Vie de Lazarille de Tormès/Chapitre IX

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Traduction par Alfred Morel-Fatio Voir et modifier les données sur Wikidata.
H. Launette et Cie Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 139-146).


CHAPITRE IX


OÙ LAZARE CONTE L’AMITIÉ QU’IL EUT À TOLÈDE AVEC DES ALLEMANDS ET CE QUI LUI ADVINT AVEC EUX


lettrine En ce temps, j’étais dans ma prospérité et au comble de toute bonne fortune, et comme j’allais toujours muni d’un bon baril et de bons fruits du pays pour montre de ce que je criais, je me fis tant d’amis et protecteurs parmi ceux de la cité et du dehors, qu’en quelque lieu que je me rendisse, je ne trouvais nulle porte fermée. Et j’étais si bien vu, que si j’avais tué quelqu’un ou s’il m’était advenu quelque autre cas grave, tout le monde, je crois, eût pris mon parti et j’eusse trouvé chez mes seigneurs toute faveur et protection. Aussi ne leur laissais-je jamais la bouche sèche, mais les menais avec moi où se vendait le meilleur que j’avais crié par la ville, et là nous faisions splendide chère et vie.


Souvent il nous arriva d’entrer sur nos jambes et de sortir sur celles d’autrui ; et, le plus beau, du diable si tout ce temps-là Lazare de Tormès dépensa une pauvre blanque, ni put obtenir qu’on la lui laissât dépenser. Au contraire, si parfois, à bon escient, je mettais la main à la bourse, feignant de vouloir payer, ils le tenaient pour un affront, et, me regardant de travers, s’écriaient : Nite, nite, asticot, lanz. Puis, me réprimandant, disaient qu’où ils étaient nul n’avait une blanque à payer.

Les Allemands

C’est pourquoi je mourais d’amour pour telles gens, qui, toutes les fois qu’ils me rencontraient, me bourraient les basques et le sein de jambons, de gigots de mouton cuits dans de bons vins cordiaux et assaisonnés de fine épice, de morceaux de chairs salées et de pain ; en sorte que j’avais en ma maison de quoi me nourrir, moi et ma femme, une semaine entière. Et au milieu de cette abondance, je me souvenais de mes faims passées, louais le Seigneur et lui rendais grâce. Ainsi vont les choses et les temps.

Mais, comme dit le proverbe : qui bien te fera, ou bien mourra, ou bien s’en ira. Et ainsi m’advint-il, car la cour changea de résidence comme elle a accoutumé de faire. Et, au moment du départ, je fus vivement requis d’aller avec mes bons amis, qui me promirent monts et merveilles ; mais, me souvenant du proverbe : mieux vaut le mal connu que le bien à connaître, je les remerciai de leur bonne volonté, et, tristement, pris congé d’eux avec force accolades.

Certes, si je n’avais été marié, je n’aurais pas quitté leur compagnie, vu que c’étaient gens faits à mon goût et mon humeur et qui menaient plaisante vie, n’étant ni fantasques, ni présomptueux, et n’ayant scrupule ni dégoût d’entrer en la première taverne venue, le bonnet à la main, si le vin le méritait. Gens ronds et honnêtes et de bourse si bien garnie, que Dieu veuille ne m’en point départir d’autres, quand j’aurai grand soif. Mais l’amour de la femme et de la patrie, que déjà je répute mienne — car ne dit-on pas : homme, d’où es-tu ? — me retinrent. Je demeurai donc en cette cité, très privé de mes amis et de la vie de cour, quoique bien vu des habitants, et vécus fort à ma satisfaction, et avec accroissement de joie et de lignée par la naissance d’une fort belle fille, dont ma femme accoucha sur ces entrefaites, et encore que j’eusse à son endroit quelque soupçon, ma femme me jura qu’elle était mienne.

Mais alors il parut à la Fortune qu’elle m’avait fort oublié et qu’il était juste qu’elle me montrât à nouveau, irrité et cruel, son sévère visage, afin de compenser ces quelques années de vie heureuse et paisible par autant d’années de misères et de mort amère. Oh ! grand Dieu, et qui, ayant à écrire une si déplorable infortune et un cas si désastreux, ne laisserait chômer l’encrier, mettant la plume sur ses yeux ?