenir exactement le même langage que celui qui avait été tenu auparavant à Marie par l’ange[20]. Mais, remarquons-le bien, si les paroles de l’ange, qu’on prétend être le second, sont semblables à celles du premier, sans cependant que le second fasse aucune allusion aux paroles du premier, cela prouve que les paroles du second ne supposent pas les paroles du premier. D’ailleurs l’explication naturelle tombe du moment que les relations sont reconnues pour mytthiques. Il en faut dire autant de l’opinion exprimée par Paulus à mots couverts, mais ouvertement par l’auteur de l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth, à savoir, que l’ange apparu à Marie (dans Luc) était un être humain. J’en parlerai plus loin.

D’après tout ce qui précède, nous ne pouvons porter, sur l’origine des deux récits d’apparitions angéliques, que le jugement suivant : la conception de Jésus en Marie par une opération divine ne pouvait pas être abandonnée aux hésitations de la conjecture ; il fallait qu’elle fût exprimée avec clarté et assurance, et pour cela on avait besoin d’un messager céleste, messager qui avait annoncé les naissances de Samson et de Jean, et dont l’apparition semblait encore bien plus exigée par le décorum théocratique à la naissance du Messie. Les paroles mêmes dont les anges se servent ont été en partie empruntées à ces annonciations d’enfants remarquables qu’on lit dans l’Ancien Testament[21]. Quant à l’apparition de l’ange qui, suivant un évangile, se montre avant toute chose à Marie, et, suivant l’autre, ne se montre à Joseph qu’après la grossesse établie, il n’y faut voir qu’une variation soit de la légende, soit de la refonte des récits évangéliques ; variation qui, dans l’histoire de l’annonciation d’Isaac, a une analogie qui l’explique. Jéhovah (1 Mos., 17, 15 seq.) annonce à Abraham qu’il aura un fils de Sara, sur quoi celui-ci ne peut pas s’empêcher de rire ; mais il reçoit une seconde fois la même assurance. Jéhovah (18, 1 seq.) donne cette promesse sous le térébenthinier à Mambré, et Sara en rit comme de quelque chose de nouveau pour elle, et dont elle n’a pas entendu parler. Enfin (21, 5 seq.) Sara, pour la première fois, parle, après la naissance d’Isaac, du rire des gens qui doit faire donner ce nom à l’enfant ; dernier récit qui ne suppose pas les deux premiers récits[22]. Ainsi la naissance d’Isaac fut le sujet de diverses légendes ou fictions qui se formèrent sans connexion mutuelle, les unes plus simples, les autres plus ornées. Il en est de même des deux récits discordants sur la naissance de Jésus. Le récit de Matthieu[23] est plus simple et rédigé avec plus de rudesse ; car il n’évite pas de jeter, ne serait-ce que dans un soupçon passager de Joseph, une ombre sur la vertu de Marie, ombre qui n’est effacée que plus tard. Au contraire, le récit de Luc est plus délicat et plus habile, et il montre tout d’abord Marie dans le pur éclat d’une fiancée du ciel[24].


§ XXV.


Teneur du message de l’ange. Accomplissement de la prophétie d’Isaïe.

L’ange qui, d’après Luc, apparaît à Marie, dit seulement que Marie deviendra grosse d’une manière qu’il ne précise pas d’abord, qu’elle engendrera un fils qui devra être appelé Jésus, que ce fils sera grand, et qu’il sera nommé le fils du Très-Haut, υἱὸς ὑψίστου ; que Dieu lui donnera le trône de son aïeul David, et qu’il régnera sans fin sur la maison de Jacob. Tout cela est parfaitement conforme aux formules habituelles des Juifs concernant le Messie, et même les mots fils du Très-Haut, s’ils étaient seuls, ne devraient se prendre que dans le sens d’un roi ordinaire d’Israël, comme dans 2 Sam., 7, 14, Psalm., 2, 7 ; ils conviendraient donc encore mieux au plus grand des rois, au Messie, même considéré en la simple qualité d’homme. Ce langage juif jette, quand on y réfléchit, une nouvelle lumière sur la valeur historique de cette apparition angélique ; car il faut dire avec Schleiermacher que difficilement le véritable ange Gabriel aurait annoncé l’arrivée du Messie dans des formules aussi strictement judaïques[25]. Par la même raison, on sera disposé à attribuer, avec ce théologien, ce récit, comme le précédent concernant Jean-Baptiste, à un seul et même auteur judéo-chrétien. Ce n’est que lorsque Marie fait, en raison de sa virginité, des objections à l’annonciation d’un fils, que l’ange explique davantage le mode de la conception, en disant qu’elle sera produite par le Saint-Esprit, par la vertu de la divinité ; dès lors, la dénomination de fils de Dieu, υἱὸς Θεοῦ prend un sens métaphysique plus précis. Pour confirmer qu’un prodige de cette espèce n’est pas impossible à Dieu, l’ange rappelle à Marie ce qui s’est passé avec sa parente Élizabelh, après quoi elle s’abandonne, pleine de foi, aux desseins de Dieu sur elle.

Dans Matthieu, où l’objet principal est de dissiper les inquiétudes de Joseph, l’ange commence par lui apprendre que l’enfant conçu en Marie a été engendré par le Saint-Esprit, πνεῦμα ἅγιον, ainsi que l’évangéliste l’a déjà exposé de son chef, V. 18 ; et la destination messianique de Jésus n’est ensuite caractérisée que par les mots : « Il délivrera son peuple de ses péchés. » Il semble d’abord que ce langage est moins conforme aux idées juives que les termes dans lesquels Luc a exprimé la fonction messianique de l’enfant à naître. Mais dans le mot péchés, ἁμαρτίαις, sont comprises les punitions du peuple, à savoir, son asservissement par les étrangers ; de sorte que, ici aussi, l’élément judaïque ne manque pas. De même, dans le mot régner, βασιλεύειν, employé par Luc, est renfermée l’idée de la domination sur un peuple docile et meilleur ; si bien que le caractère le plus élevé du Messie n’est pas, non plus, complètement oublié. Puis, soit l’ange, soit plutôt l’évangéliste, à l’aide d’une formule qui lui est très familière : Tout cela se fit, afin que fût accompli ce qui est dit, etc., τοῦτο δὲ ὅλον γέγονεν, ἵνα πληρωθῇ τὸ ῥηθὲν κτλ. (V. 22), ajoute une prophétie de l’Ancien Testament, qui se trouve, suivant lui, vérifiée par ce mode de conception de Jésus, à savoir, que, d’après Isaïe, 7, 14, une vierge deviendra enceinte et enfantera un fils qui sera appelé Dieu-avec-nous (Emmanuel).

Le sens primitif du passage d’Isaïe est, d’après les nouvelles recherches, le suivant[26] : le roi Achaz étant enclin à faire un traité avec l’Assyrie par crainte des rois de Syrie et d’Israël, le prophète veut lui donner une vive assurance de la prochaine destruction de ces ennemis, alors si redoutés, et il lui dit : Suppose qu’une femme non encore mariée, et qui, pour la première fois, ait, en ce moment, des rapports conjugaux[27], conçoive un enfant, ou en d’autres termes : Une jeune femme désignée (peut-être celle du prophète même) est déjà grosse ou le va devenir ; d’aujourd’hui au moment de la naissance de son enfant, les circonstances politiques se seront tellement améliorées, qu’on pourra lui donner un nom de bon augure ; et, avant que l’enfant soit parvenu à l’âge de discernement, les puissances ennemies seront complètement anéanties. Ce qui veut dire en prose : Avant que neuf mois se soient écoulés, la situation du royaume sera déjà meilleure, et dans l’intervalle de trois ans environ le danger aura disparu. Toujours est-il (c’est un point porté jusqu’à l’évidence par la critique moderne) que, dans les circonstances qui furent l’occasion de la prophétie d’Isaïe, un signe pris au moment actuel et à un avenir très prochain pouvait seul avoir un sens. Combien, d’après l’interprétation de Hengstenberg, le langage du prophète serait mal approprié aux choses ! Autant il est certain, dit ce théologien[28], qu’un jour le Messie sera engendré d’une vierge parmi le peuple de l’alliance, autant il est impossible que le peuple au sein duquel il doit naître, et la famille dont il doit descendre périssent sans retour. Quel mauvais calcul de la part du prophète de vouloir rendre l’invraisemblance du prochain salut, vraisemblable à l’aide d’une plus grande invraisemblance reculée dans un lointain avenir ! Et puis le prophète fixe un terme d’un petit nombre d’années. À cette objection, Hensgtenberg répond en continuant son explication : la chute des deux royaumes s’accomplira, non dans l’intervalie écoulé jusqu’à ce que l’enfant désigné atteigne l’âge de discernement, mais dans un intervalle égal à celui qui, un jour et dans le plus lointain avenir, s’écoulera entre la naissance du Messie et le premier développement de son intelligence, c’est-à-dire environ trois ans. Quelle extravagante confusion des temps ! Un enfant doit naître dans les siècles à venir, et ce qui arrivera avant que cet enfant atteigne l’âge de discernement doit s’accomplir dans le moment présent ?

Paulus et son parti ont donc pleinement raison contre Hengstenberg et les siens, quand ils soutiennent que la prophétie d’Isaïe, en raison de sa signification primitivement locale, se rapporte à des circonstances contemporaines, et non au Messie futur, et encore moins à Jésus ; mais d’un autre côté, Hengstenberg n’a pas moins raison contre Paulus, quand il assure qu’ici, dans Matthieu, le passage d’Isaïe est entendu comme la prédiction de la naissance de Jésus par une vierge. On sait que les commentateurs orthodoxes, dans la formule fréquente : afin que fût accompli, ἵνα πληρωθῇ, et autres formules semblables, ont de tout temps trouvé la signification suivante : Cela est arrivé d’après l’arrangement de Dieu, afin que s’accomplît la prophétie de l’Ancien Testament, laquelle, dès l’origine, avait en vue l’événement du Nouveau Testament. Les commentateurs rationalistes, au contraire, n’y trouvent que la signification suivante : Cela est arrivé d’une telle façon, était de telle nature, que les paroles de l’Ancien Testament, lesquelles se rapportaient primitivement à quelque autre chose, peuvent y être appliquées et reçoivent, seulement après l’application, leur pleine vérité. Dans la première signification, le rapport entre le passage de l’Ancien Testament et l’événement du Nouveau, est un rapport existant dans les choses, arrangé par Dieu même[29] ; dans la seconde signification, ce rapport n’a aucune réalité dans les choses, et il n’existe que dans l’esprit de l’écrivain postérieur qui l’a trouvé. Dans la première, c’est un rapport exact et essentiel ; dans la seconde, un rapport inexact et accidentel. Mais entendre de cette dernière manière les passages du Nouveau Testament qui représentent une prophétie de l’Ancien Testament comme accomplie, c’est contredire aussi bien le texte que l’esprit des écrivains du Nouveau Testament ; le texte, car ni πληροῦσθαι, dans une telle connexion, ne peut signifier autre chose que s’accomplir, ratum fieri, eventu comprobari ; ni ἵνα, ὅπως, autre chose que, à cet effet, eo consilio ut, attendu que l’adoption fort répandue d’un ἵνα ἐκϐατικὸν n’est venue que de difficultés dogmatiques[30] ; l’esprit ; car rien n’est plus contraire qu’une telle explication aux idées juives des écrivains évangéliques. Soutenir avec Paulus que l’homme de l’Orient ne pense pas sérieusement que l’ancienne prophétie ait été prononcée jadis par le prophète, ou accomplie plus tard par la divinité, afin de figurer d’avance l’événement nouveau, et réciproquement, c’est transporter notre timidité occidentale dans la vie d’imagination des Orientaux ; mais ajouter, comme il fait, que la concordance d’un événement postérieur avec des prophéties antérieures, ne prend que dans l’esprit de l’homme de l’Orient la forme d’un dessein prémédité, c’est détruire la proposition qu’il vient d’émettre, car c’est dire : Ce qui d’après notre manière de voir, n’est qu’une simple coïncidence, parut un dessein prémédité à l’homme d’Orient ; et nous devons reconnaître que tel est le sens du langage oriental, si nous voulons l’interpréter d’après les intentions qui l’ont dicté. Les Juifs postérieurs, on le sait, trouvaient partout dans l’Ancien Testament, des prophéties pour le présent et pour l’avenir. À l’aide de passages de la Bible, en partie entendus faussement, ils s’étaient formé une image complète du Messie futur[31]. En appliquant ainsi, même à tort et à travers, l’Écriture, le Juif se figurait rencontrer un véritable accomplissement des paroles là où il les appliquait : aussi est-ce, pour parler le langage d’Olhausen, une pure prévention dogmatique que de supposer à la formule en question, chez les écrivains du Nouveau Testament, un sens tout autre que celui qui était habituel chez leurs compatriotes, et cela uniquement pour ne pas les trouver coupables d’une fausse interprétation de l’Écriture.

Assez indépendants, à l’égard de l’Ancien Testament, pour reconnaître, contre l’ancienne explication orthodoxe, que plusieurs prophéties se rapportent précisément à des circonstances voisines ; n’étant pas pourtant assez arbitraires, à l’égard du Nouveau Testament, pour nier, avec les commentateurs rationalistes, l’application que les Évangiles font de ces prophéties au Messie, plusieurs théologiens de notre temps ont encore trop de préjugés pour admettre, dans le Nouveau Testament, quelques fausses interprétations de l’Ancien, En conséquence ils prennent l’expédient de distinguer dans ces prophéties un double rapport, le premier à un événement contemporain et d’un ordre moins élevé, le second à un événement futur et d’un ordre plus élevé. De cette façon, ils ne choquent pas le sens des passages de l’Ancien Testament, sens qui est clair par les faits et par l’histoire, et en même temps ils ne forcent ni ne démentent l’explication de ces passages, donnée dans le Nouveau Testament[32]. Ainsi, suivant eux, la prophétie d’Isaïe dont il est ici question, a un double but, d’abord annoncer l’accouchement prochain de la fiancée du prophète, puis annoncer, pour un lointain avenir, la naissance de Jésus par une vierge. Mais un double sens aussi monstrueux est né de l’embarras dogmatique des théologiens ; ils ont voulu, comme le dit Olshausen lui-même, éviter d’être réduits à l’extrémité d’admettre que les écrivains du Nouveau Testament, et Jésus lui-même, n’ont pas bien compris l’Ancien Testament, c’est-à-dire ne l’ont pas compris d’après les règles modernes de l’interprétation, mais l’ont expliqué à la façon de leur temps, qui n’était pas la meilleure de toutes. Pour l’homme exempt de préjugés, cette difficulté existe si peu, qu’au contraire ce serait pour lui une difficulté si les choses se comportaient autrement, et si, contrairement à toutes les lois du développement historique des nations, les écrivains du Nouveau Testament s’étaient complètement élevés au dessus du mode d’interprétation de leurs contemporains et de leurs compatriotes. Ainsi, relativement aux prophéties citées dans le Nouveau Testament, nous pourrons sans hésitation, accorder, suivant les circonstances, qu’elles y ont été plusieurs fois expliquées et appliquées dans un tout autre sens que celui que les auteurs y avaient attaché.

Nous avons donc un tableau des quatre opinions possibles sur ce point, opinions dont deux sont extrêmes, et deux sont des essais de conciliation. De ces essais de conciliation, l’un est faux, et l’autre me paraît le véritable.

1. Opinion orthodoxe. (Hengstenberg et d’autres) : De tels passages de l’Ancien Testament n’avaient, dès l’origine, de rapport prophétique qu’au Christ ; car les écrivains du Nouveau Testament les expliquent ainsi, et il faut qu’ils aient raison, quand même l’intelligence humaine devrait s’y confondre.

2. Opinion rationaliste (Paulus et d’autres) : Il n’est pas vrai que les écrivains du Nouveau Testament donnent aux prophéties de l’Ancien Testament cette signification strictement messianique ; car l’application au Christ est primitivement étrangère aux prophéties considérées à la lumière de la raison ; or, les écrivains du Nouveau Testament doivent s’accorder avec la raison, malgré tout ce qu’une foi vieillie peut dire à l’encontre.

3. Essai mystique de conciliation (Olshausen et d’autres) : Les passages de l’Ancien Testament renferment primitivement aussi bien le sens profond signalé par les écrivains du Nouveau Testament, que le sens prochain que la raison nous force à y reconnaître : ainsi s’accordent la saine raison et l’ancienne foi.

4. Décision de la critique : Les prophéties de l’Ancien Testament n’avaient très fréquemment qu’une application prochaine aux affaires du temps ; mais elles ont été regardées par les hommes du Nouveau Testament comme de véritables prophéties relatives à Jésus en qualité de Messie, parce que la raison était, chez ces hommes, modifiée par la manière de penser de leur peuple ; ce que le rationalisme et l’ancienne foi méconnaissent également[33].

En conséquence, nous n’hésiterons pas, touchant la prophétie dont il est ici question, à accorder que les évangélistes en ont forcé le sens en l’appliquant à Jésus. Maintenant ont-ils fait cette application parce que Jésus naquit réellement d’une vierge ? ou bien cette prophétie, appliquée avant eux au Messie, est-elle ce qui les a conduits à admettre que Jésus était né de cette façon miraculeuse ? Cette alternative ne peut se décider que par la discussion suivante.


§ XXVI.


Jésus engendré par le Saint-Esprit. Critique de l’opinion orthodoxe.

Ce que les deux évangélistes, Matthieu et Luc, racontent du mode de la conception de Jésus a été, de tout temps, interprété par les commentateurs ecclésiastiques ainsi qu’il suit : Jésus a été engendré en Marie par une opération divine qui a remplacé le concours d’un homme. Et véritablement cette explication a, pour elle, la première apparence des textes ; en effet, les paroles de Matthieu, avant qu’ils eussent de rapport ensemble, πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτούς, 1, 18, et celle de Luc, puisque je ne connais pas d’homme, ἐπεὶ ἄνδρα οὐ γινώσκω, 1, 34, ces deux passages, dis-je, excluent la participation de Joseph et même de tout homme à l’engendrement de l’enfant dont il est ici question. À la vérité, esprit saint, πνεῦμα ἅγιον, et vertu du Très-Haut, δύναμις ὑψίστου, ne signifient pas le Saint-Esprit, dans le sens de l’Église, comme troisième personne de la Trinité ; mais d’après l’usage que fait l’Ancien Testament de la locution רוח אלהיס, spiritus Dei, ils signifient Dieu, en tant qu’il agit sur le monde, et nommément sur l’homme. Enfin les expressions de Matthieu, étant enceinte par la vertu de l’Esprit-Saint, ἐν γαστρὶ ἔχουσα ἐκ πνεύματος ἁγίου, et celle de Luc, ombrager, ἐπέρχεσθαι, ἐπισκιάζειν, mettent assez clairement, à la place de l’action fécondante de l’homme, la vertu divine, quoique non pas physiquement, à la manière des païens.

Telle paraît donc être l’idée que les paragraphes évangéliques ici mentionnés veulent donner de l’origine de la vie de Jésus ; néanmoins, de graves difficultés ne permettent guère de la suivre jusqu’au bout. Nous pouvons distinguer les difficultés, que nous appellerons physico-théologiques, de celles qui naissent de l’exégèse historique.

Les difficultés physiologiques concourent à ce point : qu’une pareille naissance serait la plus extraordinaire déviation de toute loi naturelle. Autant la physiologie est incertaine sur les particularités du comment, autant il est sûr par une expérience sans exception que, par le seul concours de deux organismes humains de sexe différent, une vie humaine est produite. Aussi y aura-t-il toujours à faire valoir ici la phrase de Plutarque : Jamais femme n’est dite avoir eu un enfant sans le concours d’un homme[34], et à appliquer l’impossible de Cérinthe[35]. Ce n’est que dans les espèces les plus inférieures du règne animal que l’on connaît une propagation sans intervention sexuelle[36] ; et, la chose étant considérée uniquement au point de vue physiologique, on pourrait dire d’un homme né sans le concours des sexes, ce qu’Origène a dit dans le sens du plus haut supranaturalisme[37], que les mots du psaume 22, 7 : Je suis un ver et non un homme, sont une prophétie de la naissance de Jésus, en tant qu’engendré, comme ces êtres inférieurs, sans un concours sexuel. Mais à la considération purement physiologique, l’ange, dans Luc, ajoute déjà la considération théologique, à savoir (1, 37), que rien n’est impossible à la puissance divine. La toute-puissance divine, ne faisant qu’un avec la sagesse divine, n’agit jamais sans motifs suffisants ; il faudrait donc pouvoir montrer ici un motif semblable. Or, pour suspendre une loi naturelle établie par lui-même, Dieu n’aurait de motif suffisant qu’autant que cette suspension serait indispensable à l’obtention de résultats dignes de lui. À cette objection l’on répond : Le but de la rédemption exigeait la pureté de Jésus ; or, pour être pur du péché, Jésus, par l’exclusion de la participation d’un père pécheur et par l’influence divine de sa conception, devait être soustrait à la tache du péché originel[38]. Mais on a déjà remarqué[39], et tout récemment Schleiermacher a fait voir, d’une manière qui décide de ce côté la question[40], que l’exclusion seule de la participation paternelle ne suffisait pas, et qu’il fallait aussi exclure la participation maternelle, non moins entachée du péché originel, à moins que l’on n’admit, avec les hérétiques valentiniens, que Jésus n’avait fait que traverser le corps de Marie. Or, si la participation maternelle demeure, comme c’est évident d’après les récits évangéliques, il faut, pour obtenir la pureté qu’on suppose nécessaire, admettre une opération divine qui sanctifie, lors de la conception de Jésus, la participation de la mère humaine et pécheresse. Mais, si Dieu purifiait de la sorte la participation maternelle, il était plus simple d’en faire autant pour la participation paternelle, que d’intervertir, en excluant cette dernière, aussi énormément la loi de la nature, et dès lors on ne peut plus soutenir qu’il était nécessaire que Jésus fût conçu sans père pour être pur du péché.

Celui-là même qui croit pouvoir se dérober aux difficultés jusqu’ici exposées, en s’enveloppant dans un supranaturalisme inaccessible aux arguments de la raison et aux lois de la nature, doit cependant se préoccuper des difficultés d’exégèse et d’histoire que lui offre son propre terrain, difficultés qui pressent également l’idée d’une conception surnaturelle de Jésus. Nulle part, dans le Nouveau Testament, si ce n’est dans les deux récits de l’enfance chez Matthieu et Luc, il n’est parlé d’une telle origine de Jésus, nulle part il n’y est fait d’allusion directe[41]. Non seulement Marc laisse de côté l’histoire de la conception, mais encore l’auteur supposé du quatrième évangile, Jean, n’en parle pas davantage, lui que l’on assure avoir été commensal de Marie après la mort de Jésus, et qui, à ce titre, aurait dû être le plus exactement informé sur ces événements. On répond : Il a voulu plutôt raconter l’origine céleste que l’origine terrestre de Jésus. Mais l’opinion qu’il exprime dans son Prologue d’une hypostase divine qui devint réellement chair en Jésus, et qui lui demeura immanente, est-elle conciliable avec l’opinion qui est exprimée dans les passages en question, c’est-à-dire avec l’opinion d’une simple opération divine déterminant la conception de Jésus ? et en conséquence, Jean a-t-il pu supposer l’histoire de la conception telle qu’elle est donnée par Matthieu et par Luc ? Cette objection perd sa force, si nos recherches ultérieures ne confirment pas que le quatrième évangile ait Jean pour auteur ; mais ce qui doit surtout être pris en considération, c’est que, ni dans le cours des évangiles de Marc et de Jean, ni dans le reste des évangiles même de Matthieu et de Luc, il ne se trouve aucune allusion rétrospective à ce mode de conception. Non seulement Marie désigne Joseph comme le père de Jésus, sans autre explication (Luc, 2, 48), et l’évangéliste parle de Marie et de Joseph comme de ses parents, γονεῖς (Luc, 2, 41), ce qui ne peut avoir été pris que dans un sens général par un narrateur venant de faire le récit de la conception miraculeuse ; mais encore tous ses contemporains, au dire de nos évangiles, le regardaient comme fils de Joseph, et plusieurs fois cette naissance lui a été reprochée en sa présence avec des termes de mépris (Matthieu, 13, 55 ; Luc, 4, 22 ; Joh., 6, 42). De tels reproches lui auraient donné une occasion décisive pour invoquer sa conception miraculeuse, et cependant il n’en dit pas un mot. Si l’on objecte qu’il ne voulait pas persuader de la divinité de sa personne par ce moyen tout extérieur, et qu’il ne pouvait s’en promettre aucun effet auprès de ceux dont les dispositions intérieures lui étaient contraires, il faut observer que, d’après le quatrième évangile, ses propres disciples, tout en lui donnant la qualité de fils de Dieu, le regardaient cependant comme le véritable fils de Joseph ; car Philippe le présente à Nathanael comme Jésus, fils de Joseph, Ἰησοῦν τὸν υἱὸν Ἰωσὴφ (Joh., 1, 46), évidemment dans le même sens de paternité propre que celui que les Juifs attachaient à cette désignation ; et nulle part on ne lit que ce fût là une opinion ou erronée ou incomplète dont les apôtres durent se défaire plus tard ; loin de là, le contexte de la narration signifie incontestablement que les apôtres possèdent dès lors la vraie croyance. La supposition énigmatique avec laquelle, aux noces de Cana, Marie se tourna vers Jésus[42] est trop indéterminée pour prouver que la mère se souvient de la naissance surnaturelle de son fils ; en tout cas, ce trait est contrebalancé par un fait opposé, c’est que la famille de Jésus, et, comme il semble d’après Matthieu, 12, 46, comp. avec Marc, 3, 21, sa mère même se méprirent plus tard sur ses efforts. Or, avec de tels souvenirs, cela serait à peine explicable, même chez ses frères.

Les autres écrits du Nouveau Testament, pas plus que les évangiles, ne contiennent rien qui confirme l’opinion de la conception surnaturelle de Jésus ; car, lorsque l’apôtre Paul dit que Jésus est né de la femme, γενόμενον ἐκ γυναικὸς (Gal. 4, 4), on ne voudra pas voir, dans cette expression, une négation de la participation masculine ; car en ajoutant : né sous la loi, γενόμενον ὑπὸ νόμον, il montre qu’il n’a entendu, comme cela se voit si souvent dans l’Ancien Testament et le Nouveau, par exemple, Job, 14, 1, Matth., 11, 11, que désigner par ces termes la nature humaine avec toutes ses conditions. Plus loin (Rom., 1, 3, seq., comparez 9, 5), Paul fait descendre le Christ de David et des patriarches, selon la chair, κατὰ σάρκα, mais il l’appelle le fils de Dieu, selon l’esprit de sainteté, κατὰ πνεῦμα ἁγιωσύνης ; personne ici, sans doute, n’identifiera l’opposition entre la chair et l’esprit avec l’opposition entre la participation maternelle à la conception de Jésus, et une force divine qui remplaça la participation paternelle. Enfin, si dans la Lettre aux Hébreux (7, 3) Melchisedech est comparé, comme étant sans père, ἀπάτωρ, avec le fils de Dieu, υἱὸς τοῦ θεοῦ, cette expression ne doit pas être rapportée à l’apparition de Jésus sur la terre ; car Paul ajoute les mots sans mère, ἀμήτωρ, ce qui conviendrait à Jésus aussi peu que l’expression que l’on trouve plus loin, sans généalogie, ἀγενεαλόγητος.


§ XXVII.


Retour sur les généalogies.

De toutes les preuves de l’exégèse contre la réalité d’une conception surnaturelle de Jésus, la plus décisive et aussi la plus directe se trouve dans les deux généalogies que nous avons discutées précédemment. Déjà le manichéen Faustus avait soutenu que celui qui, comme nos deux généalogistes, fait descendre Jésus de David par Joseph, ne peut supposer, sans contradiction, que Joseph n’a pas été le père de Jésus[43], et Augustin ne fut pas heureux dans sa réponse, quand il fit observer qu’en raison de la prérogative du sexe masculin, la généalogie de Jésus avait dû être rattachée à Joseph, qui était, sinon par un lien corporel du moins par un lien spirituel, époux de Marie[44]. Dans ces derniers temps, plusieurs théologiens ont soutenu que la nature des arbres généalogiques, dans Matthieu et dans Luc, montraient que les rédacteurs avaient considéré Jésus comme le véritable fils de Joseph[45]. En effet, les généalogies doivent prouver que Jésus descend par Joseph de la race de David ; mais que prouvent-elles, si Joseph n’a pas été le père de Jésus ? Dans Matthieu (1, 1) la première assertion (et c’est la tendance de toute la généalogie) est que Jésus est fils de David, υἱὸς Δαυίδ ; mais cette assertion est ensuite détruite par le passage postérieur où est nié l’engendrement de Jésus par Joseph, fils de David. Il n’est donc nullement vraisemblable que la généalogie et l’histoire de l’enfance proviennent du même auteur[46] ; et il faudra admettre, avec les théologiens susdits, que les généalogies ont été prises ailleurs. On ne remédierait à rien en observant que, Joseph ayant, sans aucun doute, adopté Jésus, la généalogie du premier est devenue celle du second ; car l’adoption peut bien suffire pour transférer au fils adoptif certains droits extérieurs, tels que le droit d’hériter, etc.[47] ; mais elle ne pourrait conférer des titres à la dignité de Messie, laquelle était attachée au véritable sang de David. Celui qui aurait regardé Joseph simplement comme le père adoptif de Jésus, ne se serait guère donné la peine de montrer qu’il descendait de David ; et si, après avoir établi que Jésus était fils de Dieu, on avait conservé encore un intérêt à le représenter comme fils de David, on aurait plutôt, dans cette vue, pris la généalogie de Marie, car, dans le cas où il n’existait aucun père mortel, il fallait recourir, quoique ce fût contre l’usage, à l’arbre généalogique de la mère. Enfin, si, du temps de la rédaction de ces généalogies, on n’avait pas admis un rapport plus étroit qu’une simple adoption entre Joseph et Jésus, plusieurs auteurs ne se seraient pas occupés à dresser un arbre généalogique où Joseph eût sa place, et il ne nous en resterait pas encore deux échantillons différents.

il n’est donc guère possible de contester à ces savants que ces généalogies ont été rédigées dans l’opinion que Jésus a été le véritable fils de Marie et de Joseph. Les auteurs ou compilateurs de nos évangiles, bien que convaincus, pour leur part, de l’origine supérieure de Jésus, les ont reçues dans leur collection. Seulement Matthieu (1, 16), trouvant dans son original : Joseph engendra Jésus de Marie, Ἰωσὴφ δὲ ἐγέννησε τὸν Ἰησοῦν ἐκ τῆς Μαρίας (comparez V. 3. 5-6), et ayant une autre opinion, changea ces mots en : Joseph, époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, τὸν Ἰωσὴφ τὸν ἄνδρα Μαρίας, ἐξ ἧς ἐγεννήθη Ἰησοῦς. Par la même raison, Luc, de son côté, au lieu de mettre simplement : Jésus fils de Joseph, Ἰησοῦς υἱὸς Ἰωσήφ, mit : Jésus fils, comme on croyait, de Joseph, ὢν, ὡς ἐνομίζετο, υἱὸς Ἰωσήφ. Nous avons remarqué plus haut que nos généalogies ne peuvent pas avoir été composées avec l’opinion que Joseph n’était pas le père de Jésus ; et il ne faut pas s’appuyer sur cette remarque, pour objecter qu’alors il ne peut y avoir eu aucun intérêt à les incorporer dans les évangiles : car la composition primitive d’une généalogie de Jésus, à supposer même que, dans notre cas, il se fût agi seulement de rapporter à Jésus des arbres généalogiques déjà existants, était demandée par un puissant intérêt ; et cet intérêt était, dans l’hypothèse de la descendance corporelle de Jésus par Joseph, de donner un appui capital à la croyance en lui comme Messie. Dans l’autre hypothèse, un intérêt différent, mais plus faible, engageait à adopter les généalogies déjà faites ; car, bien qu’il n’y eût pas de filiation naturelle entre Joseph et Jésus, ces généalogies ne paraissaient pas inutiles pour rattacher Jésus à David. De la même façon, les deux histoires de la naissance, dans Matthieu et Luc, qui excluent décidément Joseph de la conception de Jésus, attachent néanmoins de l’importance à la descendance davidique de Joseph (Matth., 1, 20 ; Luc, 1, 27 ; 2, 4). De la sorte, même après que le point de vue eut été changé, on conserva ce qui pourtant n’avait de l’importance que dans la première opinion.

Ainsi l’origine de nos généalogies se trouve reportée dans un temps et dans un cercle de la primitive Église où Jésus passait encore pour un homme né naturellement. Nous sommes donc conduits aux Ébionites. L’histoire de ces premiers temps nous apprend que les Ébionites, en tant qu’ils se distinguaient encore des Nazaréens, avaient adopté cette opinion de la personne du Christ[48]. Nous devrions donc nous attendre à retrouver ces arbres généalogiques dans les anciens évangiles ébionites sur lesquels il nous reste encore des renseignements, mais nous ne serons pas peu surpris d’apprendre que justement ces évangiles étaient sans les généalogies. À la vérité, l’évangile des Ébionites ne commençant, d’après Épiphane[49], qu’après l’apparition de Jean-Baptiste, on pourrait entendre, par les généalogies, γενεαλογίαις, qu’ils auraient supprimées, l’histoire de la naissance et de l’enfance, contenues dans les deux premiers chapitres de notre Matthieu ; car, rejetant la conception de Jésus sans père, ils n’ont pas dû adopter ces deux chapitres, au moins dans la forme qu’ils ont aujourd’hui ; et il serait possible de croire qu’il ne manquait à leur évangile que ces deux chapitres contraires à leur manière de voir, et que les arbres généalogiques conformes à leurs dogmes avaient été insérés quelque part ailleurs. Mais cette explication n’est pas admissible : car Épiphane, parlant des Nazaréens, et disant qu’il ne sait pas si les généalogies leur ont manqué oui ou non, caractérise ces pièces en rapportant qu’elles allaient d’Abraham jusqu’au Christ, τὰς ἀπὸ τοῦ Ἀϐραὰμ ἕως Χριστοῦ[50] : par conséquent, lorsqu’il dit que les généalogies manquaient à quelques hérétiques, il entend évidemment les arbres généalogiques, bien que, en appliquant cette expression aux Ébionites, il y comprenne aussi l’histoire de la naissance.

Comment donc se fait-il que l’on ne trouve pas les généalogies, justement chez la secte chrétienne où nous pensions devoir en chercher l’origine ? et comment nous expliquer ce fait singulier ? Un érudit a récemment émis la conjecture que les judéo-chrétiens ont supprimé, par prudence, les arbres généalogiques pour ne pas faciliter et augmenter les persécutions qui menaçaient, sous Domitien, et peut-être auparavant, la famille de David[51]. Mais des explications prises en dehors du sujet et dans des circonstances accidentelles qui sont même soumises au doute de la critique historique, ne devraient être invoquées que lorsqu’il est tout à fait impossible de trouver une explication dans la chose même.

Les choses dans notre cas ne sont pas aussi désespérées. Les pères de l’Église parlent, on le sait, de deux espèces d’Ébionites, dont les uns, à côté de principes sévères sur l’obligation de suivre la loi mosaïque, tenaient Jésus pour le fils, naturellement engendré, de Joseph et de Marie, et les autres, nommés aussitôt Nazaréens, adoptaient, avec l’Église orthodoxe, une génération par le Saint-Esprit[52]. Les plus anciens pères de l’Église, comme Justin martyr, Irénée, ne connaissent que ces Ébionites qui regardaient Jésus pour un homme engendré naturellement et doué seulement, lors du baptême, de forces supérieures[53]. Au contraire, dans Épiphane et dans les Homélies Clémentines, nous rencontrons des Ébionites qui ont reçu en eux un élément gnostique. On a attribué cette direction, qui, d’après Épiphane provient d’un certain Elxai, à l’influence de l’Essénisme[54], et l’on en a déjà remarqué des traces chez les docteurs de mensonge de la Lettre aux Colosses[55] ; au lieu que la première classe des Ébionites était manifestement sortie du judaïsme ordinaire. Laquelle de ces deux tendances est antérieure, et laquelle postérieure, c’est ce qu’il n’est pas facile de déterminer. Vu la différence signalée en dernier lieu, les Ébionites gnostiques étant mentionnés pour la première fois par les Clémentines et Épiphane, et les autres l’étant déjà par Justin et Irénée, on pourrait considérer ces derniers comme les plus anciens. Mais Tertullien a connaissance d’une christologie gnostique des Ébionites[56], et dès le temps de Jésus le germe de telles opinions se trouvait dans l’essénisme. En conséquence, ce qui paraît le plus sûr, c’est de prendre les deux tendances comme contemporaines et marchant l’une à côté de l’autre[57]. Quant à l’autre différence, on ne peut pas prouver davantage que l’opinion nazaréenne de Christ ne se soit que plus tard réduite à l’opinion ébionite[58] ; car les renseignements, en partie confus[59], en partie tardifs, dus aux écrivains ecclésiastiques, s’expliquent naturellement par l’illusion optique de l’Église, qui, faisant de continuels progrès dans la glorification de Christ, tandis qu’une partie des judéo-chrétiens était stationnaire, voyait les choses, comme si, elle étant immobile, les autres reculaient vers l’hérésie.

Par cette distinction d’Ébionites simples et d’Ébionites philosophant, on gagne un point : c’est que l’absence des généalogies, chez les derniers, ceux dont parle Épiphane, ne prouve pas quelles aient aussi manqué aux autres. Et elle le prouvera encore moins, si nous sommes en état de rendre vraisemblable que les motifs de leur aversion pour ces arbres généalogiques gisaient dans ce qui les séparait proprement des Ébionites simples. Or, un de ces motifs était évidemment l’opinion défavorable que les Ébionites d’Épiphane et des Homélies Clémentines, avaient de David, dont la généalogie de notre premier évangile fait descendre Jésus. Ils distinguaient, on le sait, dans l’Ancien Testament, une double prophétie, l’une mâle, l’autre femelle ; l’une pure, l’autre impure ; la première n’annonçant que des choses divines et vraies ; la seconde, des choses terrestres et fausses ; la première venant d’Adam et d’Abel ; la seconde d’Ève et de Caïn, et toutes deux se suivant dans toute l’histoire de la révélation[60]. Ils ne reconnaissaient pour vrais prophètes dans l’Ancien Testament que les hommes pieux depuis Adam jusqu’à Josué ; non seulement ils ne reconnaissaient pas pour tels, mais encore ils détestaient les prophètes et les hommes de Dieu postérieurs, parmi lesquels David et Salomon sont nommés[61]. Nous trouvons même des indications positives que David a été l’objet de leur abomination particulière. Plusieurs raisons leur rendaient odieux David (et aussi Salomon) : David avait été un guerrier sanguinaire ; et l’effusion du sang était, d’après les Ébionites, un des principaux péchés. On connaît un adultère de David (et, de Salomon, ses voluptés) ; or, les Ébionites abhorraient l’adultère plus encore que le meurtre. David était un joueur d’instruments à cordes ; or, la musique des instruments à cordes, invention des Caïnites (1 Mos., 4, 21), était un signe de la fausse prophétie ; enfin les prophéties venues de David, et celles qui se rapportent à lui (et à Salomon), allaient à un royaume terrestre dont les Ébionites ne voulaient pas entendre parler[62]. Or, ce motif d’aversion pour les généalogies ne pouvait trouver place chez les Ébionites, sortis du judaïsme ordinaire ; car, pour le juif orthodoxe, David était l’objet de la plus haute vénération.

Les renseignements ne sont pas suffisamment clairs et concordants sur un second point, à savoir, si ces Ébionites avaient été conduits à rejeter la généalogie par un renchérissement sur l’ancienne doctrine ébionite touchant la personne du Christ. D’après Épiphane, ils distinguaient, tout à fait à la façon des gnostiques, Jésus, fils de Joseph et de Marie, du Christ descendu en lui[63] ; et, à ce point de vue, il n’y avait que leur aversion pour David qui pouvait les détourner de rapporter la généalogie à Jésus. Mais l’opinion fondamentale qui règne dans les Clémentines et un passage de ces Homélies[64], ont autorisé récemment la critique à conclure, non sans apparence de raison, que l’auteur de cet ouvrage avait aussi abandonné la doctrine de la conception naturelle, et même de la naissance naturelle de Jésus[65]. Tout cela montre d’une façon encore plus évidente, que la raison pour laquelle cette secte rejetait les généalogies, lui appartenait en propre et ne lui était pas commune avec les autres Ébionites.

Toutefois, on n’est pas sans avoir des traces positives indiquant que les Ébionites issus du judaïsme ordinaire ont eu les généalogies. Tandis que les Ébionites d’Épiphane et des Clémentines ne nommaient Jésus que fils de Dieu et rejetaient la dénomination de fils de David comme entachée de la commune opinion juive[66], d’autres Ébionites sont accusés par les pères de l’Église de reconnaître Jésus pour fils de David seulement, à qui les arbres généalogiques conduisent, et non pour fils de Dieu[67]. De plus, Épiphane raconte des anciens gnostiques judaïsants, Cérinthe et Carpocrate, qu’ils se servaient, à la vérité, du même évangile que les Ébionites, mais qu’ils employaient les généalogies, qu’ils y lisaient par conséquent, à prouver la génération humaine de Jésus par Joseph[68]. Les mémoires, ἀπομνημονεύματα, de Justin, qui sortent d’un fond judéo-chrétien, paraissent aussi avoir eu une généalogie comme Matthieu ; car Justin, comme Matthieu, parle, relativement à Jésus, d’une race de David et d’Abraham, γένος τοῦ Δαϐὶδ καὶ Ἀϐραὰμ, d’un sang venu de Jacob par Juda, Pharès et David, σπέρμα ἐξ Ἰακὼβ, διὰ Ἰούδα καὶ Φαρὲς καὶ Δαϐὶδ κατερχόμενον ; seulement au temps et dans le cercle de Justin, l’opinion d’une génération surnaturelle de Jésus avait déjà donné lieu à rapporter la généalogie à Marie au lieu de Joseph[69].

Ainsi, dans les généalogies, nous avons un monument témoignant, d’accord avec des indications venues d’ailleurs, que, dans la première époque chrétienne, en Palestine, un certain nombre de chrétiens, assez grand pour dresser, à différents points de vue, deux différentes généalogies messianiques, ont tenu Jésus pour un homme engendré naturellement. Nous ne voyons dans les écrits apostoliques rien qui prouve qu’une telle opinion ait été déclarée non chrétienne par les apôtres ; elle ne parut telle que considérée au point de vue des histoires de la naissance dans le premier et le troisième Évangile ; et même, après cela, des pères de l’Église la traitent avec une grande douceur[70].

§ XXVIII.


Explication naturelle de l’histoire de la conception.

D’après ce qui vient d’être dit, l’explication surnaturelle de la conception est sujette à d’extrêmes difficultés tirées aussi bien de la philosophie que de l’exégèse. C’est donc la peine d’examiner si une autre explication ne réussirait pas à lever ces difficultés : aussi a-t-on essayé d’expliquer naturellement tantôt l’un ou l’autre récit évangélique, tantôt tous les deux.

D’abord le récit de Matthieu parut se prêter à une telle interprétation : on prouva, à l’aide de nombreux passages rabbiniques, que, suivant les idées juives, le fils de parents pieux est engendré avec la coopération de l’Esprit-Saint, et en est dit le fils, sans que l’on ait songé à exclure, par ces expressions, la participation d’un père à la conception. En conséquence, le chapitre de Matthieu, a-t-on dit, ne contient rien de plus que ce qui suit : l’ange a voulu dire à Joseph, non que Marie était devenue enceinte sans la coopération de l’homme, mais seulement que, malgré sa grossesse, il fallait la considérer comme pure et exempte de souillure. C’est dans Luc d’abord, continue-t-on, que, l’idée primitive ayant été forcée, les mots : je ne connais pas d’homme, ἄνδρα οὐ γινώσκω, ont été pris comme excluant toute participation paternelle[71]. Il fut objecté avec raison par les adversaires, que, même dans Matthieu (1, 18), les mots avant leur union, πρὶν ἢ συνελθεῖν αὐτούς, excluaient positivement le seul homme dont il fût question, à savoir, Joseph. On crut trouver cette exclusion moins positive dans l’évangile de Luc, mais ce ne fut qu’en bouleversant le sens clair des mots, contrairement à l’exégèse, ou en frappant de suspicion, contrairement à la critique, une partie de ce récit si bien enchaîné. Dans le premier système, c’est-à-dire l’altération du sens, la demande de Marie : Comment cela se peut-il, puisque je ne connais pas d’homme ? πῶς ἔσται τοῦτο, ἐπεὶ ἄνδρα οὐ γινώσκω (1, 34), devait signifier : Comment moi déjà fiancée et mariée, puis-je enfanter le Messie, puisque je devrais, si j’étais sa mère, n’avoir point de mari ? À quoi l’ange répond que Dieu, par sa vertu, peut faire quelque chose de spécial même de l’enfant engendré avec Joseph[72]. Le second système n’est pas moins arbitraire ; on y explique la question intercurrente de Marie, citée plus haut, comme une interruption, peu naturelle, il est vrai, du discours de l’ange ; on n’en tient aucun compte, et dès lors on prétend que le passage ne renferme aucune allusion précise à la conception surnaturelle de Jésus[73].

Ainsi la difficulté d’une explication naturelle est égale pour les deux récits ; et il fallait ou y renoncer des deux côtés ou la risquer des deux côtés ; des rationalistes conséquents, tels que Paulus, ne pouvaient prendre que ce dernier parti. Ce commentateur regarde comme exclue par Matthieu, 1, 18, la participation de Joseph, mais non celle de tout autre homme ; il ne peut pas davantage trouver une opération merveilleuse et divine dans les expressions de Luc (1, 33) esprit saint, πνεῦμα ἅγιον, et puissance du Très-Haut, δύναμις ὑψίστου. L’esprit saint, πνεῦμα ἅγιον, n’est pour lui rien qui ait agi du dehors sur Marie ; ce n’est pas autre chose que sa pieuse imagination. La puissance du Très-Haut, δύναμις ὑψίστου, n’est pas pour lui la toute-puissance divine ; mais toute force naturelle employée d’une façon qui plaît à Dieu, peut être ainsi appelée. En conséquence, d’après Paulus, le sens des paroles de l’ange est le suivant : Avant son mariage avec Joseph, Marie, sous l’influence d’un pur enthousiasme pour les choses saintes d’un côté, et d’autre côté par une coopération approuvée de la divinité (il est bien entendu que c’est la coopération d’un homme), deviendra mère d’un enfant qui, à cause de cette sainte origine, devra être nommé fils de Dieu.

Mais voyons de plus près comment le représentant de l’explication rationaliste se figure les particularités de la conception de Jésus. Il part d’Élizabeth, qu’il appelle la patriote et prudente fille d’Aaron. Ayant conçu l’espérance d’enfanter un prophète de Dieu, elle devait souhaiter qu’il fût le prophète suprême, le précurseur du Messie, et par conséquent que le Messie naquît bientôt. Elle avait dans sa parenté une personne qui convenait parfaitement pour être la mère du Messie : c’était Marie, la jeune vierge, descendante de David ; il ne s’agissait plus que d’exciter en elle des espérances particulières. On prévoit, d’après ces insinuations, un plan habilement concerté par Élizabeth au sujet de sa jeune parente, et l’on espère y être initié ; mais ici Paulus laisse tout à coup tomber le rideau, et il fait observer que la manière dont Marie a été convaincue qu’elle deviendrait la mère du Messie doit rester indécise historiquement ; seulement il est sûr que, dans tout cela, Marie est demeurée pure : car elle n’aurait pu paraître, comme elle le fit plus tard, avec une bonne conscience sous la croix de son fils, si elle s’était sentie digne de blâme pour l’origine des espérances qu’elle avait conçues de lui. On ne trouve plus loin que les indications suivantes sur l’opinion propre de Paulus : L’ange annonciateur est apparu à Marie peut-être le soir ou même la nuit ; Luc (l, 28) a seulement : et venant auprès d’elle, il dit, καὶ εἰσελθὼν πρὸς αὐτὴν εἶπε ; les mots l’ange, ὁ ἄγγελος, y manquent. Cette leçon, qui est la meilleure, dit Paulus, montre qu’il ne s’agit que de quelqu’un qui survient (comme si le participe venant n’aurait pas été, dans ce cas, accompagné nécessairement du pronom quelqu’un, τίς, ou ne doit pas être rapporté, en l’absence de ce pronom, au sujet : l’ange Gabriel, ὁ ἄγγελος Γαϐριήλ). Paulus ajoute que Marie, ayant entendu parler de la vision de Zacharie, compléta la scène dans son esprit, en supposant que ce survenant avait été l’ange Gabriel.

Déjà Gabler, dans un examen du Commentaire de Paulus[74], a mis au grand jour, avec une crudité de termes qui n’est pas messéante, ce qui se cache sous cette explication du récit évangélique. Dans l’opinion de Paulus, dit-il, il ne reste plus qu’à penser que quelqu’un s’est donné à Marie pour l’ange Gabriel, et, à l’aide de cette imposture, a couché avec elle afin d’engendrer le Messie. Quoi ! demande Gabler, Marie, au temps où elle est fiancée, deviendra grosse d’un autre, et l’on dira qu’elle l’est devenue sans péché d’une manière approuvée de Dieu, par une opération innocente et sainte ! Marie se montrerait comme une pieuse mystique, et le prétendu messager du ciel serait ou un trompeur, ou, lui aussi, un grossier mystique. Ce théologien, du point de vue chrétien, trouve avec raison une pareille assertion révoltante ; mais, du point de vue de la science, elle contredit également les lois de l’exégèse et de la critique.

Ici, l’auteur de l’Histoire naturelle du grand prophète de Nazareth doit être considéré comme le plus digne interprète de Paulus. Bien que, lors de la rédaction de cette partie de son ouvrage, il ne put pas encore profiter du Commentaire de ce théologien, il est tout à fait animé du même esprit, et il développe sans crainte ce que celui-ci cache encore sous un voile. L’historien Josèphe a raconté[75] qu’un chevalier romain (cette aventure se passa à l’époque même de Jésus) gagna à ses désirs la chaste épouse d’un noble romain, en la faisant inviter par un prêtre d’Isis dans le temple de la déesse, sous le prétexte que le dieu Anubis demandait à l’embrasser. La femme, pleine d’innocence et de foi, y consentit, et plus tard elle aurait cru peut-être mettre au monde un enfant divin, si le misérable, par une amère moquerie, ne lui avait pas appris le véritable état des choses. Venturini s’empare de cette aventure, et il pense que Marie, étant fiancée du vieux Joseph, fut trompée par un jeune homme mystique et amoureux (il en fait plus loin Joseph d’Arimathie !), et qu’elle a, à son tour, en toute innocence, trompé les autres[76]. À ce point, il devient évident que cette explication n’est pas autre chose que le vieux blasphème juif, que nous trouvons dans Origène et dans le Talmud, à savoir, que Jésus s’était dit faussement le fils d’une vierge pure, et qu’il était né de l’adultère de Marie avec un certain Panthère[77].

Toute cette opinion, dont le point culminant est dans la calomnie des Juifs, ne peut pas être mieux jugée qu’elle ne l’a été jadis par Origène, lorsqu’il dit : Puisque les Juifs voulaient substituer quelque chose au récit de la naissance surnaturelle de Jésus, ils auraient dû faire une fiction plus vraisemblable, ne pas accorder, contre leur propre volonté, que Marie n’avait pas été touchée par Joseph, mais nier cette circonstance même, et faire naître Jésus d’un mariage ordinaire entre Marie et Joseph ; au lieu que le mensonge de leur hypothèse frappe aussitôt les yeux à cause de ce qu’elle a de forcé et d’extravagant[78]. Les paroles d’Origène ne reviennent-elles pas à ceci : Du moment que l’on révoque en doute certains traits d’une histoire merveilleuse, il est inconséquent d’en respecter d’autres ; un tel récit doit être examiné dans toutes ses parties avec les yeux de la critique.

La véritable intelligence de la narration évangélique, dont il est ici question, se trouvait déjà, quoique indirectement, dans Origène. En effet, une fois, il compare la conception surnaturelle de Jésus avec le récit de la conception de Platon par Apollon, et dans cet endroit il est d’avis que des malintentionnés seuls peuvent douter de tels récits[79] ; une autre fois, il dit que le récit concernant Platon appartient aux mythes par lesquels on a voulu expliquer la sagesse et la capacité extraordinaires de certains grands hommes ; mais, cette seconde fois, il laisse de côté le récit de la conception de Jésus[80]. Ainsi il avait reconnu la similitude des deux récits et le caractère mythique de l’un d’eux ; or, ce sont là les deux prémisses qui donnaient comme conséquence le caractère mythique du récit de la conception de Jésus, conséquence dont, du reste, il ne peut pas avoir eu une seule fois conscience.


§ XXIX.


L’histoire de la conception de Jésus considérée comme mythe.

Si l’on veut échapper à l’origine surnaturelle de Jésus pour ne pas exciter aujourd’hui la moquerie, dit Gabler dans son examen du Commentaire de Paulus, et si, d’un autre côté, les explications naturelles conduisent à des assertions non seulement étranges, mais encore révoltantes, il vaut mieux recourir à un mythe par lequel on évite toutes les difficultés de ces explications. Plusieurs grands hommes avaient, dans l’ancien monde mythologique, une naissance extraordinaire et étaient fils des dieux. Jésus lui-même parlait de son origine céleste, disait Dieu son père, et d’ailleurs s’appelait fils de Dieu en qualité de Messie. Par Matthieu, 1, 22 et suiv., on voit en outre que le passage d’Isaie 7, 14, était rapporté à Jésus dans la première église chrétienne. Jésus, disait-on, doit, conformément à ce passage, naître, comme Messie, d’une vierge par une opération divine ; ce qui devait être, concluait-on, est aussi arrivé véritablement, et de cette façon se développa un mythe philosophique (dogmatique) sur la naissance de Jésus. L’explication mythique laisse l’histoire réelle de Jésus dans sa vérité : Jésus est né d’un mariage régulier entre Joseph et Marie, ce qui sauve, ainsi qu’on le remarque avec raison, aussi bien la dignité de Jésus que le respect dû à sa mère[81].

On a donc, pour expliquer la formation d’un tel mythe, songé au penchant qui portait le monde ancien à représenter de grands hommes, bienfaiteurs de l’espèce humaine, comme fils des dieux. Les exemples ont été accumulés par les théologiens ; on a rappelé, dans la mythologie et l’histoire gréco-romaine, le souvenir d’Hercule, de Castor et Pollux, de Romulus, d’Alexandre, et surtout de Pythagore[82] et de Platon. Saint Jérôme s’est exprimé sur ce dernier d’une façon tout à fait applicable à Jésus : Sapientiæ principem non aliter arbitrantur, nisi de partu virginis editum[83].

On pourrait donc conclure de ces exemples que le récit de la conception surnaturelle de Jésus est né, sans aucune réalité historique, d’une semblable tendance ; mais les orthodoxes et les rationalistes s’accordent, quoique par des motifs fort différents, pour contester cette analogie. S’il s’en faut peu qu’Origène, à cause de la similitude des deux récits, ne regarde comme des merveilles véritables les légendes païennes sur les fils des dieux, Paulus, à son point de vue, est assez conséquent pour expliquer les deux récits comme des histoires naturelles, et renfermant un fond véritable. On ne voit point en cette occasion jusqu’à quel point il étend ce système à la mythologie proprement dite ; quant au récit concernant Platon, on ne peut pas soutenir, dit-il, que ce récit, en ce qu’il a de fondamental, ne se soit formé que dans des temps postérieurs ; mais Périctione a pu facilement croire être enceinte d’un de ses dieux ; son fils étant devenu plus tard un Platon, cette circonstance la confirma dans sa croyance, sans en avoir été la cause. Tholuck fait remarquer une différence considérable, c’est que les mythes de Romulus et autres se sont formés des siècles après l’époque de ces hommes, au lieu que les mythes relatifs à Jésus devraient s’être formés très peu de temps après sa mort[84]. Il évite prudemment de mentionner le récit de la naissance de Platon, sachant bien que ce récit est justement dangereux pour une prétendue formation tardive. Au contraire Osiander s’étend complaisamment sur la naissance de Platon et soutient que l’apothéose de ce philosophe, fils d’Apollon, n’est venue au monde que plusieurs siècles après lui[85]. Assertion fausse ; car le fils de la sœur de Platon en parlait comme d’un bruit répandu à Athènes[86]. C’est d’une autre façon qu’Olshausen, suivi par Neander, essaie d’ôter à l’analogie des naissances divines de la mythologie ce qu’elle a d’inquiétant pour l’opinion des supranaturalistes ; suivant lui, ces récits, quoique non historiques, témoignent cependant du pressentiment, du désir général d’un pareil fait, et en garantissent la réalité au moins dans une manifestation historique. En effet, un pressentiment général, une conception générale doivent avoir pour fondement une vérité ; seulement la vérité ne consistera pas en un fait particulier qui correspond exactement à la conception générale, mais elle consistera dans une idée métaphysique qui se réalise en une série de faits particuliers, lesquels souvent n’ont aucune ressemblance avec cette conception générale. De même que la conception très répandue d’un âge d’or ne prouve pas que l’âge d’or ait jamais existé, de même la conception de naissances divines ne prouve pas que jamais un individu soit venu à l’existence de cette manière ; elle a sa vérité dans toute autre chose[87].

On ferait une objection plus essentielle contre l’analogie dont il s’agit ici, en disant que les opinions du paganisme ne prouvent rien pour les Juifs, peuple fermé dans son propre cercle, et qu’en particulier l’idée de fils de dieux, laquelle appartient au polythéisme, n’a pas eu d’influence sur l’idée strictement monothéistique qu’ils se faisaient du Messie[88]. En général, il ne faut pas trop se hâter d’argumenter de l’expression : fils de Dieu, laquelle se trouve aussi chez eux ; là où dans l’Ancien Testament elle est appliquée à des magistrats (Psalm. 82, 6) ou à des rois théocratiques (2 Samuel, 7, 14 ; Psalm., 2, 7), elle indique seulement ce rapport théocratique, et non un rapport physique ou métaphysique ; encore moins faut-il attacher de l’importance au langage flatteur d’un Romain qui, dans Josèphe, appelle fils de dieux de jeunes princes juifs, remarquables par leur beauté[89]. Mais, comme il a été remarqué plus haut[90], les Juifs croyaient que l’esprit coopérait à la naissance des hommes pieux ; de plus, que les hommes forts que Dieu avait le plus spécialement choisis, étaient engendrés, avec, l’aide divine, de parents qui, d’après le cours naturel des choses, n’auraient pu avoir d’enfants ; et comme, pour ces derniers, dans l’idée des croyants, l’opération divine renouvelait les facultés éteintes des deux conjoints (Rom. 4, 19), il n’y avait plus qu’un pas à faire pour admettre que la divinité, pour la naissance du Messie, le plus grand de tous ces instruments, remplaçait la faculté absente de l’un par une faculté absolue chez l’autre ; ce n’est qu’un degré de plus dans le merveilleux. Le rédacteur de l’évangile de Luc doit l’avoir senti, car il fait taire les doutes de Marie avec la sentence par laquelle Jéhova, dans l’Ancien Testament, fait taire ceux de Sara[91]. Cette gradation devait s’établir complètement, ne pouvant être empêchée ni par le respect des Juifs pour le mariage, respect toujours accompagné parallèlement d’une estime ascétique pour le célibat, ni par l’idée dominante qui représentait le Messie comme un homme ordinaire et à côté de laquelle, depuis Daniel, marchait l’idée de Messie, être supérieur. Mais une occasion de développer l’idée qui faisait le fonds de nos histoires de la naissance était, en partie, dans le titre de fils de Dieu, υἱὸς Θεοῦ, devenu l’attribut du Messie[92]. Il est dans la nature de ces expressions primitivement métaphoriques d’être entendues, avec le temps, de plus en plus au propre et dans un sens strict ; et parmi les Juifs postérieurs en particulier, la tendance universelle était de donner une signification matérielle à ce qui d’abord en avait eu une spirituelle et figurée. Cette inclination naturelle à prendre dans un sens de plus en plus littéral le titre de fils de Dieu donné au Messie, était fortifiée par un passage du Psaume, 2, 7, où les mots mon fils sont suivis des mots : Je t’ai engendré aujourd’hui ; expressions qui presque inévitablement devaient faire songer à un rapport de filiation physique ; elle était encore fortifiée par la prophétie d’Isaïe sur la vierge enfantant, prophétie qui paraît avoir été rapportée au Messie comme tant d’autres dont le sens immédiat s’était obscurci ; ce rapport peut se retrouver dans le choix du mot παρθένος, c’est-à-dire la vierge pure, immaculée, chez les Septante, tandis qu’Aquila et d’autres traducteurs grecs emploient simplement le mot νεᾶνις, jeune fille[93]. De la sorte, les idées de fils de Dieu et de fils de la vierge se combinèrent tellement que l’on fit intervenir l’opération divine en place de l’opération humaine et paternelle. À la vérité, Wetstein assure que jamais Juif n’a rapporté au Messie le passage d’Isaïe, et Schœttgen même n’a pu recueillir qu’avec une peine extrême, dans les rabbins, des indices de l’opinion qui regarde le Messie comme fils d’une vierge[94]. Mais nos notions sur les idées messianiques de cette époque sont fort imparfaites ; et ces objections n’empêchent pas de supposer qu’alors régnait une opinion dont les prémisses complètes se trouvent dans l’Ancien Testament, et dont le Nouveau présente une trace à peine méconnaissable.

Reste encore une objection que je ne puis plus nommer propre à Olshausen, depuis que d’autres théologiens s’empressent de prendre part à la gloire de la faire valoir. On dit que l’explication mythique du récit évangélique est particulièrement dangereuse, parce qu’elle est de nature à faire naître, bien que d’une manière obscure, des images profanes et sacrilèges sur l’origine de Jésus, assurant qu’elle ne peut que favoriser une opinion qui anéantit l’idée d’un rédempteur, à savoir, que Jésus est venu à la lumière du jour déshonnêtement, Marie n’étant pas mariée lorsqu’elle le portait dans son sein[95]. Olshausen, dans la première édition de son livre, ajoutait qu’il avouait volontiers que les auteurs de ces explications ne savent pas ce qu’ils font ; on doit lui rendre la même justice, car il ne paraît pas savoir ce que c’est qu’une explication mythique. Autrement, comment aurait-il dit que ce mode d’interprétation n’est propre qu’à favoriser cette opinion blasphématoire sur l’origine de Jésus, et que, par conséquent, tous ceux qui entendent mythiquement le récit évangélique sont disposés à commettre l’absurdité déjà reprochée par Origène aux calomniateurs juifs ? Cette absurdité consiste à conserver dans un récit que, du reste, on reconnaît comme non historique, un trait particulier, par exemple que Marie n’était pas encore mariée ; or, ce trait, n’ayant été inventé que pour appuyer l’engendrement de Jésus sans la coopération d’aucun homme, n’a pas d’autre valeur que cet engendrement même. Aucun de ceux qui admettent ici un mythe dans toute l’étendue du terme n’a jamais été ni aussi aveugle ni aussi inconséquent ; au contraire, tous ont supposé un légitime mariage entre Joseph et Marie, et, si Olshausen attribue à l’explication mythique une absurdité, c’est pour en avoir meilleur marché ; car il avoue que pour le point en litige elle est très séduisante.

§ XXX.


Relations de Joseph avec Marie. — Frères de Jésus.

Nos évangiles sont tout à fait conformes à l’esprit de l’ancienne légende, quand ils trouvent convenable de ne faire toucher ni profaner par aucun homme terrestre la mère de Jésus, pendant tout le temps qu’elle porta ce fruit céleste dans son sein. En conséquence, Luc (2, 5) ne représente, avant la naissance de Jésus, Joseph que comme le fiancé de Marie ; et de même qu’il est dit du père de Platon, sa femme étant devenue enceinte d’Apollon : Il la garda pure de tout commerce matrimonial jusqu’à l’accouchement, ὅθεν καθαρὰν γάμου φυλάξαι ἕως τῆς ἀποκυήσεως[96], de même il est dit de Joseph dans Matthieu : Il ne connut pas sa femme jusqu’à ce qu’elle eut mis au monde son fils premier-né, καὶ οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν, ἕως οὗ ἔτεκε τὸν υἱὸν αὑτῆς τὸν πρωτότοκον. Évidemment dans les deux passages parallèles le mot ἕως, jusqu’à, doit être entendu de la même manière ; or, dans le passage de Diogène Laërte, il ne signifie incontestablement que ceci : Jusqu’à la naissance de Platon, son père s’abstint de tout rapport avec sa femme ; ensuite il rentra dans ses droits conjugaux. Nous savons, en effet, que Platon a eu des frères. Donc le mot ἕως, relativement aux parents de Jésus, ne doit pas être entendu autrement, c’est-à-dire que ce mot nie les rapports conjugaux jusqu’à la limite indiquée, mais les suppose tacitement, passé cette limite. De même l’expression premier-né, πρωτότοκος, qui, dans les deux évangiles, est appliquée à Jésus (Matth., 1, 25 ; Luc, 2, 7), paraît supposer d’autres enfants de Marie, d’après l’argument de Lucien : S’il est premier, il n’est pas seul ; s’il est seul, il n’est pas premier[97]. Dans les mêmes évangiles (Matth., 13, 55 ; Luc, 8, 19) il est parlé des frères de Jésus, ἀδελφοῖς Ἰησοῦ. Fritzsche en conséquence a dit : « Lubentissime post Jesu natales Mariam concessit Matthæus (Luc en a fait autant) uxorem Josepho, in hoc uno occupatus, ne quis ante Jesu primordia mutua venere usos suspicaretur. » Mais, à la longue, cela ne suffit plus aux orthodoxes, à mesure que s’accrut l’adoration de Marie, dont le corps, fécondé par l’opération divine, ne devait plus être profané par des rapports qui appartiennent au reste de l’humanité[98]. De bonne heure l’opinion que Marie, après la naissance de Jésus, avait eu des relations conjugales avec Joseph, rentra dans la catégorie des opinions hérétiques[99] ; et les Pères orthodoxes cherchèrent de toutes les façons à y échapper et à la combattre. En exégèse, on imagina que les mots jusqu’à, ἕως οὗ, affirmaient ou niaient quelque chose, non pas seulement jusqu’au terme indiqué, mais quelquefois au delà de ce terme et pour toujours ; de sorte que la phrase il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle mit au monde, etc., καὶ οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν, ἕως οὗ ἔτεκε, κτλ., excluait pour toujours toute communauté conjugale entre Joseph et Marie[100]. De la même façon, au sujet du mot premier-né, πρωτότοκος, on argua que ce mot ne supposait pas nécessairement la naissance postérieure d’autres enfants, mais qu’il excluait seulement toute naissance antérieure[101]. De plus, pour écarter non seulement grammaticalement, mais encore physiologiquement, la pensée de communications conjugales entre Marie et Joseph, on fit de ce dernier un vieillard décrépit à qui Marie n’avait été remise que pour qu’il la surveillât et protégeât, et l’on considéra les frères de Jésus, ἀδελφοὺς Ἰησοῦ, dont il est parlé dans le Nouveau Testament, comme des enfants que Joseph avait eus d’un autre mariage[102]. Ce n’est pas tout : non seulement Marie ne devait pas avoir été touchée par Joseph, mais encore la naissance de Jésus ne devait pas lui avoir fait perdre sa virginité[103]. Plus tard même il ne suffit plus que Marie eût conservé sa virginité intacte, on exigea de Joseph aussi une virginité constante ; ce ne fut pas assez qu’il n’eût eu avec Marie aucune communication conjugale, il fallut qu’il n’eût jamais été engagé dans les liens du mariage. De la sorte, ce qu’Épiphane même accorde, à savoir, que Joseph avait eu des fils d’une femme précédente, fut rejeté par saint Jérôme comme une rêverie impie et apocryphe, et dès lors les frères de Jésus, ἀδελφοὶ Ἰησοῦ, furent rabaissés au rang de ses cousins[104].

Il est aussi des théologiens orthodoxes modernes qui soutiennent, avec les Pères de l’Église, que jamais des relations conjugales n’ont existé entre Joseph et Marie, et qui croient pouvoir expliquer en conséquence les expressions évangéliques qui semblent dire le contraire. Relativement au mot premier-né, πρωτότοκος, Olshausen assure qu’il peut aussi bien signifier le fils unique que le premier à côté d’autres ; Paulus lui donne raison en cela ; et Clemen[105] et Fritzsche cherchent vainement à démontrer l’impossibilité de cette explication. Il est dit, il est vrai, 2 Mos., 13, 2 : Sanctifica mihi omne primogenitum (πρωτότοκον, πρωτογενές, lxx) quod aperit vulvam ; or, Jéhovah ne sanctifiait pas seulement un premier-né qui était suivi d’autres frères, mais il sanctifiait toute naissance qui, pour la même mère, n’était précédée d’aucune autre : et le mot premier-né, πρωτότοκος, se prête nécessairement aussi à cette acception. Sans doute, et c’est une objection de Winer[106], si le narrateur, qui voit devant lui l’histoire terminée, emploie ce mot, on est tenté de le prendre dans son sens primitif ; car, s’il avait voulu exclure des enfants subséquents, il se serait servi du mot fils unique, μονογενής, ou il l’aurait joint au mot premier-né. Quoi qu’il en soit, ces raisonnements laissent la question indécise au sujet du mot premier-né, πρωτότοκος ; mais il n’en est pas de même des remarques de Fritzsche sur l’expression jusqu’à ἕως οὗ. Il réfute les textes dont on arguë pour autoriser l’explication que les Pères de l’Église ont donnée de cette expression, et il montre que, d’après le sens immédiat, elle n’affirme une chose que jusqu’à une certaine limite, suppose, à partir de cette limite, le contraire logique de cette chose, et ne perd cette dernière signification que lorsque le contexte montre évidemment l’impossibilité de ce contraire[107]. Par exemple, s’il y avait : il ne la connut pas jusqu’à ce qu’il mourut, οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν ἕως οὗ ἀπέθανεν, il serait clair que la négation durant le temps écoulé jusqu’à la mort ne peut se transformer, après la mort, en affirmation ; mais quand il y a, comme dans Matthieu, il ne la connut pas jusqu’à ce qu’elle fut accouchée, οὐκ ἐγίνωσκεν αὐτὴν, ἕως οὗ ἔτεκεν, l’enfantement du fruit divin ne met aucune impossibilité à l’établissement de relations conjugales, au contraire il les rend possibles, c’est-à-dire convenables[108].

Au reste, Olshausen ne contredit ici l’évidence de la grammaire et de la logique que parce qu’il y est forcé par des motifs dogmatiques, analogues à ceux des Pères de l’Église. Sans vouloir porter atteinte à la sainteté du mariage, Joseph, dit ce théologien, a dû penser, après de telles expériences, que son union avec Marie avait un autre but que de procréer des enfants ; en outre, il paraît conforme à la nature[109] que la dernière descendante de David, de la branche d’où devait sortir le Messie, terminât sa race par ce dernier et éternel rejeton[110]. On peut, en conséquence, dresser une échelle singulière de foi et de superstition concernant les relations entre Marie et Joseph.

1° Contemporains de Jésus et rédacteurs des généalogies : Joseph et Marie, époux ; Jésus né de leur mariage.

2° Époque et rédacteurs de nos histoires de l’enfance : Marie et Joseph seulement fiancés ; Joseph sans participation à la conception de l’enfant, et sans relation conjugale avec Marie avant la naissance de Jésus.

3° Olshausen et d’autres : Même après la naissance de Jésus, Joseph, bien qu’alors l’époux de Marie, ne voulut pas faire usage de ses droits matrimoniaux.

4° Épiphane, le Protévangile de Jacques et d’autres : Joseph, étant un vieillard décrépit, ne pouvait pas en faire usage ; les enfants qu’on lui attribue sont d’un mariage antérieur ; et il reçoit Marie, moins comme son fiancé et son mari que comme son gardien.

5° Protévangile, Chrysostôme et d’autres : Non seulement la virginité de Marie ne fut pas détruite par des grossesses postérieures du fait de Joseph, mais encore elle ne le fut pas par la naissance de Jésus.

6° Saint Jérôme : Non seulement Marie, mais encore Joseph, gardèrent continuellement leur virginité ; et les prétendus frères de Jésus sont, non pas ses frères, mais ses cousins.

On voit ainsi se former l’opinion que les frères, ἀδελφοί, et les sœurs, ἀδελφαί, dont il est question dans le Nouveau Testament, ne sont que des demi-frères ou même de simples cousins, et il en résulte le préjugé le plus défavorable pour la vérité de cette opinion, car elle paraît n’être qu’une invention de la superstition, qui imagina en même temps que Joseph n’avait jamais eu de relations conjugales avec Marie. Cependant il n’en est pas ainsi : ce préjugé peut induire en erreur ; et ce sont des motifs purement exégétiques qui ont décidé des théologiens d’un esprit indépendant à croire que Jésus n’avait réellement pas eu de frères[111]. À la vérité, on lit dans Matthieu, 13, 55, et Marc, 6, 3, que les habitants de Nazaretb, s’émerveillant de la sagesse de leur compatriote, et voulant caractériser son origine, qui leur était bien connue, immédiatement après avoir parlé de son père le charpentier, τέκτων, et de sa mère Marie, parlent de ses frères, ἀδελφούς, nommés Jacques, José, Simon et Judas, et de ses sœurs dont on ne dit pas les noms[112] ; on lit dans Matthieu, 12, 46, et Luc, 8, 19, que les frères et la mère de Jésus vinrent le visiter ; on lit dans Jean, 2, 12, que Jésus partit avec eux et sa mère pour Capernaüm ; on lit dans les Actes des Apôtres, 1, 14, leurs noms à côté de celui de Marie. Si nous n’avions que de pareils passages, nous n’hésiterions pas un seul moment à admettre l’existence de frères de Jésus, au moins du côté maternel, d’enfants de Joseph et de Marie, non seulement à cause de la signification propre du mot frère, ἀδελφός, mais encore à cause de l’association perpétuelle de leurs noms avec ceux de Joseph et de Marie. Il est remarqué dans Jean, 7, 5, que ses frères mêmes, ἀδελφοί, n’ont pas cru en Jésus ; dans le chapitre 3 de Marc, le verset 21 comparé avec le 31, signifie, d’après l’explication la plus vraisemblable, que les frères de Jésus sortirent avec sa mère pour s’emparer de lui comme d’un homme qui avait perdu le sens. Mais ces deux derniers passages de Jean et de Marc ne sont pas un motif suffisant pour que nous abandonnions la signification immédiate du mot frère, ἀδελφός. Plusieurs théologiens, pensant que des fils véritables de Marie auraient dû croire aussitôt en Jésus, ont, il est vrai, supposé que, dans les passages cités, les frères de Jésus étaient seulement des fils que Joseph avait eus d’un mariage antérieur ; mais c’est une opinion qui ne s’appuie que sur un préjugé. Une difficulté plus grande, mais qui n’est pas insoluble, c’est que, d’après Jean, 19, 26 et suiv., Jésus, attaché à la croix, recommande à Jean de tenir lieu de fils à sa mère ; on pense que cette recommandation ne serait pas convenable si Marie avait eu d’autres enfants, et si les frères qui survivaient n’avaient pas été des fils de Joseph plus âgés que Jésus et mal disposés pour lui. Mais, soit par des circonstances extérieures, soit par des raisons intérieures et morales, Jésus pouvait aimer mieux confier sa mère à Jean qu’à ses frères ; car, bien qu’après l’ascension au ciel on les trouve dans la compagnie des apôtres (Act. Ap., 1, 14), cela ne prouve nullement qu’à la mort de Jésus ils eussent déjà cru en lui.

Ce n’est pas là que sont les véritables embarras ; mais ils commencent quand, outre Jacques et José, qui sont nommés comme frères de Jésus, on rencontre deux autres hommes qui portent les mêmes noms et qui sont dits fils d’une autre Marie (Marc, 15, 40, 47 ; 16, 1 ; Matth., 27, 56). Sans aucun doute, cette Marie est celle qui, dans Jean, 19, 25, est désignée comme la sœur de la mère de Jésus et comme la femme d’un certain Clopas. Ainsi nous avons deux fois un Jacques et un José parmi les fils de Marie, mère de Jésus, et de l’autre Marie, sa sœur. Cette similitude de noms dans le cercle le plus voisin de Jésus s’augmente encore quand nous nous rappelons que, dans les listes des Apôtres (Matth., 10, 2, seq. ; Luc, 6, 14, seq.), il y a encore deux Jacques, ce qui en fait quatre, avec le frère et le cousin de Jésus ; de plus, deux Jude, ce qui en fait trois, avec le frère de Jésus ; de plus encore, deux Simon, ce qui en fait également trois, avec le frère de Jésus. À la vue de tant de noms semblables, on se demande si des personnages identiques ne sont pas pris ici comme des personnages distincts. En effet, le Jacques fils d’Alphée, dans la liste des Apôtres, est nommé, peut-être comme le plus jeune, après le Jacques fils de Zébédée ; et le Jacques, cousin de Jésus (Marc, 15, 40), est appelé le mineur, ὁ μικρός ; en comparant Jean 19, 25, on voit que ce dernier est appelé fils d’un certain Clopas ; or, il se pourrait que le nom de Clopas, Κλωπᾶς, donné au mari de la sœur de Marie, et celui d’Alphée, Ἀλφαῖος, donné au père de l’apôtre, ne fussent que des formes différentes du mot hébraïque חלפי. Ainsi, l’apôtre Jacques le mineur serait le même que le cousin de Jésus du même nom, et il ne resterait plus que le fils de Zébédée et le frère de Jésus. Dans l’histoire des Apôtres (15, 31), un Jacques paraît, avec voix prépondérante, dans ce qu’on appelle le concile des Apôtres ; or, comme, d’après les Actes (12, 2), le fils de Zébédée avait déjà été mis à mort, et que jusque là il n’a été question dans les Actes d’aucun autre que du fils d’Alphée (1, 13), ce Jacques, qui n’est pas désigné d’une manière plus précise (Act. Ap. 15, 13), ne peut pas être différent du Jacques fils d’Alphée. D’un autre côté, Paul (Gal., 1, 19) parle d’un Jacques, frère du Seigneur, ἀδελφὸς τοῦ Κυρίου, qu’il a vu à Jérusalem ; il le compte, sans aucun doute (Gal., 2, 9), avec Pierre et Jean, parmi les colonnes de la communauté ; c’est tout à fait de cette façon que le Jacques, l’apôtre, se montre dans le concile apostolique. De sorte que ce Jacques l’apôtre serait le même que le frère du Seigneur, d’autant plus que le frère du Seigneur paraît être compris au nombre des apôtres dans la phrase de Paul : Je ne vis pas d’autre apôtre, si ce n’est Jacques, frère du Seigneur, ἕτερον δὲ τῶν ἀποστόλων οὐκ εἶδον, εἰ μὴ Ἰάκωϐον τὸν ἀδελφὸν τοῦ Κυρίου (Gal., 1, 19). Ces raisonnements s’accordent avec une ancienne tradition qui disait que Jacques le juste, frère de Jésus, avait été le premier à la tête de la communauté de Jérusalem[113]. Mais le Jacques des Actes, en le supposant le même que l’apôtre dont il est question, est dit fils d’Alphée et non de Joseph ; par conséquent, s’il devait être en même temps frère du Seigneur, ἀδελφὸς τοῦ Κυρίου, le mot ἀδελφὸς ne devrait pas signifier frère. Maintenant, si l’on identifie l’Alphée avec le Clopas, mari de la tante maternelle de Jésus, on en viendra sans peine à prendre le mot ἀδελφός, employé pour signifier le degré de parenté de son fils avec Jésus, dans le sens de cousin. L’apôtre Jacques, fils d’Alphée, étant ainsi identifié avec le cousin, et celui-ci avec le frère de Jésus, portant le même nom, il est tout simple de traduire les mots Jude de Jacques, Ἰούδας Ἰακώϐου, dans les listes d’apôtres de Luc (Luc, 6, 16 ; Act. Ap., 1, 13) par Jude frère de Jacques (fils d’Alphée), et de regarder alors cet apôtre Jude comme identique avec le Jude frère de Jésus, c’est-à-dire cousin du Seigneur et fils de Marie Clopas ; remarquons toutefois que son nom ne figure jamais à côté du nom de cette femme. Dans l’Épître de Jude que notre canon renferme, l’auteur, V. 1, se désigne comme frère de Jacques, ἀδελφὸς Ἰακώϐου ; et si l’Épître est authentique, cette désignation concorderait avec les raisonnements exposés plus haut. En outre, d’après quelques uns, l’apôtre Simon le zélé, ὁ ζηλωτὴς ou le Cananite, Κανανίτης, pourrait être identifié avec le Simon cité parmi les frères de Jésus, lequel, d’après la tradition de l’Église, présida, après Jacques, la communauté de Jérusalem[114]. De cette façon, José serait le seul qui fût sans qualification.

Si ceux que le Nouveau Testament appelle frères de Jésus ne sont que ses cousins, et si trois d’entre eux ont été apôtres, il est surprenant que dans les Actes (1, 14) les frères de Jésus, après l’énumération de tous les apôtres, soient encore nommés particulièrement, et que, dans la première Épître aux Corinthiens, 9, 5, ils paraissent encore être mis dans une classe à part. Peut-être aussi le passage cité plus haut de l’Épître aux Galates, 1, 19, doit-il être entendu en ce sens, que Jacques, le frère du Seigneur, y est désigné comme n’étant pas apôtre[115]. Si ces textes ne semblent pas permettre de ranger au nombre des apôtres les frères de Jésus, il est encore plus difficile de n’y voir que de simples cousins ; car dans un grand nombre de passages ils sont associés immédiatement à la mère de Jésus ; et en deux ou trois endroits seulement, deux hommes qui portent les mêmes noms sont associés à l’autre Marie, qui serait leur véritable mère. Sans doute, le mot grec ἀδελφός, dans un langage peu exact, peut signifier, comme le mot hébraïque אח, un degré de parenté plus éloigné ; cependant il est répété un grand nombre de fois pour exprimer la parenté des personnes en question avec Jésus et il n’est jamais remplacé par ἀνεψιός, mot qui ne manque pas à la langue du Nouveau Testament là où il s’agit de désigner un cousin (Col., 4, 10) ; en conséquence il ne peut pas être pris autrement qu’avec sa signification propre. De plus, l’identité des noms d’Alphée et de Clopas, identité sur laquelle repose celle de Jacques, cousin de Jésus, avec celle de l’apôtre Jacques le mineur ; la traduction des mots Ἰούδας Ἰακώϐου par Jude frère de Jacques ; l’identité admise entre l’auteur de la dernière Épître catholique avec l’apôtre Jude, tout cela est excessivement incertain, et il suffit ici de le rappeler.

Ainsi le tissu de ces identifications se déchire partout ; nous sommes ramenés au point de départ de nos recherches, et nous avons toujours des frères propres de Jésus, deux cousins différents de ces frères et porteurs des mêmes noms que deux d’entre eux, de plus quelques apôtres ayant aussi les mêmes noms. La dénomination semblable de deux couples de fils dans une même famille n’a rien d’assez extraordinaire pour qu’on s’en étonne ; mais ce qui est embarrassant, c’est que le même Jacques qui, dans l’Épître aux Galates, est désigné comme le frère du Seigneur, ἀδελφὸς Κυρίου, doit être considéré, d’après les Actes des Apôtres, sans aucun doute, comme le fils d’Alphée. Or, il ne peut pas avoir été fils d’Alphée, si les mots frère du Seigneur signifient véritablement un frère.

Dans tous les cas il reste une assez grande confusion, et, si l’on peut en sortir, ce n’est, ce semble, que négativement et sans aucun résultat historique, c’est-à-dire en admettant que, chez les auteurs du Nouveau Testament, et dans la tradition de la primitive Église, il y avait quelque obscurité et des variations sur ce point, variations qui ne peuvent guère manquer de naître dans la complication des noms et des degrés de parenté[116]. Nous n’avons donc aucun motif pour nier que la mère de Jésus ait donné à son mari plusieurs autres enfants plus jeunes et peut-être aussi plus âgés ; car, si le mythe sur la naissance de Jésus le représente, dans le Nouveau Testament, comme le premier-né, le même mythe le représente, dans les Pères de l’Église, comme fils unique.

§ XXXI.


Visite de Marie à Élizabeth.

L’ange qui annonça à Marie sa grossesse prochaine l’avait instruite en même temps de celle de sa parente Élizabeth (Luc, 1, 36), laquelle en était déjà au sixième mois. Immédiatement après, Marie entreprend un voyage pour se rendre auprès d’elle ; et ce qu’il y a d’extraordinaire dans cette visite, c’est qu’au moment du salut donné par Marie, l’enfant se meut joyeusement dans le sein d’Élizabeth, et celle-ci, saisie à son tour d’un transport d’enthousiasme, salue Marie comme mère du Messie. À quoi cette dernière répond en forme de cantique (Luc, 1, 39-56).

Les commentateurs rationalistes croient se tirer sans peine de ce récit de l’évangile de Luc par une explication toute naturelle. L’inconnu qui excita, dans le cœur de Marie, des espérances si précises, dit Paulus[117], l’avait instruite, en même temps, de ce qui était semblablement arrivé à Élizabeth ; c’est dès lors une raison de plus pour Marie de conférer sur son propre état avec sa parente, plus âgée. Dans l’entrevue, elle lui raconte d’abord les circonstances de son aventure, ce dont l’évangéliste ne parle pas, parce qu’il ne veut pas répéter ce qu’il a déjà rapporté une fois. Paulus croit qu’il faut suppléer des paroles de Marie, non seulement avant le commencement du discours d’Élizabeth, mais encore dans le courant même de ce discours, de sorte que Marie ne raconta son histoire qu’avec des interruptions, pendant lesquelles Élizabeth prit la parole. L’émotion de la mère, telle est la continuation de l’explication de Paulus, se communiqua, d’après les lois naturelles, à l’enfant, qui fit un mouvement, comme c’est l’habitude des fœtus de six mois. La mère, lorsque Marie eut achevé son récit, jugea ce mouvement significatif, et elle le rapporta à la salutation donnée par la mère du Messie. On trouve également naturel que Marie exprime ses espérances messianiques, confirmées par Elizabeth, dans un récitatif en forme de psaume, qui est composé à l’aide de toutes sortes de réminiscences de l’Ancien Testament.

Mais, dans ce mode d’explication, bien des choses contredisent absolument le texte. D’abord rien n’y prouve qu’Elizabeth apprenne par Marie même le message céleste que celle-ci a reçu, car on n’y voit aucune trace d’une communication antécédente ; on ne peut pas, non plus, admettre une interruption du discours d’Elizabeth par des éclaircissements que Marie donnerait. Loin de là, c’est une révélation surnaturelle qui instruit Marie de la grossesse de sa cousine, et c’est aussi par une révélation qu’Elizabeth reconnaît Marie comme la femme choisie pour mettre au monde le Messie[118]. Le second trait du récit évangélique à savoir, que Jean-Baptiste s’est mû dans le sein de sa mère pour saluer la mère du Messie au moment de son entrée, ne comporte pas davantage une explication naturelle, quoique même des commentateurs orthodoxes, dans ces derniers temps, aient paru y incliner. Ces commentateurs donnent au récit la tournure suivante : Elizabeth reçoit d’abord une révélation ; elle est saisie d’un ravissement, et ce transport passe de la mère à l’enfant par une voie physiologiquement explicable[119]. Mais l’évangéliste n’expose pas la chose comme si l’émotion de la mère avait été la cause déterminante du mouvement de l’enfant ; au contraire, il ne parle, V. 41, du transport de la mère qu’après le mouvement de l’enfant ; et d’après Elizabeth même, V. 44, Marie, en la saluant, a déterminé ce mouvement, non par une signification particulière et intrinsèque de ses paroles, mais simplement par le son de sa voix ; ce qui évidemment suppose quelque chose de surnaturel. Ce miracle n’est pas sans difficulté au point de vue même du surnaturalisme ; de là vient que ces commentateurs orthodoxes ont essayé d’échapper à la nécessité d’admettre une cause immédiatement surnaturelle qui ait déterminé le mouvement de l’enfant. En effet, nous pouvons bien imaginer que l’esprit divin agisse, par une excitation immédiate, sur l’esprit humain, qui lui est allié ; mais, ce qu’on se représente difficilement, c’est comment il peut se communiquer à un être tel qu’un embryon, en qui la substance spirituelle ne réside pas. Recherche-t-on le but d’un miracle aussi extraordinaire ? on n’en trouve aucun qui soit convenable. Si ce miracle se rapporte à Jean-Baptiste et a été destiné à lui donner, et d’aussi bonne heure que possible, une impression de celui à qui il devait plus tard préparer les voies, on ne sait pas de quelle nature a dû être une pareille impression pour agir sur un embryon ; si le miracle se rapporte aux autres personnes, à Marie ou à Elizabeth, elles possédaient déjà, dans une mesure suffisante, la connaissance et la foi, fruits de la révélation supérieure qu’elles avaient eue en partage.

Le cantique que prononce Marie ne met pas moins d’obstacles à l’explication naturelle qu’à l’explication surnaturelle. Les paroles de Marie ne sont pas, il est vrai, précédées de la formule elle fut remplie de l’esprit saint, ἐπλήσθη πνεύματος ἁγίου, formule qui précède le cantique de Zacharie (V. 67), et même l’allocution d’Elizabeth (V. 41) ; mais les trois discours sont tellement semblables, que cette lacune ne prouve pas que l’intention de l’auteur n’ait pas été de présenter aussi ce discours comme un effet de l’esprit, πνεῦμα. Quelle qu’ait été l’intention de l’auteur, il n’est nullement naturel que des amies qui se visitent exhalent leurs sentiments en effusions lyriques, même au milieu d’événements extraordinaires, et que leur conversation perde si complètement la couleur d’un dialogue, telle qu’on pourrait l’imaginer en de pareilles circonstances. Seule, une influence céleste a pu élever l’état moral des deux amies à un degré si étranger aux habitudes de la vie. Mais si le cantique de Marie doit être considéré comme l’œuvre de l’Esprit saint, πνεῦμα ἅγιον, on trouvera étonnant qu’un discours qui sort immédiatement de la source divine de l’inspiration ne soit pas marqué d’une plus grande originalité. Ce discours est, en effet, parsemé de réminiscences prises à l’Ancien Testament, et particulièrement au cantique de louanges prononcé, dans des circonstances analogues, par la mère de Samuel (1 Sam., 2)[120]. En conséquence, nous sommes forcé d’admettre que le discours de Marie a été composé, par un procédé naturel, à l’aide de souvenirs de l’Ancien Testament ; seulement, puisque cette composition a réellement été faite sans intervention surnaturelle, il faut l’attribuer, non à Marie, dont le caractère simple exclut une telle supposition, mais à celui qui a remanié poétiquement la légende qui circulait sur la scène en question. Ainsi les circonstances principales de cette visite ne sont pas concevables par l’explication surnaturelle ; elles n’en comportent pas une naturelle ; et, pour ce morceau comme pour les précédents, nous sommes amenés à une explication mythique. La voie a déjà été frayée par d’autres. L’anonyme E. F., dans le Magasin de Henke[121], a dit de cette narration qu’elle ne relatait pas exactement les choses comme elles s’étaient passées, mais qu’elle les relatait comme elles auraient dû se passer ; il ajoute en conséquence que maintes particularités que la suite des événements révéla sur la destination des deux fils ont été reportées dans les discours des deux femmes, et qu’en outre plusieurs traits empruntés à la légende y ont été incorporés ; que cependant un fait réel est au fond du récit, à savoir, une visite véritable de Marie à Elizabeth, leur conversation pleine de satisfaction, et leurs remerciements à Dieu ; que tout cela a pu se passer sans que les deux femmes sussent rien alors de la destination extraordinaire de leurs enfants, et uniquement en vertu du haut prix que les femmes de l’Orient attachent aux joies de la maternité. Il est possible, continue l’anonyme E. F., que Marie, quand elle vint plus tard à réfléchir sur la vie remarquable de son fils, ait souvent fait le récit de cette visite, qui lui avait causé tant de plaisir, et répété les expressions de sa reconnaissance envers Dieu ; et c’est de cette façon que fut mise en circulation la narration recueillie par l’évangéliste dans son histoire.

Horst même, qui a saisi ordinairement avec une grande justesse de coup d’œil le caractère poétique de ces chapitres et qui en réfute fort bien l’explication naturelle, s’y laisse, à son insu, retomber à demi, quand il dit qu’il n’y a rien d’invraisemblable à ce que Marie ait visité sa parente, plus âgée et plus expérimentée, pendant sa grossesse pénible à beaucoup d’égards, et qu’Elizabeth ait, durant cette visite, ressenti le premier signe de la vie de son enfant ; particularité qui, ayant été regardée plus tard comme un présage, a bien pu être conservée par la tradition orale[122].

C’est encore ici la même absence de critique ; c’est croire qu’on a séparé dans un récit l’élément mythique et poétique, quand on a détaché quelques rameaux, quelques fleurs de cette plante, tout en en respectant la vraie racine mythique qu’on laisse s’enfoncer dans le sol historique. Cette racine mythique, qui porte tout le reste, est, dans notre récit, justement la particularité que ces auteurs de prétendues explications mythiques laissent passer comme historique, à savoir, la visite de Marie à Elizabeth enceinte. En effet, nous connaissons déjà la tendance principale du premier chapitre de Luc : le but en est de glorifier Jésus en rapportant, aussitôt que possible, l’existence de Jean-Baptiste à la sienne, mais dans un rang subordonné. Le meilleur moyen d’atteindre ce but était de rapprocher, sinon d’abord les fils, au moins les mères elles-mêmes ; ce rapprochement devait être relatif aux enfants, et par conséquent s’accomplir pendant la grossesse des deux femmes ; il fallait aussi que cette entrevue donnât lieu à quelque incident qui pût être le symbole significatif des relations futures de ces deux hommes. Donc, plus il est visible que l’intérêt dogmatique de la tradition est le fondement de cette visite, plus il est invraisemblable qu’elle ait rien d’historique. Autour de ce trait principal se rangent les autres particularités de la manière suivante : en disant qu’Elizabeth est parente, συγγενής, de Marie (v. 36), la légende a su rendre l’entrevue des deux femmes possible et vraisemblable ; cette parenté semblait convenable aussi en raison des relations ultérieures qu’eurent leurs fils. Pour que l’importante visite se fît à cette époque, il fallait une indication spéciale et venue d’en haut : aussi est-ce l’ange qui adresse Marie à sa parente. Dans la visite même, la position future de Jean-Baptiste à l’égard de Jésus, position d’infériorité et de service, devait être exprimée par un présage ; la mère elle-même pouvait s’en rendre l’organe, comme elle le fit en effet dans son allocution à Marie ; mais il fallait, s’il était possible, que l’enfant destiné à être Jean-Baptiste donnât lui-même un signe : c’est ainsi que les rapports de Jacob et d’Ésaü furent préfigurés par leur mouvement et leur position dans le sein de leur mère (1 Mos., 25, 22, seq.). Mais, si l’on ne voulait pas trop choquer les règles de la vraisemblance, un mouvement significatif ne pouvait être attribué à l’enfant que portait Elizabeth, qu’autant que la grossesse était arrivée à l’époque où le fœtus commence à se mouvoir ; de là vient que la légende a fixé à six mois la grossesse d’Elizabeth, au moment où l’ange invita Marie à la visiter (v. 36). Ainsi, comme l’a remarqué Schleiermacher[123], toute cette fixation de dates dépend d’une circonstance que l’auteur tenait à mettre en avant, à savoir, que l’enfant dont Elizabeth était enceinte se mut joyeusement au moment de l’entrée de Marie ; car c’est pour ce motif seulement que la visite de Marie est reculée jusqu’au delà du cinquième mois ; l’apparition de l’ange que raconte l’évangéliste n’est pas, non plus, antérieure à cette époque.

Ainsi, non seulement la visite de Marie à Elizabeth et les incidents de cette visite tombent comme dénués de tout caractère historique, mais encore nous ne pouvons pas soutenir avec une certitude historique que Jean —Baptiste ait été plus âgé que Jésus de six mois seulement, que leurs mères aient été parentes et leurs familles liées entre elles ; car, pour le soutenir, nous n’avons que le récit de Luc, qui ne suffit pas s’il n’est confirmé par des renseignements venus d’ailleurs. Or, les résultats ultérieurs de notre critique, bien loin de confirmer ce récit, tendront à établir le contraire.




  1. Fabricius, Codex apocryphus N. T., 1, pp. 19, 66. Thilo, Codex apocryphus N. T., t. 1, p. 161 et seq.
  2. Cette Anne des Apocryphes rappelle aussi celle de Samuel à Grégoire de Nysse ou à son interpolateur, quand il dit : Μιμεῖται τοίνυν καὶ αὕτη τὰ περὶ τῆς μητρὸς τοῦ Σαμουὴλ διηγήματα. Fabricius, 1, p. 6.
  3. Evangel. de nativ. Mar., c. 7 : Cunctos de domo et familia David nuptui habiles, non conjugatos.
  4. Protev. Jac., c. 8 : Τοὺς χηρεύοντας τοῦ λαοῦ.
  5. Cela est ainsi dans l’évangile de la nativité de Marie, c. 7 et 8 ; un peu autrement dans le Protévangile de Jacques, c. 9.
  6. Protev., c. 9 : âgé, πρεσϐύτης. Evangel. de nativ. Mariæ, 8, grandævus. Epiphan., Adv. hæreses, 78, 8 : Il épouse Marie, veuf, et âgé, de plus de quatre-vingts ans : Λαμϐάνει τὴν Μαρίαν χῆρος, κατάγων ἡλικίαν περί που ὀγδοήκοντα ἐτῶν καὶ πρόσω ὁ ἀνήρ.
  7. Παρέλαϐε ἀυτὴν εἰς τήρησιν σεαυτῷ, c. 9. Comp. Evang. de nat. Mar., c. 8 et 10.
  8. Protev. Jac., c. 17.
  9. C. 14. Voyez les variantes dans Thilo, p. 227. Les passages des Pères de l’Église, dans le même, p. 365, note.
  10. Tel est le récit du Protévangile de Jacques, c. l0-16 ; celui de l’Évangile de la nativité de Marie est moins caractéristique, c. 8-10.
  11. 1ter B., S. 119 ff.
  12. Comparez August., De consens. evangel., 2, 5.
  13. Telle est l’explication de Paulus, Exeget. Handbuch., 1, a, S. 145 ff. ; Olshausen, Commentar., 1, 146 ff. ; Fritzsche, Comm. in Matth., p. 56.
  14. Ueber die Schriften des Lukas, S. 42 f. Comp. De Wette, Exeget. Handbuch, 1, 1, S. 18.
  15. Protev. Jac., c. 12 : Marie oublia les mystères que lui avait appris Gabriel : Μαριὰμ δὲ ἐπελάθετο τῶν μυστηρίων, ὦν εἶπε πρὸς ἀυτὴν Γαϐριήλ. Interrogée par Joseph, elle répond avec des larmes : Je ne sais pas d’où vient ce qui est dans mon sein : Οὐ γινώσκω, πόθεν ἐστὶ τοῦτο τὸ ἐν γαστρί μου, c. 13.
  16. Geschichte der drei letzten Lebensjahre Jesu u. s. w., 1. Thl., S. 36.
  17. Bibl. Comment., 1, S. 149.
  18. Paulus, Exeget. Handbuch, 1, a, S. 121, 145.
  19. Neander penche vers cette opinion, L. J. Ch. S. 18.
  20. L. c., S. 146.
  21. 1 Mos., 17, 19, lxx (annonciation d’Isaac) :

    Sara, ta femme, t’engendrera un fils, et tu l’appelleras du nom d’Isaac. Ἰδοὺ Σάῤῥα ἡ γυνή σου τέξεταί σοι υἱόν, καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰσαάκ.

    Jud., 13, 5 (annonciation de Samson) :

    Et lui commencera à sauver le peuple d’Israël des mains des Philistins. Καὶ αὐτὸς ἄρξεται σῶσαι τὸν Ἰσραὴλ ἐκ χειρὸς Φυλιστιΐμ.

    1 Mos., 16, 11 et seq. (annonciation d’Ismaël) :

    Et l’ange du Seigneur lui dit : Tu as conçu, tu engendreras un fils, et l’appelleras du nom d’Ismaël. Celui-ci sera… Καὶ εἶπεν αὐτῇ ὁ ἄγγελος Κυρίου· ἰδοὺ σὺ ἐν γαστρὶ ἔχεις, καὶ τέξῃ υἱόν, καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰσμαήλ. Οὗτος ἔσται…

    Matth., 1, 21. (Ne crains pas de prendre Marie pour ta femme…) Elle t’engendrera un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus, car il sauvera les hommes de son peuple de leurs péchés. (Μὴ φοϐηθῇς παραλαϐεῖν Μαριὰμ τὴν γυναῖκά σου…) Τέξεται δὲ υἱόν, καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν· αὐτὸς γὰρ σώσει τὸν λαὸν αὐτοῦ ἀπὸ τῶν ἁμαρτιῶν αὐτῶν.

    Luc, 1, 30. Et l’ange lui dit : Tu concevras un fils, et tu l’appelleras du nom de Jésus. Celui-ci sera… Καὶ εἶπεν ὁ ἄγγελος αὐτῇ· καὶ ἰδοὺ συλλήψῃ ἐν γαστρὶ καὶ τέξῃ υἱόν, καὶ καλέσεις τὸ ὄνομα αὐτοῦ Ἰησοῦν. Οὗτος ἔσται…

  22. De Wette, Kritik der mos. Geschichte, S. 86 f.
  23. Le rêve qui, d’après Matthieu, dissipa les doutes et les inquiétudes de Joseph, a encore une sorte de modèle dans la tradition juive, telle qu’elle est déjà consignée dans l’historien Josèphe, touchant un rêve que le père de Moïse eut dans des circonstances analogues. Son inquiétude, à lui, provenait, non de soupçons contre sa femme, mais du danger que courait son enfant en raison de l’ordre de mort prononcé par le Pharaon. « Amaramès, homme de bonne naissance parmi les Hébreux, dit Josèphe, Antiq., 2, 9, 3, craignant pour tout le peuple, qui était menacé de périr par la destruction des enfants, et inquiet pour lui-même à cause de la grossesse actuelle de sa femme, ne savait quel parti prendre. Dans son désespoir, il invoque la protection de Dieu… Dieu, en ayant eu pitié, se présente à lui pendant le sommeil, et l’exhorte à ne pas désespérer de l’avenir… Car cet enfant qui va naître délivrera la race des Hébreux de la servitude en Égypte, et se fera, parmi les hommes, un nom qui durera autant que l’univers. »
  24. Comparez là-dessus Ammon, Fortbildung des Christenthums, 1, S. 208.
  25. Ueber den Lucas, S. 23.
  26. Comparez Gesenius et Hitzig, dans leurs commentaires sur Isaïe, Umbriet, Ueber die Geburt des Immanuel durch eine Jungfrau, in Ullmann’s und seinen theol. Studien, 1830, 3. Heft, S. 541 ff.
  27. Avec cette explication, le débat sur la signification du mot עלמח perd son importance. Au reste, on pourrait le décider en disant que ce mot signifie, non la jeune fille intacte, mais la jeune fille nubile. (Voyez Gesenius, l. c., 2, a, S. 297 f.). Dès le temps de Justin les Juifs soutenaient que עלמח devait se traduire, non par vierge, παρθένος, mais par jeune fille, νεᾶνις. Dial. c. Tryph., n. 43, p. 137 E, de l’édition citée.
  28. Christologie des A. T., 1, b, S. 47.
  29. C’est aussi l’opinion dans laquelle Hengstenberg retombe, une fois que la chose est ramenée à sa formule, bien qu’il adoucisse (1, a, S. 338 ff) l’explication orthodoxe beaucoup plus qu’il ne le devrait, s’il tenait à rester conséquent avec ses principes.
  30. Voyez Winer, Grammatik des neutest. Sprachidioms, 3te Aufl. S. 382 ff. Fritzsche, Comm. in Matth., p. 49, 317, et Excurs., 1, p. 836 et seq.
  31. Voyez l’Introduction, § 14.
  32. Voyez particulièrement Olshausen, Ueber tieferen Schriftsinn, et dans Bibl. Comm. Une vue semblable, quoique d’un ton moins décidé, est exprimée par Bleek : Quelques remarques sur l’emploi dogmatique de passages de l’A. T. dans le N. T., theol. Studien u. Kritiken, 1835, 2, S. 441 ; et Hoffmann, S. 183.
  33. Toute l’explication rationaliste de l’Écriture repose sur un paralogisme palpable par lequel elle se défend, et avec lequel elle tombe. Voici en quoi il consiste :

    Les écrivains du Nouveau Testament ne doivent pas être expliqués comme s’ils disaient quelque chose de déraisonnable (il faudrait dire : rien qui contredise le développement de leur raison).

    Or, leurs paroles, interprétées d’une certaine façon, seraient contraires à la raison (c’est-à-dire contraires au développement de notre raison).

    En conséquence, ils ne peuvent pas avoir eu une telle opinion, et il faut les expliquer autrement.

    Qui ne voit ici l’inconséquence mortelle où tombe le rationalisme en se plaçant sur le même terrain que le supranaturalisme ? Tandis que, dans tout autre cas, on examine d’abord si ce qui est dit ou écrit est juste ou vrai, le rationalisme, contrairement à son principe, accorde, comme le supranaturalisme, aux hommes du Nouveau Testament, la prérogative d’être toujours dans le vrai.

  34. Παιδίον οὐδεμία ποτὲ γυνὴ λέγεται ποιῆσαι δίχα κοινωνίας ἀνδρός. Conjugial. præcept. Opp. ed. Hutten, vol. 7, p. 428.
  35. Irenæus adv. Hær., 1, 26 : Cerinthus Jesum subjecit non ex virgine natum, impossibile enim hoc ei visum est.
  36. C’est pourtant ce qui a été fait dans Henke’s neues Magazin, 3, 3, S. 369, Anmerk.
  37. Homil. in Lucam, 14. Quant à ceux qui font valoir que les premiers hommes aussi sont nés sans le concours des sexes, voyez mes Écrits polémiques, 1, 2, S. 72.
  38. Voyez Olshausen, l. c., S. 49 f. Neander, L. J. Chr. S. 16. Quant à l’Essai de Bauer, Jahrbücher f. wiss. Krit. 1835, Dec. n. 111, pour rendre cet argument plus élevé et plus spéculatif, j’ai montré dans mes Écrits polémiques, 1, 3, S. 104, la confusion où il est tombé.
  39. Par exemple Eichhorn, Einleitung in das N. T., 1. Bd., S. 407.
  40. Glaubenslehre, 2. Thl., § 97, S. 73 f, der zweiten Auflage.
  41. Ce point a été surtout relevé dans l’Esquisse du dogme de la naissance surnaturelle de Jésus, dans Schmidt’s Bibliothek, 1, 3, S. 400 ff. ; dans les Remarques sur le point de foi : Le Christ a été conçu du Saint-Esprit, dans Henke’s neues Magazin, 3, 3, 365 ff. ; dans Kaiser’s bibl. Theol., 1, S. 231 f. ; De Wette’s Bibl. Dogmatik, § 281 ; Schleiermacher’s Glaubenslehre, 2. Thl., § 97.
  42. Relevé par Neander, L. J. Ch., S. 12.
  43. Augustinus, Contra Faustum Manichæum, L. 23, 3, 4.
  44. L. c., n. 8.
  45. Esquisse du dogme, etc., dans Schmidt’s Bibl., l. c., S. 403 f. : K. Ch. L. Schmidt, ib., 3, 1, S. 132 f. ; Schleiermacher, Glaubenslehre, 2, § 97, S. 71. Comparez Wegscheider, Institut., § 123, n. d.
  46. Ce qui est déclaré expressément vraisemblable par Eichhorn, Einl. in das N. T., 1, S. 425, et du moins possible par De Wette, Exeg. Handbuch, 1, 1, S. 7.
  47. Dire, comme Hoffmann, S. 200, qu’il s’agit aussi, dans le cas de Jésus, d’un héritage, à savoir de celui de la prophétie, ce n’est que jouer sur les mots. Aussi lui-même ne trouve-t-il pas que son argument soit probant : car avoir été adopté, du côté paternel, dans la race de David, ne lui paraît suffisant qu’autant qu’il y a une vraie descendance davidique du côté maternel ; ce qu’à tort il croit établi dans la généalogie de Luc.
  48. S. Justin. Mart., Dial. cum Tryphone, 48 ; Origenes contra Celsum, L. 5, 61 ; Euseb. H. E., 3, 27.
  49. Hæres., 30, § 14.
  50. Epiphan., Hæres., 29, 9.
  51. Credner, dans Beitræge zur Einleitung in das N. T., 1, S. 443, Anm.
  52. Orig., l. c.
  53. Comp. Neander, K. G., 1, 2, S. 615.
  54. Credner, Sur les Esséniens, les Ébionites et un rapport partiel entre eux, dans Winer’s Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie, 1. Bd., 2tes und 3tes Heft. Comp. Bauer, dans son Propramme, De Ebionitarum origine et doctrina ab Essenis repetenda. Comparez Christl. Gnosis, S. 403.
  55. Neander, l. c., S. 620.
  56. De carne Christi, 14 : Poterit hæc opinio Hebioni convenire, qui nudum hominem, et tantum ex semine David, id est, non et Dei filium, constituit Jesum, ut in illo angelum fuisse edicat.
  57. Avec Neander, l. c., et Schneckenburger, über einen hæufig übersehenen Punkt in der Lehre der Ebioniten von der Person Christi, Tübinger Zeitschrift, f. Theol., 1830, 1, 114. — La première opinion est celle de Gieseler, über Nazaræer und Ebioniten, dans Stæudlin’s und Tzschirner’s Archiv für K. G. 4. Bd., et de Credner, l. c.
  58. Comme Hoffmann essaie de le prouver, S. 198.
  59. J’entends les renseignements d’Hégésippe dans Eusèbe, H. E., 4. 22. Il est faux, comme Hoffmann le soutient, qu’Épiphane, Hæres., 30, 1, oppose les Ébionites aux Nazaréens, en tant que secte plus récente ; il en fait l’origine contemporaine, Hæres., 29, 7 ; 30, 2.
  60. Homil., 3, 23-27.
  61. Épiph., Hæres., 30, 18 ; comparez 15.
  62. Voyez les passages dans Credner (Mémoire cité). Un endroit des Homélies Clémentines, bien qu’il n’y ait pas désignation de nom, montre clairement que ce sont ces traits qui déplaisaient dans David à cette secte chrétienne. On lit, Homil., 3, 25 : Ἔτι μὴν καὶ οἱ ἀπὸ τῆς τούτου (τοῦ Καῒν) διαδοχῆς προεληλυθότες πρῶτοι μοιχοὶ ἐγένοντο, καὶ ψαλτήρια, καὶ κιθάραι, καὶ χαλκεῖς ὅπλων πολεμικῶν ἐγένοντο. Δι’ὃ καὶ ἡ τῶν ἐγγόνων προφητεία, μοιχῶν καὶ ψαλτηρίων γέμουσα, λανθανόντως διὰ τῶν ἡδυπαθειῶν ὡς τοὺς πολέμους ἐγείρει.
  63. Epiphan., Hæres., 30, 14, 16, 34.
  64. Hom., 3, 17.
  65. Schneckenburger, Ueber das Evang. der Ægypter, S. 7 ; Baur, christl. Gnosis, S. 760 ff. Comparez Credner, l. c., S. 253 f., et Hoffmann, S. 208.
  66. Orig., Comm. in Matth., T. 16, 12. Tertullien, De Carne christi, 14 ; voy. p. 210, note 5, un passage où à la vérité sont confondus les Ébionites spéculatifs et les Ébionites ordinaires.
  67. Clément. Homil., 18, 13. Ils rapportaient en conséquence le passage de Matth., 11, 27 : Personne ne connaît le père, si ce n’est le fils, a ceux qui regardaient David comme le père de Christ et Christ comme son fils, et qui méconnaissaient le fils de Dieu, et ils se plaignaient qu’au lieu de Dieu tous disaient David.
  68. Hæres., 30, 14 : Ὁ μὲν γὰρ Κήρινθος καὶ Καρποκρᾶς τῷ ἀυτῷ χρώμενοι παρ’αὐτοῖς (τοῖς Ἐϐιωναίοις) εὐαγγελίῳ, ἀπὸ τῆς ἀρχῆς τοῦ κατὰ Ματθαῖον εὐαγγελίου διὰ τῆς γενεαλογίας βούλονται παριστᾷν ἐκ σπέρματος Ἰωσὴφ καὶ Μαρίας εἶναι τὸν Χριστόν. Je ne vois pas comment Credner (Beitræge, l. c.) en vient à entendre par généalogie non l’arbre généalogique, mais l’histoire de la naissance. De quelle façon l’histoire de la naissance, d’après Matthieu, aurait-elle pu servir à prouver l’origine purement humaine de Jésus ? Credner peut dire que l’évangile ébionite employé par Cérinthe et Carpocrate n’avait pas les arbres généalogiques, et que, par conséquent, ces hérétiques n’ont pas argumenté de ce passage qui manquait justement à leur livre. Mais il faut faire attention à la tournure que prend Épiphane, après s’être exprimé ainsi sur l’usage fait par Cérinthe et Carpocrate des généalogies, pour passer aux Ébionites : Ceux-ci ont d’autres idées ; en effet, retranchant les généalogies qui sont dans Matthieu, etc. Cette tournure démontre clairement que l’évangile des Ébionites se distinguait de celui, d’ailleurs identique, de Cérinthe et de Carpocrate, par l’absence des généalogies.
  69. Dialog. c. Tryph., 100, 120. Ici encore je ne puis être de l’avis de Credner, qui conteste à Justin la généalogie (l. c., S. 212, 443).
  70. Voyez Neander, K. G., l. c., S. 616.
  71. Br… Le récit d’après lequel Jésus est représenté comme né par le Saint-Esprit et d’une vierge, expliqué d’après les idées du temps, dans Schmidt’s Bibl., 1. 1, S. 101 ff. — Horst, dans Henke’s Museum, 1, 4, 497 ff., sur les deux premiers chapitres dans l’évangile de Luc.
  72. Remarques sur le point de foi : Le Christ a été conçu du Saint-Esprit, dans Henke’s neues Magazin, 3, 3, 399.
  73. Schleiermacher, Ueber den Lukas, S. 26 f.
  74. Dans Neuest. theol. Journal, 7. Bd., 4. Stück., S. 407 f. Comparez Bauer, Hebr. Myth., 1, S. 192, e, ff.
  75. Antiq., 18, 3, 4.
  76. Erster Theil, S. 140 ff.
  77. Cette légende a subi diverses métamorphoses où se retrouve toujours le nom de Pantheras ou de Pandira. Voyez Origène, C. Cels., 1, 28, 32 ; Schœttgen, Horæ, 2, 693 et seq., ex tract. Sanhedrin, etc. ; Eisenmenger, entdecktes Judenthum, 1, S. 105 ff., aus der Schmæhschrift, Toledoth Jeschu ; Thilo, Cod. apocr., 1, p. 528.
  78. C. Cels., 1, 32.
  79. C. Cels., 6, 8.
  80. Ibid., 1, 37.
  81. Gabler, Neuest. theol. Journal, 7, 4, S. 408 ; Eichhorn, Einleit. in das N. T., 1, S. 428 f. ; Bauer, Hebr. Mythol., 1, 192, e, ff. ; Wegscheider, Instit., § 123 ; De Wette, Bibl. Dogmat., § 281, et Exeget. Handbuch., 1, 1, S. 18 ; Kaiser, Bibl. Theologie, 1, S. 231 ff, ; Ammon, Fortbildung, S. 201 ; Hase, L. J., § 33 ; Fritzsche, Comm. in Matth., p. 56. Ce dernier dit avec justesse, dans le titre du premier chapitre, p. 6 : Non minus ille (Jesus), ut ferunt doctorum judaicorum de Messia sententiæ, patrem habet spiritum divinum, matrem virginem.
  82. Iamblich., Vita Pythagoræ, cap. 2, edit. Kiessling.
  83. Adv. Jovin., 1, 26. Diog. Laert., 3, 1, 2.
  84. Glaubwürdigkeit, s. 63.
  85. Apologie des L. J., S. 92.
  86. Diog. Laert., l. c. : Σπεύσιππος (sororis Platonis filius : saint Jérôme) δ’ἐν τῷ ἐπιγραφομένῳ Πλάτωνος περιδείπνῳ καὶ Κλέαρχος ἐν τῷ Πλάτωνος ἐγκωμίῳ καὶ Ἀναξιλίδης ἐν τῷ δευτέρῳ περὶ φιλοσόφων, φασίν, Ἀθήνησιν ἦν λόγος, κτλ.
  87. Hase, L. J., §.33, tombe d’accord de ce point. Voyez De Wette, Exeg. Handbuch, 1, 1, S. 19.
  88. Neander, L. J. Ch. S. 10.
  89. Antiq., 15, 2, 6.
  90. § 28.
  91. Mos., 18, 14, lxx : Μὴ ἀδυνατήσει παρὰ τῷ Θεῷ ῥῆμα ; — Luc, 1, 37 : Ὅτι οὐκ ἀδυνατήσει παρὰ τῷ Θεῷ πᾶν ῥῆμα.
  92. Comparez Eichhorn, Einl. in das N. T., l. c.
  93. De Wette, Exeget. Handbuch, 1, 1, S. 17.
  94. Horæ, 2, p. 421 et seq. Toutefois des rabbins plus modernes ont généralement cette opinion. Voyez Matthæi, Religionsgl. der Apostel, 2, a, S. 553 ff.
  95. Bibl. Comm., 1, S. 47. Theile aussi, bien qu’il voie que, dans l’explication mythique, la conception avant le mariage tombe avec la conception surnaturelle, trouve cependant possible qu’on voulût, tout en rejetant celle-ci, conserver celle-là ; je le renvoie aux règles critiques données dans le § xvi. Avec un peu plus de douceur, Neander (S. 9) pose le dilemme que l’explication mythique doit ici admettre ou une pure fiction, ou une fiction qui contienne au fond quelque chose d’historique, et ce quelque chose ne pourrait plus être que l’image profane et déshonnête dont il est question ; or, l’interprète mythique est nécessairement poussé vers cette dernière alternative ; car la première est en pleine contradiction avec le récit simple et prosaïque de Matthieu. En ceci on ne peut regretter une chose, c’est que Neander se soit interdit d’avance la possibilité de pénétrer dans la nature mythique de certains récits évangéliques, en supposant que le mythe ne peut pas être, même dès son origine, simple et prosaïque. Celui qui ne veut pas trouver des arbres dans la forêt, n’a qu’à convenir avec lui-même que ce qui est un arbre doit avoir l’apparence rouge ; certainement alors il n’en trouvera pas un, si ce n’est peut-être çà et là en automne.
  96. Diog. Laert., 3, 1, 2. Comparez Origène, C. Cels., 1, 37.
  97. Εἰ μὲν πρῶτος, οὐ μόνος· εἰ δὲ μόνος, οὐ πρῶτος. Dæmonax, 29.
  98. Voyez Origène, in Matth., opp. ed. de la Rue, vol. 3, p. 463.
  99. L’arien Eunomius enseignait, d’après Photius, que Joseph, après l’enfantement ineffable, avait eu commerce avec la Vierge, τὸν Ἰωσὴφ μετὰ τὴν ἄφραστον κυοφορίαν συνάπτεσθαι τῇ παρθένῳ. C’était aussi, d’après Épiphane, la doctrine de ceux qu’il appelle Dimœrites et Antidicomarianites, et, d’après saint Augustin, des Helvidiens. Comparez, sur ce point, la collection de Suicer, dans le Thesaurus, 2, v. Μαρία, fol. 305 et seq.
  100. Comparez Théophylacte et Suidas dans Suicer, 1, v. ἕως, f. 1294 et seq.
  101. Hieron. sur ce passage.
  102. Voyez Origène, in Matth., t. 10, 17 ; Epiphan., Hæres., 78, 7 ; Historia Josephi, c. 2 ; Protev. Jac., 9, 18.
  103. Chrysost., Hom. l42 ; dans Suicer, v. Μαρία. Le détail en est repoussant dans le Protévangile de Jacques, c. 19 et 20.
  104. Hieron. ad Matth., 12, et Advers. Helvid. Dans Suicer, 1, p. 85.
  105. Les frères de Jésus dans Winer’s Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie, 1, 3, S. 364 f.
  106. Biblisches Realwörterbuch, 2te Auflage, 1. Bd., S. 664, Anm. De Wette, sur ce passage ; Neander, L. J. Ch., S. 34.
  107. Comment. in Matth., p. 53 ; comparez aussi p. 835.
  108. L’exemple imaginé par Olshausen, S. 62, pour soutenir son explication de ἕως οὗ, est particulièrement mal choisi ; car lorsqu’on dit : Nous attendîmes jusqu’à minuit, mais personne ne vint, il ne suit pas nécessairement de ces expressions que quelqu’un vint après minuit ; mais ce qui s’ensuit, c’est que nous n’avons pas attendu passé minuit ; de sorte que la locution jusqu’à conserve ici encore sa signification d’exclusion.
  109. Voilà une autre convenance semblable aux convenances que nous avons déjà relevées §§ xx et xxi.
  110. Bibl. Comm., 1, S. 62.
  111. Comparez sur ce sujet : Clemen, Les frères de Jésus, dans Winer’s Zeitschrift für wiss. Theol.. 1, 3, S. 329 ff. ; Paulus, Exeg. Handbuch, 1. Bd., S. 557 ff. ; Fritzscbe, l. c., S. 480 ff. ; Winer, Bibl. Realwörterbuch, aux mots Jésus, Jacques, Apôtre, où l’auteur indique toute la bibliographie.
  112. Voyez dans Thilo, Codex apocryphus N. T., 1, p. 363, not., les différents noms que leur donne la légende.
  113. Euseb. H. E., 2, 1.
  114. Euseb. H. E., 3, 11.
  115. Fritzsche, Comm. in Matth., p. 482.
  116. Theile s’exprime de même, zur Biographie Jesu, § 18.
  117. Exeget. Handbuch, 1, a, S. 120 ff.
  118. Olshausen et De Wette sur cet endroit.
  119. Hess, Geschichte Jesu, 1, S. 26, Olshausen, Bibl. Comm., 1, S. 112 ; Hoffmann, S. 226 ; Lange, S. 76 ff.
  120. Comparez spécialement Luc, 1, 47, avec 1 Samuel, 2, 1 ; Luc, v. 49, avec Sam., v. 2 ; Luc, v. 51, avec Sam., v. 3 seq. ; Luc, v. 52, avec Sam., v. 8 ; et Luc, v. 53, avec Sam., v. 5. Comparez encore Luc, v. 48, avec 1 Sam., 1, 11 (prière de Anna pour obtenir un enfant) ; v. 50, avec 5 Mos., 7, 9 ; v. 32, avec Sir., 10, 14, v. 54, avec Ps. 98, 3.
  121. 5. Band, 1. Stück, S. 161 f.
  122. Dans Henke’s Museum, 1, 4, S. 725.
  123. Ueber den Lukas, S. 23.