Vie de Lazarille de Tormès/Chapitre IV

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Traduction par Alfred Morel-Fatio Voir et modifier les données sur Wikidata.
H. Launette et Cie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 65--).


CHAPITRE IV


COMMENT LAZARE ENTRA AU SERVICE D’UN ÉCUYER ET CE QUI LUI ADVINT ÉTANT EN SA COMPAGNIE


lettrine Je fus donc contraint de tirer forces de faiblesse, et, peu à peu, avec l’aide des bonnes gens, gagnai cette insigne cité de Tolède, où, par la grâce de Dieu, au bout de quinze jours, ma blessure se ferma. Tant que je fus malade, on me donnait toujours quelque aumône, mais aussitôt que je fus guéri, tous me disaient : « Propre à rien, galefretier, cherche, cherche un maître à qui servir. » — « Et où le trouver ce maître ? répondais-je en moi-même, à moins que Dieu ne m’en crée un maintenant, tout exprès, comme il a créé le monde. »

Passant ainsi de porte en porte et fort mal secouru (car il y a beau temps que la charité est remontée au ciel), Dieu me fit rencontrer un écuyer, qui allait par la rue convenablement vêtu, bien peigné et marchait à pas cadencés et réguliers. Nous nous regardâmes l’un l’autre, et il me dit : — « Garçon, cherches-tu un maître ? » — « Oui, Monsieur », répondis-je. — « Eh bien, viens avec moi. Dieu t’a fait grâce en te mettant sur mon chemin ; tu as dû dire aujourd’hui quelque bonne oraison. »

Je le suivis, remerciant Dieu pour ce que je venais d’entendre, et aussi parce qu’à son habit et maintien je reconnus que ce maître était celui dont j’avais besoin.

Il était de bon matin lorsque je rencontrai ce troisième maître, qui me fit traverser derrière lui une grande partie de la cité. Nous passâmes par les places où l’on vendait le pain et les autres provisions. Je pensais, voire même désirais qu’il m’y chargeât de vivres, car c’était l’heure précisément où l’on a coutume de se pourvoir du nécessaire ; mais à grandes enjambées il passait devant ces choses. « Peut-être n’y voit-il rien qui soit à son goût et veut-il que nous achetions ailleurs », me disais-je.

Nous marchâmes ainsi jusqu’à onze heures sonnées. Alors il entra dans la grande église, et moi après lui, et je le vis ouïr la messe et les autres offices divins fort dévotement jusqu’à ce que tout fût fini et les gens retirés. Puis nous sortîmes et, allongeant le pas, commençâmes à descendre une rue. Je le suivais, le plus joyeux du monde de ce que nous ne nous étions pas occupés de chercher notre nourriture, estimant que mon nouveau maître était homme qui se pourvoyait en gros et que le dîner devait être déjà servi tel que je le pouvais désirer, et en avais même besoin.

L’horloge sonna une heure après midi au moment où nous arrivâmes devant une maison, au seuil de laquelle mon maître s’arrêta, et moi aussi ; et renversant le bord de son manteau sur son côté gauche, il tira de sa manche une clef et ouvrit la porte. Nous pénétrâmes dans la maison, dont l’entrée était si obscure et lugubre qu’elle paraissait devoir terrifier ceux qui s’y engageaient, combien qu’à l’intérieur il y eût une petite cour et des chambres passables.

Aussitôt que nous fûmes entrés, mon maître ôta de dessus lui son manteau, et, après m’avoir demandé si j’avais les mains nettes, me le fit secouer et plier avec lui ; puis, soufflant très proprement un siège de pierre, l’y déposa. Cela fait, il s’assit à côté de son manteau et s’informa très particulièrement d’où j’étais et comment j’étais venu en cette cité. Je lui en donnai plus long compte que je n’eusse voulu, car il me semblait être plutôt l’heure de mettre la table et dresser le potage que de répondre à des questions. Toutefois je le satisfis à l’endroit de ma personne du mieux que je sus mentir, lui disant mes qualités et taisant le surplus, qui ne me parut pas pour être dit en chambre.

Après cela, il resta un moment silencieux, ce que je tins pour un fâcheux présage, attendu qu’il était déjà près de deux heures et que je ne lui voyais pas plus d’envie de manger qu’à un mort. Puis je considérais ceci : qu’il tenait sa porte fermée à clef, qu’on n’entendait en haut ni en bas nulle personne vivante marcher par la maison, et que tout ce que j’y avais vu étaient des murs, sans chaise, dressoir, banc ni table, sans même un coffre comme celui d’antan. Cette maison enfin paraissait enchantée.

Là-dessus, il me demanda : « Garçon, as-tu mangé ? » — « Non, Monsieur », répondis-je, « car huit heures n’avaient pas encore sonné lorsque je rencontrai Votre Grâce. » — « Eh bien, moi, pour matin qu’il fût, j’avais mangé, et je dois te dire que quand je mange ainsi quelque chose, je reste jusqu’au soir sans rien prendre. Ainsi, passe-toi comme tu pourras, nous souperons plus tard. »

Croyez bien, Monsieur, que lorsque j’ouïs cela, il s’en fallut de peu que je ne tombasse de mon haut, non pas tant de faim, que parce que je connus clairement que Fortune m’était en tout contraire : je me rappelai de nouveau toutes mes fatigues et recommençai à pleurer mes misères. À la mémoire me vint cette considération que je fis lorsque je pensai quitter le prêtre : que bien qu’il fût maître néfaste et misérable, par aventure il pourrait m’arriver d’en rencontrer un pire. Finalement je pleurai ma laborieuse vie passée et ma prochaine mort à venir.

Toutefois, dissimulant du mieux que je pus, je lui dis : « Monsieur, je suis enfant et ne me tourmente pas beaucoup pour manger ; Dieu soit béni, je puis me vanter d’être des moins goulus parmi ceux de mon âge, et jusqu’à ce jour j’ai été tenu pour tel par les maîtres que j’ai servis. » — « C’est une vertu, cela, et je t’en aimerai mieux, car c’est affaire aux pourceaux de se gorger et aux hommes de bien de manger modérément. » — « Je t’ai bien compris, dis-je entre mes dents : maudites soient telles médecine et vertu que ces maîtres que je rencontre découvrent dans la faim ! »

Alors je m’assis dans un coin près de la porte, et tirai de mon sein quelques morceaux de pain qui m’étaient restés de l’aumône. Voyant cela, il me dit : « Viens ici garçon, que manges-tu ? » Je m’approchai et lui montrai le pain. Des trois morceaux que je tenais, il en prit un, le plus gros et le meilleur, et me dit : « Par ma vie, ce pain semble bon. » — « Comment, répondis-je, vous le trouvez bon, maintenant ? » — « Oui, ma foi. D’où l’as-tu ? Penses-tu qu’il ait été pétri par des mains nettes ? » — « Cela, je ne saurais le dire, mais, pour moi, je n’en suis pas dégoûté. » — « Allons, plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, » dit mon pauvre maître. Et le portant à sa bouche, il commença à lui donner d’aussi féroces coups de dents que moi aux autres morceaux. « Par Dieu, ce pain est le plus savoureux du monde », dit-il.

Voyant de quel pied il clochait, je me hâtai, car je le vis en disposition, s’il terminait avant moi, de m’offrir ses services pour m’aider à manger le reste. Aussi achevâmes-nous quasi en même temps. Alors il se mit à secouer avec ses doigts quelques rares miettes et bien menues qui lui étaient demeurées sur la poitrine ; puis il entra dans une petite chambre qui était auprès et en rapporta une cruche ébréchée et pas trop neuve, qu’il me tendit, après en avoir bu. Moi, pour faire le tempérant, je lui dis : « Monsieur, je ne bois pas de vin. » — « C’est de l’eau, me répondit-il, tu peux bien en boire. » Je pris donc la cruche et bus, mais pas beaucoup, car mon angoisse n’était pas de soif. Nous demeurâmes ainsi jusqu’à la nuit à deviser de choses dont il désirait s’enquérir, moi lui répondant du mieux que je savais.

Sur ces entrefaites, il me mena dans la chambre où était la cruche dont nous avions bu et me dit : « Garçon, mets-toi là, et regarde comment nous ferons ce lit, afin que dorénavant tu saches le faire. » Je me plaçai d’un côté et lui de l’autre, et nous fîmes le pauvre lit, où il n’y avait guère à faire, car il n’était formé que d’une claie de cannes, portée par des tréteaux, sur laquelle était posée la chose, qui, sans en avoir l’air, à cause qu’elle était peu accoutumée d’être lavée et contenait beaucoup moins de laine qu’il n’eût été besoin, servait de matelas. Nous l’étendîmes, faisant notre possible pour l’amollir, mais inutilement, car il est malaisé de rendre le dur tendre. Et ce diable de bât était si complètement vide, que, mis sur la claie de cannes, toutes les cannes s’y dessinaient au point, qu’à le voir, on eût dit l’échine d’un fort maigre pourceau. Sur cet affamé matelas, nous mîmes une couverture de même qualité et dont je ne pus distinguer la couleur.

Le lit fait et la nuit venue, mon maître me dit : « Lazare, il est tard déjà, et d’ici à la place il y a loin, sans compter qu’en cette cité rôdent beaucoup de larrons qui volent les manteaux. Passons cette nuit comme nous pourrons, et demain, au matin, Dieu nous fera miséricorde. Comme je vis seul ici, je ne suis nullement pourvu, d’autant que ces jours derniers j’ai mangé dehors ; mais maintenant nous nous y prendrons autrement. » — « Monsieur, répondis-je, ne vous mettez pas en peine de moi, je sais bien passer une nuit et même plus sans manger. » — « Tu t’en porteras mieux, » dit-il, « car, comme nous le disions aujourd’hui, rien en ce monde ne fait vivre si longtemps que de peu manger. » — « Si cette voie est la bonne, dis-je à part moi, je ne mourrai jamais, car j’ai toujours gardé cette règle par force et compte même, telle est ma malechance, l’observer toute ma vie. »

Mon maître alors se mit dans le lit, et de ses chausses et pourpoint se composa un chevet, puis me commanda de me coucher à ses pieds, ce que je fis ; mais du diable si je pus dormir un seul somme, car les cannes et mes os ressortis ne firent toute la nuit que s’entre-heurter et se quereller. Aussi bien n’y avait-il plus dans mon corps, à cause de la faim, des fatigues et misères que j’avais endurées, une livre de chair, joint que n’ayant ce jour-là presque rien mangé, j’étais exaspéré par la faim, qui avec le sommeil ne faisait pas bon ménage. Mille fois, Dieu me le pardonne, je me maudis, moi et ma méchante fortune, pendant la plus grande partie de la nuit, et, qui pis est, n’osant pas remuer de peur d’éveiller mon maître, je requis plusieurs fois la mort à Dieu.

Le matin venu, nous nous levâmes. Mon maître commença à nettoyer et à secouer ses chausses, son pourpoint, son saye, son manteau, et moi-même, qui lui servait de portemanteau, puis s’habilla à sa convenance et tout à loisir. Je lui versai de l’eau sur les mains, et ensuite il se peigna, mit son épée à sa ceinture, et, au moment de l’y passer, me dit : « Oh ! si tu savais, garçon, quelle pièce c’est ! Certes, il n’y a pas au monde de marc d’or contre lequel je la voulusse changer, et à aucune de celles qu’il a faites, Antonio n’a réussi à donner une trempe aussi fine qu’est celle-ci. » Et, la tirant du fourreau, la tâta avec les doigts, en disant : « Avec elle, vois-tu, je m’offre à trancher un flocon de laine. » — « Et moi, dis-je bas, avec mes dents (quoiqu’elles ne soient pas d’acier), un pain de quatre livres. » Il rengaina son épée et ceignit sa ceinture, où il pendit un chapelet de grosses patenôtres. Puis, s’avançant d’un pas compassé, le corps droit, en en faisant ainsi que de la tête de forts gracieux balancements, le bout de la cape ramené tantôt sur l’épaule, tantôt sur le bras, la main droite au côté, sortit par la porte, en disant : « Lazare, veille sur la maison, pendant que je vais ouïr la messe, fais le lit et va remplir la cruche à la rivière qui passe ici en bas, mais ferme la porte à clef, de peur qu’on ne nous vole quelque chose, et mets la clef au gond pour que, si je viens en ton absence, je puisse rentrer. » Puis il monta la rue d’un si bel air et si gentil maintien, que qui ne l’eût pas connu, l’aurait pris pour un très proche parent du comte Alarcos, ou tout au moins pour le valet de chambre qui lui donnait ses vêtements.

« Béni soyez-vous, oh mon Dieu ! dis-je lorsqu’il fut sorti, qui donnez la maladie et envoyez le remède ! Qui donc, rencontrant ce mien maître, ne jugerait pas, au contentement qu’il montre de soi, qu’il a hier soir bien dîné, bien dormi dans un bon lit, et, quoiqu’il soit encore de bonne heure, bien déjeuné ce matin ? Grands sont les mystères que vous opérez, Seigneur, et que le monde ignore. Qui ne serait trompé par ce beau port, ce manteau et ce saye en bon état, et qui voudrait croire que ce gentilhomme s’est toute la journée d’hier sustenté de cette bribe de pain, que Lazare son serviteur avait gardée un jour et une nuit dans l’arche de son sein, où ne s’y pouvait pas attacher beaucoup de propreté ? Et qu’aujourd’hui, après s’être lavé les mains et le visage, il se soit, à défaut d’essuie-main, servi du pan de son saye, personne assurément ne le soupçonnerait. Oh ! Seigneur, et combien en devez-vous avoir d’épars par le monde, qui, pour cette malédiction qu’ils nomment honneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pour vous ! »

Je restai ainsi sur le pas de la porte, réfléchissant à ces choses et regardant le seigneur mon maître jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la longue et étroite rue ; puis, je rentrai, et en un credo parcourus toute la maison du haut en bas, sans y trouver sur quoi je pusse seulement mettre la main. Je fis le noir et pauvre lit, et, prenant la cruche, dévalai à la rivière, où, dans un jardin avoisinant, je vis mon maître en grande conversation amoureuse avec deux femmes, en apparence de celles dont ce lieu est bien fourni et qui ont pour coutume, les matinées d’été, d’aller prendre, le frais et déjeuner, sans porter de quoi, le long de ces fraîches rives, dans l’espoir qu’elles ne laisseront pas d’y trouver quelqu’un qui les régale, selon l’habitude que leur en ont donnée les nobles galants de ce lieu. Mon maître, comme j’ai dit, était au milieu d’elles, semblable à Macias l’énamouré, et leur disait plus de douceurs que n’en a écrites Ovide. Lorsqu’elles sentirent qu’il était bien attendri, elles n’eurent nulle vergogne de lui demander à déjeuner, en échange du payement accoutumé. Lui, qui se sentait aussi froid
de bourse que chaud d’estomac, en éprouva un tel chaud et froid qu’il en perdit la couleur du visage, et commença à se troubler dans son discours et à donner des excuses non valables. Mais elles, qui sans doute étaient bien enseignées, connurent aussitôt sa maladie et le plantèrent là pour ce qu’il était.

Les Filles et l’Écuyer

Pendant ce temps je mangeai certains trognons de choux qui me tinrent lieu de déjeuner, puis, sans être vu de mon maître, en grande hâte, comme il convient à un nouveau serviteur, je regagnai le logis. J’en voulus balayer quelque partie, car il en avait bien besoin, mais n’ayant pas trouvé ce qu’il me fallait pour cela, je me demandai ce que j’allais faire. Il me parut bon d’attendre mon maître jusqu’au milieu du jour, au cas où il viendrait et par aventure apporterait quelque chose à manger ; mais mon attente fut vaine.

Aussi, lorsque deux heures furent sonnées et que je vis qu’il ne venait pas, la faim me torturant, je fermai la porte, mis la clef où il m’avait dit, et repris mon métier avec une voix basse et plaintive, les mains jointes sur ma poitrine, Dieu devant mes yeux et son nom en ma bouche, et recommençai à quémander par les portes et les maisons qui me parurent les plus riches. Or, comme ce métier je l’avais sucé avec le lait, je veux dire que je l’avais appris du grand maître l’aveugle, j’y étais devenu si habile disciple, qu’encore qu’il n’y eût pas en ce lieu de charité et que l’année fût peu abondante, je m’y pris de telle manière qu’avant que l’horloge eût sonné quatre heures, j’avais autant de livres de pain enfouies dans mon corps et en tenais deux en outre dans mes manches et mon sein. Je retournai au logis, et, passant devant la triperie, une des femmes à qui je demandai, me donna un morceau de pied de bœuf avec quelque peu de tripes cuites.

En arrivant à la maison, j’y trouvai mon bon maître, qui, ayant plié son manteau et l’ayant posé sur le siège de pierre, se promenait dans la cour. Comme j’entrai, il vint au devant de moi. Je crus qu’il allait me gronder d’être trop longtemps demeuré, mais Dieu l’inspira mieux. Il me demanda d’où je venais. Je lui dis : « Monsieur, jusqu’à deux heures sonnées, je suis resté ici, et voyant que Votre Grâce ne venait pas, je suis sorti par la cité me recommander aux bonnes gens, qui m’ont donné ceci. » Et lui montrai le pain et les tripes que je portais dans une basque de mon vêtement. À quoi il fit bon visage et dit : « Eh bien, moi, je t’ai attendu pour dîner, et, ne te voyant pas venir, j’ai mangé. Mais tu t’es conduit en honnête homme, car mieux vaut demander pour l’amour de Dieu que de voler. Et ainsi Dieu me vienne en aide, comme je trouve bon ce que tu as fait ; seulement, je te recommande qu’on ne sache pas que tu vis avec moi, pour ce qui regarde mon honneur, quoique je pense que cela restera secret, car on me connaît peu en ce lieu, où plût à Dieu que je ne fusse jamais entré. » — « N’ayez à ce sujet nulle inquiétude, Monsieur, » répondis-je : « qui diable me le demanderait, et à qui le dirais-je ? » « — Allons, dit-il, mange donc, pauvret, et, s’il plaît à Dieu, nous nous verrons bientôt hors du besoin, quoique je doive te dire que, depuis que je suis entré dans cette maison, rien ne m’a réussi. Elle doit être de mauvais sol, car il y a des maisons maudites et de mauvais fondements qui communiquent le malheur à ceux qui y habitent. Celle-ci sans doute est du nombre, mais je te promets que, passé ce mois, je n’y resterai pas, dût-on m’en donner la propriété. »

Je m’assis au bord du siège, et, de peur qu’il ne me réputât goulu, je lui tus la collation que j’avais faite, et me mis à souper et à mordre mes tripes et mon pain, tandis qu’à la dérobée je regardais l’infortuné qui ne pouvait détacher ses yeux de mes basques dont je m’étais fait une assiette. Dieu veuille avoir pour moi autant de compassion que j’en ressentis alors pour mon maître, car j’avais éprouvé ce qu’il éprouvait, et bien des fois l’avais enduré et l’endurais encore. Je me demandai si je lui ferai la politesse de le convier à manger, mais comme il m’avait dit avoir dîné, je craignais qu’il n’acceptât pas l’invitation. Toutefois, je désirais que le pécheur remédiât à sa misère à l’aide de la mienne et déjeunât comme il avait fait la veille, d’autant que j’avais plus ample provision, que mes vivres étaient meilleurs et ma faim moindre. Or, Dieu voulut contenter mon désir, en même temps, je pense, que celui de mon maître ; car comme je commençai à manger, lui, qui se promenait, vint à moi et me dit : « Je t’assure, Lazare, que tu as en mangeant meilleure grâce que ne vis onques à homme au monde, et que personne ne peut te regarder manger à qui tu ne donnes appétit, encore qu’il n’en ait point. » — « Le fort grand que tu as te fait estimer beau le mien », dis-je en moi-même. Cependant, puisqu’il y mettait du sien et m’ouvrait la voie, il me parut que je devais l’aider. Je lui dis : « Monsieur, le bon outil fait le bon ouvrier ; ce pain est des plus savoureux, et ce pied de bœuf si bien cuit et bien assaisonné, que quiconque le verrait en aurait envie. » — « C’est du pied de bœuf ? » dit-il, — « Oui, Monsieur. » — « Or, te dis que c’est le meilleur morceau du monde ; il n’y a pas de faisan que je goûte autant. » — « Goûtez-en donc, Monsieur, et vous verrez si j’ai raison. »

Lazare pourvoyeur de son Maître

Je lui mis entre les mains le pied et trois ou quatre rations de mon pain le plus blanc. Il s’assit à côté de moi et commença à manger comme qui en a envie, rongeant jusqu’aux os les plus menus, mieux que n’eût fait son propre lévrier. « Avec une sauce à l’ail, » dit-il, « ce manger-là est exquis. » — « La sauce à laquelle tu le manges est encore meilleure, dis-je tout bas. » — « Pardieu, continua-t-il, je m’en suis régalé comme si je n’avais rien mangé de la journée. » — « Me vienne la bonne année, comme cela est vrai », dis-je à part moi.

Il me demanda la cruche à l’eau, que je lui donnai telle que je l’avais rapportée de la rivière ; preuve, puisqu’il n’y manquait rien, que mon maître n’avait pas dîné avec excès. Nous bûmes, et très contents fûmes dormir comme la nuit précédente.

Pour abréger je dirai que nous vécûmes ainsi huit ou dix jours, mon pécheur de maître sortant le matin, toujours avec ces mêmes contentement et démarche mesurée à humer l’air par les rues, tandis que le pauvre Lazare lui servait de pourvoyeur. Souvent je pensais à ma déplorable fortune : avoir quitté les mauvais maîtres que j’avais eus pour trouver mieux, et en rencontrer un qui, non seulement, ne me nourrissait pas, mais que je devais nourrir ! Malgré tout, je l’aimais bien, considérant qu’il n’avait ni ne pouvait davantage, et, au lieu de lui en vouloir, j’en avais plutôt pitié : aussi, bien souvent, pour porter au logis de quoi l’entretenir, je m’entretenais mal.

Un matin que le pauvre, sorti du lit en chemise, était monté au haut de la maison pour y faire ses besoins, je me mis, afin d’éclaircir mes doutes, à fouiller son pourpoint et ses chausses qu’il avait laissés à son chevet, et y trouvai une petite bourse en velours de soie, plus de cent fois repliée sur elle-même et sans une maudite blanque ni apparence qu’il y en eût eu depuis fort longtemps. Cet homme, me dis-je, est pauvre, et personne ne donne ce qu’il n’a pas, mais l’avaricieux aveugle et le ladre prêtre de malheur, qui vivaient de la grâce de Dieu, l’un en baisant la main, l’autre en déliant sa langue, et me tuaient de faim, ceux-là il est juste de les haïr, comme il est juste d’avoir compassion de celui-ci. Dieu m’est témoin qu’au jour d’aujourd’hui, quand il m’arrive d’en rencontrer un de sa condition, avec ce port et cette magnificence, j’en ai pitié, à la pensée qu’il souffre peut-être ce que j’ai vu souffrir à celui-ci, qu’il me plaisait plutôt de servir, malgré toute sa misère, que les deux autres, pour les raisons que j’ai dites.

D’une chose seulement j’étais un peu mécontent : j’aurais voulu qu’il n’eût pas autant de présomption et qu’il abaissât un peu son orgueil à mesure que montait sa nécessité ; mais c’est, à ce qu’il semble, une règle entre eux observée et suivie, qu’encore qu’ils n’aient vaillant un denier, leur bonnet reste planté à sa place. Le Seigneur y veuille remédier, ou ils mourront de ce mal.

Étant donc en tel état et menant la vie que je dis, ma mauvaise fortune, qui de me poursuivre n’était point encore satisfaite, ne voulut pas même que je demeurasse en cette misérable et honteuse existence, car, l’année ayant été stérile en blé, le conseil de la cité décida d’en bannir tous les étrangers pauvres, publiant peine du fouet contre ceux qui y seraient dorénavant rencontrés. Et, en exécution de ce ban, quatre jours après qu’il fut publié, je vis mener une procession de pauvres qu’on fouettait par les quatre rues principales, ce qui me causa une si grande épouvante que je n’osais plus me risquer à mendier.

Alors, qui l’aurait pu voir, eût vu la disette de notre maison, la tristesse et le silence de ses habitants, tellement qu’il nous arriva de demeurer deux ou trois jours sans manger une bouchée ni parler une parole. À moi me sauvèrent la vie quelques femmelettes, fileuses de coton, qui faisaient des bonnets et habitaient auprès de nous, avec lesquelles j’avais lié voisinage et connaissance. De la misère qu’on leur portait, elles me donnaient quelque petite chose, de laquelle, presque trépassé, je me passais ; et toutefois je n’avais pas tant de pitié de moi que de mon infortuné maître, qui, en huit jours, ne mangea pas un seul morceau ; au moins à la maison nous demeurâmes sans manger : lui, où allait-il, que mangeait-il ? je ne sais. Néanmoins vous l’eussiez vu, sur le midi, descendre la rue, le corps raidi, plus long qu’un lévrier de bonne race, et, pour soutenir la maudite vanité qu’ils nomment honneur, prendre un brin de la paille dont la maison n’était déjà guère pourvue, et, sortant sur le pas de la porte, se curer les dents, qui entre elles n’avaient rien, tandis qu’il se lamentait sans cesse de ce malencontreux logis. « Il est mauvais, vois-tu, et c’est le sort désastreux de notre demeure qui est cause de ce qui nous arrive. Elle est lugubre, triste, sombre, et tant que nous y vivrons, nous souffrirons : je désire que vienne la fin du mois pour en sortir. »

Ainsi persécutés de faim et de misère, un jour, je ne sais par quelle chance ou aventure, au pauvre pouvoir de mon maître tomba un réal ; armé duquel, il s’en vint à la maison aussi triomphant que s’il eût eu le trésor de Venise, et, d’un air fort satisfait et souriant, me le donna, en disant : « Tiens, Lazare, voici que Dieu nous entr’ouvre sa main, va à la place et achètes-y pain, vin et viande. Crevons un œil au diable. Et qui plus est, je t’annonce, pour que tu t’en réjouisses, que j’ai loué une autre maison et que nous ne resterons dans la malencontreuse où nous sommes que jusqu’à la fin de ce mois. Maudite soit-elle et maudit soit celui qui y posa la première tuile ; en male heure j’y suis entré. Par Notre-Seigneur, depuis que je l’habite, goutte n’y ai bue, bouchée de pain n’y ai mangée, ni repos aucun n’y ai trouvé, tel est son aspect et telles son obscurité et tristesse. Va et reviens vite, et dînons aujourd’hui comme des comtes. »

Je pris mon réal et ma cruche et, allongeant le pas, montai la rue, me dirigeant vers la place, fort content et de belle humeur. Mais à quoi bon, s’il est écrit en ma triste destinée qu’aucune joie ne me doit venir sans chagrin ? Ce fut aussi ce qui m’advint. Comme donc je montais la rue, pensant à quoi j’emploierais mieux et plus profitablement le réal, et rendant grâces à Dieu de ce qu’il avait pourvu mon maître d’argent, voici qu’à l’improviste vint à ma rencontre un mort, que plusieurs prêtres et d’autres gens descendaient sur un brancard au bas de la rue. Je me rangeai contre le mur pour leur faire place. Après le corps, et le joignant, venait une femme, qui devait être celle du défunt, couverte de deuil et accompagnée de beaucoup d’autres. Elle pleurait et poussait de grands cris, disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? À la maison triste et infortunée, à la maison caverneuse et sombre, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. »

Lorsque j’ouïs cela, je crus que le ciel et la terre allaient se rejoindre. « Oh malheureux de moi, c’est chez nous qu’ils portent ce mort ! » Et laissant ma route, fendis par le milieu de la troupe et à toutes jambes redescendis jusqu’à notre maison, qu’après y être entré je fermai en grande hâte, implorant l’aide et la faveur de mon maître et l’embrassant pour qu’il vînt me secourir et défendre l’entrée. Lui, un peu troublé et croyant qu’il s’agissait d’autre chose, me dit : « Qu’est-ce, garçon ? Pourquoi cries-tu ? Qu’as-tu ? Pourquoi fermes-tu la porte avec telle furie ? » — « Oh ! Monsieur », répondis-je, « accourez ici, on nous apporte un mort. » — « Comment, un mort ? » — « Oui, je l’ai rencontré là-haut, et sa femme l’accompagnait en disant : « Mon mari et mon seigneur, où vous portent-ils ? à la maison caverneuse et sombre, à la maison triste et infortunée, à la maison où l’on ne mange ni ne boit. » Oui, Monsieur, ils nous l’apportent ici. » À ces mots, mon maître, quoiqu’il n’eût pas grand motif de rire, rit tellement, qu’il fut un très grand moment sans pouvoir parler.

Cependant j’avais mis le verrou à la porte et m’y étais adossé pour la mieux défendre. Les gens passèrent avec leur mort, et, nonobstant, je craignais toujours qu’ils ne vinssent nous le mettre à la maison. Alors mon bon maître, quand il fut plus soûl de rire que de manger, me dit : « Oui, certes, Lazare, selon ce que tu as entendu dire à la veuve, tu as eu raison de penser ce que tu as pensé ; mais puisque Dieu en a disposé autrement et qu’ils ont passé outre, ouvre, ouvre, et va chercher à manger. » — « Laissez, Monsieur, qu’ils passent le coin de la rue. » Enfin mon maître vint à la porte de la rue, l’ouvrit et m’animant, ce qui, vu la crainte et le trouble qui m’avaient saisi, était bien nécessaire, me remit sur mon chemin. Mais encore que ce jour-là nous fissions bonne chère, du diable si je pus trouver du goût à rien et je fus trois jours sans reprendre la couleur de mon visage. Quant à mon maître, toutes les fois qu’il se ressouvenait de mon aventure, il ne pouvait se tenir de rire.

Le Verrou

Je vécus ainsi quelque temps avec cet écuyer, mon troisième et pauvre maître, désirant toujours connaître le motif de sa venue et de son séjour en ce lieu, car dès la première journée que je passai à son service, je m’aperçus qu’il était étranger, au peu de liaison et conversation qu’il avait avec les habitants. Enfin mon désir fut exaucé et je sus ce que je désirais savoir.

Un jour que nous avions convenablement mangé et qu’il était assez satisfait, il me conta son cas. Il me dit qu’il était de Castille-la-Vieille et avait quitté son pays rien que pour ne pas lever son bonnet à un gentilhomme son voisin. « Monsieur, lui dis-je, s’il était ce que vous dites et plus riche que vous, vous n’auriez failli en le saluant le premier, puisque vous dites qu’il vous saluait aussi. » — « Oui, il était ce que j’ai dit et plus riche que moi et me saluait aussi ; mais, puisque si souvent je lui tirais mon bonnet le premier, il n’eût pas été mauvais qu’il me prévînt quelquefois et me gagnât de la main. » — « Il me semble, Monsieur, que je n’aurais pas regardé à cela, principalement avec plus grands et plus riches que moi. » — « Tu es enfant », me dit-il, « et n’entends rien aux exigences de l’honneur, en quoi consiste aujourd’hui tout le capital des gens de bien. Or, je te fais savoir que je suis, comme tu vois, un écuyer, mais que, néanmoins, si je rencontrais le comte dans la rue et qu’il ne me tirât pas (j’entends complètement bien tiré) son bonnet, en le voyant venir une autre fois je saurais pardieu bien, pour ne pas lui tirer le mien, entrer dans quelque maison, feignant d’y avoir affaire ou passer par une autre rue avant qu’il ne me rejoigne ; car un noble ne doit rien à d’autres qu’à Dieu et au roi, et il ne convient pas, qu’étant homme de bien, il néglige une minute de priser beaucoup sa personne. Je me souviens qu’un jour j’outrageai un artisan de mon pays et voulus porter la main sur lui, parce que chaque fois que je le rencontrais, il me disait : « Dieu maintienne Votre Grâce. » — « Vous, Monsieur le méchant vilain, lui dis-je, pourquoi n’êtes-vous pas mieux appris ? Dieu vous maintienne, me dites-vous, comme si j’étais le premier venu ? » De ce jour en avant il me tirait son bonnet d’ici là-bas et me parlait comme il devait. — « N’est-ce donc pas une bonne manière de se saluer l’un l’autre que de dire : Dieu vous maintienne ? » répliquai-je à mon maître. — Sache, à la male heure, me répondit-il, qu’on dit cela aux gens du commun ; mais qu’à un noble comme moi, on doit lui dire au moins : Je baise les mains de Votre Grâce, ou, à la rigueur encore, si celui qui parle est gentilhomme : Je vous baise les mains, Monsieur. Aussi à cet homme de mon pays qui me soûlait de maintien, je ne lui voulus jamais souffrir tel salut, ni n’ai souffert ni souffrirai à âme qui vive, fors au roi, qu’on me dise : Dieu vous maintienne. — Pauvre de moi, dis-je, je ne m’étonne point qu’il ait si peu souci de te maintenir, puisque tu ne souffres pas que personne l’en prie. »

« Surtout, continua-t-il, que je ne suis pas si pauvre que je ne possède en mon pays un emplacement à bâtir des maisons, qui, si elles étaient sur pied et bien bâties, à seize lieues du lieu de ma naissance, sur cette Costanilla de Valladolid, me vaudrait plus de deux cent mille maravédis, tellement on les y pourrait bâtir grandes et bonnes ; davantage, un colombier, qui, s’il n’était pas ruiné comme il est, me donnerait chaque année plus de deux cents colombes, et d’autres choses dont je me tais, que j’abandonnai à cause de mon honneur pour venir à cette cité pensant y trouver un bon parti ; mais ce que j’attendais ne m’est pas arrivé. »

« Des chanoines et des dignitaires de l’Église, oui, j’en ai trouvé assez, mais ce sont gens si limités que le monde entier ne leur ferait pas forcer le pas. Des gentilshommes de moyenne taille me prient aussi, mais servir telles gens c’est grande fatigue, car d’homme il faut se convertir en manille, ou sinon ils vous disent : « Allez avec Dieu ; » et communément les salaires sont à longs termes et les plus sûrs : nourriture pour service ; ou, s’ils veulent tranquilliser leur conscience et vous récompenser de vos sueurs, de leur garde-robe ils vous livreront un pourpoint sué, un manteau ou un saye râpé. D’autre part, si l’on sert un seigneur titré, il est vrai qu’on passe sa misère, mais peut-être n’y a-t-il pas en moi habileté pour servir et contenter ceux-ci. Pardieu, si j’en rencontrais un, je pense que je serais son grand mignon et lui ferais mille services. Tout comme un autre je saurais lui mentir, lui plaire à ravir, et trouver charmantes toutes ses saillies ou ses manières, quand bien même elles ne seraient pas les meilleures du monde ; ne jamais lui dire, encore qu’elle lui importât beaucoup, chose qui le pût chagriner ; me montrer, à l’endroit de sa personne, fort diligent, en actes et en paroles, mais ne pas me tuer pour bien faire ce qu’il n’aurait pas occasion de voir ; gronder les serviteurs là où il le pourrait entendre pour paraître soigneux de ses intérêts, et, si lui-même en grondait un, pour attiser sa colère, lancer quelques pointes aiguisées, mais qui parussent dites en faveur du coupable ; rapporter du bien de ce qui lui paraîtrait bien, au contraire, railler méchamment et calomnier ceux de la maison et du dehors ; enquêter et chercher à savoir la vie des autres pour la lui raconter, et autres gentillesses de cette qualité, qui aujourd’hui sont pratiquées à la cour et plaisent aux seigneurs. C’est pourquoi ils ne veulent pas chez eux d’hommes vertueux, mais les haïssent, les méprisent et les traitent de sots, disant qu’ils ne sont point aptes aux affaires, et que le maître ne peut pas se reposer sur eux. Avec de tels maîtres, les adroits serviteurs s’accommodent, comme je m’accommoderais, moi ; mais ma triste destinée ne veut pas que j’en trouve. »

En ces termes déplorait aussi mon maître son adverse fortune, m’informant de sa valeureuse personne, quand soudain entrèrent par la porte un homme et une vieille ; l’homme pour lui réclamer le loyer du logis, la femme celui du lit. Et ayant établi le compte, pour deux mois le firent redevable de ce qu’il n’eût pu amasser en un an, de douze ou treize réaux, je crois. Mon maître leur donna fort bonne réponse, disant qu’il allait sortir à la place pour changer un doublon, et qu’ils revinssent au soir ; mais son départ fut sans retour. Ils revinrent sur le tard, mais c’était trop tard. Je leur dis que mon maître n’était point encore rentré.

La nuit venue et lui non, j’eus peur de rester seul à la maison et m’en fus chez les voisines, auxquelles je contai le cas, et qui me gardèrent pour la nuit. Au matin, les créanciers revinrent et s’enquirent du voisin, mais : « Voyez à l’autre porte. » Enfin, les femmes leur dirent : « Tenez, voici son garçon et la clef de la porte. » Ils me demandèrent où était mon maître. Je leur répondis que je ne le savais pas, et que, depuis qu’il était sorti pour changer la pièce, il n’était pas revenu, ce qui me faisait croire qu’il s’était sauvé d’eux et de moi avec la monnaie du doublon.

Dès qu’ils ouïrent cela, ils furent quérir un alguazil et un greffier. Et les voici qui reviennent avec ces gens, prennent la clef, m’appellent, appellent des témoins, ouvrent la porte et entrent pour saisir le bien de mon maître jusqu’à concurrence de la dette. Ils parcoururent toute la maison, et, l’ayant trouvée vide, comme je l’ai conté, me dirent : « Où est le mobilier de ton maître ? ses coffres, ses tapisseries et ses ustensiles de ménage ? » — « Je n’en sais rien », dis-je. — « Sans doute ils l’ont enlevé cette nuit et porté quelque part. Monsieur l’alguazil, arrêtez ce garçon, car il sait où est tout cela. » L’alguazil s’approcha et me mit la main au collet de mon pourpoint, en disant : « Garçon, je t’arrête, si tu ne déclares pas où est le bien de ton maître. » Moi qui ne m’était jamais vu en telle détresse (car saisi au collet, oui je l’avais été, mais doucement, pour montrer le chemin à celui qui ne voyait pas), j’eus grand’peur, et, en pleurant, je promis de répondre à ce qu’ils me demandaient. « C’est bien, » dirent-ils, « dis ce que tu sais, et n’aie crainte. » Le greffier s’assit sur un siège de pierre pour écrire l’inventaire, me demandant ce qu’il y avait. « Messieurs, répondis-je, ce que mon maître possède, à ce qu’il m’a dit, est un fort bon emplacement à bâtir des maisons et un colombier ruiné. — « Bien, » dirent les créanciers, « pour peu que cela vaille, il y aura là de quoi éteindre la dette. Et en quelle partie de la cité est situé cela ? » — « Dans son pays. » — « Pardieu, voilà notre affaire en bonne voie, et où est son pays ? » — « De Castille-la-Vieille, m’a-t-il dit qu’il était. » À ces mots, l’alguazil et le greffier se mirent à rire très fort : « Voilà une déposition suffisante pour recouvrer votre dette, encore qu’elle fût plus importante. »

À ces mots, les voisines qui étaient là leur dirent : « Messieurs, cet enfant est un innocent qui, depuis peu, vit avec cet écuyer et ne sait pas plus que vous ses affaires, car même le pauvret s’en venait chez nous et nous lui donnions à manger ce que nous pouvions, pour l’amour de Dieu, et à la nuit il s’en retournait coucher avec son maître. »

Mon innocence reconnue, ils me lâchèrent et me mirent en liberté. Puis, l’alguazil et le greffier demandèrent leurs droits à l’homme et à la femme ; sur quoi il y eut entre eux grand débat et rumeur, parce que ceux-ci prétendirent qu’ils n’étaient pas tenus de payer, puisqu’il n’y avait rien, et, partant, point de saisie. Les autres alléguèrent qu’ils avaient laissé d’aller à une autre affaire qui leur importait plus, pour venir à celle-ci. Enfin, après avoir beaucoup disputé, un archer saisit la vieille couverture de la vieille, et, quoiqu’il n’en fût guère chargé, néanmoins tous les cinq l’escortèrent je ne sais où ; mais il m’est avis que la pauvre couverture paya pour tous, et bien s’employait-elle, car au moment où elle aurait dû reposer et se délasser des fatigues passées, elle se louait encore.

Voilà comment me quitta mon pauvre troisième maître. Par quoi j’achevai de reconnaître ma déplorable fortune, qui, se déclarant tant et plus contre moi, conduisait mes affaires tout à rebours ; car, tandis qu’il est d’usage que les serviteurs abandonnent leurs maîtres, dans mon cas il en fut autrement, mon maître m’ayant laissé et s’étant sauvé de moi.